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Rome et la Renaissance - Essais et Esquisses/02

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Rome et la Renaissance - Essais et Esquisses
Revue des Deux Mondes3e période, tome 116 (p. 37-62).
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ROME ET LA RENAISSANCE

ESSAIS ET ESQUISSES[1].

CINQUECENTO.


IV. — AU SEUIL DE LA SIXTINE (1508).

En jetant un regard en arrière sur les trois ans passés au service de Jules II, Michel-Ange, avec le caractère qu’on lui connaît, ne pouvait que toujours garder rancune à l’homme au manteau, dont il venait d’élever la figure en bronze au portail de San-Petronio. Les conceptions colossales du mausolée de Saint-Pierre, les fatigues de tant de mois dans les mines de Carrare, les espérances aussi de « posséder des richesses, » — qu’avoue si ingénument le sonnet courroucé de 1506, — elles n’ont abouti, en fin de compte, qu’à un simple monument iconique dans une ville de province, monument que Rome ne connaîtra pas et auquel l’artiste lui-même ne semble pas avoir porté un intérêt très vif. Il est remarquable, en effet, que Buonarroti ne fait presque jamais mention dans la suite de cette statue aussitôt détruite que créée ; lui, qui parlera toujours avec douleur, avec désespoir, de la tragédie du tombeau, il ne comptera nulle part, parmi les injures faites à son génie, le sort bien tragique pourtant de son œuvre bolonaise… Et pendant ces trois années si complètement perdues pour sa gloire, les autres à Rome, — les rivaux et les ennemis, — avaient travaillé sans obstacles, obtenu des succès considérables ! Il entretenait de Bologne une correspondance suivie avec Giuliano da San-Gallo, avec le cardinal Alidosi, et était au courant de ce qui se faisait dans la ville éternelle : il savait que Bramante y étendait de plus en plus son activité et son influence, qu’il hébergeait chez lui toute une légion de peintres engagés dernièrement (fin 1507) pour la décoration des nouvelles chambres au palais Vatican, qu’il tenait table ouverte et apparaissait comme l’intendant des arts sous le grand pontificat. Ce qui est plus grave, Rome était dans l’enthousiasme de ce maître Andréa Sansovino, qui, appelé en 1506 de Florence par Jules II, avait déjà achevé, à Santa-Maria-del-Popolo, deux choses magnifiques[2] que le monde des connaisseurs exaltait outre mesure, les plaçant au-dessus de tout ce qui a été produit jusqu’à présent, les proclamant les chefs-d’œuvre du siècle : et c’étaient des œuvres de sculpture, c’étaient des monumens funéraires ! Que Bramante ait employé son art pour l’encadrement tant vanté de ces deux tombeaux, qu’il ait mis son savoir d’architecte au service du sculpteur Andréa, ce ne pouvait être qu’un grief de plus, la preuve d’une conspiration ourdie contre le créateur de la Pietà et du David

Il faut, je crois, rapprocher toutes ces circonstances pour s’expliquer le fait assez étrange que, la tâche laborieuse de Bologne accomplie, Michel-Ange ne se soit nullement soucié d’aller à Rome rendre compte au pape de l’achèvement et de l’installation du monument à San-Petronio. Il retourna tout droit à Florence (fin février 1508) et s’y arrangea pour reprendre les travaux commencés trois ans auparavant sur la commande de la cathédrale et de la seigneurie. Jules II ne tarda pas cependant à le mander auprès de lui (fin mars 1508), et Buonarroti obéit aussitôt,.. à contre-cœur, disent les biographes, et dans la douloureuse conviction de l’inutilité de toute résistance. Franchement, j’ai de la peine à l’admettre. Il y avait entre ces deux hommes du destin une attraction mystérieuse plus forte que tel mouvement d’humeur et de dépit ; et puis, chez l’artiste, le désir d’exécuter le fatidique mausolée devait être maintenant, après le succès retentissant de Sansovino, plus ardent que jamais. Les blocs de marbre étaient encore là, à Rome, sur la place près du studio, et tant de « figures vivantes » et si longtemps rêvées y attendaient le magique coup de marteau pour secouer leur linceul de pierre ! Il est vrai qu’à cet égard Michel-Ange ne fut que trop vite détrompé. Jules II tenait toujours à son projet de la Sixtine et ne voulait rien entendre à l’excuse non essendo io pittore, que lui répétait cette fois encore l’auteur du carton pour le Palazzo vecchio. Décidément, ce n’est que contraint et forcé, « la corde au cou, » que Buonarroti devait être amené à produire la plus grande œuvre de la peinture moderne, de la peinture de tous les temps…

« Lors de mon retour à Rome, — racontait-il plus tard dans la lettre déjà citée à Fattucci, — le pape Jules ne me permit pas encore d’exécuter le tombeau, mais me força de peindre la voûte de Sixte, et il fut convenu qu’il me paierait pour cela 3,000 ducats. D’après le premier projet, je devais exécuter les douze apôtres dans les lunettes et remplir le reste avec les ornemens d’usage. En abordant le travail, il m’a semblé toutefois, et je le dis aussitôt au pape, que cela ne serait jamais qu’une bien pauvre chose. Il me demanda pourquoi ? et je lui répondis : — « Parce que les apôtres étaient bien pauvres, eux aussi. » Alors il me donna une commande nouvelle : je devais faire ce qu’il me plaisait, il me le paierait en conséquence… » — Dans une note autographe, datée du 10 mai 1508 et conservée au British-Museum, l’artiste déclare avoir « reçu 500 ducats, poids juste, en à compte de la peinture dans la chapelle du pape Sixte, à laquelle je commence à travailler ce jourd’hui, d’après les conditions et conventions consignées dans un acte écrit par le Révérend Monseigneur de Pavie (Alidosi) et signé de ma main. »

La volonté opiniâtre du Rovere vient donc de l’emporter : le sculpteur du tombeau fera place désormais (1508-1512) au peintre de la Sixtine. Malade, dévoré par la fièvre, se donnant à peine le temps de manger une croûte de pain, le voilà perché pour un nombre d’années sur un échafaudage d’une hauteur vertigineuse, — « le pont, » comme l’appelle Condivi, — suspendu à la voûte et peignant, la tête toujours renversée. Sa vue en souffrira cruellement, et longtemps après encore il ne pourra lire une lettre ou contempler un dessin autrement que di giù in sopra, les yeux levés au plafond. Dans cette chapelle sombre et solitaire, le pape viendra le visiter par momens, au sortir d’un conseil où ont été discutés les incidens graves de la ligue de Cambrai, au retour d’une campagne où a été emportée d’assaut telle ville romagnole. Le vieillard de près de soixante-dix ans et qui en paraissait quatre-vingts, — tellement il était ridé et courbé, — montera résolument les marches raides et tortueuses qui, du mur extérieur, conduisent jusqu’à la corniche des fenêtres, grimpera ensuite une échelle tremblante et se hissera sur l’échafaud à côté du peintre. Un dialogue étrange s’engagera alors sous la voûte : « Quand finiras-tu ? — Quand je pourrai. — Veux-tu donc que je te jette en bas de ces planches ? .. » — Rentré dans ses appartemens, le pontife enverra Accursio ou tel autre de ses chambellans pour demander pardon à l’artiste de l’emportement de tout à l’heure, et les brouilles finiront ainsi toujours par des réconciliations, les grands éclats de colère par des amorevolezze.

Il y a toutefois, dans ces relations si extraordinaires, si originales, entre Jules II et Michel-Ange un point obscur, irritant et qui ne laisse pas d’embarrasser. Buonarroti, dans sa correspondance, se plaint très souvent et bien amèrement de la difficulté qu’il éprouve à se faire payer par le pape, à rentrer seulement dans ses débours, affirme-t-il. Au mois de janvier 1511, il interrompt complètement les travaux de la Sixtine et va relancer le pontife jusque dans le camp de Mirandole, afin d’obtenir quelque acompte… Les biographes ne se font pas faute ici de crier à la parcimonie et à l’avarice sordide de Jules II : mais pourquoi ni Raphaël, ni Bramante, ni aucun des nombreux architectes, peintres et sculpteurs employés par le Rovere ne laissent-ils jamais entendre des plaintes semblables ? On connaît pourtant le faste éclatant dont le jeune Santi a aimé à s’entourer à Rome dès le début ; on connaît aussi la vie dispendieuse du constructeur de Saint-Pierre : — « Le pape Jules, nous dit de Bramante, son hôte Caporali, a fait maître Donato riche malgré lui et l’a comblé de bénéfices et de pensions… » — C’est que Raphaël et Bramante, apparemment, se comportent envers Jules II comme des artistes envers leur mécène : ils comprennent à merveille qu’un mécène n’aime pas à être importuné par des demandes d’argent, mais que dans les momens de satisfaction et de largesse, il sait récompenser au centuple les services rendus. Michel-Ange n’attend rien de la munificence et ne demande jamais que son dû ; mais il le demande sans détours et sans vergogne, avec la brusquerie du créancier et la fierté du gentilhomme[3].

Car il se sait gentilhomme, lui, et tout autrement noble que le Rovere à la triple couronne. Jules II est de souche obscure, probablement roturière ; — dans ses momens de dépit, le roi de France, Louis XII, appelle le pape « un fils de paysan qu’il faut mener à coups de bâton, » — tandis que Michel-Ange se croit le rejeton d’une des plus anciennes et des plus glorieuses familles de l’Italie. À tort ou à raison, il est persuadé que les Buonarroti descendent de l’illustre maison de Canossa, de cette grande comtesse Mathilde, « souveraine, dit Condivi, — et évidemment sous la dictée du maître, — souveraine de Mantoue, de Lucques, de Parme, de Reggio et de cette partie de la Toscane qui, aujourd’hui, s’appelle le patrimoine de saint Pierre. » Il conservera soigneusement dans ses archives la lettre par laquelle le comte Alexandre de Canossa à Bianello confirmait, en 1520, cette parenté à l’artiste devenu célèbre ; il prendra pour armes, dans son blason, un chien rongeant un os (canis ossa), et emploiera invariablement toutes ses épargnes à l’achat de terres en Toscane : le désir de rendre l’antique éclat à sa famille déchue par les vicissitudes du temps est un des traits remarquables, aussi humain que touchant, de sa longue et laborieuse carrière. Me tromperais-je en attribuant à cette situation réciproque de Buonarroti et du Rovere la plupart des frasques et des bourrasques qui, de temps en temps, signalent les rapports tellement singuliers entre le pape et l’artiste ? De temps en temps, le pauvre homme de génie se rappelait peut-être qu’il était aussi homme de qualité et de grande maison, que son aïeule, la comtesse Mathilde, avait fait don aux papes de leur patrimoine actuel.

Il a trente-trois ans au moment de franchir le seuil de cette Sixtine qui le rendra immortel. Il est petit de taille, trapu, d’une complexion frêle, mais endurante ; il est gaucher et a une tête énorme. La barbe longue, les cheveux abondans et légèrement bouclés, les pommettes saillantes et le nez écrasé par le coup brutal de Torrigiano, donnent à sa physionomie une expression étrange et quelque peu hirsute ; mais le front est large et beau, et le regard d’une mélancolie profonde, fascinante. Tel il apparaît encore, — beaucoup plus âgé seulement, et le front sillonné de rides, — dans le portrait conservé à la Pinacothèque du Capitole, et qui est attribué à Marcello Venusti[4]. Il est étonnant, du reste, qu’aucun des maîtres renommés de l’époque n’ait songé à reproduire par le pinceau les traits de Buonarroti. L’œuvre de Raphaël, dans l’ensemble de ses fresques et tableaux, nous présente une galerie presque complète de tous les personnages qui ont marqué à Rome du temps de Santi : — Jules II, Léon X et le futur pape Clément VII ; François-Marie, duc d’Urbino, Giuliano de Medici, duc de Nemours, Castiglione, Bibbiena, Bindo Altoviti et Inghirami ; l’Arioste, Perugino, Bramante et tant d’autres ; — mais vous chercherez en vain, dans cette galerie, le peintre immortel de la Sixtine. Raphaël, après tout, est bien excusé : il n’a eu guère à se louer de son grand rival, toujours dédaigneux et parfois très désobligeant à son égard. Mais Sébastien del Piombo n’était pas certes, lui, ni un rival ni un maltraité : il n’a manqué aucune occasion de s’insinuer auprès de Michel-Ange, de le circonvenir, de l’indisposer surtout contre le jeune Urbinate et son groupe, la synagogue, comme il l’appelait. Il était, en outre, le plus grand peintre de portraits alors vivant à Rome : comment n’a-t-il pas tenu à honneur de léguer à la postérité l’image de celui qu’il n’a cessé de proclamer « son divin maître ? » Il a mieux aimé nous léguer les traits insolens de l’infâme Arétin, et ainsi l’a fait également Titien, le magnifique égoïste, malgré toutes les choses flatteuses qu’il a trouvé bon de dire à l’adresse de Michel-Ange, lors de sa visite à Rome, en 1545. Il est vrai que Buonarroti, à ce même moment, déclarait que le maître de Cadore ne savait pas dessiner !

Ce grand hâbleur de Benvenuto Cellini prétend avoir recueilli de la bouche même du coupable le narré de l’atroce scène dans laquelle Michel-Ange a été défiguré à jamais. « Nous étions jeunes garçons tous les deux, Buonarroti et moi, — racontait Torrigiano, — et nous allions souvent à l’église del Carmine pour y étudier dans la chapelle de Masaccio. Buonarroti, qui avait l’habitude de narguer tous ceux qui y dessinaient, m’a fâché un jour tout particulièrement ; exaspéré, je lui ai porté sur le nez, avec mon poing fermé, un coup d’une violence telle que je sentis l’os et le cartilage céder sous ma main comme de la pâte. Il portera ma marque tout le long de sa vie… » Après avoir lu ce récit révoltant, on n’est pas fâché d’apprendre, par Vasari, que l’affreux rustre, moitié artiste et moitié spadassin, soldat de César Borgia et sculpteur très apprécié à la cour d’Angleterre, a fini misérablement en Espagne dans les cachots de l’Inquisition. Je n’oserais pas pourtant m’inscrire en faux contre l’attitude provocante prêtée par Torrigiano à l’adolescent Buonarroti dans la chapelle de Masaccio. Arrivé à l’âge mûr, il n’aura pas de procédés beaucoup plus gracieux envers Perugino, envers Francia, envers Signorelli, envers Léonard de Vinci.

Il est peu accueillant et rien moins qu’affable, ayons le courage d’en convenir. D’une humeur triste et sombre, susceptible à l’excès et agressif sans cause, irritable et irritant, il place assez mal d’ordinaire ses engouemens comme ses antipathies, et aime à se plaindre, sans bien choisir ni ses confidens ni ses raisons. Sobre comme un anachorète, scrupuleux comme pas un de ses émules de génie, il a néanmoins des querelles d’argent avec tout le monde, avec Jules II, avec les Médicis, et même avec ce pauvre et malheureux Signorelli dont il aurait dû mieux respecter le grand âge et le grand mérite. Il se croit indignement exploité et il l’est, en effet, par ceux-là surtout auxquels il adresse ses doléances ingénues, par sa famille en première ligne, qui le rançonne sans pitié. Nerveux et fantasque, il attache une importance singulière aux songes et aux présages ; il a parfois des hallucinations étranges, des terreurs inconcevables ; sous l’empire de ces obsessions, il prendra, dans des circonstances critiques, des résolutions irréfléchies, compromettantes pour son repos, compromettantes même pour sa renommée, comme lors du siège de Florence.

Il a le cœur éminemment bon pourtant et aimant, d’une tendresse, d’une délicatesse presque féminine. « Ceux qui ne connaissent de Michel-Ange que ses œuvres n’estiment que ce qu’il y a de moins parfait en lui, » dira plus tard Vittoria Colonna. Sa correspondance témoigne à chaque page de l’attachement profond qu’il porte à son père et à tous les siens, de sa sollicitude touchante pour ses vieux domestiques, leurs veuves et orphelins ; ses aumônes sont aussi abondantes que discrètes. Remarquez toutefois la veine aristocratique qui perce jusque dans ses actes de bienfaisance et de générosité. Il profite du premier argent gagné pour mettre son père à l’abri du besoin : il lui achète une terre « afin qu’il puisse vivre en gentilhomme. » Il veut faire de son neveu Lionardo son héritier universel et le presse de se marier. « Ne regarde pas à la dot, mais au bon caractère de l’épousée. Je pense qu’il y a à Florence plus d’une famille noble, mais pauvre, avec laquelle il serait charitable de contracter une union. On ne dira pas que tu veux t’anoblir par le mariage, car il est bien connu que nous sommes aussi anciens et aussi nobles que qui que ce soit à Florence. » Une autre fois il le charge de rechercher « quelque citoyen nécessiteux qui a des filles à marier ou à placer dans un couvent, et donne-lui des secours secrètement ; mais prends garde aux imposteurs. Je parle de citoyens ; car je sais que ceux-là ont honte de demander lorsqu’ils se trouvent dans la gêne. » Ou bien encore : « Je te saurai gré de m’apprendre si tu entends parler de quelque citoyen noble qui est dans la misère, notamment de ceux qui ont des enfans à la maison, pour que je puisse leur venir en aide. Aie soin de donner là où il y a besoin réel et non par considération de parenté ou d’amitié, mais par l’amour de Dieu. Ne dis pas d’où vient le secours. »

C’est aussi à ce même neveu qu’il écrit un jour : « Dis au prêtre (Fattucci) de ne pas adresser Michel-Angelo scultore, car je ne suis connu ici que comme Michel-Angelo Buonarroti. Je n’ai jamais été peintre ni sculpteur comme ceux qui en font boutique (come chi ne fà bottega). Je m’en suis toujours bien gardé pour l’honneur de mes parens et de mes frères. J’ai été au service de trois papes, il est vrai, mais j’y ai été forcé. » Parole curieuse, prononcée au déclin de la vie, mais qui éclaire tout un passé, et principalement ces années orageuses de la jeunesse que j’étudie en ce moment.

Avec les idées et les mœurs de nos jours, il nous faut quelque effort pour nous représenter au juste le rôle et le milieu social de ces maîtres italiens du quattrocento, moitié artistes et moitié artisans : marchands ayant leur bottega sur la rue, chefs d’atelier se faisant payer par les élèves (garzoni) le prix de l’apprentissage, entrepreneurs passant avec leurs cliens des contrats minutieux pour chaque commande et fourniture. Dans ces contrats tout est prévu et réglé : les dimensions de la sculpture ou de la peinture à livrer, le nombre des figures, leurs attributs, la qualité des couleurs, surtout celle du bleu de mer et de l’or. On s’engage naïvement à faire aussi bien que tel maître renommé, à faire même mieux, « tout aussi bien que qui que ce soit : » ainsi s’exprime encore Léonard de Vinci dans sa fameuse lettre à Louis le More ! On est payé quelquefois (pour une partie du moins) en denrées et en vêtemens ; et malgré le prix convenu d’avance, on est souvent forcé à se soumettre après coup à la décision des experts et des vérificateurs. On travaille surtout pour la signorie, autant dire pour le municipe, pour les communautés religieuses ensuite, enfin pour les particuliers, riches marchands ou banquiers. Volontiers aussi on se rend à tel appel venant « du dehors, » d’une ville voisine et même rivale, pour décorer une église ou une chapelle ; mais, l’ouvrage terminé, on a hâte de rentrer dans sa « patrie, » dans sa famille et dans sa bottega. Je ne parle pas de fra Angelico, de Lorenzo Monaco et de leurs semblables : ces humbles moines ne travaillent en général que pour leur ordre et pour la gloire de Dieu.

Vers le milieu du quattrocento, les communes, les républiques, après une existence longtemps prospère et agitée, déchoient, s’affaissent, disparaissent même peu à peu, et à leur place s’élèvent les puissantes maisons des Médicis, Sforza, Gonzague, Este, Bentivogli, Montefeltri, Malatesta, etc. Ces cours princières, auxquelles il convient d’ajouter celle des papes depuis leur restauration à Rome, s’entourent, par goût aussi bien que par politique, de toutes les splendeurs qui ont fait la gloire des cités libres et attirent les artistes. Les artistes arrivent en foule, exécutent les travaux commandés, cherchent à plaire et à faire fortune. La fortune suprême, c’est de demeurer à poste fixe auprès d’un prince amoureux de « belles choses : » Mantegna s’est ainsi attaché aux Gonzague, Léonard de Vinci aux Sforza, Cosimo Tura aux Este, Francia aux Bentivogli, Mino ou Pinturichio aux maîtres du Vatican. Une espèce de domesticité artistique s’établit de la sorte, agréablement tempérée, il est vrai, par cette bonhomie, par cette facilité des rapports, qui est un des traits charmans de l’époque. On s’efforce de satisfaire à tous les caprices du mécène, mais on attend aussi beaucoup de sa libéralité ; on le lui dit avec ou sans métaphores, mais toujours sans vergogne, et parfois sur un ton bien lamentable. L’exemple en a été donné de bonne heure : il y a déjà longtemps que ce drôle de génie, fra Filippo Lippi a écrit à Piero di Medici une lettre « pleine de larmes » pour l’apitoyer sur sa propre misère et celle de ses six nièces « toutes nubiles et pas encore mariées ! » Déçu dans ses espérances, on change de place et de protecteur, on va d’une ville à l’autre pour faire offre de son talent, comme les condottieri auparavant l’ont tait de leur épée, les humanistes de leur éloquence. Léonard de Vinci se met tour à tour, et avec une désinvolture qui ne choque personne, au service de Louis le More, de César Borgia et du roi de France, l’envahisseur de Milan. On devient indifférent à la patrie, à la cité natale, indifférent à la liberté ; les liens de famille se relâchent, les mœurs s’émancipent et toute piété s’émousse. Il est bien significatif à cet égard, que le peintre des tableaux les plus religieux de l’époque, le maître même de Raphaël, le Pérugin, est réputé athée. Un moment, les prédications de Savonarole ébranlent encore les esprits et produisent une secousse violente ; quelques rares artistes, un Baccio della Porta, un Lorenzo di Credi, un Botticelli, en reçoivent même une impression profonde et durable. Si toutefois vous demandez après le vrai élève et élu sur lequel le grand dominicain ait laissé tomber son manteau avant de disparaître dans les flammes, vous ne saurez prononcer d’autre nom que celui du jeune Buonarroti.

Il ne participe en rien aux mœurs faciles du temps, et nous ne lui connaissons pas de Fornarina. Défiguré de bonne heure, — privo piangendo d’un bel volto umano, comme il le dit lui-même dans une strophe navrante, — il n’a jamais connu à son cou d’adolescent « la douce chaîne des blancs bras, » dont parlera l’heureux Raphaël Santi[5], et sa jeunesse est sevrée de toute joie et de toute affection tendre. Que d’autres s’ingénient tristement à découvrir je ne sais quel Éros à la fois chaste et pervers[6] dans ses poésies platoniques, — composées presque toutes au déclin de la vie, negli anni assai ; — pour moi, ce qui me trappe dans sa poésie, dans sa correspondance, dans tout son œuvre, c’est de n’y trouver ni mention, ni reflet des auteurs enjoués et badins si en vogue alors, rien qui rappelle Pulci, l’Arioste ou Boccace ; sa lecture favorite, à lui, ce sont les sermons de Savonarole, le poema sacro de Dante, la Bible, l’Ancien-Testament surtout, dont les héros imposans et farouches fascinent son imagination. Gentilhomme, « noble comme qui que ce soit à Florence, » il ne recherche pas les cours princières ; mais il a en horreur aussi la bottega, et non moins en horreur la bohème, s’il est permis d’employer une telle expression en parlant du XVIe siècle. Le zèle de sa maison le dévore : c’est pour la relever qu’il travaille, qu’il tient à être exactement payé et voudrait même « posséder des richesses ; » ses besoins et ses plaisirs personnels sont des plus simples, des plus sommaires. Il n’a pas l’humeur vagabonde d’un Léonard, d’un Pérugin ou d’un Andréa Sansovino, — ce n’est que dans un moment de désespoir, dans un accès de découragement, qu’il formera le projet de Constantinople ou de Paris, pour l’abandonner aussitôt : — ses deux pôles d’attraction restent toujours Florence et Rome, la ville natale qu’il aime en patriote et la ville éternelle qui seule peut lui offrir un champ assez vaste pour ses conceptions gigantesques. Famille, patrie, liberté, honneur, ne sont pas de vains mots pour lui : ils font vibrer tout son être moral, mais le déchirent aussi au milieu des contradictions inéluctables de la vie, et les déchiremens deviendront de plus en plus tragiques à mesure que grandiront les contradictions. Profondément religieux, il a cette soif de l’infini qui est le tourment ainsi que la noblesse des âmes d’élite et les graves problèmes de l’existence, de la création, de la justice et du salut, le préoccupent comme pas un de ses émules et rivaux, j’ose dire comme pas un de ses contemporains en Italie. Il est le Pensieroso de la renaissance.

Dans sa vocation d’artiste, il apporte à tout ce qu’il entreprend, ou seulement essaie, une énergie consciencieuse, un sérieux presque terrible. Et par exemple, ce naturalisme qui est la grande préoccupation du quattrocento, il le pratique tout autrement encore qu’un Donatello, un Uccello, un Pollajuolo, un Andréa del Gastagno : il pousse l’étude de la nature jusque dans ses coins les plus sombres et effrayans, il la poursuit au-delà des limites de la vie et jusque dans les ténèbres de la mort, jusque dans ces cadavres qu’il dissèque, pendant des années, à l’hospice du San-Spirito. Il en est de même pour l’antiquité, dont les modèles de plus en plus connus et appréciés sollicitent les talens du XVe siècle. Michel-Ange ne se borne pas à emprunter seulement à cette antiquité certains détails de décor, d’ajustement, de draperie et d’ornementation, comme l’ont fait jusqu’à lui les « précurseurs de la renaissance : » il se prend corps à corps avec les modèles classiques réunis au jardin de Médicis, et reproduit des centaures, des Cupidons, des Bacchus, des Hercules, en toute liberté et indépendance. Il voit du coup, et dès les premiers essais de Florence, ce qu’un Donatello, ni même un Mantegna n’avaient vu malgré tout leur génie : il comprend et s’approprie le principe fondamental de la plastique ancienne, cette vérité suprême que l’expression de la tête n’est point l’omne tulit punctum de la statuaire, mais que le même souffle de vie doit animer et pénétrer également toutes les parties du corps humain. Il comprend beaucoup moins, en revanche, le principe mystique de l’art chrétien, ou plutôt il ne comprend que trop, et d’intuition, combien cet élément est au fond destructeur de toute forme et un défi porté au monde des sens. Il n’habitera donc jamais les régions éthérées d’Orcagna et de fra Angelico, jamais non plus il ne parlera le langage de symboles et d’emblèmes si cher aux maîtres du trecento : le sculpteur, l’artiste plastique sera, sous ce rapport, plus fort en lui que le disciple de Savonarole, plus fort que le lecteur enthousiaste de Dante. Son empyrée ne sera pas un rêve, une vision, comme chez le Fiesole : il aura les trois dimensions de tout corps, de toute réalité ; ses allégories ne seront pas seulement les signes connus et circonstanciés de certaines idées, comme chez Giotto : elles prétendront en être les personnifications immanentes, absolues…

Il n’est pas cependant aussi loin de la pensée de Giotto et de Giovanni Pisano qu’on serait tenté de le croire à première vue ; il s’approche même d’eux beaucoup par la recherche instinctive d’un art plus idéal et monumental, plus énergique et passionné que n’en connaît la génération de la fin du XVe siècle, la génération de Mino, de Ghirlandajo et de Perugino. Cet instinct se révèle déjà dans le relief des Centaures que conserve encore la Casa Buonarroti, composition toute juvénile, mais stupéfiante de force et d’impétuosité ; il éclate dans sa pleine vigueur le jour où Michel-Ange, à l’âge de vingt et un ans, touche pour la première fois le sol de Rome et peut contempler les ruines grandioses et les marbres merveilleux de la cité éternelle. À cette vue, son génie éclate et le démon intérieur se déchaîne.


V. — LES MARBRES DE ROME (1508).

Une des pages les plus charmantes, les plus sincèrement émues de la littérature humaniste du XVe siècle est, à mon sentiment, le petit écrit de Poggio Bracciolini, intitulé : De fortunœ varietate urbis Romœ. Assis un jour, avec son très honorable collègue Antonio Loschi, sur la colline du Capitole, « comme Marius sur les ruines de Carthage, » le secrétaire apostolique du pape Martin V jette un regard attristé sur cette ville qui autrefois a dominé le monde et qui maintenant est étendue à ses pieds « semblable au corps inanimé d’un géant dépouillé de ses armes et couvert de blessures. » Plus douloureux encore que les bouleversemens venus du dehors, paraissent à Poggio les ravages que la cité n’a cessé d’exercer contre elle-même. Cet édifice en lace, à la double rangée d’arcades, qui sert maintenant de magasin public de sel, c’était jadis le tabularium, — les grandes archives de la république où furent déposés les lois et les traités du peuple-roi dans des tables d’airain ; — le sel ronge les murs, les piliers et jusqu’à l’inscription de l’édifice : ce n’est plus qu’avec peine qu’on peut y déchiffrer le nom de Q. Lutatius Catulus ! .. « La première fois que je suis venu dans cette ville, le temple de la Concorde là-bas (ou plutôt de Saturne) était encore debout et presque entier ; depuis, les habitans ont complètement détruit la belle construction en marbre ; quelques colonnes du portique sont seules restées. » Et l’humaniste poursuit ainsi ses variations pleines d’une mélancolie érudite sur le thème douloureux de locus ubi Roma fuit, énumérant les temples, les portiques, les thermes, les théâtres, les aqueducs, les ports, les palais, tous disparus ou ruinés. Parmi les statues en marbre encore préservées, Poggio ne nomme que cinq, et dans ce nombre les Dioscures (du Monte-Cavallo) alors aux Thermes de Constantin ; le Marc-Aurèle en bronze avait sa place devant le Latran. Il raconte aussi que, de son temps, on avait déterré, dans un jardin auprès de Santa-Maria sopra Minerva, une statue couchée « plus grande que toutes celles qui se trouvent dans la ville, » — le Nil, aujourd’hui un des plus beaux ornemens du Braccio nuovo, — mais que le propriétaire, importuné par les visiteurs que la trouvaille lui attirait, a préféré l’enfouir de nouveau sous terre…

Bien différent de ce tableau, rapporté à l’année 1430 par Bracciolini, était l’aspect que présenta Rome vers la fin du même siècle,.au moment où la connut pour la première fois le jeune Buonarroti (été 1496). Sous le régime des papes humanistes, l’incurie d’autrefois pour les chefs-d’œuvre de l’antiquité avait fait place, dans la ville aux sept collines, à un amour passionné, à un culte presque officiel. On continuait, il est vrai (on continuera encore longtemps, hélas ! ) de ruiner les ruines, d’employer pour diverses bâtisses en construction les pierres et les colonnes du Colisée ou du théâtre de Marcellus ; mais les moindres restes de la statuaire classique étaient, en revanche, recherchés avec ardeur, achetés au prix de l’or, conservés avec un soin jaloux. On fouillait et retournait à cet effet le sol de Rome et de la campagna ; Ostie surtout était une mine inépuisable de sculptures précieuses. Déjà Nicolas V avait mis les premiers fondemens du musée Capitolin que Sixte IV a enrichi dans la suite ; Paul II s’est fait un autre musée dans son palais de Saint-Marc. À l’exemple des pontifes, tous ceux qui, à Rome, se piquaient de goût et de culture, — les cardinaux Riario, Savelli, Grimani, l’évêque Colocci, — tenaient à honneur d’avoir leurs collections d’anticaglie, selon l’expression du temps. Le plus heureux, le plus intelligent de ces collectionneurs est le cardinal Giuliano della Rovere, évêque d’Ostie et futur pape. Ballotté par la tourmente politique sous le règne du Borgia, réfugié même à ce moment en France, il n’en a pas moins su réunir dans son splendide palais de Santi-Apostoli (Colonna) ou dans sa demeure cardinalice, près San-Pietro-in-Vincoli quantité de ces marbres magnifiques qui formeront bientôt la splendeur du Belvédère.

Avec les moyens d’information dont nous disposons aujourd’hui, il n’est malheureusement pas possible de dresser la liste exacte des sculptures antiques que possédait Rome dans les dernières années du XVe siècle ; mais il est bien hors de doute que, pour le nombre comme pour la qualité, elles dépassaient incomparablement toutes celles que Laurent le Magnifique a pu réunir à Florence. Dans le jardin des Médicis, le jeune Michel-Ange n’avait eu devant lui, en somme, que des modèles de second ou de troisième ordre[7] : ce n’est que sur les bords du Tibre que lui furent révélés les vrais chefs-d’œuvre de l’art classique, et la tradition a recueilli plus d’une parole ailée et ravie prononcée par lui au sujet de mainte pièce conservée de nos jours au Vatican. Ajouter à cela l’effet que produit déjà la ville éternelle par elle-même, avec ses monumens et ses ruines, avec ses souvenirs et ses horizons, l’espèce de secousse et d’agrandissement, selon le mot heureux de Goethe, qu’elle ne manque jamais de donner à toute âme bien née : et vous vous douterez de la révolution immense qui dut s’accomplir alors dans l’esprit de l’élève de Bertoldo.

Je n’ignore pas que des critiques autorisés ont imaginé récemment de faire honneur de cette révolution à une autre ville que Rome et à des modèles tout autres aussi : les sculptures fougueuses et superbes de Jacopo délia Quercia au portail de San-Petronio auraient, dès 1494, frappé les regards et transformé le talent de Michel-Ange adolescent, pendant les quelques mois passés alors à Bologne. Si j’ose pourtant ne pas me ranger à une opinion très en faveur aujourd’hui, c’est que les productions sorties des mains du jeune Buonarroti à Bologne même, en 1494, ou immédiatement après à Florence[8], ne me semblent encore en rien dénoter ce changement de style qui, en revanche, devient manifeste à partir de l’époque romaine. Je suis loin de nier l’influence et les fortes réminiscences même du vieux sculpteur siennois dans l’œuvre de Michel-Ange ; mais (à part peut-être quelques détails de draperie et d’ajustement) elles n’éclatent véritablement, je pense, que depuis la voûte de la Sixtine, après le second séjour de Bologne, celui de l’année 1507, séjour tout autrement prolongé et marquant, pendant lequel fut élaborée la statue en bronze de Jules II. Certains grands côtés des anciens maîtres toscans (non-seulement de Jacopo, mais de Donatello aussi et de Ghiberti), passés d’abord inaperçus par l’élève de Bertoldo, furent, dans la suite, nombre même d’années après, mieux sentis et assimilés par l’artiste avancé dans l’âge et dont le champ visuel s’était prodigieusement élargi sur les bords du Tibre ; mais c’est de ces bords, il faut hardiment l’affirmer, que sont venues l’impulsion décisive et l’initiation en toutes choses. Pour le génie de Michel-Ange, comme pour celui de Bramante et de Raphaël, la cité éternelle a été la suprême révélatrice et la vraie Alma parens : « S’étonner, — écrira le vieux Buonarroti lui-même près de quarante ans plus tard, — s’étonner que Rome produise des hommes divins, autant vaut s’étonner que Dieu fasse des miracles ! .. » Il adressera ces paroles emphatiques, bien improprement, il est vrai, au fameux ser Tommao de’ Cavalieri ; mais on ne se trompera guère en les appliquant à l’architecte de Saint-Pierre, au peintre de la Dispute et au sculpteur de la Pietà.

Parmi les chefs-d’œuvre anciens que le jeune Buonarroti connut dès ce premier séjour à Rome, nous pouvons maintenant nommer avec certitude la radieuse statue du fils de Latone, qui tient encore aujourd’hui la place d’honneur au Vatican[9]. Découverte quelques années auparavant dans une des nombreuses tenute suburbaines du cardinal Giuliano délia Rovere (probablement à Grotta Ferrata), elle ornait alors le jardin de sa demeure près de l’église San-Pietro-in-Vincoli… Il est de mode, depuis quelque temps, de déprécier cet Apollon jadis tant exalté, de le proclamer trop travaillé et musqué, voire avantageux et poseur. « Il ne lui manque que le grand cordon d’un ordre étranger, » me disait dernièrement, pour bien me narguer, un ami et juge excellent. Nous sommes devenus très difficiles et importans, insolemment dégoûtés même, depuis qu’un hasard magnanime nous a fait connaître les marbres d’Elgin, la Vénus de Milo et l’Hermès de Praxitèle ; nous craignons d’être dupes d’un enthousiasme mal informé, et nous croyons faire preuve de supériorité en brûlant ce qu’avait adoré Winckelmann. Je me demande pourtant si même aujourd’hui nous connaissons de par le monde une statue antique qui surpasse ou égale l’Apollon du Vatican comme incarnation de la beauté humaine, de la beauté virile, « nue et revêtue seulement d’un immortel printemps, » pour emprunter le langage de ce bonhomme de Winckelmann : je parle, bien entendu, d’une statue présente et réelle, d’une figure en ronde bosse entière et complète, non pas d’une entité esthétique qu’à grand renfort de déduction érudite nous nous plaisons à construire d’après tel passage de Pausanias ou de Pline, d’après tel relief ou fragment de buste et de torse recueilli à l’Acropole ou à Olympia. Tous les verba magistri de l’Université ne m’empêcheront pas de partager le sentiment des contemporains de Jules II et de trouver à l’Apollon du Belvédère une poésie ineffable, un rayonnement merveilleux. N’est-il pas merveilleux aussi que le dieu de la lumière et des arts, que le grand Musagète soit précisément sorti de terre soudain à cette heure solennelle de la renaissance, qu’il ait pris domicile chez le Rovere et reçu les premiers hommages de Michel-Ange ?

L’hommage, ce fut de s’inspirer de ce dieu de la lumière pour la figure du Christ dans le groupe de la Pietà (1498-1499)… Si la remarque n’en a été faite dès longtemps, il faut en chercher la cause, je crois, dans l’incertitude où nous étions encore tous naguère sur l’époque où fut découvert l’Apollon ; dans le malencontreux emplacement aussi que le marbre de Buonarroti a reçu à Saint-Pierre. Contraste bizarre, en effet, et qui a presque l’air d’une profonde malice du sort : le Moïse, conçu originairement comme planant de haut, au second étage du colossal mausolée, à une élévation de quinze pieds, pose devant nous lourdement, pesamment, au ras du sol, dans le monument écourté de Jules II ; tandis que le groupe de la Pietà, destiné à être vu de plain-pied, a été exhaussé sur un autel énorme, de façon à disparaître aux regards ; la figure du Christ surtout en est devenue presque invisible. Si pourtant, à force de vous tourner et contourner, vous parvenez à saisir cette admirable figure dans ses détails et dans son unité, vous reconnaîtrez sans nul doute que jamais Michel-Ange n’a rendu aussi heureusement la beauté humaine en toute grandeur et simplicité, que jamais non plus il n’a atteint ou seulement visé une distinction, une élégance à ce point parfaite. Nulle trace ici de cette impétuosité et redondance musculaire qui marque si fortement, et souvent dépare si étrangement ses anatomies formidables ; les chairs ont une délicatesse veloutée et exquise ; le poli, d’un soin, d’une harmonie incomparables, crée au fils de l’homme comme une atmosphère lumineuse qui le relève et le détache de l’ensemble de la composition… Or, beauté, élégance, finesse de travail et polissure splendide : ne sont-ce pas là aussi les qualités qui, dès le premier abord, vous frappent dans la statue du Belvédère ? Et puisqu’il est convenu que dans cette Pietà la sculpture de la renaissance a approché de l’idéal classique comme dans aucune autre de ses créations, puisque quatre siècles n’ont cessé de le proclamer et que déjà Condivi a dit quelque chose de semblable : où voulez-vous que Buonarroti ait cherché son modèle antique, si ce n’est dans le jardin du cardinal Giuliano délia Rovere, près San-Pietro-in-Vincoli ?

Un Christ descendu de la croix, un Christ mort, dénudé et pourtant beau, beau non-seulement d’expression et de traits, mais beau de corps, beau comme l’Apollon : c’est ainsi que Michel-Ange a osé concevoir un sujet, dans lequel ses prédécesseurs n’avaient vu qu’un thème déchirant et lugubre. Toute marque d’agonie, de souffrance ou seulement de raideur cadavérique est soigneusement écartée de ces formes restées divines malgré le trépas ; les stigmates manquent, ainsi que le plus léger rappel du supplice[10] ; l’auréole manque également, ou plutôt elle est répandue sur tous les membres et les couvre d’un poli vibrant qui est comme le parfum de l’âme, comme cette ambroisie dont Homère enveloppe parfois les dieux de son Olympe. Avec sa tête doucement rejetée en arrière, avec ses cheveux bouclés et le visage presque imberbe, avec ses jambes et ses bras plutôt abandonnés qu’affaissés, le Christ mort semble redevenu enfant, l’enfant jadis couché dans le sein de la mère, dont le vaste manteau aux plis larges et lourds lui forme un fond sombre et massif. La mère est jeune, elle aussi, jeune et belle comme au temps où elle berçait Jésus sur ses genoux : son visage incliné exprime plus d’amour encore que de tristesse ; la main gauche seule, étendue et ouverte, a un geste accentué, un geste qui dit : y a-t-il douleur comparable à ma douleur ? .. C’est avec cette mesure tout antique que l’artiste a traité l’immense tragédie de Golgotha, c’est dans ce langage de Sophocle qu’il a raconté la Passion ! « Les chrétiens des premiers temps, a-t-on dit avec bien de la justesse, les chrétiens qu’animait encore le souffle de l’art classique, n’auraient pas autrement figuré la Pietà. » Et, en effet, devant cette œuvre de Michel-Ange, la pensée se reporte involontairement vers telle suave peinture entrevue aux catacombes, vers telle mosaïque du Bon Pasteur dans le mausolée de Galla Placidia à Ravenne.

La Pietà fut une des dernières créations du jeune Buonarroti pendant ce séjour dans la ville éternelle à la fin du XVe siècle ; ses premiers ouvrages romains sont loin de présenter le caractère d’apaisement, j’allais presque dire d’attendrissement, qui nous captive et nous surprend dans son groupe de Saint-Pierre. Son Cupidon (ou plutôt Apollon ? ) et son Bacchus, exécutés tous les deux auparavant (1497-1498) pour Jacopo Galli[11], ont au contraire cet accent aigu de tension et de tourment qui ne fera que grandir dans la suite et deviendra la marque indélébile de son génie prométhéen… Que l’on voudrait bien pouvoir suivre les évolutions de ce génie pendant ces cinq années de Rome (1496-1500) ; qu’on aimerait aussi à connaître l’impression que lui faisaient alors les hommes et les choses sur les bords du Tibre ! Alexandre VI régnait, et César Borgia inaugurait sa carrière de perfidies et de crimes. Le 14 juillet 1497, avait lieu cet assassinat du duc de Gandia, par César, qui mit le monde dans l’épouvante et que le maître des cérémonies Burchard a noté dans un style si placide. Le sol italien tremblait encore sous la violente secousse que lui avaient imprimée les armées de Charles VIII, en passant et en repassant comme un cyclone, et on était constamment dans l’attente d’autres invasions. De Florence arrivaient tous les jours des nouvelles émouvantes, passionnantes sur la lutte des piagnoni et arrabiati, sur les triomphes et les extravagances de Savonarole…

Michel-Ange n’était pas un piagnone, un partisan fanatique et actif du réformateur ferrarais : pendant toute cette lutte mémorable à Florence, il est resté tranquillement dans la ville aux sept collines, occupé de ses travaux et soucieux de son art. On se trompe étrangement, en voulant faire de lui un républicain conséquent, intransigeant, avide d’action et de combat : il était artiste avant tout et ne donnait dans la politique que par accès et par bonds, en en éprouvant presque aussitôt des regrets et ne s’interdisant jamais le retour aux « tyrans. » Sa dévotion au prieur de Saint-Marc ne l’empêchait pas de solliciter une commande du cardinal Raffaele Riario, ni d’en accepter une (pour la Pietà) du cardinal de Saint-Denis, comme plus tard, tout en dirigeant la défense de San-Miniato, il continuera à travailler au mausolée des Médicis. Il n’en est pas moins vrai cependant qu’il avait pour Savonarole une admiration profonde et ardente ; il l’a gardée tout le long de sa vie. Son frère aîné Léonard s’était fait dominicain, entraîné par l’éloquence du moine tribun ; lui-même était resté en rapport et communication avec Sandro Botticelli, alors très engagé parmi les piagnoni, et il écrivait à son autre frère (mars 1497) d’employer tous les moyens pour faire venir à Rome le « saint » fra Girolamo : le naïf homme de génie croit qu’il suffirait de quelques sermons du prophète pour que tout le monde « l’adorât » sur les bords du Tibre !

C’est pour le cardinal de Saint-Denis, je viens de le dire (plus exactement, le cardinal Jean Villiers de La Groslaie, abbé de Saint-Denis et ambassadeur de France), que le jeune Buonarroti a exécuté la Pietà, et nous sommes encore en possession du contrat passé au nom de l’artiste (alors absent à Carrare), par son ami Jacopo Galli qui ajoute pour son compte : « Et moi, Jacopo Galli, je promets à sa très Révérende Seigneurie que ledit Michel-Ange achèvera ladite œuvre dans un an et qu’elle sera le plus bel ouvrage de marbre à Rome, et qu’aucun maître vivant ne pourra faire aussi bien. » Le contrat porte la date du 26 août 1498. Trois mois auparavant (23 mai), Savonarole avait péri sur le bûcher… Est-il téméraire de supposer que l’ombre du martyr a plané sur un travail entrepris si tôt après la catastrophe, que ce souvenir poignant a détendu pour un moment l’âme toujours raidie du titan, et a inspiré une œuvre où la résignation chrétienne est venue harmonieusement se combiner et se fondre avec la sérénité classique ? Chose étrange, la moins typique à certains égards, la moins michelangelesque des productions de Buonarroti en est peut-être aussi la plus personnelle et intime. C’est la seule aussi qu’il ait jamais signée de son nom : on le lit sur la ceinture en sautoir de la Vierge.

Sans atteindre la touchante poésie et l’ampleur grandiose de cette Mater Dolorosa, la Madone de Bruges et les deux Reliefs en rond du Bargello et de la National Gallery (la Vierge, l’Enfant et saint Jean) ont avec la Pietà une telle parenté de sentiment et d’exécution, que je n’hésiterais pas à les rapprocher aussi pour le temps et le lieu, et à les dater également des derniers mois de ce séjour de Rome. Ces quatre sculptures religieuses constituent un groupe distinct dans l’œuvre de Buonarroti[12], et représentent dans l’histoire de son art une phase courte, presque fugitive, mais qu’on est heureux de connaître et que parfois même on se surprend à regretter. C’est le moment, en effet, où pensée et forme apparaissent chez l’immortel Florentin dans un équilibre pariait, où tout est mesure, harmonie et clarté : moment unique, introuvable, que l’on voudrait retenir plus longtemps, conjurer avec le cri de Faust : « Arrête, ne passe pas, tu es si beau… » Vains appels ! Il était dans la destinée de la Pietà de n’être qu’un hors-d’œuvre dans le labeur immense de ce génie — ostendunt fata ! — et c’est, une esthétique tout autre que l’élève de Bertoldo devait retirer des marbres de Rome.

Il en tira d’abord l’enseignement capital que les anciens, les maîtres, — maestri di color che sanno, — faisaient plus grand que nature, que leur art plastique, tout comme leur art scénique, avait son cothurne de rigueur. Ces « colosses » de Dioscures, cet Apollon, ce Nil, etc., appartenaient manifestement à une humanité différente de la nôtre, à une humanité idéale, exhaussée, dépassant non-seulement en splendeur, mais aussi en proportions la réalité qui nous entoure, celle que les naturalistes du quattrocento reproduisaient avec tant de candeur et de diligence. — Il reconnut ensuite qu’à une humanité ainsi grandement conçue, les anciens avaient entendu prêter une vie à l’avenant, une animation intense, une énergie débordante, un accent passionné, dramatique. Ces Dioscures font sentir à leurs coursiers toute la force de la bride, et imposent obéissance avec une fougue courroucée ; cet Apollon est tout mouvement et pétulance : on croit entendre jusqu’au son des flèches agitées dans le carquois, l’ἔκλαγξαν. — Enfin, il comprit de bonne heure, je l’ai déjà dit, le puissant moyen d’action et d’expression que donnait aux anciens le dévêtement traditionnel de leurs statues : toutes les parties du corps, fièrement dénudées, étaient appelées à refléter et à développer le motif de l’œuvre et sa pensée maîtresse. Depuis la plante des pieds jusqu’à cette pelote de cheveux surmontant le front comme une flamme, tout dans l’Apollon est vibrant d’émotion et de triomphe ; depuis la plante des pieds jusqu’à la coiffure et à la barbe ruisselantes, tout dans le Nil respire fécondité, abondance et vigueur… Le colossal, le pathétique et le nu : tels sont les trois grands principes que Buonarroti a cru abstraire des marbres de Rome, et qui deviendront aussi désormais les élémens constitutifs de son art à lui. Qu’il manie l’ébauchoir ou le pinceau, qu’il emprunte son sujet au monde classique ou au monde chrétien, — ou bien encore à un monde tout nouveau, inconnu, qui le hante et le tourmente, — partout et, toujours, il appliquera dorénavant ces trois principes fondamentaux. Il ne les démentira jamais, ne les fera plier en aucune circonstance, trop souvent même il lui arrivera de les exagérer, — et alors le colossal touchera de bien près au monstrueux, le pathétique au bizarre, au convulsionné ; et l’exubérance des muscles et des formes plastiques ne servira qu’à obscurcir la pensée de l’œuvre, au lieu de l’accentuer et de la rendre plus saisissante.

Prenez par exemple le David, la première création importante de Michel-Ange lors de son retour de Rome en 1501. Après la Judith, le jeune triomphateur de Goliath était évidemment le plus populaire des héros bibliques chez les Florentins du XVe siècle, et le Bargello conserve jusqu’à trois reproductions charmantes de ce sujet : deux de la main de Donatello et une de Verrocchio ; j’ai gardé aussi le souvenir d’un délicieux petit cadre de Pollajuolo, un des bijoux du musée de Berlin. Ce que les vieux maîtres toscans ont surtout vu dans une telle donnée, c’est l’enfant humble et chétif qui, par un grand miracle de Dieu, est sorti vainqueur d’un combat avec un formidable géant. Il est tout grêle et court-vêtu dans l’œuvre de Verrocchio, il a presque l’air d’une fillette ; ainsi l’a également conçu Pollajuolo. Si Donatello l’a dévêtu dans l’un de ses exemplaires (celui en bronze), ce n’est pas certes pour faire étalage de sa puissance musculaire, c’est pour indiquer son état de pauvre pâtre, délicat de corps et couvert seulement d’un chapeau contre les ardeurs du soleil. Les deux sculpteurs aussi bien que le peintre ont invariablement choisi le moment du repos, le moment après la lutte : le jouvenceau pose son pied sur la tête du monstre et paraît tout étonné, presque effrayé de sa victoire… Combien différent est le David de Buonarroti ! C’est un colosse d’abord, et l’artiste veut tenir la gageure impossible de nous faire accepter pour une figure d’enfant une statue haute de dix-huit pieds ; à la vue d’un pareil bambino, on se demande avec stupeur de quelles proportions était : alors son adversaire le Goliath ? Il est tout nu ensuite, des pieds jusqu’à la tête ; il fait voir complaisamment la science anatomique du sculpteur, science merveilleuse, incomparable. Enfin, il a le front plissé, le regard sombre, la bouche contractée, et l’air fier, provocant : il est représenté là, — chose remarquable ! — avant la victoire, au moment pathétique de l’attaque… Est-ce bien le David de la Bible ? Le populaire de Florence ne l’a jamais désigné autrement que du nom d’il gigante ; un ancien l’eût certainement appelé l’Athlète ou le Gladiateur.

Dans le Bacchus et le Cupidon, exécutés encore à Rome pour Jacopo Galli, et tous les deux d’une originalité si bizarre ; dans l’Adonis du Bargello, dans l’ébauche hardie de Saint Mathieu de l’académie de Florence, ainsi que dans ce qui nous est rapporté du fameux carton de la Guerre de Pise, à jamais perdu, on reconnaît sans peine les mêmes traits de conception grandiose inspirée par les marbres de Rome : dans le projet de tombeau pour le pape Jules II, en 1505, la tendance est déjà tout à fait au démesuré et au titanique. Et ici il importe de noter une découverte mémorable qui eut lieu le 14 janvier 1506, pendant que Michel-Ange travaillait au mausolée dans son studio près du Vatican, et que ses blocs de Carrare jonchaient la place de Saint-Pierre. Cette découverte fut un véritable événement dans le monde de la renaissance, et Buonarroti n’y demeura point étranger.

« J’étais enfant alors à Rome, — écrivait soixante ans plus tard Francesco da San-Gallo, le fils de l’architecte Giuliano, — lorsqu’un jour il fut mandé au pape qu’on avait déterré d’excellentes statues dans une vigne près l’église Santa-Maria-Maggiore. Le pape envoya immédiatement un palefrenier à Giuliano da San-Gallo pour lui dire d’aller voir ce qui en était. Michel-Ange Buonarroti était notre hôte assidu, et se trouvait juste à ce moment dans notre maison ; aussi mon père l’engagea-t-il à nous accompagner. Je montai en croupe derrière mon père, et c’est ainsi que nous nous sommes rendus sur les lieux indiqués. À peine qu’il fut descendu du cheval et eut jeté un regard sur les figures, mon père s’écria : c’est le Laocoon dont parle Pline. On procéda aussitôt à l’élargissement de la fosse pour en retirer les statues ; après les avoir bien examinées, nous sommes rentrés souper, en causant toujours de l’antiquité. »

Jamais monument ancien n’a produit autant d’émotion, soulevé autant de transports que ce groupe de marbre découvert dans la vigna de sette sale. « Tout Rome, écrit aussitôt Sabadino degli Arienti à Isabelle de Mantoue, — tout Rome, cardinaux et peuple, court jour et nuit à la vigna : on dirait un jubilé. » Une inscription tumulaire, qu’on lit encore aujourd’hui dans l’église Araceli au Capitole[13], promet « l’immortalité » à Felice de Fredis, l’heureux possesseur de la vigne, ob proprias virtutes et repertum Laocohontis divinum simulachrum. Jules II s’empressa d’acquérir à tout prix la précieuse trouvaille et de lui faire construire un édicule spécial, une capelletta, au Belvédère. Sadolet, l’humaniste illustre et futur cardinal, la célébra dans des vers latins qui coururent le monde et que Lessing encore a trouvés dignes d’éloge. À peine arrivé au Vatican comme otage (1510), Frédéric de Gonzague, un enfant de douze ans, ne rêvera qu’à faire exécuter pour sa mère une copie de cette opera divina ; le vainqueur de Marignan, cinq ans plus tard, aimera mieux demander tout simplement l’original, lors de sa rencontre avec Léon X à Bologne : et l’on s’imagine l’embarras du pontife devant un monarque aussi puissant qu’indiscret… La popularité de Virgile, la précision de Pline, l’émouvant du sujet, la grandeur de la conception et le fini du travail, tout se réunissait pour subjuguer les esprits à la vue d’une pareille œuvre. « Le choix du moment, dans cette composition, n’a pas son égal au monde : les contrastes dramatiques deviennent ici les plus beaux contrastes plastiques ; l’inégalité des deux fils, quant à l’âge, à la taille et à la force de résistance, se trouve merveilleusement balancée par la terrible diagonale que forme la figure du père : ce groupe est, déjà comme groupe, d’une perfection absolue. Que si maintenant vous vouliez passer au détail et vous interroger sur le pourquoi de chaque motif, sur le degré du mélange des souffrances physiques et morales qui sont là présentes à vos yeux, de véritables abîmes de science artistique s’ouvriront alors devant vous. » Ainsi s’exprime encore de nos jours, à l’égard du Laocoon, un juge des plus compétens et assurément le moins porté à la phrase et à l’emphase[14]. Quoi d’étonnant dès lors que les hommes de la renaissance aient crié au « prodige, » et que le travail des trois sculpteurs rhodiens leur parut réaliser tout ce que les anciens nous ont raconté du génie d’un Phidias et d’un Praxitèle ? En 1522, sous le pontificat d’Adrien VI, les ambassadeurs vénitiens mandaient de Rome à la Signorie : « Personne ici ne pense plus à l’Apollon, naguère encore si célèbre ; le Laocoon l’a complètement éclipsé… »

Le prodige, — il portento, — c’est ainsi, en effet, que Michel-Ange a surnommé l’œuvre d’Agésandre et de ses collaborateurs. Il eut pour ce marbre un respect religieux, eut peur d’y toucher ; lui, qui a restauré avec amour nombre de statues antiques, il désespéra de remplacer le bras manquant du prêtre troyen. N’était-ce pas un miracle, en réalité, que cette découverte faite sous ses yeux dans la vigne de Felice de Fredis et qui parut bien comme la consécration providentielle de toutes les idées qu’il s’était formées de longtemps sur les conditions véritables du grand art ? Le nu, le colossal et le pathétique, n’est-ce pas là ce qu’enseignait ce groupe avec la puissance et l’autorité du plus sublime des chefs-d’œuvre connus ? Et chose non moins merveilleuse : dans l’espace de quelques années, un peu avant ou un peu après le Laocoon, d’autres chefs-d’œuvre, à divers degrés appréciés et exaltés, — le groupe de l’Antée, le Torso du Belvédère, la Cléopâtre, le Tibre et le Nil, — étaient successivement exhumés de ce sol fertile de Rome, tous portant le même caractère et le même précepte ! Tous ces marbres ne semblaient sortir de leur tombe que pour témoigner en faveur de l’idéal conçu par Buonarroti. Cet idéal qu’il avait entrevu dans son David, qu’il avait rêvé dans son projet du mausolée, il va enfin le réaliser par un travail acharné de cinq ans dans la chapelle mystérieuse, son antre du Carmel, comme on l’a si bien appelée. Il y vivra comme Élie, et n’y aura pour interlocuteurs que les prophètes et les sibylles.


VI. — UNE VUE SUR LE « RINASCIMENTO. »

Il y avait peu de monde cet après-midi dans la Sixtine, et j’ai pu, sans être trop dérangé, repasser avec loisir les peintures de la voûte. Grâce aux relations déjà anciennes avec le custode, j’ai pu monter aussi tout en haut, sur la galerie qui longe les parois sous les fenêtres. On est très mal à l’aise sur ce balcon horriblement étroit ; encore ne voit-on de là que quelques parties seulement de l’œuvre immense : mais on les voit de près, en toute splendeur et terribilità. L’élévation du lieu, où ne pénètrent plus les conversations insipides d’en bas ; la solitude presque assurée (car rarement touriste affronte la fatigue de la montée) ; le jeu des rayons du soleil avec les couches de poussière et de toiles d’araignées qui forment comme une atmosphère vaporeuse et pailletée d’oraux figures apocalyptiques dont vous êtes entouré : tout cela produit une sensation indicible et ne laisse pas de vous plonger dans des rêveries étranges… Au bout d’un certain temps il m’a semblé que je me trouvai sur le fameux « pont » construit au mois d’août 1508 par les soins de Michel-Ange, pour l’installation de ses travaux. J’étais blotti dans un coin, haletant et osant à peine respirer : à quelques pas de là, le maître immortel pointait son carton sur un pan de mur fraîchement recouvert de chaux humide. Tout à coup, une ombre vint se dresser derrière l’artiste et, lui touchant l’épaule, s’exprima ainsi qu’il suit : — « Vous vous trompez, Buonarroti, et bien d’autres encore se trompent avec vous. Vous prenez pour l’épanouissement suprême et l’apogée du grand art ce qui n’en a été que le déclin, voire la décadence. Vos prodiges du Belvédère, — le Laocoon, le Torso, l’Apollon, — n’ont rien de commun avec l’âge d’or de la statuaire, avec ce siècle de Périclès, dont vous entretiennent les Poliziano, les Bembo et les Castiglione, sur la foi de leurs auteurs. Vous n’avez là devant vous que des œuvres d’épigones, de l’école de Rhodes ou de Pergame, de l’époque posthume du vrai génie hellénique. La source des hautes inspirations était tarie, la flamme divine éteinte depuis longtemps, quand ces tard-venus d’une floraison sans pareil ont voulu suppléer par la force ou par la finesse, par la passion ou par la grâce, à la touchante simplicité et à la beauté sévère que les maîtres d’autrefois avaient su donner à leurs conceptions sublimes. De ces maîtres d’autrefois, l’Italie ne possède plus une seule œuvre authentique et originale. La pensée d’un Polyclète ou d’un Praxitèle survit peut-être et reluit parfois dans tel marbre de Rome représentant un athlète, un satyre, ou une Vénus ; mais le travail en est postérieur, la plupart du temps des Césars : c’est un travail de seconde ou de troisième main, une reproduction d’ordinaire faible et malhabile faite d’après un modèle ancien inimitable et maintenant disparu. Vous ne voyez partout que les copies seulement des chefs-d’œuvre évanouis, le plus souvent même les copies des copies…

« Le grand art existe pourtant encore sur cette terre, Buonarroti ; le siècle de Périclès est toujours debout, resplendissant dans la plus magnifique de ses créations ! .. Là-bas, à deux jours du détroit de Messine, sur un rocher nu et brûlé par le soleil, se dresse le Parthénon presque intact, avec ses métopes, avec ses frises et ses tympans. Le Turc en est maintenant le gardien indifférent — ce sultan Bajazet chez lequel vous avez voulu prendre du service dans un moment de défaillance ; — mais il y a cinquante ans à peine, les maîtres de l’Acropole étaient des chrétiens, des Italiens. Il y a cinquante ans, une famille florentine, bien connue de vous et qui a bien mérité aussi des lettres, les Acciaiuoli, régnait à Athènes, avait aux Propylées sa résidence déjà séculaire. Les relations entre la Toscane et l’Attique étaient animées et fréquentes, le goût des belles choses très répandu, la passion de l’antiquité dans toute son effervescence : et ce sera encore l’étonnement insigne des siècles futurs, qu’aucun des nombreux visiteurs de l’Acropole sous les Acciaiuoli n’ait été frappé de la majesté incomparable des sculptures de Phidias, n’en ait signalé la présence, rapporté la bonne nouvelle au monde du Médici et de Palla Strozzi. La postérité aura également de la peine à comprendre que les temples de Paestum aient pu échapper à l’attention de vos architectes, si admirables par le génie et l’application. Brunellesco, Alberti, San-Gallo, Bramante, ont compulsé Vitruve avec ardeur, ont mesuré tout fût de colonne, examiné avec soin chaque base et chaque chapiteau qu’ils voyaient gisant sur le sol de Rome, sans même se douter que trois periptères, les plus glorieux exemples de l’architecture dorique, se trouvaient là à leur portée, sur la terre italienne, à quelques pas de Salerne… Pendant une longue suite de générations encore, ces merveilles de Posidonia et du Pirée solliciteront en vain le regard de vos artistes, la curiosité de vos humanistes, un jour même, — jour à jamais néfaste ! — le boulet d’un amiral vénitien viendra frapper le Parthénon et détruire le plus auguste monument de la grande antiquité : et cet immense désastre passera inaperçu, ne trouvera aucun écho de douleur, dans un siècle classique entre tous et fier comme nul autre de son culte pour les Grecs et les Romains ! ..

« C’est que votre méprise, Buonarroti, a été celle de tout le monde, de tous les brillans esprits qui ont inauguré en Italie le retour vers l’idéal classique, l’étude enthousiaste de ces modèles d’harmonie et de beauté que les anciens ont laissés dans leurs œuvres. L’enthousiasme fut, dès l’origine, tumultueux et confus : on ne sut distinguer les mérites divers ni les phases multiples d’un vaste développement qui a eu sa jeunesse, sa maturité et sa décadence ; et on s’est attaché de préférence aux productions du déclin, de l’époque alexandrine ou romaine, parce qu’elles étaient plus répandues, plus accessibles, plus faciles à comprendre, plus aisées aussi à imiter. Virgile, que votre Dante déjà avait pris pour guide, pour « son auteur, » l’emportera ainsi encore longtemps chez vous sur Homère ; et de même Horace l’emportera sur Pindare, Sénèque sur les grands tragiques d’Athènes. Dans les arts du dessin, le malentendu sera d’autant plus général et profond, que les monumens de l’âge d’or seront plus rares et d’un abord difficile ; rencontrés d’aventure, ils n’auront aucune prise sur une humanité façonnée à des modèles différens qui lui font mirage et représentent à ses yeux la tradition classique par excellence et la perfection idéale.

« Le mirage durera pendant des siècles, fera le tour du monde, et ne se dissipera que très tard sous l’influence des courans nouveaux, des rivalités nationales et des découvertes bien extraordinaires. L’intérêt croissant pour la poésie populaire dans divers pays, l’étude des traditions et légendes indigènes auront pour contre-coup de faire éclater le charme naturel, la simplicité magistrale et la fraîcheur printanière de l’épopée ionienne. Des débats passionnés sur le mérite du théâtre welche ou saxon sortiront un examen judicieux et une glorification suprême des tragédies d’Eschyle et de Sophocle. Une tournée de vacances d’un peintre obscur aux environs de Salerne révélera tout à coup l’existence des temples de Paestum et la majesté sublime de l’architecture grecque. Deux petites villes de province, englouties par l’éruption d’un volcan et demeurées sous terre près de deux mille ans, sortiront soudain de leur tombe, secoueront leur linceul de lave, et la splendeur de leurs bronzes, la grâce de leurs peintures murales, de leurs joyaux et jusqu’aux outils de la vie ordinaire, donneront l’échelle, bien réduite à coup sûr, mais bien prégnante aussi, de ce qu’a dû être le grand art de la grande époque. Les notions reçues sur l’idéal classique subiront insensiblement une révision graduelle : on commencera à distinguer entre l’original et la copie, à faire la part du génie hellénique et du génie romain dans l’héritage légué par les anciens.

« Viendra ensuite un siècle à nul autre pareil pour l’ardeur dans la recherche et l’universalité dans la compréhension. Ce siècle étudiera les langues, les croyances et les arts de tous les peuples dans leurs origines les plus reculées et dans leur développement le plus éclatant. L’idéal classique, il le reconstruira pièce par pièce, dans ses épopées, dans ses drames, dans ses temples et dans tout son monde de statues. Il interrogera avec acharnement les restes mutilés du Pirée et d’Olympia, de Pergame et de Rhodes ; il rétablira la chaîne des temps depuis les marbres de Sélinonte et d’Égine jusqu’aux reliefs informes de l’arc de Constantin, et assignera au moindre débris de l’antiquité sa date et son école avec une sagacité merveilleuse… Ironie éternelle des choses d’ici-bas ! Ce siècle, si admirable par l’ampleur de ses investigations et l’étendue de ses connaissances, ne saura en revanche rien créer, rien produire, et il n’est pas jusqu’à sa curiosité universelle qui ne sera la marque fatale de sa stérilité incurable ! Une fois de plus, cette pauvre humanité aura renouvelé l’expérience souvent faite déjà, et que connut le premier homme dès les premiers jours de la création : l’arbre de la science n’est point l’arbre de la vie…

« Et du haut de cette voûte, après tant de périodes révolues, vous pourrez toujours, ô Buonarroti, — comme ce Jéhovah dont vous venez de créer ici même le type incomparable, immortel, — contempler votre œuvre et voir que cela était bon, et défier les générations à venir, de faire mieux ou seulement rien d’approchant… »

Signore, si chiude ! me cria d’en bas le custode, impatient de sa liberté et de sa buona mancia.


JULIAN KLACZKO.

  1. Voir la Revue du 1er février.
  2. Les deux œuvres de Sansovino à Sainte-Marie du Peuple sont de 1506-1508, Voy. Vasari, édit. Milanesi, IV, 527.
  3. Michel-Ange a lui-même déclaré qu’il n’a jamais travaillé que pour les pape » ; or, sous le pontificat de Jules II, il n’a cessé de pourvoir largement aux besoins de sa famille, d’acheter même des terres en Toscane : preuve évidente qu’il n’était pas dans la détresse, quoi qu’on ait dit.
  4. Salle IV, n° 134 ; la peinture est très retouchée. Le Capitole possède aussi un admirable buste en bronze, probablement d’après le modèle exécuté par Daniele da Volterra lors de la mort de Michel-Ange. Le même Volterra a donné les traits de Michel-Ange à une figure d’apôtre dans son tableau de l’Assomption à San-Trinita de Monti (3e chapelle) : l’apôtre du premier plan à droite, adossé à un pilier.
  5. Quanto fu dolce el giogo e la catena
    De suoi candidi braci al col mio volti…
    Sonnet de Raphaël, écrit de sa main sur une feuille des esquisses pour la grande fresque de la… Théologie aux Stanze ! La feuille est conservée à Oxford.
  6. Voir entre autres L. V. Scheffer, Michel-Angelo, eine Renaissancestudie, Altenburg, 1892.
  7. Les pièces antiques les plus remarquées aujourd’hui aux Uffizi, — telles que l’Arrotino, les Lutteurs, le groupe de Niobe, — n’étaient pas encore découvertes à l’époque dont il est parlé ici.
  8. L’Ange au candélabre et San-Petronio à Bologne ; le Satyre dans le groupe antique restauré (Bacchus et Satyre) des Uffizi ; le Giovannino (beaucoup contesté, du reste) du musée de Berlin. Quant à l’Adonis du Bargello, il n’est pas douteux pour moi qu’il appartient à une époque bien postérieure : sa pose tourmentée est identiquement la même qu’on voit aux provinces foulées aux pieds par les Victoires, dans le dessin des Uffizi pour le tombeau de Jules II. M. Heath Wilson affirme même (p. 31) que l’Adonis est en marbre de Saravezza, auquel cas la statue ne saurait être exécutée que beaucoup plus tard encore, l’exploitation des carrières de Saravezza n’ayant commencé qu’à partir de 1517.
  9. On était, jusque dans les derniers temps, très incertain quant à l’époque où fut trouvé l’Apollon (on la plaçait généralement vers 1500) ; lorsqu’une découverte faite à l’Escurial en 1887 par M. Justi, l’éminent biographe de Winckelmann et de Velasquez, est venue apporter une vive lumière. Il s’agît d’un cahier d’esquisses italien, composé vers 1491 et qui contient déjà le dessin de la statue de l’Apollon du Belvédère avec le bras gauche encore manquant et l’indication : nel orto di San-Petro-in-Vinchola. Tout porte à croire que l’Apollon fut trouvé sous le pontificat d’Innocent VIII (voir Jahrb d. deutsch. Archäolog. Institutes, V, 1890, article de M. Ad. Michaelis) ; et il n’est pas douteux maintenant que Michel-Ange l’a connu lors de son premier séjour à Rome et avant d’exécuter le groupe de la Pietà.
  10. La grande croix derrière le groupe, dans la chapelle de Saint-Pierre, est une addition postérieure, contraire à la pensée de l’œuvre.
  11. Le Cupidon est maintenant au musée Kensington ; le Bacchus au Bargello.
  12. Combien différentes seront la statue du Sauveur à Santa-Maria sopra Minerva (1521), et celle de la sainte Vierge au mausolée des Médicis…
  13. Sur le pavé du transept à gauche, non loin de la chapelle de Sainte-Hélène.
  14. Burckhardt, Cicerone, 5e édit., I, p. 147.