Rome contemporaine/10

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Lévy Frères (p. 219-230).

X

l’armée.


Je ne dis pas que nous soyons tous des héros, dans notre cher pays de France ; mais je crois que nous sommes tous un peu soldats.

On a beau raisonner et faire le philosophe, dire que l’homme n’est pas né pour tuer des hommes, exécrer les instruments de destruction à mesure qu’ils deviennent plus parfaits et applaudir aux excellentes idées de M. Cobden ; on s’aperçoit un beau matin qu’on était né avec un petit pantalon rouge, et que tous les autres habits qu’on a portés n’étaient que des déguisements.

Au mois de juillet de l’année 1853, je me croyais parfaitement imbu des idées que prêche le congrès de la paix. J’arrivai à Rome ; un bataillon français défilait, musique en tête, sur la place du Quirinal. L’uniforme, la musique, le drapeau, tout cet appareil de la guerre qui ne m’avait jamais sensiblement ému, me remua je ne sais quoi dans les plus secrètes profondeurs de l’âme. Il y avait deux ans que j’avais quitté la France : l’image de la patrie m’apparut toute vive. Mes yeux se troublèrent. Je regardai le drapeau ; il était plus éblouissant que le labarum de Constantin. J’abaissai le regard sur mon pantalon ; il était rouge, tout rouge, et d’un si beau rouge que je me mis à pleurer en le voyant.

Il y a, si je ne me trompe, un drapeau pontifical, avec les clefs de saint Pierre au beau milieu. C’est un drapeau bien conservé, en bon état ; les balles et les boulets n’y ont pas laissé de trous ; mais si l’on m’apprenait qu’un Romain a pleuré en le regardant, je serais fort étonné.

Vous rappelez-vous ce figuier qui était dans le jardin du misanthrope Timon ? Tous les Athéniens voulaient s’y pendre, parce que bon nombre d’hommes jeunes et bien portants s’y étaient déjà pendus. Le drapeau du pape est un figuier auquel personne ne songe à se pendre, parce que personne ne s’y est encore pendu.

C’est pourquoi la conscription, qui est dans nos mœurs aussi bien que dans nos lois, ne sera pas de longtemps une coutume romaine. La France peut dire aux garçons de vingt ans : Venez ici, et tirez au sort. Ceux qui obtiendront un petit numéro, garderont leur pantalon rouge ; les autres seront autorisés à prendre le pantalon noir.

Les enfants de notre pays ne sont jamais si heureux que lorsqu’ils jouent au soldat ; les enfants romains jouent au curé. Ils disent de petites messes et organisent de petites processions. On les habille en abbés, lorsqu’ils ont été bien sages. Les nôtres attendent le jour de l’an pour avoir un fusil, un sabre, ou tout au moins un tambour.

Est-ce à dire que les Français soient plus braves que les Romains ? Non certes. La race italienne qui a conquis le monde autrefois, est encore aujourd’hui une des plus mâles et des plus énergiques de l’Europe. Les Romains sont des Italiens aussi bien nés que les autres, mais élevés différemment.


Le prince qui règne à Rome ne devrait pas avoir besoin de soldats. Au spirituel, il gouverne pacifiquement les esprits de 139 millions d’hommes, ce qui est fort joli. Au temporel, il administre un domaine qui suffit amplement à tous ses besoins. S’il cherchait à s’étendre ou à s’arrondir par voie de conquête, il commettrait un péché mortel et se mettrait dans la nécessité de se damner lui-même. La question des frontières naturelles ne lui fournirait pas une excuse suffisante, car enfin son royaume est une donation de quelques personnes pieuses. Et à cheval donné, l’on ne regarde pas la bride.

Le pape n’a besoin de soldats ni pour la conquête, ni même pour la défense, car ses voisins sont des princes catholiques, qui se feraient un cas de conscience d’armer contre un vieillard inoffensif.

Pourquoi donc le pape a-t-il une armée ? Pour réprimer le mécontentement de ses propres sujets. Mais il est évident que les Romains ne seraient pas mécontents et que le pape n’aurait pas besoin d’armée, si le pape gouvernait ses États de manière à contenter les Romains.

Si le pape se croit forcé de lever une armée, c’est sans doute parce que les Romains sont mécontenta. Si les Romains sont mécontents, c’est, selon toute vraisemblance, parce que le gouvernement du pape ne fait pas ce qu’il faut pour les contenter.


Je suppose que les Romains sont bien difficiles à contenter ou que le pape n’a pas le temps de les satisfaire, puisqu’il trouve plus court et plus économique de lever une armée qui fasse peur à ses sujets.


Mais ici s’élève une nouvelle difficulté. Les Romains ne sont pas disposés à revêtir le pantalon rouge et à prendre un fusil pour le service du pape. Pourquoi ? demanderez-vous. Mais précisément pour la raison que je vous ai dite : parce qu’ils sont mécontents.

Le pape, qui est souverain absolu pourrait décréter la conscription. Mais cette nouveauté redoublerait le mécontement, et le but serait manqué.

D’ailleurs la conscription fait peur au gouvernement pontifical. Une armée recrutée par ce moyen appartiendrait moins au pape qu’à la nation : ce qu’il importe d’éviter.


Soixante francs de récompense à tous les Romains de bonne volonté qui consentiront à mettre un pantalon rouge pour le service du pape !

Soixante francs, c’est bien modeste. À ce prix, on n’achète pas des hommes d’élite. Si vous étiez garçon de charrue, ou porteur de mortier sous les ordres d’un maçon, ne préféreriez-vous pas cette liberté relative à la servitude de l’état militaire ? Et suffirait-il de soixante francs pour faire pencher la balance ?

Les Français s’engagent gratis. On voit des jeunes gens de bonne famille, au sortir du collège, glisser leur diplôme de bachelier dans une giberne de soldat et s’en aller gaillardement où la patrie les envoie. Si on leur offrait soixante francs, à ces engagés volontaires, ils répondraient que c’est trop et trop peu. Mais nous sommes un peuple militaire. Les garçons de notre pays aiment la patrie comme une maîtresse ; ils ne craignent pas de se faire tuer pour ses beaux yeux.

La patrie, pour un Romain bien né, c’est l’Italie. Le pape n’est pas une patrie ; le pape n’est pas l’Italie. Tel qui mettrait bien un pantalon rouge pour la défense de l’Italie, ne veut pas se déguiser en soldat pour la défense du pape. On dit même, dans certains cercles, que le pape et l’Italie ne sont pas les meilleurs amis du monde, et qu’entrer au service de l’un serait rendre un mauvais service à l’autre. C’est une erreur, d’accord. Une absurdité ; je le veux bien. Mais on le croit, dans les États du saint-père, et l’on répond aux officiers de recrutement : je ne vends pas ma patrie pour douze écus !


Il est sérieusement question d’élever à vingt écus la prime d’engagement. Demi-mesure, mauvais moyen. Un homme de cent francs ne vaudra pas beaucoup plus cher qu’un homme de soixante.

Si vous voulez créer une armée, recrutez-la parmi les honnêtes gens. En France, un soldat doit avant tout être un homme de bien. La confiance la plus absolue règne dans les casernes. Le moindre larcin y est puni avec une rigueur sagement exagérée. Un individu qui a subi la plus légère condamnation n’est pas admis à s’engager comme soldat.

Le gouvernement pontifical est très-coulant sur la vertu des engagés volontaires. On leur demande bien un certificat de bonne conduite signé du curé de leur paroisse ; mais les curés ne se font pas scrupule de garantir la moralité des plus mauvais sujets dès qu’il s’agit de les expédier à l’armée. On s’en débarrasse au prix d’un petit mensonge, et tout est dit. Les tribunaux eux-mêmes, s’ils sont à la poursuite du drôle, ne vont pas le chercher sous les drapeaux. Il suit de là que des hommes perdus, et même des repris de justice, déshonorent l’uniforme.

La gendarmerie se recrute, partie dans le militaire, partie dans le civil. Dans le civil, elle n’est pas mieux servie que les autres armes. Dans le militaire, c’est bien pis. On invite les chefs de corps à désigner les soldats qui méritent de passer gendarmes. Ils recommandent leurs plus mauvais sujets, afin de s’en débarrasser.

Il n’est pas rare d’apprendre qu’un vol a été commis par un soldat, et même par un gendarme. Pourquoi des hommes de probité mal assise deviendraient-ils honnêtes au service ? Ni la bonne conduite, ni le temps passé sous les drapeaux, ni les actions méritoires, ni l’instruction personnelle ne servent à l’avancement. Il est fait par des prélats, sur la recommandation d’autres prélats.

On m’assure qu’en 1849 il y avait plus de discipline et de probité dans la troupe révolutionnaire de Garibaldi que dans l’armée régulière du pape. Le vol d’un collier de corail, d’un jambon, d’un rien, était immédiatement puni de mort.


J’ai rencontré beaucoup de gendarmes qui ne savaient pas lire.

Lorsqu’on a retiré de la circulation les pièces de cinq sous en cuivre, on a dirigé tout ce billon sur la ville de Rome. Un détachement de gendarmerie escortait chaque convoi. Les gendarmes éventraient quelques sacs et allégeaient la charge des voitures. C’est un gendarme qui me l’a conté.


Il se peut qu’une mauvaise cause recrute de bons soldats. Ainsi, le roi de Naples s’est fait une armée très présentable. Le devoir n’est pas le seul mobile de l’homme. Nous en avons de moins nobles et d’aussi puissants, comme l’orgueil, par exemple, et l’ambition. Partout où l’avancement se donne au mérite, le soldat cherche à mériter l’avancement.

Dans l’État pontifical, le soldat n’est rien ; il est moins que rien. Deux exemples entre mille. Un cocher qui conduit son maître au théâtre enfreint la consigne. La sentinelle réclame. Le cocher fouette ses chevaux et passe outre en disant : « Faites votre métier de soldat, et laissez-moi faire le serviteur ! » La livrée est plus noble que l’uniforme.

Un petit bourgeois de Rome donne une soirée. Un étranger se présente : c’est le fils de la maison. Il s’est engagé dans l’armée des finances, il est douanier. Le frère aîné va le recevoir dans l’antichambre et le prie de repasser le lendemain. On a invité des Français ; il y a du monde ; la famille ne veut pas se compromettre en présentant un soldat ! Le lendemain, ce frère aîné rencontre sur la place d’Espagne un forçat employé aux travaux de la Colonne Immaculée : il lui serre la main publiquement. L’amitié d’un galérien est beaucoup moins compromettante que la parenté d’un soldat.


Et les officiers ? Ils sont sur le même pied que les autres fonctionnaires civils. Ils font partie de la classe moyenne ; le monde ne les reçoit pas et les considère médiocrement. Un moine, quoi qu’on fasse, sera toujours le supérieur d’un colonel.

Le grade de colonel est encore aujourd’hui le plus élevé de l’armée. Les fonctions de général sont remplies par des colonels : on économise le titre, ou plutôt on le réserve pour les chefs des divers ordres religieux.

Il faudra que le saint-père ait bien besoin de son armée pour qu’il accorde à de simples laïques ce beau nom de général, qu’un dominicain, un chartreux, un capucin, portent si fièrement.

Les dédains de l’aristocratie et du clergé pèsent sur l’armée et étouffent cet esprit militaire qui ne fleurit que dans une atmosphère de gloire. Officiers et soldats végètent dans la mal’aria de l’honneur.

Sous Grégoire XVI, un officier se permit d’exécuter sa consigne en arrêtant la voiture d’un cardinal. Il fut puni, et pourtant le cardinal avait passé outre.

À Naples, dans une pareille occasion, un simple soldat arrêta d’un coup de sabre le cocher d’un évêque. Le roi Ferdinand II mit le soldat à l’ordre du jour. Ferdinand II n’était pourtant pas un voltairien. Mais il voulait avoir une armée, et le gouvernement pontifical ne sait pas encore ce qu’il veut.


Le ministre des armes est un prélat. Il obéit au cardinal secrétaire d’État, qui obéit au pape. Trois ecclésiastiques à la tête de l’armée !

Aujourd’hui (juin 1858) le ministère des armes est peuplé de gens hors d’âge, ou d’hommes mal vus, déconsidérés, notoirement coupables des plus graves indélicatesses. On avoue la nécessité d’une épuration, mais on ne fait rien.


Un très-honorable intendant de l’armée française, M. Testa, travaille depuis longtemps à réorganiser l’armée romaine. M. le général de Goyon, M. le général de Noüe et tous les officiers généraux que nous avons envoyés à Rome se sont appliqués loyalement à mettre le pape en état de se défendre sans nous. Ils n’ont réussi à rien, malgré tous leurs efforts. Je les ai entendus eux-mêmes avouer leur impuissance. Le principe du gouvernement, l’ombre des monastères, l’air de Rome, tout s’oppose à la création d’une armée pontificale. Nos conseils, nos exemples, le travail de nos instructeurs, tout est tombé dans l’eau.

Cependant, je dois rendre justice à quelques officiers romains, qui font des efforts très-honorables. Ils étudient ; ils rivalisent noblement avec les officiers français. Mais à quoi bon ? Tout l’avancement est au choix, c’est-à-dire à la faveur, au-dessus du grade de capitaine.

Les armes spéciales comptent des hommes distingués qui tiendraient leur rang partout. Les officiers du génie sont excellents théoriciens ; ils ne manquent que de pratique. La pratique même ne manque pas aux officiers d’artillerie. Mais le bon vouloir et le talent de quelques individus sont des forces perdues dans une armée sans avenir, sans esprit de corps, sans orgueil, sans dévouement, sans confiance, où l’on ne peut compter ni sur le voisin, ni sur le chef, ni sur le drapeau.


L’École des cadets est destinée à former des officiers. Ce n’est pas une institution aristocratique comme son nom pourrait le faire croire. L’aristocratie romaine ne songe pas plus à mettre ses fils dans l’armée que le faubourg Saint-Germain ne pense à jeter ses enfants dans les droits-réunis. Les cadets sont pour la plupart des fils de petits marchands ou des enfants d’officiers.

Ils sont reçus sans examen, sur la simple recommandation de quelque personnage. On les instruit tout doucement, à la romaine. Le chapelain de l’armée a la haute main sur l’établissement.

En 1858, M. le général de Goyon a bien voulu inspecter lui-même l’École des cadets. Il a constaté que certains élèves n’étaient pas en état de faire une division. Le cours de langue française n’existait que dans les programmes. Le professeur d’histoire, après sept mois de cours, pataugeait encore dans la quatrième ou cinquième journée de la création du monde. Le programme ne faisait aucune mention de l’histoire moderne. La maison était mal tenue et dans un assez grand désordre. Les bénitiers placés au chevet de chaque élève manquaient d’eau bénite. M. le comte de Goyon se tourna vers un des employés et lui dit fort plaisamment : « Quoi ! monsieur ! pas même d’eau bénite ? » Le pauvre homme répondit naïvement : « Excellence, on en fait de la fraîche. »


Les soldats romains portent le même uniforme que les nôtres. Il n’y a qu’une petite différence dans le collet, et une assez grande dans la tenue.

Il s’élève quelquefois des altercations entre les individus des deux armées. Nos généraux punissent sévèrement ces querelles de cabaret.

Je me rappelle qu’un artilleur français fut attaqué par quatre soldats de l’infanterie romaine. Les agresseurs trouvèrent ingénieux de lui lancer leurs sabres, pour l’atteindre de loin. Il ramassa une arme sur le pavé, courut à l’ennemi, et coupa un bout de nez ou d’oreille. Le général, par un acte d’impartialité peut-être excessive, lui infligea un mois de prison comme au blessé.


L’armée pontificale coûte dix millions par an et se compose d’environ quinze mille hommes. Quinze mille hommes en France coûtent bien près de quinze millions, mais nous en avons pour notre argent.


Je n’ai pas encore parlé des deux régiments d’infanterie étrangère qui font partie de l’armée romaine. Ils sont recrutés un peu partout, mais principalement en Allemagne. Ces mercenaires arrivent tout nus et désertent volontiers lorsque le pape s’est donné la peine de les équiper. On les mène durement ; ils sont soumis à la bastonnade.

Quiconque arrive à Rome avec quarante recrues est officier de plein droit dans l’infanterie étrangère.

Un jeune Français de bonne famille était caporal dans l’armée française. Il se conduisit de telle façon et fit tant de folies que ses chefs songeaient sérieusement à le casser. Que fit-il ? Il se procura quarante Allemands, et entra comme officier au service du pape.