Rome (Zola)/Chapitre XIV
Le soir, comme Pierre débouchait du Borgo devant le Vatican, l’horloge, dans le profond silence du quartier enténébré et sommeillant déjà, laissa tomber un grand coup sonore, la demie de huit heures. Il était en avance, il résolut d’attendre vingt minutes, de façon à n’être en haut, à la porte des appartements, qu’à neuf heures, l’heure exacte de l’audience.
Et ce répit lui fut un soulagement, dans l’émotion et dans la tristesse infinies qui lui étreignaient le cœur. Il arrivait les membres brisés, affreusement las de l’après-midi tragique qu’il venait de passer au fond de cette chambre de mort, où Dario et Benedetta dormaient maintenant leur éternel sommeil, aux bras l’un de l’autre. Il n’avait pu manger, il était hanté par l’image farouche et douloureuse des deux amants, si plein d’eux, que des soupirs involontaires s’échappaient de sa gorge, tandis que des pleurs sans cesse remontaient à ses yeux. Ah ! qu’il aurait voulu pouvoir se cacher, pleurer à son aise, satisfaire ce besoin immense de larmes dont il étouffait ! Et c’était un attendrissement qui gagnait toutes ses pensées, la mort pitoyable des deux amants s’ajoutait pour lui à la plainte qui sortait de son livre, le bouleversait d’une pitié plus grande, d’une véritable angoisse de charité pour tous les misérables et pour tous les souffrants de ce monde, si éperdu à cette évocation de tant de plaies physiques et morales, de ce Paris, de cette Rome où il avait vu tant d’injustes et monstrueuses souffrances, qu’il avait peur, à chaque pas, d’éclater en sanglots, les bras tendus vers le ciel noir.
Alors, lentement, pour se calmer un peu, il se promena sur la place Saint-Pierre. À cette heure de nuit, c’était une immensité de ténèbres et de solitude. Quand il était arrivé, il avait cru se perdre dans une mer d’ombre. Mais, peu à peu, ses yeux s’accoutumaient, le vaste espace n’était éclairé que par les quatre candélabres à sept becs, aux quatre coins de l’Obélisque, et que par les rares becs, à droite et à gauche, le long des bâtiments qui montent à la basilique. Sous le double portique de la colonnade, d’autres lanternes brûlaient d’une lueur jaune, parmi la colossale forêt des quatre rangées de piliers, dont elles découpaient bizarrement les fûts. Et, sur la place, il n’y avait de visible que l’Obélisque pâle, se dressant d’un air d’apparition. La façade de Saint-Pierre s’évoquait elle aussi, à peine distincte, comme en un rêve, et close, et morte, dans une extraordinaire grandeur de sommeil, d’immobilité et de silence. Il ne voyait pas le dôme, à peine une rondeur bleuâtre, géante, devinée sur le ciel. Sans les voir, il avait d’abord entendu le ruissellement des fontaines, quelque part, au fond de cette obscurité vague ; puis, il finit par distinguer le fantôme mince et mouvant des jets continus qui retombaient en pluie. Et, au-dessus de l’immense place, le ciel immense s’étendait, sans lune, de velours bleu sombre, où les étoiles semblaient avoir une grosseur et un éclat d’escarboucles, le Chariot renversé sur la toiture du Vatican, avec ses roues d’or, son brancard d’or, Orion splendide, chamarré des trois astres d’or de son Baudrier, là-bas sur Rome, du côté de la rue Giulia.
Pierre leva les yeux sur le Vatican. Mais il n’y avait là qu’un entassement de façades confuses, où ne luisaient que deux petites lueurs de lampe, à l’étage des appartements du pape. Seule, dans la cour Saint-Damase, éclairée intérieurement, la façade du fond et celle de gauche braisillaient, blanchies par les reflets de leurs grands vitrages de serre. Et toujours pas un bruit, pas un mouvement, pas même un déplacement de l’ombre. Deux personnes traversèrent l’immensité de la place, il en vint une troisième qui disparut à son tour ; puis, il ne resta qu’une cadence de pas rythmés, très lointaine. C’était le désert absolu, ni promeneurs, ni passants, pas même l’ombre d’un rôdeur sous la colonnade, entre la forêt de piliers, aussi vide que les sauvages forêts centenaires des premiers âges. Et quel désert solennel, quel silence de hautaine désolation ! Jamais il n’avait éprouvé une sensation de sommeil plus vaste ni plus noir, d’une souveraine noblesse de mort.
À neuf heures moins dix, Pierre se décida, se dirigea vers la porte de bronze. Un seul battant en était ouvert encore, au bout du portique de droite, dans un épaississement des ténèbres, qui la noyait de nuit. Il se souvenait des instructions précises que monsignor Nani lui avait données : demander à chaque porte M. Squadra, ne pas ajouter une parole ; et chaque porte s’ouvrirait, il n’aurait qu’à se laisser conduire. Personne au monde maintenant ne le savait là, puisque Benedetta n’était plus. Quand il eut franchi la porte de bronze et qu’il se trouva devant le garde suisse immobile, qui gardait le seuil, d’un air ensommeillé, il dit simplement le mot convenu.
— Monsieur Squadra.
Et, le garde suisse n’ayant pas bougé, ne lui barrant pas le chemin, il passa, il tourna tout de suite à droite, dans le grand vestibule de la scala Pia, l’escalier de pierre à l’énorme cage carrée, qui monte à la cour Saint-Damase. Et pas une âme, rien que l’écho étouffé des pas, rien que la lueur dormante des becs de gaz, dont les globes dépolis blanchissaient mollement la clarté.
En haut, en traversant la cour, il se souvint de l’avoir déjà vue, des loges de Raphaël, avec son portique, sa fontaine, son pavé blanc, sous le brûlant soleil. Mais il n’y apercevait même plus les cinq ou six voitures qui attendaient, les chevaux figés, les cochers raidis sur leurs sièges. C’était une solitude, un vaste carré nu et pâle, d’un sommeil sépulcral, sous la lumière morne de lanternes, dont les réverbérations blanchissaient les hauts vitrages des trois façades. Et, un peu inquiet, gagné par le petit frisson du vide et du silence, il se hâta, il se dirigea, à droite, vers le perron, abrité d’une marquise, dont les quelques degrés mènent à l’escalier des appartements.
Là, debout, se tenait un gendarme superbe, en grand uniforme.
— Monsieur Squadra.
D’un simple geste, sans une parole, le gendarme montra l’escalier.
Pierre monta. C’était un escalier très large, à la rampe de marbre blanc, aux marches basses, aux murs enduits d’un stuc jaunâtre. Dans les globes de verre dépoli, les becs de gaz semblaient avoir été baissés déjà, par une économie sage. Et, sous cette clarté de veilleuse, rien n’était d’une solennité plus triste que cette majestueuse nudité, si blême et si froide. À chaque palier, un garde suisse veillait encore, avec sa hallebarde ; et, dans le lourd sommeil qui prenait le palais, on n’entendait plus que les pas réguliers de ces hommes, allant et venant toujours, sans doute pour ne pas succomber à l’engourdissement des choses.
Au travers de cette ombre envahissante, parmi le grand silence frissonnant, la montée paraissait interminable. Chaque étage se coupait en tronçons, encore un, encore un, encore un. Quand il arriva enfin au palier du deuxième étage, il s’imaginait qu’il montait depuis cent ans. Devant la porte vitrée de la salle Clémentine, dont le battant de droite était seul ouvert, un dernier garde suisse veillait.
— Monsieur Squadra.
Le garde s’effaça, laissa entrer le jeune prêtre.
Cette salle Clémentine, immense, semblait sans bornes à cette heure, dans la clarté crépusculaire des lampes. La décoration si riche, les sculptures, les peintures, les dorures, se noyait, n’était plus qu’une vague apparition fauve, des murs de rêve où dormaient des reflets de joyaux et de pierreries. Et, d’ailleurs, pas un meuble, le dallage sans fin, une solitude élargie, se perdant au fond des demi-ténèbres.
Enfin, à l’autre bout, près d’une porte, Pierre crut apercevoir des formes, le long d’un banc. C’étaient trois gardes suisses assis là, ensommeillés.
— Monsieur Squadra.
Lentement, un des gardes se leva, disparut. Et Pierre comprit qu’il devait attendre. Il n’osa bouger, troublé par le bruit de ses pas sur les dalles. Il se contenta de regarder autour de lui, en évoquant les foules qui avaient peuplé cette salle. Aujourd’hui encore, elle était la salle accessible à tous et que tous devaient traverser, simplement une salle des gardes, pleine toujours d’un tumulte de pas, d’allées et de venues sans nombre. Mais quelle mort pesante, dès que la nuit l’avait envahie, et comme elle était désespérée et lasse d’avoir vu défiler tant de choses et tant d’êtres !
Enfin, le garde revint, et derrière lui apparut, sur le seuil de la pièce voisine, un homme d’une quarantaine d’années, vêtu entièrement de noir, qui tenait du domestique de grande maison et du bedeau de cathédrale. Il avait un beau visage correct et rasé, avec un nez un peu fort, entre deux yeux larges, fixes et clairs.
— Monsieur Squadra, dit Pierre une dernière fois.
L’homme s’inclina, pour dire qu’il était monsieur Squadra. Puis, d’une nouvelle révérence, il invita le prêtre à le suivre. Et tous deux, l’un derrière l’autre, sans hâte aucune, s’engagèrent dans l’interminable enfilade des salles.
Pierre, au courant du cérémonial, et qui en avait causé plusieurs fois avec Narcisse, reconnut, au passage, les salles diverses, se rappela l’usage de chacune, les remplit des personnages qui avaient le droit de s’y tenir. Selon son rang, chaque dignitaire ne peut franchir une certaine porte ; de sorte que les personnes qui doivent être reçues par le pape, passent ainsi de mains en mains, de celles des domestiques en celles des gardes-nobles, puis en celles des camériers d’honneur, puis en celles des camériers secrets, jusqu’au Saint-père. Mais, dès huit heures, les salles se vident, de rares lampes brûlent seules sur les consoles, ce n’est plus qu’une suite de pièces désertes, à demi obscures, assoupies, au fond du néant auguste où tombe le palais entier.
Et, d’abord, ce fut la salle des domestiques, des bussolanti, de simples huissiers, vêtus de velours rouge, brodé aux armes du pape, qui ont la charge de mener les visiteurs jusqu’à la porte de l’antichambre d’honneur. À cette heure tardive, un seul était encore là, assis sur une banquette, en un tel coin d’ombre, que sa tunique de pourpre paraissait noire. Il leva la tête, laissa passer, dans ces ténèbres où s’éteignait toute la pompe éclatante du plein jour. Puis, on traversa la salle des gendarmes, où la règle était que les secrétaires des cardinaux et des hauts personnages attendissent le retour de leurs maîtres ; et elle était complètement vide, pas un seul des beaux uniformes bleus, aux buffleteries blanches, pas une seule des fines soutanes, qui s’y mêlaient pendant les heures brillantes des réceptions. Vide également la salle suivante, plus petite, réservée à la garde palatine, cette milice recrutée parmi la bourgeoisie de Rome, qui portait la tunique noire, les épaulettes d’or, le shako surmonté d’un plumet rouge. On tourna à droite, dans une autre enfilade de salles, et vide encore la première où l’on entra, la salle des Tapisseries, une salle d’attente, superbe avec son haut plafond peint, ses Gobelins admirables, signés Audran, Jésus faisant des miracles et Les Noces de Cana. Vide elle aussi la salle des gardes-nobles, avec ses escabeaux de bois, sa console à droite, que surmonte un grand crucifix, entre une paire de lampes, sa large porte du fond qui s’ouvre sur une autre petite pièce, une sorte d’alcôve contenant un autel, où le Saint-Père dit sa messe, isolé, pendant que les assistants restent à genoux sur les dalles de marbre de la salle voisine, toute resplendissante des uniformes ensoleillés des gardes-nobles. Et vide enfin l’antichambre d’honneur, la salle du trône, dans laquelle le pape reçoit en audience publique, jusqu’à deux et trois cents personnes à la fois. En face des fenêtres, sur une estrade basse, est le trône, un fauteuil doré, recouvert de velours rouge, sous un baldaquin de même velours. À côté se trouve le coussin, pour le baise-pied. Puis c’est à droite et à gauche deux consoles face à face, l’une avec une pendule, l’autre avec un crucifix, entre de hauts candélabres à pied de bois doré, portant des bougies. La tenture de damas rouge, à larges palmes Louis XIV, monte jusqu’à la fastueuse frise qui encadre le plafond d’attributs et de figures allégoriques ; et le magnifique et froid dallage de marbre n’est recouvert d’un tapis de Smyrne que devant le trône. Mais, les jours d’audience particulière, lorsque le pape se tenait dans la salle du petit trône ou même dans sa chambre, la salle du trône n’était plus que l’antichambre d’honneur, où toute la prélature attendait, les hauts dignitaires de l’Église mêlés aux ambassadeurs, aux grands personnages civils de tous rangs. Le service y était fait par les deux camériers d’honneur, l’un en habit violet, l’autre de cape et d’épée, qui y recevaient, des mains des bussolanti, les personnes admises au précieux honneur d’une audience, pour les conduire eux-mêmes à la porte de la pièce voisine, l’antichambre secrète, où ils les remettaient aux mains des camériers secrets. C’était la salle la plus luxueuse, la plus vivante, dans l’éclat des uniformes et des costumes, dans l’émotion qui grandissait, à mesure qu’on approchait du tabernacle habité par l’Élu et l’Unique, au travers de cette succession sans fin de salles, où le cœur battait de plus en plus fort, étreint jusqu’à l’étouffement par cette gradation savante, de splendeur moindre en splendeur sans cesse accrue. Et, à cette heure de nuit, toujours pas une âme, pas un geste, pas une voix, rien que le silence tombant des ténèbres du plafond sur le trône de velours rouge, rien qu’une lampe fumeuse qui charbonnait à l’angle d’une console, dans la salle vide et endormie.
Monsieur Squadra, qui ne s’était pas encore retourné, marchant d’un pas lent et muet, s’arrêta un instant à la porte de l’antichambre secrète, comme pour donner au visiteur le temps de se remettre un peu, avant d’affronter l’entrée du sanctuaire. Seuls les camériers secrets avaient le droit de vivre là, et seuls les cardinaux pouvaient y attendre que le pape daignât les recevoir. Pierre, en y pénétrant, lorsque monsieur Squadra se fut décidé à l’introduire, sentit bien, à son petit frisson d’homme nerveux, qu’il entrait dans l’au-delà redoutable, de l’autre côté de ce bas monde humain et raisonnant. Pendant le jour, un garde-noble de faction en gardait la porte ; mais la porte, à cette heure, était libre, la pièce était vide comme les autres ; et, pour la peupler, il y fallait évoquer les très nobles et très puissants personnages qui la garnissaient d’ordinaire, en grand habit de cérémonie. Elle s’étranglait un peu, en forme de couloir, avec ses deux fenêtres donnant sur le nouveau quartier des Prés du Château, tandis qu’une seule fenêtre s’ouvrait sur la place Saint-Pierre, au bout, près de la porte qui conduisait à la salle du petit trône. C’était là, entre cette porte et cette fenêtre, assis devant une table étroite, que se tenait d’habitude un secrétaire, absent en ce moment. Et toujours la même console dorée, avec le même crucifix, entre la même paire de lampes. Une grande horloge, dans une gaine d’ébène incrustée de cuivre, battait lourdement l’heure. La seule curiosité, sous le plafond à rosaces d’or, était la tenture, en damas rouge, semé d’écussons jaunes, les deux clés et la tiare, alternant avec le lion, la griffe posée sur la boule du monde.
Mais monsieur Squadra venait de s’apercevoir que, contrairement à l’étiquette, Pierre tenait encore à la main son chapeau, qu’il aurait dû laisser dans la salle des bussolanti. Seuls les cardinaux ont le droit de garder la barrette. Il prit le chapeau d’un geste discret, le posa lui-même sur la console, pour bien indiquer qu’il devait rester au moins là. Puis, sans un mot toujours, d’une simple révérence, il fit comprendre qu’il allait annoncer le visiteur à Sa Sainteté, et que celui-ci voulût bien attendre un instant dans cette pièce.
Demeuré seul, Pierre respira profondément. Il étouffait, son cœur battait à se rompre. Pourtant sa raison restait claire, il avait très bien jugé dans les demi-ténèbres ces fameux, ces magnifiques appartements du pape, une suite de salons splendides, avec des murs ornés de tapisseries, tendus de soie, des frises dorées et peintes, des plafonds déroulant des fresques. Mais, comme meubles, rien que des consoles, des escabeaux et des trônes ; et les lampes, les pendules, les crucifix, même les trônes, rien que des cadeaux, apportés des quatre coins du monde, aux jours de ferveur des grands jubilés. Pas le moindre confortable, tout cela fastueux, raide, froid et pas commode. L’ancienne Italie était là, avec son continuel gala et son manque de vie intime et tiède. On avait dû jeter quelques tapis sur les admirables dallages de marbre, où les pieds se glaçaient. On avait fini par installer récemment des calorifères, qu’on n’osait d’ailleurs allumer, de peur d’enrhumer le pape. Et ce qui avait frappé Pierre davantage encore, ce qui le pénétrait jusqu’aux os, maintenant qu’il était là, debout, à attendre, c’était ce silence extraordinaire, un silence tel, qu’il n’en avait jamais entendu de plus profond, comme si, autour de lui, tout le néant noir du Vatican colossal, tombe au sommeil, fût monté à cet étage, dans cette enfilade de salles désertes, somptueuses et mortes où brûlaient les petites flammes immobiles des lampes.
Neuf heures sonnèrent à l’horloge d’ébène, et il s’étonna. Comment ! dix minutes seulement s’étaient écoulées, depuis qu’il avait franchi la porte de bronze ? Il aurait cru qu’il marchait depuis des jours et des jours. Alors, il voulut combattre cette oppression nerveuse qui l’étranglait, car jamais il n’était sûr de lui-même, il craignait toujours de voir son calme, sa raison sombrer dans une crise de larmes. Il marcha, passa devant l’horloge, donna un coup d’œil au crucifix de la console, regarda le globe de la lampe, où les doigts gras d’un domestique avaient laissé leur empreinte. Elle éclairait d’une lueur si jaune et si faible, qu’il eut envie de la remonter ; mais il n’osa pas. Puis, il se trouva debout, le front contre une vitre, devant la fenêtre qui donnait sur la place Saint-Pierre. Et il eut une minute de saisissement, Rome immense s’étendait, dans l’entre-bâillement des persiennes mal fermées Rome telle qu’il l’avait déjà vue des Loges de Raphaël, telle qu’il l’avait reconstruite, le jour où, du petit restaurant de la place, il s’était imaginé voir Léon XIII à la fenêtre de sa chambre. Seulement, c’était la Rome de nuit, la Rome élargie encore au fond des ténèbres, sans bornes comme le ciel étoilé. Dans cette mer illimitée, aux vagues noires, on ne reconnaissait sûrement que les grandes voies, changées en voies lactées par les blancheurs vives de l’éclairage électrique : le cours Victor-Emmanuel, puis la rue Nationale, ensuite le Corso qui les coupait à angle droit, coupé lui-même par la rue du Triton, que continuait la rue San Nicolà da Tolentino, laquelle était reliée à la Gare par la lointaine lueur de la place des Thermes. De l’autre côté du cours Victor-Emmanuel et de la rue Nationale, vers la Rome antique, quelques places, quelques bouts d’avenue flamboyaient encore ; mais l’ombre déjà submergeait tout. Pour le reste, ce n’était plus qu’un pullulement de petites clartés jaunes, les miettes d’un ciel à demi éteint, balayé sur la terre. De rares constellations, des étoiles brillantes traçant de mystérieuses et nobles figures, tâchaient vainement de lutter et de se dégager. Elles étaient noyées, effacées dans le chaos confus de cette poussière d’un vieil astre, qui se serait brisé là, y laissant sa gloire, réduite désormais à n’être qu’une sorte de sable phosphorescent. Et quelle immensité noire, ainsi poudrée de lumière, quelle masse énorme d’obscurité et d’inconnu, dans laquelle semblaient avoir sombré les vingt-sept siècles de la Ville éternelle, ses ruines, ses monuments, son peuple, son histoire, jusqu’à ne plus pouvoir dire où elle commençait ni où elle finissait, peut-être élargie jusqu’au bord illimité de l’ombre, tenant toute la nuit, peut-être si diminuée, si disparue, que le soleil à son retour n’en éclairerait que le peu de cendre !
Mais l’angoisse nerveuse de Pierre, malgré son effort pour la calmer, augmentait de seconde en seconde, même devant cet océan de ténèbres, d’une souveraine paix. Il s’écarta de la fenêtre, il tressaillit de tout son être en entendant un léger bruit de pas et en croyant qu’on venait le chercher. Le bruit sortait de la salle voisine, la salle du petit trône, dont il s’aperçut alors que la porte était restée entr'ouverte. N’entendant plus rien, il se hasarda, dans sa fièvre d’impatience, il allongea la tête, pour voir. C’était encore une salle tendue de damas rouge, assez vaste, avec un fauteuil doré, recouvert de velours rouge, sous un baldaquin de même velours ; et l’on y trouvait l’inévitable console, le haut crucifix d’ivoire, la pendule, la paire de lampes, les candélabres, deux grands vases sur des socles, deux autres de moyenne taille, sortis de la manufacture de Sèvres, ornés d’un portrait du Saint-Père. Pourtant, on sentait là plus de confortable, le tapis de Smyrne recouvrait le dallage entier, quelques fauteuils s’alignaient contre les murs, une fausse cheminée, drapée d’étoffe, servait de pendant à la console. Le pape, dont la chambre ouvrait sur cette salle, y recevait d’habitude les personnages qu’il voulait honorer. Et le frisson de Pierre augmentait, à l’idée qu’il n’avait plus qu’une pièce à traverser, que si près de lui, derrière cette simple porte de bois, était Léon XIII. Pourquoi le faisait-on attendre ? Se préparait-on à le recevoir dans cette pièce, pour ne pas l’admettre dans une intimité trop étroite ? On lui avait conté des visites mystérieuses, reçues à pareille heure, des personnages inconnus introduits de même façon, silencieusement, de grands personnages dont on murmurait les noms très bas. Lui, ce devait être qu’on le jugeait compromettant, qu’on désirait causer à l’aise, sans paraître s’engager en rien, à l’insu de l’entourage. Puis, brusquement, il s’expliqua la cause du bruit qu’il avait entendu, en apercevant, sur la console, près de la lampe, une petite caisse de bois, une sorte de profond plateau à anses, où se trouvait la desserte d’un souper, la vaisselle, le couvert, la bouteille et le verre. Il comprit que monsieur Squadra, ayant remarqué cette desserte dans la chambre, venait de l’apporter là, puis qu’il devait être rentré faire un bout de ménage. Il savait la grande frugalité du pape, ses repas pris sur un étroit guéridon, le tout apporté à la fois dans cette petite caisse, une viande, un légume, deux doigts de bordeaux par ordonnance du médecin, du bouillon surtout, des tasses de bouillon qu’il aimait à offrir aux vieux cardinaux, ses favoris, comme on offre du thé, tout un régal réparateur de vieux garçons. L’ordinaire de Léon XIII était fixé à huit francs par jour. O débauches d’Alexandre VI, ô festins et galas de Jules II et de Léon X ! Mais il y eut un nouveau petit bruit, venu de la chambre qu’il ne put s’expliquer, et il fut terrifié de son indiscrétion, il se hâta de retirer sa tête, en croyant voir toute la salle rouge du petit trône flamber d’un brusque incendie, dans la paix morte où elle dormait.
Alors, il préféra marcher à pas étouffés, trop frémissant pour rester immobile. Ce monsieur Squadra, il se souvenait maintenant d’en avoir entendu parler par Narcisse : tout un gros personnage, l’homme le plus important, le plus influent, le valet de chambre bien-aimé de Sa Sainteté, qui seul pouvait la décider, les jours de réception, à mettre une soutane blanche propre, si celle qu’elle portait se trouvait par trop salie de tabac. Sa Sainteté s’obstinait également à s’enfermer chaque nuit toute seule dans sa chambre, sans vouloir que personne couchât près d’elle, par indépendance, on disait aussi par inquiétude d’avare, qui entend dormir seul avec son trésor ; ce qui causait de continuelles inquiétudes, car il n’était guère raisonnable qu’un vieillard de cet âge se barricadât de la sorte ; et monsieur Squadra couchait seulement dans une pièce voisine, mais l’oreille aux aguets, toujours prêt à répondre au plus léger appel. C’était lui encore qui intervenait avec respect, lorsque Sa Sainteté veillait trop tard, travaillait trop. Sur ce point pourtant, elle entendait difficilement raison, se relevait durant les heures d’insomnie, l’envoyait réveiller un secrétaire, pour dicter des notes, jeter sur le papier un projet d’encycliques. Quand la rédaction d’une encyclique la passionnait, elle y aurait passé les jours et les nuits, de même que jadis, quand elle se piquait de belle versification latine, l’aube la surprenait parfois en train de polir une strophe. Elle dormait fort peu, en proie à un continuel travail, d’une activité cérébrale extraordinaire, toujours hantée par la réalisation de quelque volonté ancienne. La mémoire seule avait un peu faibli, dans les derniers temps. Et peut-être bien que monsieur Squadra venait de trouver Sa Sainteté plus souffrante, à la suite d’un excès de travail, puisque, la veille encore, on la disait si malade, et que le plus souvent, d’ailleurs, elle dédaignait de se soigner.
Tandis qu’il continuait à marcher doucement, Pierre était ainsi envahi peu à peu par cette haute et souveraine figure. Des détails infimes de la vie quotidienne, il montait à la vie intellectuelle, à ce rôle d’un grand pape que Léon XIII entendait certainement jouer. Il avait vu, à Saint-Paul hors les murs, se dérouler la frise interminable où sont représentés les portraits des deux cent soixante-deux papes ; et il se demandait, dans cette longue suite de médiocres, de saints, de criminels et de génies, quel était le pape auquel Léon XIII aurait voulu ressembler. Était-ce un des premiers papes, si humbles, un de ceux qui se sont succédé pendant les trois premiers siècles de vie cachée, simples chefs d’associations funéraires, pasteurs fraternels de la communauté chrétienne ? Était-ce le pape Damase, le premier grand bâtisseur, le cerveau lettré qui se plut aux choses de l’esprit, le croyant de foi vive qui ouvrit les catacombes à la piété des fidèles ? Était-ce Léon III, dont la main hardie, en sacrant Charlemagne, acheva la rupture avec l’Orient que le Grand Schisme avait déjà séparé, porta l’empire à l’Occident par l’unique et toute-puissante volonté de Dieu et de son Église, qui dès lors disposa des couronnes ? Était-ce le terrible Grégoire VII, le purificateur du temple, le souverain des rois, était-ce Innocent III, était-ce Boniface VIII, les maîtres des âmes, des peuples et des trônes, armés de l’excommunication farouche, régnant sur le moyen âge épouvanté, dans une telle domination, que jamais le catholicisme ne devait réaliser d’aussi près son rêve ? Était-ce Urbain II, était-ce Grégoire IX, ou un autre des papes dans le cœur desquels flamba la passion rouge des croisades, le besoin d’aventures saintes qui souleva les foules, qui les jeta à la conquête de l’inconnu et du divin ? Était-ce Alexandre III défendant la papauté contre l’empire, luttant jusqu’au bout pour ne rien céder de l’autorité suprême qu’il tenait de Dieu, finissant par vaincre, en posant son pied triomphal sur la tête de Frédéric Barberousse ? Était-ce, longtemps après les tristesses d’Avignon, Jules II qui porta la cuirasse et qui raffermit la puissance politique du Saint-Siège ? Était-ce Léon X, le fastueux, le glorieux patron de la Renaissance, de tout un grand siècle d’art, mais l’esprit court et imprévoyant qui traitait Luther de simple moine révolté ? Était-ce Pie V, la réaction noire et vengeresse, la flamme des bûchers châtiant la terre redevenue païenne, était-ce quelque autre des papes qui régnèrent après le concile de Trente, d’une foi absolue, la croyance rétablie dans son intégrité, l’Église sauvée par son orgueil, son intransigeance, son entêtement au respect total des dogmes ? Était-ce, au déclin de la papauté, lorsqu’elle n’avait plus été qu’une maîtresse de cérémonies, réglant le gala des grandes monarchies de l’Europe, était-ce Benoît XIV, la vaste intelligence, le profond théologien, qui, les mains liées, ne pouvant plus disposer des royaumes de ce monde, avait passé sa belle vie à réglementer les choses du ciel ? Et l’histoire de cette papauté se déroulait ainsi, la plus prodigieuse des histoires, toutes les fortunes, les plus basses, les plus misérables, comme les plus hautes, les plus éclatantes, une obstinée volonté de vivre qui l’avait fait vivre quand même, au travers des incendies, des massacres et des écroulements de peuples, toujours militante et debout dans la personne de ses papes, la plus extraordinaire lignée de souverains absolus, conquérants et dominateurs, tous maîtres du monde, même les chétifs et les humbles, tous glorieux de l’impérissable gloire du ciel, lorsqu’on les évoquait de la sorte, dans ce Vatican séculaire, où leurs ombres sûrement se réveillaient la nuit, venaient rôder par les galeries sans fin, par les salles immenses, au fond de ce silence anéanti de tombe, dont le frisson devait être fait du léger frôlement de leurs pas sur les dalles de marbre.
Mais Pierre, maintenant, se disait qu’il le connaissait bien, le grand pape que Léon XIII voulait être. C’était, tout au début de la puissance catholique, Grégoire le Grand, le conquérant et l’organisateur. Celui-là était d’antique souche romaine, un peu du vieux sang impérial battait dans son cœur. Il administra Rome sauvée des Barbares, il fit cultiver les domaines ecclésiastiques, il partagea les biens de la terre, un tiers aux pauvres, un tiers au clergé, un tiers à l’Église. Puis, le premier, il créa la Propagande, envoya ses prêtres civiliser et pacifier les nations, poussa la conquête jusqu’à soumettre la Grande-Bretagne à la divine loi du Christ. Et c’était aussi, après un intervalle énorme de siècles, Sixte-Quint, le pape financier et politique, le fils de jardinier qui se révéla, sous la tiare, comme un des cerveaux les plus vastes et les plus souples d’une époque fertile en beaux diplomates. Il thésaurisait, il se montrait d’une avarice rude, pour gouverner en monarque qui a toujours, dans ses coffres, l’or nécessaire à la guerre et à la paix. Il passait des années en négociations avec les rois, il ne désespérait jamais du triomphe. Jamais non plus il ne contrecarrait son temps, il l’acceptait tel qu’il était, puis tâchait de le modifier au gré des intérêts du Saint-Siège, conciliant pour tout et avec tous, rêvant déjà un équilibre européen, dont il comptait devenir le centre et le maître. Avec cela, un très saint pape, un mystique fervent, mais un pape, l’esprit le plus absolu et le plus souverain, doublé d’un politique décidé aux actes pour assurer sur cette terre la royauté de Dieu.
Et, d’ailleurs, Pierre, dans l’enthousiasme qui, malgré sa volonté de calme, remontait en lui, balayait en lui toutes les prudences et tous les doutes, Pierre se demandait pourquoi interroger ainsi le passé. Est-ce que le seul Léon XIII n’était pas celui de son livre, le grand pape dont il avait eu la révélation, qu’il avait peint selon son cœur, tel que les âmes le voulaient et l’attendaient ? Ce n’était point sans doute un portrait d’étroite ressemblance, mais il fallait bien que les grandes lignes en fussent vraies, pour que l’humanité ne désespérât pas de son salut. Et des pages nombreuses de son livre s’évoquèrent, flambèrent devant ses yeux, il revit son Léon XIII, le politique sage, le conciliateur, travaillant à l’unité de l’Église, voulant la rendre forte et invincible, au jour prochain de la lutte inévitable. Il le revit dégagé des soucis du pouvoir temporel, grandi, épuré, éclatant de splendeur morale, seule autorité debout, au-dessus des nations, ayant compris le mortel danger qu’il y avait à laisser la solution socialiste entre les mains des ennemis du christianisme, résolu dès lors, à intervenir dans la querelle contemporaine, comme Jésus autrefois pour la défense des pauvres et des humbles. Il le revit se mettre du côté des démocraties, accepter la république en France, laisser à l’exil les rois chassés de leurs trônes, réaliser la prédiction qui promettait à Rome de nouveau l’empire du monde, lorsque la papauté, ayant unifié la croyance, marcherait à la tête du peuple. Les temps s’accomplissaient, César était abattu, le pape demeurait seul, et le peuple, le grand muet, que les deux pouvoirs s’étaient disputé si longtemps, n’allait-il pas se donner au Père, puisqu’il le savait maintenant juste et charitable, le cœur embrasé, la main tendue, accueillant les travailleurs sans pain et les mendiants des routes ? Dans l’effroyable catastrophe qui menaçait les sociétés pourries, dans l’affreuse misère qui ravageait les villes, il n’y avait pas d’autre solution possible. Léon XIII le prédestiné, le rédempteur nécessaire, le pasteur envoyé pour sauver ses ouailles du prochain désastre, en rétablissant la communauté chrétienne, l’âge d’or oublié du christianisme primitif ! La justice régnant enfin, la vérité resplendissant comme le soleil, tous les hommes réconciliés, plus qu’un peuple vivant dans la paix, n’obéissant qu’à la loi égalitaire du travail, sous le haut patronage du pape, unique lien de charité et d’amour !
Alors, Pierre fut comme soulevé par une flamme, porté, poussé en avant. Enfin, enfin, il allait le voir, vider son cœur, ouvrir son âme ! Il y avait tant de jours qu’il souhaitait cette minute passionnément, qu’il luttait de tout son courage pour l’obtenir ! Et il se rappelait les obstacles sans cesse renaissants dont on avait voulu l’entraver, depuis son arrivée à Rome ; et cette longue lutte, ce succès final inespéré, redoublaient sa fièvre, exaspéraient son désir de victoire. Oui, oui ! il vaincrait, il confondrait les adversaires de son livre. Ainsi qu’il l’avait dit à monsignor Fornaro, est-ce que le Saint-Père pouvait le désavouer ? Est-ce que lui, simplement, n’avait pas exprimé ses idées secrètes, trop tôt peut-être, faute pardonnable ? Et il se souvenait aussi de sa déclaration à monsignor Nani, le jour où il avait juré que jamais il ne supprimerait lui-même son livre, car il ne regrettait rien, il ne désavouait rien. À cette minute encore, il s’interrogeait, il croyait se retrouver avec toute sa vaillance, toute sa volonté de se défendre, de faire triompher sa foi, dans la violente excitation nerveuse où l’attente le jetait, après sa course sans fin au travers de ce Vatican énorme, qu’il sentait à son entour si muet et si noir. Cependant, il se troublait de plus en plus, il en venait à chercher ses idées, il se demandait comment il entrerait, ce qu’il dirait, et en quels termes. Des choses confuses et lourdes devaient s’être amassées en lui, car leur pesanteur était pour beaucoup dans son étouffement, sans qu’il voulût s’en rendre compte. Tout au fond, il était brisé, las déjà, n’ayant plus d’autre ressort que l’envolée de son rêve, son cri de pitié devant l’abominable misère. Oui, oui ! il entrerait vite, il tomberait à genoux, il parlerait comme il pourrait, laissant son cœur déborder. Et sûrement le Saint-Père sourirait, le renverrait en disant qu’il ne signerait pas la condamnation d’une œuvre, où il venait de se revoir tout entier, avec ses pensées les plus chères.
Pierre eut une telle défaillance, qu’il marcha de nouveau jusqu’à la fenêtre, pour appuyer son front brûlant contre une vitre glacée. Ses oreilles bourdonnaient, ses jambes fléchissaient, tandis que le sang, à grands coups, battait dans son crâne. Et il s’efforçait de ne plus penser à rien, il regardait Rome noyée d’ombre, en lui demandant un peu du sommeil où elle s’anéantissait. Il voulut se distraire de sa hantise, il essaya de reconnaître des rues, des monuments, à la seule façon dont se groupaient les lumières. Mais c’était la mer sans bornes, ses idées se brouillaient, s’en allaient à la dérive, au fond de ce gouffre de ténèbres semé de clartés menteuses. Ah ! pour se calmer, pour ne plus penser enfin, la nuit, la nuit totale et réparatrice, la nuit où l’on dort à jamais, guéri de la misère et de la souffrance ! Brusquement, il eut la nette sensation que quelqu’un était debout derrière lui, immobile, et il se retourna, avec un léger sursaut.
Debout en effet, dans sa livrée noire, monsieur Squadra attendait. Il eut simplement une de ses révérences, pour inviter le visiteur à le suivre. Puis, il se remit à marcher le premier, traversa la salle du petit trône, ouvrit lentement la porte de la chambre. Et il s’effaça, laissa entrer, referma la porte, sans un bruit.
Pierre était dans la chambre de Sa Sainteté. Il avait craint une de ces émotions foudroyantes qui affolent ou paralysent, on lui avait conté que des femmes arrivaient mourantes, pâmées, l’air ivre, ou bien se précipitaient, comme soulevées, dansantes, apportées par le vol d’ailes invisibles. Et, brusquement, l’angoisse de son attente, sa fièvre accrue de tout à l’heure aboutissait à une sorte de saisissement, à une réaction qui le faisait très calme, les yeux clairs, voyant tout. En entrant, l’importance décisive d’une telle audience lui était nettement apparue, lui simple petit prêtre devant le suprême pontife, chef de l’Église, maître souverain des âmes. Toute sa vie religieuse et morale allait en dépendre, et c’était peut-être cette pensée soudaine qui le glaçait ainsi, au seuil du sanctuaire redoutable, vers lequel il venait de marcher d’un pas si frémissant, dans lequel il n’aurait cru pénétrer que le cœur éperdu, les sens abolis, ne trouvant plus à balbutier que ses prières de petit enfant.
Plus tard, quand il voulut classer ses souvenirs, il se rappela qu’il avait vu Léon XIII d’abord, mais dans le cadre où il était, dans cette grande chambre, tendue de damas jaune, à l’alcôve immense, si profonde, que le lit y disparaissait, ainsi que tout un petit mobilier, une chaise longue, une armoire, des malles, les fameuses malles où se trouvait, disait-on, sous de triples serrures, le trésor du Denier de Saint-Pierre. Un meuble Louis XIV, une sorte de bureau à cuivres ciselés, faisait face à une grande console Louis XV, dorée et peinte, sur laquelle, près d’un haut crucifix, brûlait une lampe. La chambre était nue, rien autre que trois fauteuils et quatre ou cinq chaises recouvertes de soie claire, pour emplir le vaste espace que recouvrait un tapis, déjà fort usé. Et Léon XIII était là, sur un des fauteuils, assis à côté d’une petite table volante, où l’on avait posé une seconde lampe garnie d’un abat-jour. Trois journaux y traînaient, deux français, un italien, celui-ci à demi déplié, comme si le pape venait de le quitter à l’instant, pour tourner, à l’aide d’une longue cuiller de vermeil, un verre de sirop, placé près de lui.
Comme il avait vu la chambre, Pierre vit le costume, la soutane de drap blanc à boutons blancs, la calotte blanche, la pèlerine blanche, la ceinture blanche, frangée d’or, les bouts brodés des clés d’or. Les bas étaient blancs, les mules étaient de velours rouge, également brodées des clés d’or. Et ce qui le surprit, ce fut le visage, le personnage tout entier, qui lui paraissait diminué, qu’il reconnaissait à peine. C’était la quatrième rencontre. Il l’avait vu par un beau soir, dans les délices des jardins, souriant et familier, écoutant les commérages d’un prélat favori, tandis qu’il s’avançait de son petit pas de vieillard, un sautillement d’oiseau blessé. Il l’avait vu dans la salle des béatifications, en pape bien-aimé et attendri, les joues rosées de contentement, pendant que les femmes lui offraient des bourses, des calottes blanches pleines d’or, arrachaient leurs bijoux pour les jeter à ses pieds, se seraient arraché le cœur pour le jeter de même. Il l’avait vu à Saint-Pierre, porté sur le pavois, pontifiant, dans toute sa gloire de Dieu visible que la chrétienté adorait, telle qu’une idole enfermée en sa gaine d’or et de pierreries, la face figée, d’une immobilité hiératique et souveraine. Et il le revoyait, là, sur ce fauteuil, dans l’intimité étroite, l’air aminci, si frêle, qu’il en éprouvait une sorte d’inquiétude, mêlée d’attendrissement. Le cou surtout était extraordinaire, le fil invraisemblable, le cou d’un petit oiseau très vieux et très blanc. D’une pâleur d’albâtre, la face avait une transparence caractéristique, on apercevait la clarté de la lampe à travers le grand nez dominateur, comme si le sang se fût totalement retiré. La bouche immense, aux lèvres de neige, coupait d’une ligne mince le bas de la physionomie, et les yeux seuls étaient restés beaux et jeunes, des yeux admirables, d’un noir luisant de diamants noirs, d’un éclat, d’une force qui ouvraient les âmes, les forçaient de confesser la vérité à voix haute. Les rares cheveux sortaient de la calotte blanche en légères boucles blanches, couronnant de blanc la maigre figure blanche, dont la laideur s’épurait dans tout ce blanc, cette blancheur toute âme où la chair semblait se fondre en une candide floraison de lis.
Mais, au premier coup d’œil, Pierre avait constaté que, si monsieur Squadra l’avait fait attendre, ce n’était pas pour obliger le Saint-Père à passer une soutane propre, car celle qu’il portait se trouvait fortement tachée de tabac, des salissures brunes qui avaient coulé le long des boutons ; et, bourgeoisement, le Saint-Père avait un mouchoir sur les genoux, pour s’essuyer. Du reste, il paraissait bien portant, remis de son indisposition de la veille, comme il se remettait d’ordinaire, avec facilité, en vieillard très sobre et très sage, qui n’avait aucune maladie organique et qui s’en allait simplement un peu chaque jour, d’épuisement naturel, ainsi qu’un flambeau qui, à force de donner sa flamme, finit un soir par s’éteindre.
Dès la porte, Pierre avait senti les deux yeux étincelants, les deux yeux de diamants noirs se fixer sur lui. Le silence était énorme, les lampes brûlaient d’une flamme immobile et pâle, dans cet immense calme du Vatican endormi, sans qu’on sentît autre chose, au loin, que l’antique Rome sombrée sous l’amas des ténèbres, comme un lac d’encre où se reflétaient les étoiles. Il dut s’approcher, il fit les trois génuflexions, il se pencha pour baiser la mule de velours rouge, posée sur un coussin. Et il n’y eut pas une parole, pas un geste, pas un mouvement. Et, lorsqu’il se redressa, il retrouva les deux diamants noirs, les deux yeux de flamme et d’intelligence qui le regardaient toujours.
Enfin, Léon XIII, qui n’avait pas voulu lui épargner l’humilité du baisement de pied, et qui maintenant le laissait debout, parla le premier, sans cesser de l’examiner, lui fouillant l’âme, au plus profond de son être.
— Mon fils, vous avez vivement désiré me voir, et j’ai consenti à vous donner cette satisfaction.
Il parlait en français, un français un peu incertain, qu’il prononçait à l’italienne, si lentement, qu’on aurait pu écrire les phrases, comme sous une dictée. La voix était forte, nasale, une de ces voix grosses et grondantes qu’on est surpris d’entendre sortir de certains corps débiles, qui paraissent exsangues et sans souffles.
Pierre s’était contenté de s’incliner de nouveau, en signe de profond remerciement, sachant que, pour parler, le respect voulait qu’on attendît d’être questionné d’une façon directe.
— Vous habitez Paris ?
— Oui, Saint-Père.
— Vous êtes attaché à une des grandes paroisses de la ville ?
— Non, Saint-Père, je ne suis desservant qu’à la petite église de Neuilly.
— Ah ! oui, oui, je sais, c’est du côté du bois de Boulogne, n’est-ce pas ?… Et quel est votre âge, mon fils ?
— Trente-quatre ans, Saint-Père.
Il y eut un court silence. Léon XIII avait fini par baisser les yeux. Il reprit de sa frêle main d’ivoire, le verre de sirop, le tourna avec la longue cuiller, but une gorgée. Et cela doucement, d’un air prudent et raisonné, comme tout ce qu’il devait penser et faire.
— J’ai lu votre livre, mon fils, oui ! en grande partie. D’habitude, on ne me soumet que des fragments. Mais quelqu’un qui s’intéresse à vous m’a remis directement le volume, en me suppliant de le parcourir. C’est ainsi que j’ai pu en prendre connaissance.
Et il eut un petit geste, dans lequel Pierre crut voir une protestation contre l’isolement où le tenait son entourage, cet exécrable entourage qui faisait bonne garde pour que rien d’inquiétant n’entrât du dehors, selon le mot de monsignor Nani lui-même.
— Je remercie Votre Sainteté du très grand honneur qu’elle a daigné me faire, se permit alors de dire le prêtre. Il ne pouvait pas m’arriver de bonheur plus haut ni plus ardemment souhaité.
Il était si heureux ! Il s’imagina que sa cause était gagnée, en voyant le pape très calme, sans colère, lui parler de son livre sur ce ton, en homme qui le connaissait à fond maintenant.
— N’est-ce pas ? mon fils, vous êtes en relation avec monsieur le vicomte Philibert de la Choue. J’ai d’abord été frappé de la ressemblance de certaines de vos idées avec celles de ce très dévoué serviteur, qui nous a donné d’autre part des preuves précieuses de son bon esprit.
— En effet, Saint-Père, M. de la Choue veut bien m’aimer un peu. Nous avons longuement causé, il n’y a rien d’étonnant à ce que j’aie reproduit plusieurs de ses pensées les plus chères.
— Sans doute, sans doute. Ainsi, cette question des corporations, il s’en occupe beaucoup, un peu trop même. Lors de son dernier voyage, il m’en a entretenu avec une rare insistance. De même que, ces temps derniers, un autre de vos compatriotes, l’homme le meilleur et le plus éminent, monsieur le baron de Fouras, qui nous a amené ce si beau pèlerinage du Denier de Saint-Pierre, n’a pas eu de cesse que je ne le reçoive, pour m’en parler lui aussi pendant près d’une heure. Seulement, il faut dire qu’ils ne s’entendent guère ensemble, car l’un me supplie de faire ce que l’autre ne veut pas que je fasse.
Dès le début, la conversation bifurquait. Pierre sentit qu’elle déviait de son livre, mais il se rappela la promesse formelle qu’il avait faite au vicomte, s’il voyait le pape et si l’occasion se présentait, de tenter un effort afin d’obtenir une parole décisive, au sujet de la fameuse question de savoir si les corporations devaient être libres ou obligatoires, ouvertes ou fermées. Depuis qu’il était à Rome, il avait reçu lettre sur lettre du malheureux vicomte, cloué à Paris par la goutte, pendant que son rival, le baron, profitait de l’admirable occasion du pèlerinage, dont il était le chef, pour tâcher d’arracher au pape le simple mot approbatif, qu’il aurait rapporté triomphalement. Et le prêtre tint à remplir sa promesse avec conscience.
— Votre Sainteté sait mieux que nous tous où est la sagesse. Monsieur de Fouras croit que le salut, la solution de la question ouvrière, se trouve simplement dans le rétablissement des anciennes corporations libres, tandis que monsieur de la Choue les veut obligatoires, protégées par l’état, soumises à des règles nouvelles. Et, certainement, cette dernière conception est davantage avec les idées sociales d’aujourd’hui… Si Votre Sainteté daignait se prononcer dans ce sens, le jeune parti catholique, en France, s’aurait en tirer sûrement le plus beau résultat, tout un mouvement ouvrier à la gloire de l’Église.
Léon XIII répondit de son air tranquille :
— Mais je ne peux pas. On me demande toujours de France des choses que je ne peux pas, que je ne veux pas faire. Ce que je vous permets de dire de ma part à monsieur de la Choue, c’est que, si je ne puis le contenter, je n’ai pas contenté davantage monsieur de Fouras. Il n’a également emporté de moi que l’expression de ma bienveillance à l’égard de vos chers ouvriers français, qui peuvent tant pour le rétablissement de la foi. Comprenez donc, chez vous, qu’il est des questions de détail, de simple organisation en somme, dans lesquelles il m’est impossible de descendre, sous peine de leur donner une importance qu’elles n’ont pas, et de mécontenter violemment les uns, si je faisais trop de plaisir aux autres.
Il eut un pâle sourire où tout le politique conciliant et avisé apparut, bien résolu à ne pas laisser compromettre son infaillibilité dans des aventures inutiles. Et il but une nouvelle gorgée de sirop, il s’essuya avec son mouchoir, en souverain dont la journée d’apparat était finie, qui prenait ses aises, qui avait choisi cette heure de solitude et de silence pour causer sans hâte, aussi longuement qu’il en aurait le désir. Pierre tâcha de le ramener à son livre.
— Monsieur le vicomte Philibert de la Choue a été si affectueux pour moi, il attend avec tant d’émotion le sort réservé à mon livre, comme si cette œuvre était sienne ! C’est pourquoi j’aurais été bienheureux de lui rapporter une bonne parole de Votre Sainteté.
Mais le pape continuait à s’essuyer, sans répondre.
— Je l’ai connu chez Son Éminence le cardinal Bergerot, un autre grand cœur, dont l’ardente charité devrait suffire à refaire une France croyante.
Cette fois, l’effet fut immédiat.
— Ah ! oui, monsieur le cardinal Bergerot. J’ai lu sa lettre en tête de votre livre. Il a été bien mal inspiré, en vous l’écrivant, et vous, mon fils, bien coupable, le jour où vous l’avez publiée… Je ne puis croire encore que monsieur le cardinal Bergerot avait lu certaines de vos pages, quand il vous a envoyé son approbation pleine et entière. J’aime mieux l’accuser d’ignorance et d’étourderie. Comment aurait-il approuvé vos attaques contre le dogme, vos théories révolutionnaires qui tendent à la destruction totale de notre sainte religion ? S’il vous a lu, il n’a d’autre excuse qu’une aberration brusque, inexplicable, impardonnable… Il est vrai qu’il règne un si mauvais esprit dans une partie du clergé français. Ce sont les idées gallicanes qui repoussent sans cesse comme les herbes mauvaises, tout un libéralisme frondeur, en révolte contre notre autorité, en continuel appétit de libre examen et d’aventures sentimentales.
Il s’animait, des mots d’italien se mêlaient à son français hésitant, sa grosse voix nasale sortait de son frêle corps de cire et de neige avec des sonorités de cuivre.
— Que monsieur le cardinal Bergerot le sache bien, nous le briserons, le jour où nous ne verrons plus en lui qu’un fils révolté. Il doit l’exemple de l’obéissance, nous lui ferons part de notre mécontentement, nous espérons qu’il se soumettra. Sans doute, l’humilité, la charité sont de grandes vertus, et nous nous sommes plu toujours à les honorer en lui. Mais il ne faut pas qu’elles soient le refuge d’un cœur de rebelle, car elles ne sont rien, si l’obéissance ne les accompagne pas, l’obéissance, l’obéissance ! la plus belle parure des grands saints !
Saisi, bouleversé, Pierre l’écoutait. Il s’oubliait, il ne songeait qu’à l’homme de bonté et de tolérance sur lequel il venait d’attirer cette toute-puissante colère. Ainsi, don Vigilio avait dit vrai, les dénonciations des évêques de Poitiers et d’Évreux allaient atteindre, pardessus sa tête, l’adversaire de leur intransigeance ultramontaine, le doux et bon cardinal Bergerot, l’âme ouverte à toutes les misères, à toutes les souffrances des pauvres et des humbles. Il en était désespéré, acceptant encore la dénonciation de l’évêque de Tarbes, l’instrument des Pères de la Grotte, qui ne frappait que lui, au moins, en réponse à sa page sur Lourdes ; tandis que la guerre sournoise des deux autres l’exaspérait, le jetait à une indignation douloureuse. Et, du vieillard chétif, au cou grêle d’oiseau très vieux, buvant tranquillement son verre de sirop, il venait de voir se lever un maître si courroucé, si formidable, qu’il en tremblait. Comment avait-il pu se laisser prendre aux apparences, en entrant, croire qu’il n’y avait là qu’un pauvre homme épuisé par l’âge, désireux de paix, résolu à tout concéder ? Un souffle venait de passer dans la chambre endormie, et c’était la lutte encore, le réveil de ses doutes, de ses angoisses. Ah ! ce pape, comme il le retrouvait tel qu’on le lui avait dépeint, à Rome, tel qu’il n’avait pas voulu le croire, plus intellectuel que sentimental, d’un orgueil démesuré, ayant eu dès sa jeunesse l’ambition suprême, au point d’avoir promis le triomphe à sa famille pour obtenir d’elle les sacrifices nécessaires, montrant partout et en tout une volonté unique, depuis qu’il occupait le trône pontifical, régner, régner quand même, régner en maître absolu, omnipotent ! La réalité se dressait avec une force irrésistible, et pourtant il se débattit, il s’entêta à ressaisir son rêve.
— Oh ! Saint-Père, j’aurais tant de chagrin, si, à cause de mon malheureux livre, Son Éminence avait une seconde de contrariété ! Moi, coupable, je puis répondre de ma faute, mais Son Éminence qui n’a obéi qu’à son cœur, qui n’aurait péché que par son trop grand amour des déshérités de ce monde !
Léon XIII ne répondit pas. Il avait relevé sur Pierre ses yeux admirables, ses yeux de vie ardente, dans sa face immobile d’idole d’albâtre. De nouveau, fixement, il le regardait.
Et Pierre le voyait toujours, dans la fièvre qui le reprenait, grandir en éclat et en puissance. Maintenant, derrière lui, il s’imaginait voir s’enfoncer, au lointain des âges, la longue suite des papes qu’il avait évoqués tout à l’heure, les saints et les superbes, les guerriers et les ascètes, les diplomates et les théologiens, ceux qui avaient porté la cuirasse, ceux qui avaient vaincu par la croix, ceux qui avaient disposé des empires comme de simples provinces que Dieu remettait en leur garde. Puis, particulièrement c’était Grégoire le Grand, le conquérant et le fondateur, c’était Sixte-Quint, le négociateur et le politique, qui avait le premier entrevu la victoire de la papauté sur les monarchies vaincues. Quelle foule de princes magnifiques, de rois souverains, de cerveaux et de bras tout-puissants, derrière ce pâle vieillard immobile ! Quel amas accumulé de volonté inépuisable, d’obstiné génie, de domination sans bornes ! Toute l’histoire de l’ambition humaine, tout l’effort pour soumettre les peuples à l’orgueil d’un seul, la force la plus haute qui ait jamais conquis, exploité, façonné les hommes, au nom de leur bonheur ! Et, maintenant même que sa royauté terrestre avait pris fin, dans quelle souveraineté spirituelle était monté ce mince vieillard, si pâle, devant lequel il avait vu des femmes s’évanouir, comme foudroyées par la divinité redoutable, émanée de sa personne ! Ce n’étaient plus seulement les gloires retentissantes, les triomphes dominateurs de l’histoire qui se déroulaient derrière lui, c’était le ciel qui s’ouvrait, l’au-delà qui resplendissait, dans l’éblouissement du mystère. À la porte du ciel, il tenait les clés, il l’ouvrait aux âmes, l’antique symbole revivait avec une intensité nouvelle, dégagé enfin du royaume salissant d’ici-bas.
— Oh ! je vous en supplie, Saint-Père, s’il faut un exemple, ne frappez pas un autre que moi. Je suis venu, me voici, décidez de mon sort, mais n’aggravez pas ma punition, en me donnant le remords d’avoir fait condamner un innocent.
Sans répondre, Léon XIII continua de le regarder de ses yeux brûlants. Et il ne voyait plus Léon XIII, deux cent soixante-troisième pape, vicaire de Jésus-Christ, successeur du prince des Apôtres, souverain pontife de l’Église universelle, patriarche d’Occident, primat d’Italie, archevêque et métropolitain de la province romaine, souverain des domaines temporels de la sainte Église. Il voyait le Léon XIII qu’il avait rêvé, le messie attendu, le sauveur envoyé pour conjurer l’effroyable désastre social où sombrait la vieille société pourrie. Il le voyait avec son intelligence souple et vaste, sa fraternelle tactique de conciliation, évitant les heurts, travaillant à l’unité, avec son cœur débordant d’amour, allant droit au cœur des foules, donnant une fois encore le meilleur de son sang, en signe de l’alliance nouvelle. Il le dressait comme l’unique autorité morale, comme l’unique lien possible de charité et de paix, comme le Père enfin qui pouvait seul faire cesser l’injustice parmi ses enfants, tuer la misère, rétablir la loi libératrice du travail, en ramenant les peuples à la foi de l’Église primitive, à la douceur et à la sagesse de la communauté chrétienne. Et cette haute figure, dans le silence profond de la chambre, prenait une toute-puissance invincible, une extraordinaire majesté.
— Oh ! de grâce, écoutez-moi, Saint-Père ! Ne me frappez même pas, ne frappez personne, oh ! personne, ni un être, ni une chose, ni rien de ce qui peut souffrir sous le soleil. Soyez bon, oh ! soyez bon, de toute la bonté que la douleur du monde a dû mettre en vous !
Alors, quand il vit que Léon XIII se taisait toujours, en le laissant debout devant lui, il tomba sur les deux genoux, comme s’il croulait, éperdu sous l’émotion croissante qui faisait son cœur si lourd. Et ce fut en son être une sorte de débâcle, l’amas de tous les doutes, de toutes les angoisses, de toutes les tristesses, qui l’étouffaient de nouveau, qui crevaient en un flot irrésistible. Il y avait là l’affreuse journée, les morts si tragiques de Dario et de Benedetta, dont le chagrin terrifié restait sur son cœur, en un poids inconscient, d’une pesanteur de plomb. Il y avait là tout ce qu’il avait souffert depuis qu’il était à Rome, les illusions peu à peu détruites, les intimes délicatesses blessées, le jeune enthousiasme souffleté par la réalité des hommes et des choses. Puis, c’était, plus profondément encore, toute la misère humaine elle-même, les affamés qui hurlaient, les mères aux mamelles taries qui sanglotaient en baisant leurs nourrissons, les pères sans travail qui se révoltaient, les poings serrés, l’exécrable misère, vieille comme l’humanité, dont celle-ci est rongée depuis le premier jour, qu’il avait trouvée partout, grandissante, dévorante, effrayante, sans espoir qu’on puisse la guérir jamais. Et c’était enfin, plus immense, plus inguérissable, une douleur sans nom, sans cause précise, pour rien ni pour personne, une douleur universelle, illimitée, dans laquelle il baignait et se sentait fondre, désespérément, peut-être la douleur de vivre.
— Oh ! Saint-Père, moi, je n’existe pas, et mon livre n’existe pas. J’ai désiré voir Votre Sainteté, oh ! passionnément, pour m’expliquer, pour me défendre. Et je ne sais plus, je ne retrouve plus une seule des choses que je voulais dire, et je n’ai que des larmes, des larmes qui m’étouffent…Oui, je ne suis qu’un pauvre homme, je n’ai que le besoin de vous parler des pauvres. Oh ! les pauvres, oh ! les humbles, que j’ai vus depuis deux ans dans nos faubourgs de Paris, si misérables et si douloureux, de pauvres petits que j’allais ramasser dans la neige, de pauvres petits anges qui n’avaient pas mangé depuis deux jours, des femmes que la phtisie rongeait, sans pain, sans feu, au fond de taudis immondes, des hommes jetés sur le pavé par le chômage, las de quêter du travail comme on quête une aumône, retournant à leurs ténèbres ivres de colère, avec l’unique pensée vengeresse de mettre le feu aux quatre coins de la ville. Et le soir, le terrible soir, où, dans la chambre d’épouvante, j’ai vu une mère qui venait de se suicider avec ses cinq petits, la mère tombée sur une paillasse en allaitant son nouveau-né, les deux fillettes dormant aussi là leur dernier sommeil de blondines jolies, les deux garçons foudroyés plus loin, l’un anéanti contre un mur, l’autre renversé par terre, tordu en une suprême révolte… Oh ! Saint-Père, je ne suis plus que leur ambassadeur, l’envoyé de ceux qui souffrent et qui sanglotent, l’humble délégué des humbles qui meurent de misère, sous l’exécrable dureté, l’effroyable injustice sociale. Et j’apporte à Votre Sainteté leurs larmes, et je mets à ses pieds leurs tortures, et je lui fais entendre leur cri de détresse, comme un cri monté de l’abîme, demandant justice, si l’on ne veut pas que le ciel croule… Oh ! soyez bon, Saint-Père, soyez bon !
Il avait tendu les bras, il l’implorait, en un geste de suprême appel à la pitié divine. Puis, il continua :
— Et, Saint-Père, dans cette Rome éternelle et resplendissante, est-ce que la misère aussi n’est pas affreuse ? Depuis des semaines que j’erre au hasard, dans l’attente, à travers la poussière fameuse de ses ruines, je ne fais que me heurter à des maux inguérissables, qui m’ont empli d’effroi. Ah ! tout ce qui s’effondre, tout ce qui expire, l’agonie de tant de gloire, l’affreuse mélancolie d’un monde qui se meurt d’épuisement et de faim !… Là, sous les fenêtres de Votre Sainteté, est-ce que je n’ai pas vu un quartier d’horreur, des palais inachevés, frappés d’une hérédité maudite, ainsi que des enfants rachitiques qui ne peuvent aller au bout de leur croissance, des palais en ruine déjà, devenus les refuges de toute la misère pitoyable de Rome ? Et, comme à Paris, quelle population de souffrance, étalée au plein air avec plus d’impudeur encore, toute la plaie sociale, le chancre dévorant toléré et montré, en sa terrible inconscience ! Des familles entières qui vivent leur oisiveté affamées sous le soleil splendide, les vieux devenus infirmes, les pères attendant qu’un peu de travail leur tombe du ciel, les fils dormant parmi les herbes sèches, les mères et les filles traînant leur paresse bavarde, flétries avant l’âge… Oh ! Saint-Père, dès l’aurore, demain, que Votre Sainteté ouvre cette fenêtre, et qu’elle le réveille de sa bénédiction, ce grand peuple enfant, qui sommeille encore dans son ignorance et dans sa pauvreté ! Qu’elle lui donne l’âme qui lui manque, l’âme consciente de la dignité humaine, de la loi nécessaire du travail, de la vie libre et fraternelle, réglée par la seule justice ! Oui, qu’elle fasse un peuple de ce ramassis de misérables, dont l’excuse est de tant souffrir dans son intelligence et dans son corps, vivant comme la bête qui passe et meurt sans savoir, sans comprendre, et qu’on roue de coups !
Peu à peu, les sanglots l’étranglaient, il ne parla plus que secoué, emporté par sa passion.
— Et, Saint-Père, n’est-ce pas à vous que je dois m’adresser au nom des misérables ? N’êtes-vous pas le Père ? N’est-ce pas devant le Père que l’envoyé des pauvres et des humbles doit s’agenouiller, comme je suis agenouillé en ce moment ? Et n’est-ce pas au Père qu’il doit apporter l’énorme charge de leurs douleurs, en demandant pitié enfin, aide et secours, justice, oh ! surtout justice ?… Puisque vous êtes le Père, ouvrez donc la porte largement, que tout le monde puisse entrer, jusqu’aux plus petits de vos enfants, les fidèles, les passants de hasard, même les révoltés, les égarés, ceux qui entreront peut-être, à qui vous épargnerez les fautes de l’abandon. Soyez le refuge des routes mauvaises, le tendre accueil offert aux voyageurs, la lampe hospitalière toujours allumée, aperçue de loin et qui sauve dans l’orage… Et, puisque vous êtes la puissance, ô Père, soyez le salut. Vous pouvez tout, vous avez derrière vous des siècles de domination, vous êtes monté aujourd’hui dans une autorité morale qui vous a rendu l’arbitre du monde, vous êtes là, devant moi, comme la majesté même du soleil qui éclaire et qui féconde. Oh ! soyez l’astre de bonté et de charité, soyez le rédempteur, reprenez la besogne de Jésus qu’on a pervertie au cours des siècles, en la laissant entre les mains des puissants et des riches, qui ont fini par faire de l’œuvre évangélique le plus exécrable monument d’orgueil et de tyrannie. Puisque l’œuvre est manquée, recommencez-la, remettez-vous avec les petits, avec les humbles, avec les pauvres, ramenez-les à la paix, à la fraternité, à la justice de la communauté chrétienne… Et dites, ô Père, dites que je vous ai compris, que j’ai simplement exprimé là vos idées chères, le seul et vivant désir de votre règne. Le reste, oh ! le reste, mon livre, moi, qu’importe ! Je ne me défends pas, je ne veux que votre gloire et le bonheur des hommes. Dites que, du fond de votre Vatican, vous avez entendu le craquement sourd des vieilles sociétés corrompues. Dites que vous avez tremblé de pitié attendrie, dites que vous avez voulu empêcher l’épouvantable catastrophe, en rappelant l’Évangile au cœur de vos enfants frappés de folie, en les ramenant à l’âge de simplicité et de pureté, lorsque les premiers chrétiens vivaient comme des frères innocents… Oui, n’est-ce pas ? c’est bien pour cela que vous vous êtes remis avec les pauvres, ô Père, et c’est pour cela que je suis ici, à vous demander pitié, bonté, justice, de toute mon âme, oh ! de toute mon âme de pauvre homme !
Alors, il succomba sous l’émotion, il s’écrasa par terre, dans une débâcle de gros sanglots. Son cœur éclatait et se répandait. C’étaient des sanglots énormes, des sanglots sans fin, toute une houle effrayante qui venait de son être entier, qui venait de plus loin, de tous les êtres misérables, qui venait du monde dont les veines charriaient la douleur avec le sang même de la vie. Il était là, dans sa brusque faiblesse d’enfant nerveux, l’ambassadeur de la souffrance, ainsi qu’il l’avait dit. Et, aux genoux de ce pape immobile et muet, il était là toute la misère humaine en larmes.
Léon XIII, qui aimait surtout parler, et qui devait faire un effort sur lui-même pour écouter parler les autres, avait d’abord, à deux reprises, levé une de ses mains pâles pour l’interrompre. Puis, saisi peu à peu d’étonnement, gagné lui-même par l’émotion, il lui avait permis de continuer, d’aller jusqu’au bout de son cri, dans le désordre du flot irrésistible qui l’emportait. Un peu de sang était monté à la neige de son visage, ses lèvres et ses joues s’étaient rosées faiblement, tandis que ses yeux noirs luisaient d’un éclat plus vif. Dès qu’il le vit sans voix, abattu à ses pieds, secoué par ces gros sanglots qui semblaient lui arracher le cœur, il s’inquiéta, il se pencha.
— Mon fils, calmez-vous, relevez-vous…
Mais les sanglots continuaient, débordaient, emportaient toute raison et tout respect, dans la plainte éperdue de l’âme blessée, dans le grondement de la chair qui souffre et qui agonise.
— Relevez-vous, mon fils, ce n’est pas convenable… Tenez ! prenez cette chaise.
Et, d’un geste d’autorité, il l’invita enfin à s’asseoir.
Pierre, péniblement, se releva, s’assit, pour ne pas tomber. Il écartait ses cheveux de son front, il essuyait de ses mains ses larmes brûlantes, l’air fou, tâchant de se ressaisir, ne pouvant comprendre ce qui venait de se passer.
— Vous faites appel au Saint-Père. Ah ! certes, soyez convaincu que son cœur est plein de pitié et de tendresse pour les malheureux. Mais la question n’est pas là, il s’agit de notre sainte religion… J’ai lu votre livre, un mauvais livre, je vous le dis tout de suite, le plus dangereux et le plus condamnable des livres, précisément par ses qualités, par les pages qui m’ont intéressé moi-même. Oui, j’ai été séduit souvent, je n’aurais pas continué ma lecture, si je ne m’étais senti comme soulevé dans le souffle ardent de votre foi et de votre enthousiasme. Ce sujet était si beau, il me passionne tant ! « La Rome Nouvelle », ah ! sans doute il y avait un livre à faire avec ce titre, mais dans un esprit totalement différent du vôtre… Vous croyez m’avoir compris, mon fils, vous être pénétré de mes écrits et de mes actes, au point de n’exprimer que mes idées les plus chères. Non, non ! vous ne m’avez pas compris, et c’est pourquoi j’ai voulu vous voir, vous expliquer, vous convaincre.
Muet et immobile, c’était maintenant Pierre qui écoutait. Il n’était cependant venu que pour se défendre, il souhaitait avec fièvre cette entrevue depuis trois mois, préparant ses arguments, certain de la victoire ; et il entendait traiter son livre de dangereux, de condamnable, sans protester, sans répondre par toutes les bonnes raisons qu’il avait crues irrésistibles. Une lassitude extraordinaire l’accablait, comme épuisé par son accès de larmes. Tout à l’heure, il serait brave, il dirait ce qu’il avait résolu de dire.
— On ne me comprend pas, on ne me comprend pas ! répétai Léon XIII, d’un air d’impatience irritée. En France surtout, c’est incroyable que j’aie tant de peine à me faire comprendre !… Le pouvoir temporel, par exemple, comment avez-vous pu croire que jamais le Saint-Siège transigera sur cette question ? C’est un langage indigne d’un prêtre, c’est la chimère d’un ignorant qui ne se rend pas compte des conditions dans lesquelles la papauté a vécu jusqu’ici et dans lesquelles elle doit continuer de vivre, si elle ne veut pas disparaître du monde. Ne voyez-vous pas le sophisme, lorsque vous la déclarez d’autant plus haute qu’elle est dégagée davantage des soucis de sa royauté terrestre ? Ah ! oui, une belle imagination, la pure royauté spirituelle, la souveraineté par la charité et l’amour ! Mais qui nous fera respecter ? Qui nous fera l’aumône d’une pierre pour reposer notre tête, si nous sommes jamais chassé, errant par les routes ? Qui assurera notre indépendance, quand nous serons à la merci de tous les États ? Non, non ! cette terre de Rome est à nous, car nous en avons reçu l’héritage de la longue suite des ancêtres, et elle est le sol indestructible, éternel, sur lequel la sainte Église est bâtie, de sorte que l’abandonner, ce serait vouloir l’écroulement de la sainte Église catholique, apostolique et romaine. D’ailleurs, nous ne le pourrions pas, nous sommes lié par notre serment envers Dieu et envers les hommes.
Il se tut un instant, pour laisser Pierre répondre. Mais celui-ci avait la stupeur de ne rien trouver à dire, car il s’apercevait que ce pape parlait comme il devait le faire. Les choses confuses et lourdes, amassées en lui, dont il avait senti la gène, tort à l’heure, dans l’antichambre secrète, s’éclairaient maintenant, se précisaient avec une netteté de plus en plus grande. C’était, depuis son arrivée à Rome, tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il avait compris, l’amas de ses désillusions, des réalités existantes, sous lesquelles son rêve d’un retour au christianisme primitif était à demi mort déjà, écrasé. Il venait brusquement de se rappeler l’heure, où, sur le dôme de Saint-Pierre, il s’était vu imbécile avec son imagination d’un pape purement spirituel, en face de la vieille cité de gloire obstinée dans sa pourpre. Ce jour-là, il avait fui le cri furieux des pèlerins du Denier de Saint-Pierre acclamant le pape roi. La nécessité de l’argent, de ce dernier esclavage du pape, il l’avait acceptée. Mais tout avait croulé ensuite, quand la véritable Rome lui était apparue, la ville séculaire de l’orgueil et de la domination, où la papauté ne saurait être sans le pouvoir temporel. Trop de liens, le dogme, la tradition, le milieu, le sol lui-même la rendaient immuable, à jamais. Elle ne pouvait céder que sur les apparences, il viendrait quand même une heure où ses concessions s’arrêteraient, devant l’impossibilité d’aller plus loin sans se suicider. La Rome Nouvelle ne se réaliserait peut-être un jour qu’en dehors de Rome, au loin ; et là seulement se réveillerait le christianisme, car le catholicisme devait mourir sur place, lorsque le dernier des papes, cloué à cette terre de ruines, disparaîtrait sous le dernier craquement du dôme de Saint-Pierre, qui s’effondrerait comme s’était effondré le temple de Jupiter Capitolin. Quant à ce pape d’aujourd’hui, il avait beau être sans royaume, avoir la fragilité chétive de son grand âge, la pâleur exsangue d’une vieille idole de cire, il n’en flambait pas moins de la passion rouge de la souveraineté universelle, il n’en était pas moins le fils obstiné de l’ancêtre, le Pontifex Maximus, le Cesar Imperator, dans les veines duquel coulait le sang d’Auguste, maître du monde.
— Vous avez parfaitement vu, reprit Léon XIII, l’ardent désir d’unité qui nous a toujours possédé. Nous avons été bien heureux le jour où nous avons unifié le rite, en imposant le rite romain dans la catholicité entière. C’est là une de nos plus chères victoires, car elle peut beaucoup pour notre autorité. Et j’espère que nos efforts, en Orient, finiront par ramener à nous nos chers frères égarés des communions dissidentes, de même que je ne désespère pas de convaincre les sectes anglicanes, sans parler des sectes protestantes qui seront forcées de rentrer dans le sein de l’Église unique, l’Église catholique, apostolique et romaine, quand les temps prédits par le Christ s’accompliront… Mais ce que vous n’avez pas dit, c’est que l’Église ne peut rien abandonner du dogme. Au contraire, vous avez semblé croire qu’une entente interviendrait, que de part et d’autre on se ferait des concessions ; et c’est là une pensée condamnable, un langage qu’un prêtre ne peut tenir sans être criminel. Non, la vérité est absolue, pas une pierre de l’édifice ne sera changée. Oh ! dans la forme, tout ce qu’on voudra ! Nous sommes prêt à la conciliation la plus grande, s’il ne s’agit que de tourner certaines difficultés, de ménager les termes pour faciliter l’accord… Et c’est comme notre rôle dans le socialisme contemporain, il faut s’entendre. Certes, ceux que vous avez si bien nommés les déshérités de ce monde, sont l’objet de notre sollicitude. Si le socialisme est simplement un désir de justice, une volonté constante de venir au secours des faibles et des souffrants, qui donc plus que nous s’en préoccupe, y travaille avec plus d’énergie ? Est-ce que l’Église n’a pas toujours été la mère des affligés, l’aide et la bienfaitrice des pauvres ? Nous sommes pour tous les progrès raisonnables, nous admettons toutes les formes sociales nouvelles qui aideront à la paix, à la fraternité… Seulement, nous ne pouvons que condamner le socialisme qui commence par chasser Dieu pour assurer le bonheur des hommes. C’est là un simple état de sauvagerie, un abominable retour en arrière, où il n’y aura que catastrophes, qu’incendies et que massacres. Et c’est encore ce que vous n’avez pas dit avec assez de force, car vous n’avez pas démontré qu’aucun progrès ne saurait avoir lieu en dehors de l’Église, qu’elle est en somme la seule initiatrice, la seule conductrice, à laquelle il soit permis de s’abandonner sans crainte. Même, et c’est là votre crime encore, il m’a semblé que vous mettiez Dieu à l’écart, que la religion demeurait uniquement pour vous un état d’âme, une floraison d’amour et de charité, où il suffisait de se trouver, pour faire son salut. Hérésie exécrable, Dieu est toujours présent, maître des âmes et des corps, la religion reste le lien, la loi, le gouvernement même des hommes, sans laquelle il ne saurait y avoir que barbarie en ce monde et damnation dans l’autre… Et, encore une fois, la forme n’importe pas, il suffit que le dogme demeure. Ainsi, notre adhésion à la République, en France, prouve que nous n’entendons pas lier le sort de la religion à une forme gouvernementale, même auguste et séculaire. Si les dynasties ont fait leur temps, Dieu est éternel. Périssent les rois, et que Dieu vive ! D’ailleurs, la forme républicaine n’a rien d’antichrétien, et il semble au contraire qu’elle soit comme un réveil de cette communauté chrétienne dont vous avez parlé en des pages vraiment charmantes. Le pis est que la liberté devient tout de suite de la licence et qu’on nous récompense souvent bien mal de notre désir de conciliation… Ah ! quel mauvais livre vous avez écrit, mon fils, avec les meilleures intentions, je veux le croire, et comme votre silence est bien la preuve que vous commencez à entrevoir les conséquences désastreuses de votre faute !
Pierre continuait à se taire, anéanti, sentant en effet ses arguments qui tombaient un à un, comme devant une roche sourde et aveugle, impénétrable, où il devenait inutile et dérisoire de vouloir les faire entrer. À quoi bon ? puisque rien n’entrerait. Il n’avait plus qu’une préoccupation, il se demandait avec surprise comment un homme de cette intelligence, de cette ambition, ne s’était pas fait du monde moderne une idée plus nette et plus exacte. Évidemment, il le sentait documenté, renseigné sur tout, curieux de tout, ayant dans la tête la vaste carte de la chrétienté, avec les besoins, les espoirs, les actes, lucide et clair, au milieu de l’écheveau compliqué de ses luttes diplomatiques. Mais que de trous pourtant ! La vérité devait être qu’il connaissait du monde uniquement ce qu’il en avait vu pendant sa courte nonciature à Bruxelles. Ensuite venait son épiscopat à Pérouse, où il ne s’était mêlé qu’à la vie de la jeune Italie naissante. Et, depuis dix-huit années, il se trouvait enfermé dans son Vatican, isolé du reste des hommes, ne communiquant avec les peuples que par son entourage, souvent le plus inintelligent, le plus menteur, le plus traître. En outre, il était prêtre italien, grand pontife, superstitieux et despotique, lié par la tradition, soumis aux influences de race et de milieu, cédant au besoin d’argent, aux nécessités politiques ; sans parler de son orgueil immense, la certitude d’être le Dieu auquel on doit obéir, le seul pouvoir légitime et raisonnable sur la terre. De là, les causes de déformation fatale, l’extraordinaire cerveau qu’il devait être, avec ses erreurs, ses lacunes, parmi tant d’admirables qualités, la compréhension vive, la volonté patiente, le vaste effort qui généralise et qui agit. Mais l’intuition surtout paraissait prodigieuse, car n’était-ce pas elle, elle seule, qui lui faisait deviner, dans son emprisonnement volontaire, l’énorme évolution, au loin, de l’humanité d’aujourd’hui ? Il avait ainsi la nette conscience de l’effroyable danger au milieu duquel il baignait, de cette mer montante de la démocratie, de cet océan sans bornes de la science, qui menaçait de submerger l’îlot étroit où triomphait encore le dôme de Saint-Pierre. Il pouvait même se dispenser de se mettre à sa fenêtre, les voix du dehors traversaient les murs, lui apportaient le cri d’enfantement des sociétés nouvelles. Et toute sa politique partait de là, il n’avait jamais eu d’autre besogne que de vaincre pour régner. S’il voulait l’unité de l’Église, c’était pour la rendre forte, inexpugnable, dans l’assaut qu’il prévoyait. S’il prêchait la conciliation, cédant de tout son pouvoir sur les questions de forme, tolérant les audaces des évêques d’Amérique, c’était que sa grande peur inavouée était la dislocation de l’Église elle-même, quelque schisme brusque qui aurait précipité le désastre. Ah ! ce schisme, il devait le sentir dans l’air venu des quatre points de l’horizon, tel qu’une menace prochaine, un péril inévitable de mort, contre lequel il fallait s’armer à l’avance ! Et comme cette crainte expliquait son retour de tendresse vers le peuple, sa préoccupation du socialisme, la solution chrétienne qu’il offrait aux misères d’ici-bas ! Puisque César était abattu, la longue dispute de savoir qui de lui ou du pape aurait le peuple, ne se trouvait-elle pas vidée, par ce fait que le pape seul restait debout et que le peuple, le grand muet, allait enfin parler et se donner à lui ? L’expérience était tentée en France, il y abandonnait la monarchie vaincue, il y reconnaissait la République, il la rêvait forte, victorieuse, car elle était toujours la fille aînée de l’Église, la seule nation catholique assez puissante encore pour restaurer un jour peut-être le pouvoir temporel du Saint-Siège. Régner, régner par la France, puisqu’il semblait impossible de régner par l’Allemagne ! Régner par le peuple, puisque le peuple devenait le maître et le dispensateur des trônes. Régner par la République italienne, si cette République seule pouvait lui rendre Rome, arrachée à la maison de Savoie, une République fédérative qui ferait du pape le président des États-Unis d’Italie, en attendant qu’il le devînt des États-Unis d’Europe ! Régner quand même, régner malgré tout, régner sur le monde, comme avait régné Auguste, dont le sang dévorateur soutenait seul ce vieillard expirant, obstiné dans sa domination !
— Et, mon fils, continua Léon XIII, le crime enfin est d’avoir osé demander une religion nouvelle. Cela est impie, blasphématoire, sacrilège. Il n’est qu’une religion, notre sainte religion catholique, apostolique et romaine. En dehors d’elle, il ne saurait y avoir que ténèbres et que damnation… J’entends bien que c’est au christianisme que vous prétendez vouloir faire retour. Mais l’erreur protestante, si coupable, si néfaste, n’a pas eu d’autre prétexte. Dès qu’on s’écarte de la stricte observation des dogmes, du respect absolu des traditions, on tombe dans les plus effroyables précipices… Ah ! le schisme, ah ! le schisme, mon fils, c’est le crime sans pardon, c’est l’assassinat du vrai lieu, la bête de tentation immonde, suscitée par l’enfer, pour la perte des fidèles. Quand il n’y aurait que ces mots de religion nouvelle, dans votre livre, il faudrait le détruire, le brûler, comme un poison mortel des âmes.
Il poursuivit longtemps encore. Et Pierre songeait à ce que lui avait dit don Vigilio, à ces Jésuites tout-puissants dans l’ombre, au Vatican comme ailleurs, qui gouvernaient souverainement l’Église. Était-ce donc vrai qu’à son insu même, si imbu qu’il croyait être de la doctrine de saint Thomas, ce pape politique, d’un opportunisme toujours en éveil, était un des leurs, un instrument docile entre leurs souples mains de conquête sociale ? Lui aussi pactisait avec le siècle, allait au monde, consentait à le flatter, pour le posséder. Pierre n’avait jamais senti si cruellement que l’Église en était désormais réduite là, à ne vivre que de concessions et de diplomatie. Et il avait enfin la vue claire de ce clergé romain, si difficile d’abord à comprendre pour un prêtre français, de ce gouvernement de l’Église, représenté par le pape, ses cardinaux, ses prélats, que Dieu en personne a chargés d’administrer ici-bas son domaine, les hommes et la terre. Ils commencent par mettre Dieu de côté, au fond du tabernacle, ne tolérant plus qu’on le discute, imposant les dogmes comme les vérités de son essence, mais eux-mêmes ne s’embarrassant plus de lui, ne s’amusant plus à prouver son existence par de vaines discussions théologiques. Évidemment il existe, puisqu’ils gouvernent en son nom. Cela suffit. Dès lors, ils sont au nom de Dieu les maîtres, consentant bien à signer des concordats pour la forme, mais ne les observant pas, ne pliant que devant la force, réservant toujours leur souveraineté finale, qui un jour triomphera. Dans l’attente de ce jour, ils agissent en simples diplomates, ils organisent la lente conquête en fonctionnaires du Dieu triomphant de demain, et la religion n’est ainsi que l’hommage public qu’ils lui rendent, avec l’apparat, la magnificence qui gagne les foules, dans l’unique but de le faire régner sur l’humanité ravie et conquise, ou plutôt de régner en son lieu et place, puisqu’ils sont ses représentants visibles, délégués par lui. Ils descendent du droit romain, ils ne sont toujours que les enfants de ce vieux sol païen de Rome, et s’ils ont duré, s’ils comptent durer éternellement, jusqu’à l’heure espérée où l’empire du monde leur sera rendu, c’est qu’ils sont les héritiers directs des Césars, drapés dans leur pourpre, ligne ininterrompue et vivante du sang d’Auguste.
Pierre, alors, eut honte de ses larmes. Ah ! ses pauvres nerfs, ses abandons de sentimental et d’enthousiaste ! Une pudeur lui venait, comme s’il s’était montré là dans la nudité de son âme. Et si inutilement, grand Dieu ! au fond de cette chambre où jamais rien ne s’était dit de semblable, devant ce pontife roi qui ne pouvait l’entendre ! Cette idée politique des papes, de régner par les humbles et par les pauvres, lui faisait horreur. N’était-ce pas la conciliation du loup, cette pensée d’aller au peuple, débarrassé de ses anciens maîtres, pour s’en nourrir à son tour ? Et il avait dû être fou, en vérité, le jour où il s’était imaginé qu’un prélat romain, un cardinal, un pape, étaient capables d’admettre le retour à la communauté chrétienne, une floraison nouvelle du christianisme primitif pacifiant les peuples vieillis, que la haine dévore. Une pareille conception ne pouvait même tomber sous le sens d’hommes qui, depuis des siècles, vivaient en maîtres du monde, pleins d’un mépris insoucieux des petits et des souffrants, frappés à la longue d’une totale impuissance de charité et d’amour.
Mais Léon XIII, de sa grosse voix intarissable, parlait toujours. Et le prêtre l’entendit qui disait :
— Pourquoi avez-vous écrit sur Lourdes cette page entachée d’un si mauvais esprit ? Lourdes, mon fils, a rendu de grands services à la religion. J’ai souvent exprimé aux personnes qui sont venues me raconter les touchants miracles, presque quotidiens à la Grotte, mon vif désir de voir ces miracles confirmés, établis par la science la plus rigoureuse. Et, d’après ce que j’ai lu, il me semble qu’aujourd’hui les esprits malveillants ne sauraient douter davantage, car les miracles sont désormais prouvés scientifiquement d’une façon irréfutable… La science, mon fils, doit être la servante de Dieu. Elle ne peut rien contre lui, et c’est par lui seul qu’elle arrive à la vérité. Toutes les solutions qu’on prétend trouver actuellement et qui paraissent détruire les dogmes, seront forcément reconnues fausses un jour, car la vérité de Dieu restera victorieuse, lorsque les temps seront accomplis. Ce sont là pourtant des certitudes bien simples, ce que savent les petits enfants et ce qui suffirait à la paix, au salut des hommes, s’ils voulaient s’en contenter… Et soyez convaincu, mon fils, que la foi n’est pas incompatible avec la raison. Saint Thomas n’est-il pas là, qui a tout prévu, tout expliqué, tout réglé ? Votre foi a été ébranlée sous les assauts de l’esprit d’examen, vous avez connu des troubles, des angoisses, que le ciel veut bien épargner à nos prêtres, sur cette terre d’antique croyance, cette Rome sanctifiée par le sang de tant de martyrs. Mais nous ne craignons pas l’esprit d’examen, étudiez davantage, lisez à fond saint Thomas, et votre foi reviendra, plus solide, définitive et triomphante.
Effaré, Pierre recevait ces choses, comme si des morceaux de la voûte du firmament lui fussent tombés sur le crâne. O Dieu de vérité ! les miracles de Lourdes prouvés scientifiquement, la science servante de Dieu, la foi compatible avec la raison, saint Thomas suffisant à la certitude du siècle ! Comment répondre, ô Dieu ! et pourquoi répondre ?
— Le plus coupable et le plus dangereux des livres, finit par conclure Léon XIII, un livre dont le titre, la Rome nouvelle, est à lui seul un mensonge et un poison, un livre d’autant plus condamnable qu’il a toutes les séductions du style, toutes les perversions des chimères généreuses, un livre enfin qu’un prêtre, s’il l’a conçu dans une heure d’égarement, doit brûler en public, par pénitence, de la main même qui en a écrit les pages d’erreur et de scandale.
Brusquement, Pierre se leva, tout debout. Et, dans le silence énorme qui s’était fait, autour de cette chambre morte, si pâlement éclairée, il n’y avait que la Rome du dehors, la Rome nocturne, noyée de ténèbres, immense et noire, semée seulement d’une poussière d’astres. Et il allait crier :
— C’est vrai, j’avais perdu la foi, mais je croyais l’avoir retrouvée, dans la pitié que la misère du monde m’avait mise au cœur. Vous étiez mon dernier espoir, le Père, le sauveur attendu. Et voilà que c’est un rêve encore, vous ne pouvez être de nouveau Jésus, pacifier les hommes, à la veille de l’affreuse guerre fratricide qui se prépare. Vous ne pouvez laisser là le trône, venir par les chemins, avec les humbles, avec les pauvres, pour faire l’œuvre suprême de fraternité. Eh bien ! c’en est fini de vous, de votre Vatican et de votre Saint-Pierre. Tout croule sous l’assaut du peuple qui monte et de la science qui grandit. Vous n’êtes plus, il n’y a plus ici que des décombres.
Mais il ne prononça point ces paroles. Il s’inclina et dit :
— Saint-Père, je me soumets et je réprouve mon livre.
Sa voix tremblait d’un amer dégoût, ses mains ouvertes eurent un geste d’abandon, comme s’il avait lâché son âme. C’était la formule exacte de la soumission : Auctor laudabiliter se subjecit et opus reprobavit, l’auteur louablement s’est soumis et a réprouvé son œuvre. Rien ne fut d’un désespoir plus haut, d’une grandeur plus souveraine dans l’aveu d’une erreur et dans le suicide d’une espérance. Mais quelle affreuse ironie ! ce livre qu’il avait juré de ne retirer jamais, pour le triomphe duquel il s’était battu si passionnément, et qu’il reniait, qu’il supprimait lui-même tout d’un coup, non parce qu’il le jugeait coupable, mais parce qu’il venait de le sentir inutile et chimérique comme un désir d’amant, un rêve de poète. Ah ! oui, puisqu’il s’était trompé, puisqu’il avait rêvé, puisqu’il ne trouvait là ni le Dieu, ni le prêtre qu’il avait voulus pour le bonheur des hommes, à quoi bon s’entêter dans l’illusion d’un impossible réveil ! Plutôt jeter son livre à la terre comme une feuille morte, plutôt le renier, le retrancher de lui, tel qu’un membre mort, désormais sans raison ni usage !
Un peu surpris d’une si prompte victoire, Léon XIII eut une légère exclamation de contentement.
— C’est très bien, très bien, mon fils ! Vous venez de dire les seules paroles sages qui convenaient à votre caractère de prêtre.
Et, dans son évidente satisfaction, lui qui n’abandonnait jamais rien au hasard, qui préparait chacune de ses audiences, avec les mots qu’il dirait, les gestes qu’il ferait, il se détendit un peu, il montra une bonhomie véritable. Ne pouvant comprendre, se trompant sur les vrais motifs de la soumission de ce révolté, il goûtait la joie orgueilleuse de l’avoir si aisément réduit au silence, car son entourage lui avait fait de lui un portrait de révolutionnaire terrible Aussi une telle conversion le flattait-elle beaucoup.
— D’ailleurs, mon fils, je n’attendais pas moins de votre esprit distingué. Reconnaître sa faute, en faire pénitence, se soumettre, il n’y a pas de jouissance plus haute.
D’un geste familier, il avait repris sur la petite table son verre de sirop, il s’était remis, avant de le boire, à en tourner la dernière gorgée, avec la longue cuiller de vermeil. Et Pierre était surtout frappé de le retrouver, ainsi qu’au début, l’air réduit, déchu de sa majesté souveraine, pareil à un petit bourgeois très vieux qui buvait solitairement son verre d’eau sucrée, avant de se mettre au lit. La figure, après avoir grandi et rayonné, comme un astre qui monte au zénith, venait de retomber à l’horizon, au ras du sol, dans son humaine médiocrité. Il le revoyait chétif, frêle, avec son cou mince de petit oiseau malade, avec sa laideur sénile, qui le rendait si difficile pour ses portraits, toiles peintes ou photographies, médailles d’or ou bustes de marbre, disant qu’il ne fallait pas faire le papa Pecci, mais Léon XIII, le grand pape, dont il avait l’ambition de laisser à la postérité une si haute image. Et Pierre, qui avait cessé de les voir un instant, était de nouveau gêné par le mouchoir resté sur les genoux, par la soutane malpropre, tachée de tabac. Et il n’éprouvait plus qu’une pitié attendrie pour tant de vieillesse pure et toute blanche, qu’une profonde admiration pour l’entêtée puissance de vie qui s’était réfugiée dans les yeux noirs, qu’une déférence respectueuse de travailleur pour le large cerveau, aux vastes projets, si débordant de pensées et d’actions sans nombre.
L’audience était finie, il s’inclina profondément.
— Je remercie Votre Sainteté du paternel accueil qu’elle a daigné me faire.
Mais Léon XIII voulut bien le retenir encore une minute, en lui reparlant de la France, en lui disant son vif désir de la voir prospère, calme et forte, pour le plus grand bien de l’Église. Et Pierre, pendant cette dernière minute, eut une singulière vision, une véritable hantise. En regardant le front d’ivoire du Saint-Père, tandis qu’il songeait à son grand âge, au moindre rhume qui pouvait l’emporter, il venait, par un involontaire rapprochement, de se rappeler la scène d’usage, d’une grandeur farouche : Pie IX, Giovanni Mastaï, mort depuis deux heures, le visage couvert d’un linge blanc, entouré de la famille pontificale bouleversée ; puis, le cardinal Pecci, camerlingue, s’approchant du lit funèbre, faisant écarter le voile, tapant trois fois de son marteau d’argent sur le front du cadavre, en jetant chaque fois le cri d’appel : Giovanni ! Giovanni ! Giovanni ! Et, le cadavre n’ayant pas répondu, le camerlingue se tournait après avoir patienté quelques secondes, disait : « Le pape est mort ! » Pierre, en même temps, avait vu se dresser là-bas, rue Giulia, le cardinal Boccanera, le camerlingue, qui attendait, avec son marteau d’argent ; et il s’était imaginé Léon XIII, Joachim Pecci, mort depuis deux heures, le visage couvert d’un linge blanc, entouré de ses prélats, dans cette chambre même ; et il voyait le camerlingue qui s’approchait, faisait écarter le voile, tapait trois fois sur le front d’ivoire, en jetant chaque fois le cri d’appel : Joachim ! Joachim ! Joachim ! Puis, le cadavre n’ayant pas répondu, il se tournait après avoir patienté quelques secondes, il disait : « Le pape est mort ! » Léon XIII s’en souvenait-il des trois coups qu’il avait donnés sur le front de Pie IX, et sentait-il parfois à son front la crainte glacée des trois coups, le froid mortel du marteau dont il avait armé le camerlingue, l’implacable adversaire qu’il savait avoir dans le cardinal Boccanera ?
— Allez en paix, mon fils, dit enfin Sa Sainteté, comme bénédiction dernière. Votre faute vous sera remise, puisque vous l’avez confessée et que vous en témoignez l’horreur.
Pierre, sans répondre, l’âme en détresse, acceptant l’humiliation comme le châtiment mérité de sa chimère, s’en alla à reculons, selon le cérémonial d’usage. Il s’inclina profondément à trois reprises, il franchit la porte sans se retourner, suivi par les yeux noirs de Léon XIII, qui ne le quittaient pas. Pourtant, il le vit reprendre sur la table le journal, dont il avait interrompu la lecture pour le recevoir, ayant gardé le goût de la presse, une curiosité vive des nouvelles, bien qu’il se trompât souvent sur l’importance des articles, au fond de son isolement, donnant à certains, sur certains points, une gravité qu’ils n’avaient pas. Les deux lampes brûlaient avec une douce clarté immobile, la chambre retomba dans son grand silence et dans sa paix infinie.
Au milieu de l’antichambre secrète, monsieur Squadra debout, immobile et noir, attendait. Et, comme il constata que Pierre, éperdu dans son étourdissement, passait en oubliant son chapeau sur la console où il l’avait laissé, il prit discrètement ce chapeau, le lui tendit, avec une muette révérence. Puis, sans hâte aucune, du même pas qu’à l’arrivée, il se remit à marcher devant lui, pour le reconduire à la salle Clémentine.
Alors, ce fut, en sens inverse, la même immense promenade, le défilé sans fin au travers des salles interminables. Et toujours pas une âme, pas un bruit, pas un souffle. Dans chaque pièce vide, l’unique lampe, solitaire et comme oubliée, charbonnait, brûlait plus pâle dans plus de silence. Le désert semblait s’être élargi, à mesure que la nuit avançait, noyant d’ombre les rares meubles, épars sous les hauts plafonds dorés, les trônes, les escabeaux de bois, les consoles, les crucifix, les candélabres, qui se répétaient à chaque salle nouvelle. Et ce fut ainsi, après l’antichambre d’honneur dont le damas rougeoyait, la salle des gardes-nobles endormie dans une légère odeur d’encens, qu’une messe dite le matin y avait laissée ; ce furent la salle des Tapisseries, la salle de la garde palatine, la salle des gendarmes ; et, dans la salle des bussolanti, qui suivait, le dernier domestique de service, resté sur la banquette, s’y était assoupi d’un si bon sommeil, qu’il ne s’éveilla point. Les pas sonnaient faiblement sur les dalles, étouffés dans l’air morne de ce palais clos, muré de partout ainsi qu’une tombe, envahi à cette heure tardive d’un néant qui le submergeait. Enfin, ce fut la salle Clémentine, que le poste de la garde suisse venait de quitter.
Jusqu’à cette salle, monsieur Squadra n’avait pas tourné la tête. Toujours muet, sans un geste, il s’effaça, laissa passer Pierre, qu’il salua d’une dernière révérence. Ensuite, il disparut.
Et Pierre descendit les deux étages de l’escalier monumental, que les globes dépolis des becs de gaz éclairaient d’une lueur de veilleuse, dans un accablement extraordinaire du silence, depuis que les pas des gardes suisses en faction ne retentissaient plus sur les paliers. Et il traversa la cour Saint-Damase, vide et morte, sous la pâle clarté des lanternes du perron, descendit la scala Pia, l’autre escalier géant, aussi vide, aussi mort dans sa demi-obscurité, franchit enfin la porte de bronze, qu’un portier, derrière lui, roula et ferma d’une poussée lente. Et quel grondement, quel cri farouche de dur métal, sur tout ce que cette porte enfermait là, tant de ténèbres entassées, tant de silence accru, les siècles immobiles que la tradition y perpétuait, les idoles indestructibles des dogmes conservés sous leurs bandelettes de momies, toutes les chaînes qui pèsent et qui lient, tout l’appareil d’étroit servage, de domination souveraine, dont les échos des salles désertes et noires renvoyaient le formidable retentissement !
Sur la place Saint-Pierre, au milieu de cette immensité sombre, il se retrouva seul. Pas un promeneur attardé, pas un être. Émergeant de la vaste mosaïque du petit pavé gris, rien que la haute apparition de l’Obélisque blême, entre les quatre candélabres. La façade de la basilique s’évoquait, elle aussi, d’une pâleur de rêve, élargissant, pareilles à deux bras énormes, les quadruples rangées de piliers de la colonnade, noyées d’obscurité, ainsi que des futaies de pierre. Et rien autre, le dôme n’était qu’une rondeur démesurée, devinée à peine dans le ciel sans lune. Seuls, les jets d’eau des fontaines, qu’on finissait par distinguer comme de grêles fantômes mouvants, mettaient là une voix, un murmure sans fin de triste plainte, venu on ne savait de quelles ténèbres. Ah ! la mélancolique grandeur de ce sommeil, toute cette place fameuse, avec le Vatican, avec Saint-Pierre, vus la nuit, noyés d’ombre et de silence ! Soudain l’horloge sonna dix heures, d’une cloche si lente et si forte, que jamais heures plus solennelles, plus définitives, n’avaient semblé tomber dans plus d’infini noir et insondable.
Pierre, immobile au milieu de l’étendue, avait tressailli de tout son pauvre être brisé. Eh ! quoi, il n’avait causé, là-haut, que trois quarts d’heure à peine, avec le blanc vieillard qui venait de lui arracher toute son âme ? Oui, c’était l’arrachement final, la dernière croyance arrachée de son cerveau, de son cœur saignants. L’expérience suprême était faite, un monde en lui avait croulé. Tout d’un coup, il songea à monsignor Nani, en réfléchissant que celui-là seul avait eu raison. On lui disait bien qu’il finirait quand même par faire ce que voudrait monsignor Nani, et il avait maintenant la stupeur de l’avoir fait.
Mais un brusque désespoir le saisit, une détresse si atroce, que, du fond de l’abîme de ténèbres où il était, il leva ses deux bras frémissants dans le vide, il parla tout haut.
— Non, non ! vous n’êtes point ici, ô Dieu de vie et d’amour, ô Dieu de salut ! et venez donc, apparaissez, puisque vos enfants se meurent de ne savoir ni qui vous êtes ni où vous êtes, dans l’infini des mondes !
Au-dessus de l’immense place, le ciel immense s’étendait, de velours bleu sombre, l’infini muet et bouleversant où palpitaient les constellations. Sur les toitures du Vatican, le Chariot semblait s’être renversé davantage, ses roues d’or comme déviées du droit chemin, son brancard d’or en l’air ; tandis que là-bas, sur Rome, du côté de la rue Giulia, Orion allait disparaître, ne montrant déjà plus qu’une seule des trois étoiles d’or qui chamarraient son baudrier.