Rome (Zola)/Chapitre VII

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Charpentier et Fasquelle (p. 259-298).

Le lendemain, comme Pierre, après une longue promenade, se retrouvait devant le Vatican, où une sorte d’obsession le ramenait toujours, il fit de nouveau la rencontre de monsignor Nani. C’était un mercredi soir, et l’assesseur du Saint-Office venait d’avoir son audience hebdomadaire chez le pape, auquel il rendait compte de la séance tenue le matin par la sacrée congrégation.

— Quel heureux hasard, mon cher fils ! Justement, je pensais à vous… Désirez-vous voir Sa Sainteté en public, avant de la voir en audience particulière ?

Et il avait son grand air d’obligeance souriante, où l’on sentait à peine l’ironie légère de l’homme supérieur qui savait tout, pouvait tout, préparait tout.

— Mais sans doute, monseigneur, répondit Pierre, un peu étonné par la brusquerie de l’offre. Toute distraction est la bienvenue, quand on perd ses journées à attendre.

— Non, non, vous ne perdez pas vos journées, reprit vivement le prélat. Vous regardez, vous réfléchissez, vous vous instruisez… Enfin, voici. Sans doute savez-vous que le grand pèlerinage international du Denier de Saint-Pierre arrive vendredi à Rome et qu’il sera reçu samedi par Sa Sainteté. Le lendemain, dimanche, autre cérémonie. Sa Sainteté dira la messe à la basilique… Eh bien ! il me reste quelques cartes, voici de très bonnes places pour les deux jours. »

Il avait tiré de sa poche un élégant petit portefeuille, orné d’un chiffre d’or, où il prit deux cartes, une verte, une rose, qu’il remit au jeune prêtre.

— Ah ! si vous saviez comme on se les dispute !… Vous vous rappelez, ces deux dames françaises, qui se meurent du désir de voir le Saint-Père. Je n’ai pas voulu trop insister pour leur obtenir une audience, elles ont dû se contenter, elles aussi, des cartes que je leur ai données… Oui, le Saint-Père est un peu las. Je viens de le trouver jauni, fiévreux. Mais il a tant de courage, il ne vit que par l’âme.

Son sourire reparut, avec sa moquerie à peine perceptible.

— C’est là un grand exemple pour les impatients, mon cher fils… J’ai appris que l’excellent monsignor Gamba del Zoppo n’a rien pu pour vous. Il ne faut pas vous en affliger outre mesure. Me permettez-vous de répéter que cette longue attente est sûrement une grâce que vous fait la Providence, en vous renseignant, en vous forçant à comprendre des choses que vous autres, prêtres de France, vous ne sentez malheureusement pas, quand vous arrivez à Rome ? Et peut-être cela vous évitera-t-il des fautes… Allons, calmez-vous, dites-vous que les événements sont dans la main de Dieu et qu’ils se produiront à l’heure fixée par sa souveraine sagesse.

Il tendit sa jolie main, souple et grasse, une douce main de femme, mais dont l’étreinte avait la force d’un étau de fer. Et il monta dans sa voiture, qui l’attendait.

Justement, la lettre que Pierre avait reçue du vicomte Philibert de la Choue, était un long cri de rancune et de désespoir, à l’occasion du grand pèlerinage international du Denier de Saint-Pierre. Il écrivait de son lit, cloué par une affreuse attaque de goutte, et il ne pouvait venir. Mais ce qui mettait le comble à sa peine, c'était que le président du comité, chargé naturellement de présenter le pèlerinage au pape, se trouvait être le baron de Fouras, un de ses adversaires acharnés du vieux parti catholique conservateur ; et il ne doutait pas un instant que le baron ne profitât de l’occasion unique pour faire triompher dans l’esprit du pape sa théorie des corporations libres, tandis que lui, de la Choue, n’admettait le salut du catholicisme et du monde que par le système des corporations fermées, obligatoires. Aussi suppliait-il Pierre d’agir auprès des cardinaux favorables, et d’arriver quand même à être reçu par le Saint-Père, et de ne pas quitter Rome sans lui rapporter l’approbation auguste, qui seule devait décider de la victoire. La lettre donnait en outre d’intéressants détails sur le pèlerinage, trois mille pèlerins venus de tous les pays, que des évêques et des supérieurs de congrégation amenaient par petits groupes, de France, de Belgique, d’Espagne, d’Autriche, même d’Allemagne. C’était la France qui se trouvait le plus largement représentée, près de deux mille pèlerins. Un comité international avait fonctionné à Paris pour tout organiser, besogne délicate, car il y avait là un mélange voulu, des membres de l’aristocratie, des confréries de dames bourgeoises, des associations ouvrières, les classes, les âges, les sexes confondus, fraternisant dans la même foi. Et le vicomte ajoutait que le pèlerinage, qui portait au pape des millions, avait choisi la date de son arrivée, de manière à être la protestation du catholicisme universel contre les fêtes du 20 septembre, par lesquelles le Quirinal venait de célébrer le glorieux anniversaire de Rome capitale.

Pierre ne se méfia pas, crut qu’il suffisait d’arriver vers onze heures, puisque la solennité était pour midi. Elle devait avoir lieu dans la salle des Béatifications, une grande et belle salle qui se trouve au-dessus du portique de Saint-Pierre, et qu’on a aménagée en chapelle depuis 1890. Une de ses fenêtres ouvre sur la loggia centrale, d’où le pape nouvellement élu, autrefois, bénissait le peuple, Rome et le monde. Elle est précédée de deux autres salles, la salle Royale et la salle Ducale. Et, lorsque Pierre voulut gagner la place à laquelle sa carte verte lui donnait droit, dans la salle même des Béatifications, il les trouva toutes les trois tellement bondées d’une foule compacte, qu’il s’ouvrit un chemin avec les plus extrêmes difficultés. Il y avait une heure déjà qu’on étouffait de la sorte, dans la fièvre ardente, l’émotion grandissante des trois à quatre mille personnes enfermées là. Enfin, il put arriver jusqu’à la porte de la troisième salle ; mais il se découragea à y voir l’extraordinaire entassement des têtes, il n’essaya même pas d’aller plus loin.

Cette salle des Béatifications, qu’il embrassait d’un regard, en se dressant sur la pointe des pieds, était d’une grande richesse, dorée et peinte, sous le haut plafond sévère. En face de l’entrée, à la place ordinaire de l’autel, on avait placé, sur une estrade basse, le trône pontifical, un grand fauteuil de velours rouge, dont le dossier et les bras d’or resplendissaient ; et les draperies du baldaquin, également de velours rouge, retombaient derrière, déployaient comme deux larges ailes de pourpre. Mais ce qui l’intéressait surtout, ce qui le saisissait, c’était cette foule, cette foule d’effrénée passion, telle qu’il n’en avait jamais vue, dont il entendait battre les cœurs à grands coups, dont les yeux trompaient l’impatience fébrile de l’attente, en regardant, en adorant le trône vide. Ah ! ce trône, il les éblouissait, il les troublait jusqu’à la pâmoison des âmes dévotes, ainsi que l’ostensoir d’or où Dieu en personne allait daigner prendre place. Il y avait là des ouvriers endimanchés, aux regards clairs d’enfant, aux rudes figures d’extase, des dames bourgeoises vêtues de la toilette noire réglementaire, toutes pâles d’une sorte de terreur sacrée dans excès de leur désir, des messieurs en habit et en cravate blanche, glorieux, soulevés par la conviction qu’ils sauvaient l’Église et les peuples. Un groupe de ceux-ci se faisait remarquer particulièrement devant le trône, tout un paquet d’habits noirs, les membres du comité international, à la tête duquel triomphait le baron de Fouras, un homme d’une cinquantaine d’années, très grand, très gros, très blond, qui s’agitait, se dépensait, donnait des ordres, comme un général au matin d’une victoire décisive. Puis, au milieu de la masse grise et neutre des vêtements, éclatait çà et là la soie violette d’un évêque, chaque pasteur ayant voulu rester avec son troupeau ; tandis que des réguliers, des pères supérieurs, en robes brunes, noires, blanches, dominaient, de toutes leurs hautes têtes barbues ou rasées. À droite et à gauche, flottaient des bannières, que des associations, des congrégations apportaient en cadeau au pape. Et la houle montait, et un bruit de mer s’enflait toujours, un tel amour impatient s’exhalait des faces en sueur, des yeux brûlants, des bouches affamées, que l’air s’en trouvait comme épaissi et obscurci, dans l’odeur lourde de ce peuple entassé.

Mais, brusquement, Pierre aperçut près du trône monsignor Nani, qui, l’ayant reconnu de loin, lui faisait des signes pour qu’il s’avançât ; et, comme il répondait d’un geste modeste, signifiant qu’il préférait rester où il était, le prélat s’entêta quand même, lui envoya un huissier, avec l’ordre de lui ouvrir un chemin. Enfin, lorsque l’huissier le lui eut amené :

— Pourquoi donc ne veniez-vous pas occuper votre place ? Votre carte vous donne droit à être ici, à la gauche du trône.

— Ma foi, répondit le prêtre, il y avait tant de monde à déranger, que je n’ai pas voulu. Et puis, c’est bien de l’honneur pour moi.

— Non, non ! je vous ai donné cette place, afin que vous l’occupiez. Je désire que vous soyez au premier rang, pour bien voir, pour ne rien perdre de la cérémonie.

Pierre ne put que le remercier. Il vit alors que plusieurs cardinaux et beaucoup de prélats de la famille pontificale attendaient, eux aussi, aux deux côtés du trône. Vainement, il chercha le cardinal Boccanera, qui ne paraissait à Saint-Pierre et au Vatican que les jours où le service de sa charge l’y obligeait. Mais il reconnut le cardinal Sanguinetti, large et fort, qui causait très haut avec le baron de Fouras, le sang au visage. Un instant, monsignor Nani revint, de son air complaisant, pour lui montrer deux autres Éminences, d’une importance de hauts et puissants personnages : le cardinal vicaire, un gros homme court, à la face enfiévrée, brûlée d’ambition, et le cardinal secrétaire, robuste, ossu, taillé à coups de hache, un type romantique de bandit sicilien qui se serait décidé pour la discrète et souriante diplomatie ecclésiastique. À quelques pas encore, à l’écart, se tenait le grand pénitencier, silencieux, l’air souffrant, avec un profil gris et maigre d’ascète.

Midi était sonné. Il y eut une fausse joie, une émotion qui vint des deux autres salles, en une vague profonde. Mais ce n’étaient que les huissiers qui faisaient ranger la foule, afin de ménager un passage au cortège. Et, tout d’un coup, du fond de la première salle, des acclamations partirent, grandirent, s’approchèrent. Cette fois, c’était le cortège. D’abord, un détachement de gardes suisses en petit uniforme, conduit par un sergent ; puis, les porteurs de chaise en rouge ; puis, les prélats de la cour, parmi lesquels les quatre camériers secrets participants. Et, enfin, entre deux pelotons de gardes-nobles en demi-gala, le Saint-Père marchait seul, à pied, souriant d’un pâle sourire, bénissant avec lenteur, à droite et à gauche. Avec lui, la clameur, montant des salles voisines, s’était engouffrée dans la salle des Béatifications, d’une violence d’amour souillant en folie ; et, sous la frêle main blanche qui bénissait, toutes ces créatures bouleversées étaient tombées à deux genoux, il n’y avait plus par terre qu’un écrasement de peuple dévot, comme foudroyé par l’apparition du Dieu.

Pierre, emporté, avait frémi, s’était agenouillé avec les autres. Ah ! cette toute-puissance, cette contagion irrésistible de la foi, du souffle redoutable de l’au-delà, se décuplant dans un décor et dans une pompe de grandeur souveraine ! Un profond silence se fit ensuite, lorsque Léon XIII se fut assis sur le trône, entouré des cardinaux et de sa cour ; et, dès lors, la cérémonie se déroula, selon l’usage et le rite. Un évêque parla d’abord, à genoux, pour mettre aux pieds de Sa Sainteté l’hommage des fidèles de la chrétienté entière. Le président du comité, le baron de Fouras, lui succéda, lut debout un long discours, dans lequel il présentait le pèlerinage, en expliquait l’intention, lui donnait toute la gravité d’une protestation à la fois politique et religieuse. Chez ce gros homme, la voix était menue, perçante, les phrases partaient avec un grincement de vrille ; et il disait la douleur du monde catholique devant la spoliation dont le Saint-Siège souffrait depuis un quart de siècle, la volonté de tous les peuples, représentés là par des pèlerins, de consoler le Chef suprême et vénéré de l’Église, en lui apportant l’obole des riches et des pauvres, le denier des plus humbles, pour que la papauté vécût fière, indépendante, dans le mépris de ses adversaires. Il parla aussi de la France, déplora ses erreurs, prophétisa son retour aux traditions saines, fit entendre orgueilleusement qu’elle était la plus opulente, la plus généreuse, celle dont l’or et les cadeaux coulaient à Rome, en un fleuve ininterrompu. Léon XIII, enfin, se leva, répondit à l’évêque et au baron. Sa voix était grosse, fortement nasale, une voix qui surprenait, au sortir d’un corps si mince. Et, en quelques phrases, il témoigna sa gratitude, dit combien son cœur était ému de ce dévouement des nations à la papauté. Les temps avaient beau être mauvais, le triomphe final ne pouvait tarder davantage. Des signes évidents annonçaient que le peuple revenait à la foi, que les iniquités cesseraient bientôt, sous le règne universel du Christ. Quant à la France, n’était-elle pas la fille aînée de l’Église, qui avait donné au Saint-Siège trop de marques de tendresse, pour que celui-ci cessât jamais de l’aimer ? Puis, levant le bras, à tous les pèlerins présents, aux sociétés et aux œuvres qu’ils représentaient, à leurs familles et à leurs amis, à la France, à toutes les nations de la catholicité, pour les remercier de l’aide précieuse qu’elles lui envoyaient, il accorda sa bénédiction apostolique. Pendant qu’il se rasseyait, des applaudissements éclatèrent, des salves frénétiques qui durèrent pendant dix minutes, mêlées à des vivats, à des cris inarticulés, tout un déchaînement passionné de tempête dont la salle tremblait.

Et, sous le vent de cette furieuse adoration, Pierre regardait Léon XIII, redevenu immobile sur le trône. Coiffé du bonnet papal, les épaules couvertes de la pèlerine rouge garnie d’hermine, il avait, dans sa longue soutane blanche, la raideur hiératique de l’idole que deux cent cinquante millions de chrétiens vénèrent. Sur le fond de pourpre des rideaux du baldaquin, entre cet écartement ailé des draperies, où brûlait comme un brasier de gloire, il prenait une véritable majesté. Ce n’était plus le vieillard débile, à la petite marche saccadée, au cou frêle de pauvre oiseau malade. Le déchargement du visage, le nez trop fort, la bouche trop fendue, disparaissaient. Dans cette face de cire, on ne distinguait que les yeux admirables, noirs et profonds, d’une éternelle jeunesse, d’une intelligence, d’une pénétration extraordinaires. Puis, c’était un redressement volontaire de toute la personne, une conscience de l’éternité qu’il représentait, une royale noblesse qui lui venait de n’être plus qu’un souffle, une âme pure, dans un corps d’ivoire, si transparent, qu’on y voyait cette âme déjà, comme délivrée des liens de la terre. Et Pierre, alors, sentit ce qu’un tel homme, le pontife souverain, le roi obéi de deux cent cinquante millions de sujets, devait être pour les dévotes et dolentes créatures qui venaient l’adorer de si loin, foudroyées à ses pieds par le resplendissement des puissances qu’il incarnait. Derrière lui, dans la pourpre des rideaux, quelle ouverture brusque sur l’au-delà, quel infini d’idéal et de gloire aveuglante ! En un seul être, l’Élu, l’Unique, le Surhumain, tant de siècles d’histoire, depuis l’apôtre Pierre, tant de force, de génie, de luttes, de triomphes ! Puis, quel miracle sans cesse renouvelé, le ciel daignant descendre dans cette chair humaine, Dieu habitant ce serviteur qu’il a choisi, qu’il met à part, qu’il sacre au-dessus de l’immense foule des autres vivants, en lui donnant tout pouvoir et toute science ! Quel trouble sacré, quel émoi d’éperdue tendresse, Dieu dans un homme, Dieu sans cesse là, au fond de ses yeux, parlant par sa voix, émanant de chacun de ses gestes de bénédiction ! S’imaginait-on cet absolu exorbitant d’un monarque infaillible, l’autorité totale en ce monde et le salut dans l’autre, Dieu visible ! Et comme l’on comprenait le vol vers lui des âmes dévorées du besoin de croire, l’anéantissement en lui de ces âmes qui trouvaient enfin la certitude tant cherchée, la consolation de se donner et de disparaître en Dieu même !

Mais la cérémonie s’achevait, le baron de Fouras présentait au Saint-Père les membres du comité, ainsi que quelques autres membres importants du pèlerinage. C’était un lent défilé, des génuflexions tremblantes, le baiser goulu à la mule et à l’anneau. Puis, les bannières furent offertes, et Pierre eut un serrement de cœur, en reconnaissant dans la plus belle, la plus riche, une bannière de Lourdes, donnée sans doute par les pères de l’Immaculée-Conception. Sur la soie blanche, brodée d’or, d’un côté la Vierge de Lourdes était peinte, tandis que, de l’autre se trouvait le portrait de Léon XIII. Il le vit sourire à son image, il en eut un grand chagrin, comme si tout son rêve d’un pape intellectuel, évangélique, dégagé des basses superstitions, croulait. Et ce fut à ce moment qu’il rencontra de nouveau les regards de monsignor Nani, qui ne le quittait pas des yeux depuis le commencement de la solennité, étudiant ses moindres impressions, de l’air curieux d’un homme en train de se livrer à une expérience.

Il s’était rapproché, il dit :

— Elle est superbe, cette bannière, et quelle joie pour Sa Sainteté d’être si bien peinte, en compagnie de cette jolie Sainte Vierge !

Puis, comme le jeune prêtre ne répondait pas, devenu pâle, il ajouta avec un air de dévote jouissance italienne :

— Nous aimons beaucoup Lourdes à Rome, c’est si délicieux, cette histoire de Bernadette !

Et ce qui se passa alors fut si extraordinaire, que Pierre en resta longtemps bouleversé. Il avait vu, à Lourdes, des spectacles d’une idolâtrie inoubliable, des scènes de foi naïve, de passion religieuse exaspérée, dont il frémissait encore d’inquiétude et de douleur. Mais les foules se ruant à la Grotte, les malades expirant d’amour devant la statue de la Vierge, tout un peuple délirant sous la contagion du miracle, rien, rien n’approchait du coup de folie qui souleva, qui emporta les pèlerins, aux pieds du pape. Des évêques, des supérieurs de congrégation, des délégués de toutes sortes s’étaient avancés pour déposer près du trône les offrandes qu’ils apportaient du monde catholique entier, la collecte universelle du denier de saint Pierre. C’était l’impôt volontaire d’un peuple à son souverain, de l’argent, de l’or, des billets de banque, enfermés dans des bourses, dans des aumônières, dans des portefeuilles. Et des dames vinrent ensuite qui tombaient à genoux, pour tendre les aumônières de soie ou de velours, qu’elles avaient brodées. Et d’autres avaient fait mettre sur les portefeuilles le chiffre en diamants de Léon XIII. Et l’exaltation devint telle, un instant, que des femmes se dépouillèrent, jetèrent leurs porte-monnaie, jusqu’aux sous qu’elles avaient sur elles. Une, très belle, très brune, mince et grande, arracha sa montre de son cou, ôta ses bagues, les lança sur le tapis de l’estrade. Toutes auraient arraché leur chair, pour sortir leur cœur brûlant d’amour, le jeter aussi, se jeter entières, sans rien garder d’elles. Ce fut une pluie de présents, le don total, la passion qui se dépouille en faveur de l’objet de son culte, heureuse de n’avoir rien à elle qui ne soit à lui. Et cela au milieu d’une clameur croissante, des vivats qui avaient repris, des cris d’adoration suraigus, tandis que des poussées de plus en plus violentes se produisaient, tous et toutes cédant à l’irrésistible besoin de baiser l’idole.

Un signal fut donné, Léon XIII se hâta de descendre du trône et de reprendre sa place dans le cortège, pour regagner ses appartements. Des gardes suisses maintenaient énergiquement la foule, tâchaient de dégager le passage, au travers des trois salles. Mais, à la vue du départ de Sa Sainteté, une rumeur de désespoir avait grandi, comme si le ciel se fût refermé brusquement, devant ceux qui n’avaient pu s’approcher encore. Quelle déception affreuse, avoir eu Dieu visible et le perdre, avant de gagner son salut, rien qu’en le touchant ! La bousculade fut si terrible, que la plus extraordinaire confusion régna, balayant les gardes suisses. Et l’on vit des femmes se précipiter derrière le pape, se traîner à quatre pattes sur les dalles de marbre, y baiser ses traces, y boire la poussière de ses pas. La grande dame brune, tombée au bord de l’estrade, venait de s’y évanouir, en poussant un grand cri ; et deux messieurs du comité la tenaient, afin qu’elle ne se blessât point, dans l’attaque nerveuse qui la convulsait. Une autre, une grosse blonde, s’acharnait, mangeait des lèvres, éperdument, un des bras dorés du fauteuil, où s’était posé le pauvre coude frêle du vieillard. D’autres l’aperçurent, vinrent le lui disputer, s’emparèrent des deux bras, du velours, la bouche collée au bois et à l’étoffe, le corps secoué de gros sanglots. Il fallut employer la force pour les en arracher.

Pierre, quand ce fut fini, sortit comme d’un rêve pénible, le cœur soulevé, la raison révoltée. Et il retrouva le regard de monsignor Nani qui ne le quittait point.

— Une cérémonie superbe, n’est-ce pas ? dit le prélat. Cela console de bien des iniquités.

— Oui, sans doute, mais quelle idolâtrie ! ne put s’empêcher de murmurer le prêtre.

Monsignor Nani se contenta de sourire, sans relever le mot, comme s’il ne l’eût pas entendu. À ce moment, les deux dames françaises, auxquelles il avait donné des cartes, s’approchèrent pour le remercier ; et Pierre eut la surprise de reconnaître en elles les deux visiteuses des catacombes, la mère et la fille, si belles, si gaies et si saines. D’ailleurs, celles-ci n’étaient enthousiastes que du spectacle. Elles déclarèrent qu’elles étaient bien contentes d’avoir vu ça, que c’était une chose étonnante, unique au monde.

Brusquement, dans la foule qui se retirait sans hâte, Pierre se sentit toucher à l’épaule, et il aperçut Narcisse Habert, très enthousiaste lui aussi.

— Je vous ai fait des signes, mon cher abbé, mais vous ne m’avez pas vu… Hein ? cette femme brune qui est tombée raide, les bras en croix, était-elle admirable d’expression ! Un chef-d’œuvre des primitifs, un Cimabué, un Giotto, un Fra Angelico ! Et les autres, celles qui mangeaient de baisers les bras du fauteuil, quel groupe de suavité, de beauté et d’amour !… Jamais je ne manque ces cérémonies, il y a toujours à y voir des tableaux, des spectacles d’âmes.

Avec lenteur, l’énorme flot des pèlerins s’écoulait, descendait l’escalier, dans la brûlante fièvre dont le frisson persistait ; et Pierre, suivi de monsignor Nani et de Narcisse, qui s’étaient mis à causer ensemble, réfléchissait, sous le tumulte d’idées battant son crâne. Ah ! certes, c’était grand et beau, ce pape qui s’était muré au fond de son Vatican, qui avait monté dans l’adoration et dans la terreur sacrée des hommes, à mesure qu’il disparaissait davantage, qu’il devenait un pur esprit, une pure autorité morale, dégagée de tout souci temporel. Il y avait là une spiritualité, un envolement en plein idéal, dont il était remué profondément, car son rêve d’un christianisme rajeuni reposait sur ce pouvoir épuré, uniquement spirituel du Chef suprême ; et il venait de constater ce qu’y gagnait, en majesté et en puissance, ce Souverain Pontife de l’au-delà, aux pieds duquel s’évanouissaient les femmes, qui, derrière lui, voyaient Dieu. Mais, à la même minute, il avait senti tout d’un coup se dresser la question d’argent, gâtant sa joie, remettant à l’étude le problème. Si l’abandon forcé du pouvoir temporel avait grandi le pape, en le libérant des misères d’un petit roi menacé sans cesse, le besoin d’argent restait encore comme un boulet à son pied, qui le clouait à la terre. Puisqu’il ne pouvait accepter la subvention du royaume d’Italie, l’idée vraiment touchante du denier de Saint-Pierre aurait dû sauver le Saint-Siège de tout souci matériel, à la condition que ce denier fût en réalité le sou du catholique, l’obole de chaque fidèle, prise sur le pain quotidien, envoyée directement à Rome, tombant de l’humble main qui la donne dans l’auguste main qui la reçoit ; sans compter qu’un tel impôt volontaire, payé par le troupeau à son pasteur, suffirait à l’entretien de l’Église, si chaque tête des deux cent cinquante millions de chrétiens donnait simplement son sou par semaine. De la sorte, le pape devant à tous, à chacun de ses enfants, ne devrait rien à personne. C’était si peu, un sou, et si aisé, si attendrissant ! Malheureusement, les choses ne se passaient point ainsi, le plus grand nombre des catholiques ne donnaient pas, des riches envoyaient de grosses sommes par passion politique, et surtout les dons se centralisaient entre les mains des évêques et de certaines congrégations, de manière que les véritables donateurs semblaient être ces évêques, ces puissantes congrégations, qui devenaient ouvertement les bienfaiteurs de la papauté, les caisses indispensables où elle puisait sa vie. Les petits et les humbles, dont l’obole emplissait le tronc, étaient comme supprimés ; c’étaient des intermédiaires, des hauts seigneurs séculiers ou réguliers, que dépendait le pape, forcé dès lors de les ménager, d’écouter leurs remontrances, d’obéir parfois à leurs passions, s’il ne voulait voir se tarir les aumônes. Allégé du poids mort du pouvoir temporel, il n’était tout de même pas libre, tributaire de son clergé, ayant à tenir compte autour de lui de trop d’intérêts et d’appétits, pour être le maître hautain, pur, tout âme, le maître capable de sauver le monde. Et Pierre se rappelait la Grotte de Lourdes dans les jardins, la bannière de Lourdes qu’il venait de voir, et il savait que les pères de Lourdes prélevaient, chaque année, une somme de deux cent mille francs sur les recettes de leur Vierge, pour les envoyer en cadeau au Saint-Père. N’était-ce pas la grande raison de leur toute-puissance ? Il frémit, il eut la brusque conscience que, malgré sa présence à Rome, malgré l’appui du cardinal Bergerot, il serait battu et son livre condamné.

Enfin, comme il débouchait sur la place Saint-Pierre, dans la bousculade dernière des pèlerins, il entendit Narcisse qui demandait :

— Vraiment, vous croyez que les dons, aujourd’hui, ont dépassé ce chiffre ?

— Oh ! plus de trois millions, j’en suis convaincu, répondit monsignor Nani.

Tous trois s’arrêtèrent un moment sous la colonnade de droite, regardant l’immense place ensoleillée, où les trois mille pèlerins se répandaient, petites taches noires, foule agitée, telle qu’une fourmilière en révolution.

Trois millions ! ce chiffre avait sonné aux oreilles de Pierre. Et il leva la tête, il regarda, de l’autre côté de la place, les façades du Vatican, toutes dorées dans le soleil, sur l’infini ciel bleu, comme s’il avait voulu suivre, au travers des murs, la marche de Léon XIII, regagnant par les galeries et par les salles son appartement, dont il apercevait là-haut les fenêtres. Il le voyait en pensée chargé des trois millions, les emportant sur lui, entre ses frêles bras serrés contre sa poitrine, emportant l’or, l’argent, les billets, et jusqu’aux bijoux que les femmes avaient jetés. Puis, tout haut, inconsciemment, il parla.

— Et qu’en va-t-il faire, de ces millions ? Où s’en va-t-il avec ?

Narcisse et monsignor Nani lui-même ne purent s’empêcher de s’égayer, à cette curiosité formulée de la sorte. Ce fut le jeune homme qui répondit.

— Mais Sa Sainteté les emporte dans sa chambre, ou du moins elle les y fait porter devant elle. N’avez-vous pas vu deux personnes de la suite qui ramassaient tout, les poches et les mains pleines ?… Et maintenant, Sa Sainteté est enfermée, toute seule. Elle a congédié le monde, elle a poussé soigneusement les verrous des portes… Et, si vous pouviez l’apercevoir, derrière cette façade, vous la verriez compter et recompter son trésor avec une attention heureuse, mettre en bon ordre les rouleaux d’or, glisser les billets de banque dans des enveloppes, par petits paquets égaux, puis tout ranger, tout faire disparaître au fond de cachettes connues d’elle seule.

Pendant que son compagnon parlait, Pierre avait de nouveau levé les yeux sur les fenêtres du pape, comme s’il avait suivi la scène. D’ailleurs, le jeune homme continuait ses explications, disait que, dans la chambre, contre le mur de droite, il y avait un certain meuble, où l’argent était serré. Les uns parlaient aussi des profonds tiroirs d’un bureau ; et d’autres, enfin, affirmaient qu’au fond de l’alcôve, qui était très vaste, l’argent dormait dans de grandes malles cadenassées. Il y avait bien, à gauche du couloir menant aux Archives, une grande pièce où se tenait le caissier général, avec un monumental coffre-fort à trois compartiments. Mais là était l’argent du patrimoine de Saint-Pierre, les recettes administratives faites à Rome ; tandis que l’argent du denier, des aumônes de la chrétienté entière, restait entre les mains de Léon XIII, qui seul en savait exactement le chiffre, et qui vivait seul avec ces millions, dont il disposait en maître absolu, sans rendre de comptes à personne. Aussi ne quittait-il pas sa chambre, lorsque les domestiques faisaient le ménage. À peine consentait-il à rester sur le seuil de la pièce voisine, pour éviter la poussière. Et, quand il devait s’absenter pendant quelques heures, descendre dans les jardins, il fermait les portes à double tour, il emportait sur lui les clés, qu’il ne confiait jamais à personne.

Narcisse s’arrêta, se tourna vers monsignor Nani.

— N’est-ce pas, monseigneur ? Ce sont là des faits connus de toute Rome.

Le prélat, qui hochait la tête de son air souriant, sans approuver ni désapprouver, s’était remis à suivre sur le visage de Pierre l’effet produit par ces histoires.

— Sans doute, sans doute, on dit tant de choses !… Je ne le sais pas, moi ; mais puisque vous le savez, monsieur Habert !

— Oh ! reprit celui-ci, je n’accuse pas Sa Sainteté d’avarice sordide, comme le bruit en court. Il circule des fables, les coffres pleins d’or, où elle passerait des heures à plonger les mains, les trésors entassés dans des coins, pour le plaisir de les compter et de les recompter sans cesse… Seulement, on peut bien admettre que le Saint-Père aime tout de même un peu l’argent pour lui-même, pour le plaisir de le toucher, de le ranger, quand il est seul, une manie bien excusable chez un vieillard qui n’a point d’autre distraction… Et je me hâte d’ajouter qu’il aime l’argent plus encore pour la force sociale qui est en lui, pour l’appui décisif qu’il doit donner à la papauté de demain, si elle veut vaincre.

Alors, se dressa la très haute figure de ce pape, prudent et sage, conscient des nécessités modernes, enclin à utiliser les puissances du siècle pour le conquérir, faisant des affaires, ayant même failli perdre dans un désastre le trésor laissé par Pie IX, et voulant réparer la brèche, reconstituer le trésor, afin de le léguer, solide et grossi, à son successeur. Économe, oui ! mais économe pour les besoins de l’Église, qu’il sentait immenses, plus grands chaque jour, d’une importance vitale, si elle voulait combattre l’athéisme sur le terrain des écoles, des institutions, des associations de toutes sortes. Sans argent, elle n’était plus qu’une vassale, à la merci des pouvoirs civils, du royaume d’Italie et des autres nations catholiques. Et c’était ainsi que, tout en étant charitable, en soutenant largement les œuvres utiles, qui aidaient au triomphe de la Foi, il avait le mépris des dépenses sans but, il se montrait d’une dureté hautaine pour lui-même et pour les autres. Personnellement, il était sans besoins. Dès le début de son pontificat, il avait nettement séparé son petit patrimoine privé du riche patrimoine de Saint-Pierre, se refusant à rien distraire de celui-ci pour aider les siens. Jamais souverain pontife n’avait moins cédé au népotisme, à ce point que ses trois neveux et ses deux nièces restaient pauvres, dans de gros embarras pécuniaires. Il n’entendait ni les commérages, ni les plaintes, ni les accusations, il restait intraitable et debout, défendant avec rudesse les millions de la papauté contre tant d’acharnées convoitises, contre son entourage et contre sa famille, dans l’orgueil de laisser aux papes futurs l’arme invincible, l’argent qui donne la vie.

— Mais, en somme, demanda Pierre, quelles sont les recettes et quelles sont les dépenses du Saint-Siège ?

Monsignor Nani se hâta de répéter son aimable geste évasif.

— Oh ! en ces matières, je suis d’une ignorance… Adressez-vous à M. Habert, qui est si bien renseigné.

— Mon Dieu ! déclara celui-ci, je sais ce que tout le monde sait dans les ambassades, ce qui se répète couramment… Pour les recettes, il faut distinguer. D’abord, il y avait le trésor laissé par Pie IX, une vingtaine de millions, placés de façons diverses, qui rapportaient à peu près un million de rentes ; mais, comme je vous l’ai dit, un désastre est survenu, presque réparé maintenant, assure-t-on. Puis, outre le revenu fixe des capitaux placés, il y a les quelques centaines de mille francs que produisent, bon an mal an, les droits de chancellerie de toutes sortes, les titres nobiliaires, les mille petits frais que l’on paie aux congrégations… Seulement, comme le budget des dépenses dépasse sept millions, vous voyez qu’il fallait en trouver six chaque année ; et c’est sûrement le denier de Saint-Pierre qui les a fournis, pas les six peut-être, mais trois ou quatre, avec lesquels on a spéculé pour les doubler et joindre les deux bouts… Ce serait trop long, cette histoire des spéculations du Saint-Siège depuis une quinzaine d’années, les premiers gains énormes, puis la catastrophe qui a failli tout emporter, enfin l’obstination aux affaires qui peu à peu a bouché les trous. Je vous la conterai un jour, si vous êtes curieux de la connaître.

Pierre écoutait, très intéressé.

— Six millions ! s’écria-t-il, même quatre ! Que rapporte-t-il donc, le denier de Saint-Pierre ?

— Oh ! ça, je vous le répète, personne ne l’a jamais su exactement. Autrefois, les journaux catholiques publiaient des listes, les chiffres des offrandes ; et l’on pouvait arriver à une certaine approximation. Mais sans doute on a jugé cela mauvais, car aucun document ne paraît plus, il est devenu radicalement impossible de se faire même une idée de ce que le pape reçoit. Lui seul, je le dis encore, connaît le chiffre total, garde l’argent et en dispose, en souverain maître. Il est à croire que, les bonnes années, les dons ont produit de quatre à cinq millions. La France entrait d’abord pour la moitié dans cette somme ; mais elle donne certainement moins aujourd’hui. L’Amérique donne également beaucoup. Puis viennent la Belgique et l’Autriche, l’Angleterre et l’Allemagne. Quant à l’Espagne et à l’Italie… Ah ! l’Italie…

Il eut un sourire en regardant monsignore Nani, qui, béatement, dodelinait de la tête, de l’air d’un homme enchanté d’apprendre des choses curieuses dont il n’aurait pas su le premier mot.

— Allez, allez, mon cher fils !

— Ah ! l’Italie ne se distingue guère. Si le pape n’avait pour vivre que les cadeaux des catholiques italiens, la famine régnerait vite au Vatican. On peut même dire que, loin de venir à son aide, la noblesse romaine lui a coûté fort cher, car une des principales causes de ses pertes a été l’argent prêté par lui aux princes qui spéculaient… Il n’y a réellement que la France et l’Angleterre où de riches particuliers, de grands seigneurs, ont fait au pape, prisonnier et martyr, de royales aumônes. On cite un duc anglais qui, chaque année, apportait une offrande considérable à la suite d’un vœu, pour obtenir du ciel la guérison d’un misérable fils frappé d’imbécillité… Et je ne parle pas de l’extraordinaire moisson, pendant le jubilé sacerdotal et le jubilé épiscopal, des quarante millions qui s’abattirent alors aux pieds du pape.

— Et les dépenses ? demanda Pierre.

— Je vous l’ai dit, elles sont de sept millions à peu près. On peut compter pour deux millions les pensions payées aux anciens serviteurs du gouvernement pontifical qui n’ont pas voulu servir l’Italie ; mais il faut ajouter que chaque année, ce chiffre diminue par suite des extinctions naturelles… Ensuite, en gros, mettons un million pour les diocèses italiens, un million pour la Secrétairie et les nonces, un million pour le Vatican. J’entends, par ce dernier article, les dépenses de la cour pontificale, des gardes militaires, des Musées, de l’entretien du palais et de la basilique… Nous sommes à cinq millions, n’est-ce pas ? Mettez les deux autres pour les Œuvres soutenues, pour la Propagande et surtout pour les écoles, que Léon XIII, avec son grand sens pratique, subventionne toujours très largement, dans la juste pensée que la lutte, le triomphe de la religion est là, chez les enfants qui seront les hommes de demain et qui défendront leur mère, l’Église, si l’on a su leur inspirer l’horreur des abominables doctrines du siècle.

Il y eut un silence. Les trois hommes s’arrêtèrent sous la majestueuse colonnade, où ils se promenaient à petits pas. Peu à peu, la place s’était vidée de sa foule grouillante, il n’y avait plus que l’obélisque et les deux fontaines, dans le désert brûlant du pavé symétrique ; tandis qu’au plein soleil, sur l’entablement du portique d’en face, se détachaient les statues, en noble rangée immobile.

Et Pierre, un instant, les yeux levés encore vers les fenêtres du pape, crut de nouveau le voir dans ce ruissellement d’or dont on lui parlait, baignant de toute sa personne blanche et pure, de tout son pauvre corps de cire transparente, au milieu de ces millions, qu’il cachait, qu’il comptait, qu’il dépensait à la seule gloire de Dieu.

— Alors, murmura-t-il, il est sans inquiétude, il n’est pas embarrassé ?

— Embarrassé, embarrassé ! s’écria monsignor Nani, que ce mot jeta hors de lui, au point de le faire sortir de sa diplomatique discrétion. Ah ! mon cher fils… Chaque mois, lorsque le trésorier, le cardinal Mocenni, va chez Sa Sainteté, elle lui donne toujours la somme qu’il demande ; elle la donnerait, si forte qu’elle fût. Certainement, elle a eu la sagesse de faire de grandes économies, le trésor de Saint-Pierre est plus riche que jamais… Embarrassé, embarrassé, bonté divine ! Mais savez-vous bien que, si, demain, dans des circonstances malheureuses, le Souverain Pontife faisait un appel direct à la charité de tous ses enfants, des catholiques du monde entier, un milliard tomberait à ses pieds, comme cet or, comme ces bijoux, qui tout à l’heure pleuvaient sur les marches de son trône !

Et se calmant soudain, retrouvant son joli sourire :

— Du moins, c’est ce que j’entends dire parfois, car moi, je ne sais rien, je ne sais absolument rien ; et il est heureux que M. Habert se soit trouvé justement là pour vous renseigner… Ah ! monsieur Habert, monsieur Habert ! moi qui vous croyais tout envolé, évanoui dans l’art, bien loin des basses questions d’intérêts terrestres ! Vraiment, vous vous entendez à ces choses comme un banquier et comme un notaire… Rien ne vous est inconnu, non ! rien. C’est merveilleux.

Narcisse dut sentir la fine ironie ; car il y avait, en effet, au fond de son être, sous le Florentin d’emprunt, sous le garçon angélique, aux longs cheveux bouclés, aux yeux mauves qui se noyaient devant les Botticelli, un gaillard pratique, très rompu aux affaires, menant admirablement sa fortune, un peu avare même. Il se contenta de fermer à demi les paupières, d’un air de langueur.

— Oh ! murmura-t-il, tout m’est rêverie, et mon âme est autre part.

— Enfin, je suis heureux, reprit monsignor Nani en se tournant vers Pierre, bien heureux, que vous ayez pu assister à un spectacle si beau. Encore quelques occasions pareilles, et vous aurez vu, vous aurez compris par vous-même, ce qui vaudra certainement mieux que toutes les explications du monde… À demain, ne manquez pas la grande cérémonie à Saint-Pierre. Ce sera magnifique, vous en tirerez des réflexions excellentes, j’en suis certain… Et permettez-moi de vous quitter, ravi des bonnes dispositions où je vous vois.

Ses yeux d’enquête, dans un dernier regard, semblaient avoir constaté avec joie la lassitude, l’incertitude qui pâlissaient le visage de Pierre ; et, quand il ne fut plus là, quand Narcisse lui-même eut pris congé d’une légère poignée de main, le jeune prêtre, resté seul, sentit une sourde colère de protestation monter en lui. Les bonnes dispositions où il était ! Quelles bonnes dispositions ? Ce Nani espérait-il donc le fatiguer, le désespérer en le heurtant aux obstacles, de façon à le vaincre ensuite tout à l’aise ? Une seconde fois, il eut la soudaine et brève conscience du sourd travail qu’on faisait autour de lui, pour l’investir et le briser. Et un flot d’orgueil le rendit dédaigneux, dans la croyance où il était de sa force de résistance. De nouveau, il se jurait de ne jamais céder, de ne pas retirer son livre, quels que fussent les événements. Lorsqu’on s’entête dans une résolution, on est inexpugnable, qu’importent les découragements et les amertumes ! Mais, avant de traverser la place, il leva encore les regards sur les fenêtres du Vatican ; et tout se résumait, il ne restait que cet argent dont la lourde nécessité attachait à la terre, par de dernières entraves, le pape, aujourd’hui délivré des bas soucis du pouvoir temporel, cet argent qui le liait, que rendait mauvais surtout la façon dont il était donné. Alors, quand même, une joie lui revint, en pensant que, s’il y avait uniquement là une question de perception à trouver, son rêve d’un pape tout âme, loi d’amour, chef spirituel du monde, n’en était pas atteint sérieusement. Et il ne voulut plus qu’espérer, dans l’émotion heureuse du spectacle extraordinaire qu’il avait vu, ce vieillard débile resplendissant comme le symbole de la délivrance humaine, obéi et adoré des foules, ayant seul en main la toute-puissance morale de faire enfin régner sur la terre la charité et la paix.

Heureusement, Pierre, pour la cérémonie du lendemain, avait une carte rose, qui lui assurait une place dans une tribune réservée ; car la bousculade, aux portes de la basilique, fut terrible, dès six heures du matin, heure à laquelle on avait eu la précaution d’ouvrir les grilles ; et la messe, que le pape devait dire en personne, n’était que pour dix heures. Le chiffre des trois mille fidèles qui composaient le pèlerinage international du Denier de Saint-Pierre, allait se trouver décuplé par tous les touristes alors en Italie, accourus à Rome, désireux de voir une de ces grandes solennités pontificales, si rares désormais ; sans compter Rome elle-même, les partisans, les dévots que le Saint-Siège y comptait, ainsi que dans les autres grandes villes du royaume, et qui s’empressaient de manifester, dès que s’en présentait l’occasion. On prévoyait, par le nombre des cartes distribuées, une affluence de quarante mille assistants. Et, lorsque, à neuf heures, Pierre traversa la place, pour se rendre, rue Sainte-Marthe, à la porte Canonique, où étaient reçues les cartes roses, il vit encore, sous le portique de la façade, la queue sans fin qui pénétrait très lentement ; tandis que des messieurs en habit noir, les membres d’un Cercle catholique, s’agitaient au grand soleil, pour maintenir l’ordre, avec l’aide d’un détachement de gendarmes pontificaux. Des querelles violentes éclataient dans la foule, des coups de poing même étaient échangés, au milieu des poussées involontaires. On étouffait, on emporta deux femmes écrasées à demi.

En entrant dans la basilique, Pierre eut une surprise désagréable. L’immense vaisseau était vêtu, des chemises de vieux damas rouge à galons d’or habillaient les colonnes et les pilastres de vingt-cinq mètres de hauteur ; tandis que le pourtour des nefs latérales se trouvait également drapé de la même étoffe ; et c’était vraiment d’un goût singulier, d’une gloriole de parure affectée et pauvre, que ces marbres pompeux, cette décoration éclatante et superbe, ainsi cachée sous l’ornement de cette soie ancienne, fanée par l’âge. Mais il fut plus étonné encore, en apercevant la statue de bronze de Saint Pierre habillée elle aussi, revêtue, telle qu’un pape vivant, d’habits pontificaux somptueux, la tiare posée sur sa tête de métal. Jamais il n’avait songé qu’on pût habiller les statues, pour leur gloire ou pour le plaisir des yeux, et le résultat lui en parut funeste. Le Saint-Père devait dire la messe à l’autel papal de la Confession, le maître-autel, sous le dôme. À l’entrée du transept de gauche, sur une estrade, se trouvait le trône, où il irait ensuite prendre place. Puis, des deux côtés de la nef centrale, on avait construit des tribunes, celles des chanteurs de la chapelle Sixtine, du corps diplomatique, des chevaliers de Malte, de la noblesse romaine, des invités de toutes sortes. Et il n’y avait enfin, au milieu, devant l’autel, que trois rangées de bancs, recouverts de tapis rouges, le premier pour les cardinaux, les deux autres pour les évêques et pour la prélature de la cour pontificale. Tout le reste des assistants allait demeurer debout.

Ah ! cette foule énorme de concert monstre, ces trente, ces quarante mille fidèles venus de partout, enflammés de curiosité, de passion et de foi, s’agitant, se poussant, se haussant pour voir, au milieu d’une grande rumeur de marée humaine, familière et gaie avec Dieu, comme si elle se fût trouvée dans quelque théâtre divin où il était permis honnêtement de parler haut, de se récréer au spectacle des pompes dévotes ! Pierre en fut saisi d’abord, ne connaissant que les agenouillements inquiets et silencieux au fond des cathédrales sombres, n’étant pas habitué à cette religion de lumière dont l’éclat transformait une cérémonie en une fête de plein jour. Dans la tribune où il était placé, il avait autour de lui des messieurs en habit et des dames en toilette noire, qui tenaient des jumelles comme à l’Opéra, beaucoup de dames étrangères, des Allemandes, des Anglaises, des Américaines surtout, ravissantes, d’une grâce d’oiseaux étourdis et bavards. À sa gauche, dans la tribune de la noblesse romaine, il reconnut Benedetta et sa tante, donna Serafina ; et, là, tranchant sur la simplicité réglementaire du costume, les grands voiles de dentelle luttaient d’élégance et de richesse. Puis, c’était, à sa droite, la tribune des chevaliers de Malte, où se trouvait le grand maître de l’ordre, au milieu d’un groupe de commandeurs ; tandis que, de l’autre côté de la nef, en face de lui, dans la tribune diplomatique, il apercevait les ambassadeurs de toutes les nations catholiques, en grand costume, étincelants de broderies. Mais il revenait quand même à la foule, la grande foule vague et houleuse, où les trois mille pèlerins semblaient comme perdus, noyés parmi les milliers d’autres fidèles. Et pourtant la basilique, qui contiendrait à l’aise quatre-vingt mille hommes, n’était guère qu’à moitié emplie par cette foule, qu’il voyait librement circuler le long des nefs latérales, se tasser entre les haies des colonnes, d’où le spectacle allait être le plus commode à suivre. Des gens gesticulaient, des appels s’élevaient, au-dessus du grondement continu des conversations. Par les hautes fenêtres claires, de larges nappes de soleil tombaient, ensanglantant les tentures de damas rouge, éclairant d’un reflet d’incendié les faces tumultueuses, fiévreuses d’impatience. Les cierges, les quatre-vingt-sept lampes de la Confession pâlissaient, tels que des lueurs de veilleuse, dans cette aveuglante clarté ; et ce n’était plus que le gala mondain du Dieu impérial de la pompe romaine.

Tout d’un coup, il y eut une fausse joie, une alerte. Des cris coururent, gagnèrent la foule de proche en proche : « Eccolo ! Eccolo ! Le voilà ! Le voilà ! » Et des poussées se produisirent, des remous firent tournoyer cette nappe humaine, tous allongeant le cou, se grandissant, se ruant, dans une frénésie de voir Sa Sainteté et le cortège. Mais ce n’était encore qu’un détachement de gardes-nobles, qui venaient se poster à droite et à gauche de l’autel. On les admira pourtant, on leur fit une ovation, un murmure flatteur les accompagna, pour leur belle tenue, d’une impassibilité, d’une raideur militaire exagérée. Une Américaine les déclara des hommes superbes. Une Romaine donna à une amie, une Anglaise, des détails sur ce corps d’élite, disant qu’autrefois les jeunes gens de l’aristocratie tenaient à honneur d’en faire partie, pour la richesse de l’uniforme et la joie de caracoler devant les dames, tandis que maintenant le recrutement devenait difficile, au point qu’on devait se contenter des beaux garçons d’une noblesse douteuse et ruinée, simplement heureux de toucher la maigre solde qui leur permettait de vivre. Et, durant un quart d’heure encore, les conversations particulières reprirent, emplirent les hautes nefs de leur brouhaha de salle impatiente, qui se distrait à dévisager les gens et à se conter leur histoire, dans l’attente du spectacle.

Enfin, le cortège défila, et il était la grande curiosité attendue, la pompe dont on souhaitait ardemment le passage, pour l’acclamer. Alors, comme au théâtre, quand il apparut, de furieux applaudissements éclatèrent, montèrent, roulèrent sous les voûtes, lui faisant une entrée, ainsi qu’à l’acteur aimé, au grand premier rôle qui bouleverse tous les cœurs. Du reste, comme au théâtre encore, on avait réglé cette apparition savamment, de façon qu’elle donnât tout son effet, au milieu du magnifique décor où elle allait se produire. Le cortège venait de se former dans la coulisse, au fond de la chapelle de la Pieta, la première en entrant, à droite ; et, pour s’y rendre, le Saint-Père, qui était arrivé de ses appartements voisins par la chapelle du Saint Sacrement, avait dû se dissimuler, passer derrière la draperie de la nef latérale, utilisée de la sorte comme toile de fond. Les cardinaux, les archevêques, les évêques, toute la prélature pontificale, l’attendaient là, classés, groupés selon la hiérarchie, prêts à se mettre en marche. Et, ainsi qu’au signal d’un maître de ballet, le cortège avait fait son entrée, gagnant la grande nef, la remontant tout entière, triomphalement, de la porte centrale à l’autel de la Confession, entre la double haie des fidèles, dont les applaudissements redoublaient, devant tant de magnificence, à mesure que montait le délire de leur enthousiasme.

C’était le cortège des solennités anciennes, la croix et le glaive, la garde suisse en grande tenue, les valets en simarre écarlate, les chevaliers de cape et d’épée en costume Henri II, les chanoines en rochet de dentelle, les chefs des communautés religieuses, les protonotaires apostoliques, les archevêques et les évêques, toute la cour pontificale en soie violette, les cardinaux en cappa magna drapés de pourpre, marchant deux à deux, largement espacés, solennellement. Enfin, autour de Sa Sainteté, se groupaient les officiers de sa maison militaire, les prélats de l’antichambre secrète, monseigneur le majordome, monseigneur le maître de chambre, et tous les hauts dignitaires du Vatican, et le prince romain assistant au trône, le traditionnel et symbolique défenseur de l’Église. Sur la chaise gestatoire, que les flabelli abritaient des hautes plumes triomphales et que balançaient les porteurs, aux tuniques rouges brodées de soie, Sa Sainteté était revêtue des vêtements sacrés qu’elle avait mis dans la chapelle du Saint-Sacrement, l’amict, l’aube, l’étole, la chasuble blanche et la mitre blanche, enrichies d’or, deux cadeaux qui venaient de France, d’une somptuosité extraordinaire. Et, à son approche, les mains se levaient, battaient plus haut, dans les ondes de vivant soleil qui tombaient des fenêtres.

Pierre eut alors une impression nouvelle de Léon XIII. Ce n’était plus le vieillard familier, las et curieux, se promenant au bras d’un prélat bavard dans le plus beau jardin du monde. Ce n’était même plus le Saint-Père en pèlerine rouge et en bonnet papal, recevant paternellement un pèlerinage qui lui apportait une fortune. C’était le Souverain Pontife, le Maître tout-puissant, le Dieu que la chrétienté adorait. Comme dans une châsse d’orfèvrerie, son mince corps de cire semblait s’être raidi dans son vêtement blanc, lourd de broderies d’or ; et il gardait une immobilité hiératique et hautaine, tel qu’une idole desséchée, dorée depuis des siècles, parmi la fumée des sacrifices. Les yeux seuls vivaient, au milieu de la rigidité morte du visage, des yeux de diamant noir et étincelant, fixés au loin, hors de la terre, à l’infini. Il n’eut pas un regard pour la foule, il n’abaissa les yeux ni à droite ni à gauche, resté en plein ciel, ignorant ce qui se passait à ses pieds. Et cette idole ainsi promenée, comme embaumée, sourde et aveugle, malgré l’éclat de ses yeux, au milieu de cette foule frénétique qu’elle paraissait n’entendre ni ne voir, prenait une majesté redoutable, une inquiétante grandeur, toute la raideur du dogme, toute l’immobilité de la tradition, exhumée avec ses bandelettes, qui, seules, la tenaient debout. Cependant, Pierre crut s’apercevoir que le pape était souffrant, fatigué, sans doute cet accès de fièvre dont monsignore Nani lui avait parlé la veille, en glorifiant le courage, la grande âme de ce vieillard de quatre-vingt-quatre ans, que la volonté de vivre faisait vivre, dans la souveraineté de sa mission.

La cérémonie commença. Descendu de la chaise gestatoire à l’autel de la Confession, Sa Sainteté, lentement, célébra une messe basse, assisté de quatre prélats et du pro-préfet des cérémonies. Au lavabo, monseigneur le majordome et monseigneur le maître de chambre, que deux cardinaux accompagnaient, versèrent l’eau sur les augustes mains de l’officiant ; et, un peu avant l’élévation, tous les prélats de la cour pontificale, un cierge allumé à la main, vinrent s’agenouiller autour de l’autel. Ce fut un instant solennel, les quarante mille fidèles, réunis là, frémirent, sentirent passer sur eux le vent terrible et délicieux de l’invisible, lorsque, pendant l’élévation, les clairons d’argent sonnèrent le fameux chœur des anges, qui, chaque fois, fait évanouir des femmes. Presque aussitôt, un chant aérien descendit du dôme, de la galerie supérieure où se trouvaient cachés cent vingt choristes ; et ce fut un émerveillement, une extase, comme si, à l’appel des clairons, les anges eux-mêmes eussent répondu. Les voix descendaient, volaient sous les voûtes, d’une légèreté de harpes célestes ; puis, elles s’évanouirent en un accord suave, elles remontèrent aux cieux avec un petit bruit d’ailes qui se perdit. Après la messe, Sa Sainteté, encore debout à l’autel, entonna elle-même le Te Deum, que les chantres de la chapelle Sixtine et les chœurs reprirent, chaque partie chantant un verset, alternativement. Mais bientôt l’assistance entière se joignit à eux, les quarante mille voix s’élevèrent, le chant d’allégresse et de gloire s’épandit dans l’immense vaisseau avec un éclat incomparable. Alors, le spectacle fut vraiment d’une extraordinaire magnificence, cet autel surmonté du baldaquin fleuri, triomphal et doré du Bernin, entouré de la cour pontificale que les cierges allumés constellaient d’étoiles, ce souverain pontife au centre, rayonnant comme un astre dans sa chasuble d’or, devant les bancs des cardinaux de pourpre, des archevêques et des évêques de soie violette, ces tribunes où étincelaient les costumes officiels, les chamarrures du corps diplomatique, les uniformes des officiers étrangers, cette foule fluant de partout, roulant une houle de têtes, des plus lointaines profondeurs de la basilique. Et c’étaient les proportions démesurées de cela qui saisissaient, des nefs latérales où toute une paroisse pouvait s’entasser, des transepts vastes comme des églises de cité populeuse, un temple que des milliers et des milliers de dévots emplissaient à peine. Et l’hymne glorieuse de ce peuple devenait elle-même colossale, montait avec un souffle géant de tempête parmi les grands tombeaux de marbre, parmi les statues surhumaines, le long des colonnes gigantesques, jusqu’aux voûtes déroulant l’énormité de leur ciel de pierre, jusqu’au firmament de la coupole, où l’infini s’ouvrait, dans le resplendissement d’or des mosaïques.

Il y eut une longue rumeur, après le Te Deum, pendant que Léon XIII, coiffant la tiare à la place de la mitre, échangeant la chasuble pour la chape pontificale, allait occuper son trône, sur l’estrade qui se dressait à l’entrée du transept de gauche. De là, il dominait toute l’assistance. Et de quel frisson celle-ci fut parcourue, comme sous un souffle venu de l’invisible, lorsqu’il se leva, après les prières du rituel ! Il apparut grandi, sous la triple couronne symbolique, dans la gaine d’or de la chape. Au milieu d’un brusque et profond silence, que troublait seul le battement des cœurs, il leva le bras d’un geste très noble, il donna lentement la bénédiction papale, d’une voix haute et forte, qui semblait être en lui la voix de Dieu même, tellement elle surprenait, au sortir de ces lèvres de cire, de ce corps exsangue et sans vie. Et l’effet fut foudroyant, des applaudissements de nouveau éclatèrent, dès que le cortège se reforma pour s’en aller par où il était venu, une frénésie d’enthousiasme arrivée à un tel paroxysme, que, les battements de mains ne suffisant plus, des acclamations s’y mêlèrent, des cris qui gagnèrent peu à peu toute la foule. Cela commence près de la statue de saint Pierre, dans un groupe ardent : « Evviva il papa re ! Evviva il papa re ! Vive le pape roi ! vive le pape roi ! » Puis, sur le passage du cortège, cela courut comme une flamme d’incendie, embrasant les cœurs de proche en proche, finissant par jaillir des milliers de bouches en une tonnante protestation contre le vol des États de l’Église. Toute la foi, tout l’amour des fidèles, surexcités par le royal spectacle d’une si belle cérémonie, retournaient au rêve, au souhait exaspéré du pape roi et pontife, maître des corps comme il était maître des âmes, souverain absolu de la terre. L’unique vérité était là, l’unique bonheur, l’unique salut. Qu’on lui donnât tout, l’humanité et le monde ! « Evviva il papa re ! Evviva il papa re ! Vive le pape roi ! Vive le pape roi ! »

Ah ! ce cri ! ce cri de guerre qui avait fait commettre tant de fautes et couler tant de sang, ce cri d’abandon et d’aveuglement dont le vœu réalisé aurait ramené les âges de souffrance ! Il révolta Pierre, il le décida à quitter vivement la tribune où il se trouvait, comme pour échapper à la contagion de l’idolâtrie. Puis, pendant que le cortège défilait toujours, il longea un moment la nef latérale de gauche, dans la bousculade, dans l’assourdissante clameur de la foule qui continuait ; et, désespérant de gagner la rue, voulant éviter la cohue de la sortie, il eut l’inspiration de profiter d’une porte ouverte, il se réfugia dans le vestibule d’où montait l’escalier conduisant sur le dôme. Un sacristain, debout à cette porte, effaré et ravi de la manifestation, le regarda un instant, hésita à l’arrêter ; mais la vue de la soutane sans doute, et plus encore l’émotion profonde où il était, le rendirent tolérant. D’un geste, il laissa passer Pierre, qui tout de suite s’engagea dans l’escalier, monta rapidement, pour fuir, aller plus haut, plus haut encore, dans la paix et le silence.

Et, brusquement, le silence devint profond, les murs étouffaient le cri, dont ils semblaient ne garder que le frémissement. C’était un escalier commode et clair, aux larges marches pavées, tournant dans une sorte de tourelle. Quand il déboucha sur les toitures des nefs, il eut une joie à retrouver le soleil clair, l’air pur et vif qui soufflait là, comme en rase campagne. Étonné, il parcourut des yeux cet immense développement de plomb, de zinc et de pierre, toute une cité aérienne, vivant de son existence propre sous le ciel bleu. Il y voyait des dômes, des clochers, des terrasses, jusqu’à des maisons et à des jardins, les maisons égayées de fleurs des quelques ouvriers qui vivent à demeure sur la basilique, en continuels travaux d’entretien. Une petite population s’y agite, travaille, aime, mange et dort. Mais il voulut s’approcher de la balustrade, curieux d’examiner de près les colossales statues du Sauveur et des Apôtres, dont la façade est surmontée, au-dessus de la place Saint-Pierre, des géants de six mètres, sans cesse en réparation, dont les bras les jambes, les têtes, à demi mangés par le grand air, ne tiennent plus qu’à l’aide de ciment, de barres et de crampons ; et, comme il se penchait pour jeter un coup d’œil sur l’entassement roux des toits du Vatican, il lui sembla que le cri qu’il fuyait s’élevait de la place. En hâte, il reprit son ascension, dans le pilier qui menait à la coupole. Ce fut un escalier d’abord, puis des couloirs étranglés et obliques, des rampes coupées de quelques marches, entre les deux parois de la coupole double, l’intérieure et l’extérieure. Une première fois, curieusement, il poussa une porte, il rentra dans la basilique, à plus de soixante mètres du sol, sur une étroite galerie qui faisait le tour du dôme, juste au-dessus de la frise, où se lisait l’inscription : Tu es Petrus et super hanc petram…, en lettres de sept pieds de haut ; et, s’étant accoudé pour regarder l’effroyable trou qui se creusait sous lui, avec des échappées profondes sur les transepts et sur les nefs, il reçut violemment au visage le cri le cri délirant de la foule, dont le grouillement énorme, en bas, clamait toujours. Plus haut, une seconde fois, il poussa une porte encore, il trouva une autre galerie, cette fois au-dessus des fenêtres, à la naissance des resplendissantes mosaïques, d’où la foule lui parut diminuée, reculée, perdue dans le vertige de l’abîme, au fond duquel les statues géantes, l’autel de la Confession, le baldaquin triomphal du Bernin, n’étaient plus que des joujoux ; et, pourtant, le cri, le cri d’idolâtrie et de guerre s’éleva de nouveau, le souffleta avec une rudesse d’ouragan, dont la course accroît la force. Il dut monter plus haut, monter toujours, jusque sur la galerie extérieure de la lanterne, planant en plein ciel, pour cesser d’entendre.

Ce bain d’air et de soleil, ce bain d’infini, comme il y goûta d’abord un soulagement délicieux ! Au-dessus de lui, il n’y avait plus que la boule de bronze doré, dans laquelle sont montés des empereurs et des reines, ainsi que l’attestent les inscriptions pompeuses des couloirs, la boule creuse, où la voix retentit en fracas de tonnerre, où retentissent tous les bruits de l’espace. Il était sorti du côté de l’abside, il plongea d’abord sur les jardins pontificaux, dont les massifs d’arbres, de cette hauteur, lui apparaissaient tels que des buissons, au ras du sol ; et il reconstitua sa promenade récente, le vaste parterre semblable à un tapis de Smyrne, de couleur fanée, le grand bois d’un vert profond et glauque de mare dormante, le potager et la vigne, plus familiers, tenus avec soin. Les fontaines, la tour de l’Observatoire, le Casino où le pape passait les chaudes journées d’été, ne faisaient que de petites taches blanches, au milieu de ces terrains irréguliers, enclos bourgeoisement par le terrible mur de Léon IV, qui gardait son aspect de vieille forteresse. Puis, il tourna autour de la lanterne, le long de l’étroite galerie, et il se trouva brusquement devant Rome, une immensité déroulée d’un coup, la mer lointaine à l’ouest, les chaînes ininterrompues des montagnes à l’est et au midi, la Campagne romaine tenant tout l’horizon, pareille à un désert uniforme et verdâtre, et la Ville, la Ville éternelle à ses pieds. Jamais il n’avait eu une sensation si majestueuse de l’étendue. Rome était là, ramassée sous le regard, à vol d’oiseau, avec la netteté d’un plan géographique en relief. Un tel passé, une telle histoire, tant de grandeur, et une Rome si rapetissée par la distance, des maisons lilliputiennes et jolies comme des jouets, à peine une tache de moisissure sur la vaste terre ! Et ce qui le passionnait, c’était de comprendre clairement, en un coup d’œil, les divisions de la ville, la cité antique là-bas, au Capitole, au Forum, au Palatin, la cité papale dans ce Borgo qu’il dominait, dans Saint-Pierre et le Vatican, qui regardaient la cité moderne, le Quirinal italien, par-dessus la cité du moyen âge, tassée au fond de l’angle droit que formait le Tibre, roulant ses eaux jaunes et lourdes. Une remarque surtout acheva de le frapper, la ceinture crayeuse que faisaient les quartiers neufs au noyau central des vieux quartiers roux, brûlés par le soleil, un véritable symbole du rajeunissement tenté, le vieux cœur aux réparations si lentes, tandis que les membres extrêmes se renouvelaient comme par miracle.

Mais, dans l’ardent soleil de midi, Pierre ne retrouvait pas la Rome si claire, si pure, qu’il avait vue le matin de son arrivée, sous la douceur délicieuse de l’astre à son lever. Ce n’était plus la Rome souriante et discrète, voilée à demi d’une brume d’or, comme envolée dans un rêve d’enfance. Elle lui apparaissait, maintenant, inondée de clarté crue, d’une dureté immobile, d’un silence de mort. Les fonds étaient comme mangés par une flamme trop vive, noyés d’une poussière de feu où ils s’anéantissaient. Et la ville entière se découpait violemment sur ces lointains décolorés, en grandes masses de lumière et d’ombre, aux brutales arêtes. On aurait dit quelque très ancienne carrière de pierres abandonnée, éclairée d’aplomb, que les rares îlots d’arbres tachaient seuls de vert sombre. De la ville antique, on voyait la tour roussie du Capitole, les cyprès noirs du Palatin, les ruines du palais de Septime Sévère, pareilles à des os blanchis, à une carcasse de monstre fossile, apportée là par les déluges. En face, la ville moderne trônait avec les longs bâtiments du Quirinal, remis à neuf, enduit d’un badigeon dont la crudité jaune éclatait, extraordinaire, parmi les cimes vigoureuses du jardin ; et, au-delà, sur les hauteurs du Viminal, à droite, à gauche, les nouveaux quartiers étaient d’une blancheur de plâtre, une ville de craie, rayée par les mille petites raies d’encre des fenêtres. Puis, çà et là, au hasard, c’étaient la mare stagnante du Pincio, la villa Médicis dressant son double campanile, le fort Saint-Ange d’un ton de vieille rouille, le clocher de Sainte-Marie-Majeure brûlant comme un cierge, les trois églises de l’Aventin assoupies parmi les branches, le palais Farnèse avec ses tuiles vieil or, cuites par les étés, les dômes du Gesù, de Saint-André de la Vallée, de Saint-Jean des Florentins, et des dômes, et des dômes encore, tous en fusion, incandescents dans la fournaise du ciel. Et Pierre, alors, sentit de nouveau son cœur se serrer devant cette Rome violente, dure, si peu semblable à la Rome de son rêve, la Rome de rajeunissement et d’espoir, qu’il avait cru trouver le premier matin, et qui s’évanouissait maintenant, pour faire place à l’immuable cité de l’orgueil et de la domination, s’obstinant sous le soleil jusque dans la mort.

Tout d’un coup, seul là-haut, Pierre comprit. Ce fut comme un trait de flamme qui le frappa, dans l’espace libre, illimité, d’où il planait. Était-ce la cérémonie à laquelle il venait d’assister, le cri fanatique de servage dont ses oreilles bourdonnaient toujours ? N’était-ce pas plutôt la vue de cette ville couchée à ses pieds, comme la reine embaumée, qui règne encore, parmi la poussière de son tombeau ? Il n’aurait pu le dire, les deux causes agissaient sans doute. Mais la clarté fut complète, il sentit que le catholicisme ne saurait être sans le pouvoir temporel, qu’il disparaîtrait fatalement, le jour où il ne serait plus roi sur cette terre. D’abord, c’était l’atavisme, les forces de l’Histoire, la longue suite des héritiers des Césars, les papes, les grands pontifes, dans les veines desquels n’avait cessé de couler le sang d’Auguste, exigeant l’empire du monde. Ils avaient beau habiter le Vatican, ils venaient des maisons impériales du Palatin, du palais de Septime-Sévère, et leur politique, à travers tant de siècles, n’avait jamais poursuivi que le rêve de la domination romaine, tous les peuples vaincus, soumis, obéissant à Rome. En dehors de cette royauté universelle, de la possession totale des corps et des âmes, le catholicisme perdait sa raison d’être, car l’Église ne peut reconnaître l’existence d’un empire ou d’un royaume que politiquement, l’empereur ou le roi étant de simples délégués temporaires, chargés d’administrer les peuples, en attendant de les lui rendre. Toutes les nations, l’humanité avec la terre entière sont à l’Église, qui les tient de Dieu. Si elle n’en a pas aujourd’hui la réelle possession, c’est qu’elle cède devant la force, obligée d’accepter les faits accomplis, mais sous la réserve formelle qu’il y a usurpation coupable, qu’on détient injustement son bien, et dans l’attente de la réalisation des promesses du Christ, qui, au jour fixé, lui rendra pour jamais la terre et les hommes, la toute-puissance. Telle est la véritable cité future, la Rome catholique, souveraine une seconde fois. Rome fait partie du rêve, c’est à Rome aussi que l’éternité a été prédite, c’est le sol même de Rome qui a donné au catholicisme l’inextinguible soif du pouvoir absolu. Aussi était-ce pour cela que le destin de la papauté se trouvait lié à celui de Rome, à ce point qu’un pape hors de Rome ne serait plus un pape catholique. Et Pierre, accoudé à la mince rampe de fer, penché de si haut au-dessus du gouffre, où la ville morne et dure achevait de s’émietter sous l’ardent soleil, en resta épouvanté, sentit tout d’un coup passer dans ses os le grand frisson des êtres et des choses.

Une évidence se faisait. Si Pie IX, si Léon XIII avaient résolu de s’emprisonner dans le Vatican, c’était qu’une nécessité les clouait à Rome. Un pape n’est pas le maître d’en sortir, d’être ailleurs le chef de l’Église. De même, un pape, quelle que soit son intelligence du monde moderne, ne saurait trouver en lui le droit de renoncer au pouvoir temporel. Il y a là un héritage inaliénable, dont il a la défense ; et c’est en outre une question de vie qui s’impose, sans discussion possible. Aussi Léon XIII a-t-il gardé le titre de Maître du domaine temporel de l’Église, d’autant plus que, comme cardinal, ainsi que tous les membres du Sacré Collège, lors de leur élection, il avait, dans son serment, juré de conserver intact ce domaine. Que l’Italie pendant un siècle encore garde Rome capitale, et pendant un siècle les papes qui se succéderont ne cesseront de protester violemment, en réclamant leur royaume. Et, si une entente pouvait intervenir un jour, elle serait sûrement basée sur le don d’un lambeau de territoires. N’avait-on pas dit, lorsque des bruits de réconciliation couraient, que le pape régnant mettait, comme condition formelle, la possession au moins de la cité Léonine, avec la neutralisation d’une route allant à la mer ? Rien du tout n’est point assez, on ne peut partir de rien pour arriver à tout avoir. Tandis que la cité Léonine, ce coin de ville si étroit, c’est déjà un peu de terre royale ; et il n’y a plus qu’à reconquérir le reste, Rome, puis l’Italie, puis les nations voisines, puis le monde. Jamais l’Église n’a désespéré, même aux jours où, battue, dépouillée, elle semblait mourante. Jamais elle n’abdiquera, ne renoncera aux promesses du Christ, car elle croit à son avenir illimité, elle se dit indestructible, éternelle. Qu’on lui accorde un caillou pour reposer sa tête, et elle espère bien ravoir bientôt le champ où se trouve ce caillou, l’empire où se trouve ce champ. Si un pape ne peut mener à bien le recouvrement de l’héritage, un autre pape s’y emploiera, dix, vingt autres papes. Les siècles ne comptent plus. C’était ce qui faisait qu’un vieillard de quatre-vingt-quatre ans entreprenait des besognes colossales qui demandaient plusieurs vies d’homme, dans la certitude que des successeurs viendraient et que les besognes seraient quand même continuées et terminées.

Et Pierre se vit imbécile, avec son rêve d’un pape purement spirituel, en face de cette vieille cité de gloire et de domination, obstinée dans sa pourpre. Cela lui sembla si différent, si déplacé qu’il en éprouva une sorte de désespoir honteux. Le nouveau pape évangélique que serait un pape purement spirituel, régnant sur les âmes seules, ne pouvait certainement pas tomber sous le sens d’un prélat romain. L’horreur de cela, la répugnance pour ainsi dire physique lui apparut soudain, au souvenir de cette cour papale figée dans les rites, dans l’orgueil et dans l’autorité. Ah ! comme ils devaient être pleins d’étonnement et de mépris, devant cette singulière imagination du Nord, un pape sans terres et sans sujets, sans maison militaire et sans honneurs royaux, pur esprit, pur autorité morale, enfermé au fond du temple, ne gouvernant le monde que de son geste de bénédiction, par la bonté et l’amour ! Ce n’était là qu’une invention gothique, embrumée de brouillards, pour ce clergé latin, prêtres de la lumière et de la magnificence, pieux certes, superstitieux même, mais laissant Dieu bien abrité dans le tabernacle, afin de gouverner en son nom, au mieux des intérêts du ciel, rusant dès lors en simples politiques, vivant d’expédients au milieu de la bataille des appétits humains, marchant d’un pas discret de diplomates à la victoire terrestre et définitive du Christ, qui devait trôner un jour sur les peuples, en la personne du pape. Et quelle stupeur pour un prélat français, pour un monseigneur Bergerot, ce saint évêque du renoncement et de la charité, lorsqu’il tombait dans ce monde du Vatican ! quelle difficulté de voir clair d’abord, de se mettre au point, et quelle douleur ensuite à ne pouvoir s’entendre avec ces sans-patrie, ces internationaux toujours penchés sur la carte des deux mondes, enfoncés dans les combinaisons qui devaient leur assurer l’empire ! Des journées et des journées étaient nécessaires, il fallait vivre à Rome, et lui-même ne venait de comprendre qu’après un mois de séjour, sous la crise violente des pompes royales de Saint-Pierre, en face de l’antique ville dormant au soleil son lourd sommeil, rêvant son rêve d’éternité.

Mais il avait abaissé son regard vers la place, en bas, devant la basilique, et il aperçut le flot de monde, les quarante mille fidèles qui sortaient, pareils à une irruption d’insectes, un fourmillement noir sur le pavé blanc. Alors, il lui sembla que le cri recommençait : Evviva il papa re ! Evviva il papa re ! Vive le pape roi ! vive le pape roi ! Tout à l’heure, pendant qu’il gravissait les escaliers sans fin, le colosse de pierre lui avait paru frémir de ce cri frénétique, poussé sous ses voûtes. Et, maintenant, monté jusque dans la nue, il croyait le retrouver là-haut, à travers l’espace. Si le colosse, au-dessous de lui, en vibrait encore, n’était-ce pas comme sous une dernière poussée de sève, le long de ses vieux murs, un renouveau du sang catholique qui l’avait autrefois voulu si démesuré, tel que le roi des temples, et qui tentait aujourd’hui de lui rendre un souffle puissant de vie, à l’heure où la mort commençait pour ses nefs trop vastes et désertées ? La foule sortait toujours, la place en était pleine, et une affreuse tristesse lui serra le cœur, car elle venait de balayer, avec son cri, le dernier espoir. La veille encore, après la réception du pèlerinage, dans la salle des Béatifications, il avait pu s’illusionner, en oubliant la nécessité de l’argent qui cloue le pape à la terre, pour ne voir que le vieillard débile, tout âme, resplendissant comme le symbole de l’autorité morale. Mais c’en était fait à présent de sa foi en ce pasteur de l’Évangile, dégagé des biens terrestres, roi du seul royaume des cieux. L’argent du denier de Saint-Pierre n’imposait pas seul un dur servage à Léon XIII, qui était en outre le prisonnier de la tradition, l’éternel roi de Rome, cloué à ce sol, ne pouvant quitter la ville ni renoncer au pouvoir temporel. Au bout étaient fatalement la mort sur place, le dôme de Saint-Pierre s’écroulant ainsi que s’était écroulé le temple de Jupiter Capitolin, le catholicisme jonchant l’herbe de ses ruines, pendant que le schisme éclatait ailleurs, une foi nouvelle pour les peuples nouveaux. Il en eut la grandiose et tragique vision, il vit son rêve détruit, son livre emporté, dans le cri qui s’élargissait, comme s’il eût volé aux quatre coins du monde catholique : Evviva il papa re ! Evviva il papa re ! Vive le pape roi ! Vive le pape roi ! Et, sous lui, il crut sentir déjà le géant de marbre et d’or osciller, dans l’ébranlement des vieilles sociétés pourries.

Pierre, enfin, redescendait, lorsqu’il eut l’émotion encore de rencontrer monsignor Nani sur les toitures des nefs, dans cette étendue ensoleillée, vaste à y loger une ville. Le prélat accompagnait les deux dames françaises, la mère et la fille, si heureuses, si amusées, à qui sans doute il avait aimablement offert de monter sur le dôme. Mais, dès qu’il reconnut le jeune prêtre, il l’aborda.

— Eh bien ! mon cher fils, êtes-vous content ? Avez-vous été impressionné, édifié ?

De ses yeux d’enquête, il le fouillait jusqu’à l’âme, il constatait où en était l’expérience. Puis, satisfait, il se mit à rire doucement.

— Oui, oui, je vois… Allons, vous êtes tout de même un garçon raisonnable. Je commence à croire que votre malheureuse affaire, ici, finira très bien.