Rome et la Renaissance - L’Epilogue de la voute (1512)

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Rome et la Renaissance - L’Epilogue de la voute (1512)
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 880-892).
ROME ET LA RENAISSANCE
L’ÉPILOGUE DE LA VOUTE[1]
(1512)

Un jour, au sortir du palais Vatican, Michel-Ange se trouva en face de Raphaël qu’entourait un groupe nombreux d’élèves sur la place de Saint-Pierre. « Avec un cortège, comme un Capitano! » railla tout haut Buonarroti. — « Et toi, seul, comme le bourreau ! » fut la riposte cruelle du jeune Santi... La scène, ainsi racontée par Lomazzo, est d’un effet saisissant; je la crois vraie, quoi qu’on ait dit, et je n’hésiterais même pas à lui assigner une date précise : la dernière année que Michel-Ange a passée sous la voûte Sixtine, son année terrible[2].

Il était bien seul alors, seul et désolé comme ce Jérémie dont il venait de créer le type grandiose et tragique. Avec l’auteur des Lamentations il pouvait dire aussi : « Mes yeux se sont affaiblis à force de verser des larmes, mon cœur s’est répandu en terre en voyant la ruine démon peuple[3]... »

Il avait repris son travail dans la chapelle après la courte interruption pendant le mois d’août 1511, lorsque, le 23 septembre, Jules II prononçait tout à coup l’interdit sur Florence, en punition de sa complicité dans le concile schismatique de Pise et de ses sympathies demeurées toujours françaises. Le mois suivant, le cardinal Giovanni de’ Medici (le futur Léon X) était nommé légat du pape auprès de l’armée de la Sainte-Ligue : un tel nom dans une telle situation, menaçait l’existence même du régime républicain sur les bords de l’Arno. Le jeu de la politique, le giuoco del mondo, arrivait à des combinaisons imprévues et qui pouvaient sembler fabuleuses : un Rovere protégeant un Medici, le neveu de Sixte IV préparant la voie au fils de Laurent le Magnifique pour son retour dans la cité de Savonarole !... Dans cette cité, où les souvenirs de la conspiration des Pazzi étaient encore si vivaces, — ils le sont restés jusqu’à nos jours, — on ne voulut longtemps pas croire à une éventualité aussi monstrueuse. Le gonfalonier Soderini, qui d’ailleurs n’a jamais désiré autre chose que de garder la neutralité entre le souverain pontife et le roi très chrétien, fit son possible pour apaiser la grande colère du Vatican, et l’hiver de 1511 à 1512 se passa dans des alternatives de crainte et d’espérance, selon la marche des événemens sur le théâtre de la guerre; selon cette marche aussi, le pape tantôt suspendait et tantôt remettait en vigueur son interdit sur la patrie de Michel-Ange. Au printemps de 1512, les succès éclatans de Gaston de Foix paraissaient écarter tout danger; la bataille de Ravenne pouvait même être considérée comme une délivrance définitive. Il n’en fut rien cependant, et le mois de juin vit l’effondrement subit et complet de la puissance française dans la péninsule. Comme la Sainte-Alliance eut, en 1821, son Congrès de Laybach, la Sainte-Ligue en 1512 eut son congrès de Mantoue : un Congrès de restauration et de légitimité qui décréta le rétablissement des Sforza à Milan et des Medici à Florence. Bien entendu, les Medici ne demandaient qu’à rentrer paisiblement dans leurs foyers en simples citoyens ; mais personne ne fut dupe de cette modération hypocrite, et la malheureuse république ne songea plus qu’à résister par les armes à l’envahisseur, don Ramon de Cardona, capitaine général de la Sainte-Ligue. Vains efforts ! Le sac de Prato (29 août) ne tarda pas à démontrer la supériorité des troupes aguerries de Cardona sur la milice toscane, sur l’ordinanza que Machiavel avait organisée à la hâte avec autant de zèle que d’illusion. La soldatesque espagnole commit des horreurs épouvantables dans la jolie ville arrosée par le Bisenzo et illustrée par tant de chefs-d’œuvre de Donatello et de fra Filippo Lippi ; et, le soir même de l’assaut, le cardinal Giovanni put écrire au pape : « La prise de Prato, bien que cruelle et m’ayant causé force déplaisir (dispiacere), aura au moins cela de bon qu’elle servira d’exemple terrifiant pour les autres. » Il ne se trompait guère : le sac de Prato venait de sonner le glas funèbre de la glorieuse république florentine[4].

Dans une lettre adressée par Michel-Ange à sa famille au commencement de l’été 1512[5], on lit ce curieux passage : « Si je ne vous écris pas plus souvent, n’en soyez pas étonnés : je ne le puis ; et vous, de votre côté, ne m’écrivez pas trop pendant le temps que j’ai encore à passer ici. » Il donne pour raison singulière qu’il n’a personne pour lui faire ses commissions de lettres, mais on se doute bien de la raison véritable. En général, pendant toute cette année pleine d’angoisses, il garde un silence significatif sur les hommes et les choses : nulle mention du pape, du Concile de Latran, de la bataille de Ravenne, etc. Une fois seulement il fait allusion à l’interdit, momentanément révoqué alors, et il le fait en des termes quelque peu ironiques : « J’apprends que vous êtes de nouveau rebénits (ribenedetti), et j’en suis bien aise... » A deux reprises aussi il parle de l’inquiétude (sospetto) qu’on éprouve à Rome, du « péril » qu’on prévoit à Florence, sans s’expliquer davantage et en demandant seulement à Dieu de détourner la calamité. En revanche, il revient souvent sur son ardent désir de terminer ses travaux le plus tôt possible, de quitter Rome et de se retrouver parmi les siens : il espère pouvoir le faire dans trois mois, dans deux mois, a Je suis exténué (stento) plus qu’un homme ne le fut jamais; je me porte mal et avec la plus grande peine; j’ai cependant de la patience pour arriver à la fin désirée (24 juillet)... » — « Je presse mon ouvrage autant que je peux, car il me semble que voilà déjà mille ans que je suis ici (21 août). » La tragédie de Prato le fait sortir de sa réserve et lui arrache un cri de désespoir : il adjure sa famille (5 septembre) de laisser là maisons, biens, propriétés, et de chercher refuge dans quelque lieu sûr, à Sienne par exemple. « Faites comme on fait aux temps de la peste (moria) : fuyez!... » Treize jours après, tout est consommé, et l’ordre règne à Florence : c’est Giuliano[6], le frère cadet du cardinal Giovanni, qui y représente l’ordre, et l’artiste écrit de nouveau (18 septembre) : « On dit que le péril a cessé, celui des Espagnols : restez en paix alors et ne vous faites l’ami ni le confident de personne, excepté Dieu ; et ne parlez de personne ni en bien ni en mal, car on ne sait la fin de quoi que ce soit; occupez-vous uniquement de vos affaires... » Ces conseils de prudence, le pauvre homme de génie ne les a pas suivis pour son propre compte ; il a tenu des propos inconsidérés : on le sait, à Florence, et le père l’en avertit. Le malheureux fils répond confus, embarrassé : « Pour ce qui regarde les Medici, je n’ai pas prononcé une seule parole contre eux; j’ai parlé d’eux comme l’a fait ici généralement tout le monde ; et par exemple pour le cas de Prato, si les pierres savaient parler, elles en parleraient bien aussi... » Misère et humiliation! Pour protéger son vieux père contre les vexations du nouveau régime, il est bientôt forcé de s’adresser lui-même à ce Giuliano de’ Medici, de faire appel à leurs anciennes relations d’enfance...

« Cher père, — écrit-il à cette occasion, — j’apprends par votre dernière comment vont les choses là-bas : j’en savais déjà une partie. Il faut avoir de la patience, nous recommandera Dieu et nous repentir de nos péchés, car c’est de là que vient toute l’adversité, et notamment de l’orgueil et de l’ingratitude : je n’ai jamais connu de peuple plus orgueilleux et ingrat que les Florentins. (Il pensait à Savonarole, à Soderini, si vite abandonnés!) Donc, si justice vient, c’est mérité... J’écrirai deux lignes à Giuliano de Medici que je joindrai ici : lisez-les et voyez si elles peuvent servir à quelque chose. Si elles ne servent de rien, pensez à vendre ce que nous avons et nous irons habiter ailleurs... Si vous ne pouvez avoir les honneurs de la terre à l’égal des autres citoyens, qu’il vous suffise d’avoir du pain, de vivre bien avec le Christ, et pauvrement comme je le fais ici, moi, qui vis mesquinement (meschinamente) et n’ai cure ni de la vie ni de l’honneur, c’est-à-dire du monde; et je vis au milieu de grandes peines et de mille inquiétudes... »

Et pendant que le peintre de la Sixtine traçait ces lignes lamentables, tout autour de lui n’était que joie, allégresse et triomphe! Les fêtes, les illuminations, les banquets somptueux et les réjouissances populaires ne discontinuaient pas à Rome; et des points les plus divers de la péninsule — de Milan, Gênes, Modène, Parme, Bologne, Ravenne, etc. — arrivaient des députations pour saluer dans Jules II le « libérateur d’Italie » ! Raphaël l’exaltait dans la stance d’Héliodore; Peruzzi ressuscitait en son honneur, dans une des salles du Capitole, les gloires de la Guerre punique...

Oh! qu’il était seul alors et malheureux, le grand patriote florentin, dans sa chapelle vaticane[7] !


III

On figurait très diversement au moyen âge, mais toujours magnifiquement, ces Ancêtres du Christ dont le premier chapitre de l’Évangile de saint Mathieu — le Liber generationis — nous donne la longue énumération, d’Abraham jusqu’à Jessé et David, et de David jusqu’à Joseph et Marie. Dans le dôme de Monreale, les aïeux du Sauveur remplissent vingt-trois splendides médaillons au fond doré, tout autour du presbytère ; dans la basilique de Venise, ils forment un grand arbre généalogique, l’Arbre de Jessé, en montant de branche en branche jusqu’à l’enfant Jésus tenu dans les bras de sa mère; ailleurs, sur les portails et vitraux des églises gothiques, ils se dressent majestueusement avec diadèmes et sceptres en chefs des nations. L’Hermeneia byzantine[8] distingue bien, dans la liste de saint Mathieu, entre les patriarches, les rois, et ceux qu’elle appelle simplement les Justes (Aminadab, Booz, Mathan, etc.); mais les sculpteurs et imagiers de l’Occident ont surtout tenu à marquer les origines royales et illustres du saint couple de Nazareth : les cathédrales de Chartres, d’Amiens, de Reims, etc., présentent des rangées entières de ces personnages couronnés qu’on a eu tort de prendre parfois pour des « princes mérovingiens » ; ce sont les princes de la maison de Juda, les parens de la reine des cieux.

A l’encontre d’une tradition si universellement adoptée, la Généalogie du Sauveur dans la chapelle Sixtine[9] ne nous offre que des types des gens du commun : des hommes à l’aspect et au costume rustiques, des femmes coiffées du fazzoletto campagnard, nu-pieds, avec ciseaux, fuseaux et pelotes. Les noms pompeux, de David, de Salomon, Roboam, Ezéchias, Josias, etc., qu’on lit sur les cartouches des croisées, ne sont là que pour mémoire[10] : Michel-Ange a conçu la donnée du Liber generationis dans un sens tout fait symbolique, transcendant. « Les pauvres et les humbles sont la vraie famille du Christ », a dit Savonarole ; et c’est une suite de ces générations que nous voyons représentée dans les huit tympans ou triangles qui surmontent les lunettes des fenêtres. Elles ont attendu dans la tourmente, dans l’angoisse et en vain jusque-là, la venue de ce Messie que Prophètes et Sibylles avaient annoncé depuis tant de siècles. Grande a été la misère, et la lassitude est extrême : Quia tempus est miserendi Sion, quia venit tempus...

Pensée non moins originale et fine : chacune de ces générations est imaginée comme une Préfiguration de la Sainte Famille, comme un ménage formé habituellement de trois personnes : une femme très jeune, un homme beaucoup plus âgé, et un tout petit bambino. Pauvres ménages dolens, languissans, et où l’enfant lui-même semble avoir désappris le sourire! L’expression varie d’un groupe à l’autre, mais reste toujours douloureuse, et parcourt toute la gamme de la souffrance, depuis la tristesse résignée jusqu’à l’affaissement et à la complète prostration. La liste de saint Mathieu se déroule ainsi devant nous en un émouvant tableau de l’âme humaine, de l’âme des Justes, à la veille de la naissance du Sauveur. On passe d’ordinaire beaucoup trop rapidement sur ces peintures des triangles, si remarquables pourtant par la variété des expressions, la splendeur des types et la savante ordonnance des ensembles. Quel accent de morne douleur chez cette femme qui se détache, sculpturale et comme pétrifiée, de la pénombre du premier tympan près de l’autel à gauche! Le masque tragique, ensuite, de la veuve avec les deux orphelins dans le tableau qui porte la suscription de Roboam : on dirait le masque d’une Médée ! Le désespoir poignant de cette autre veuve, en face, qui, pliée en deux et comme écrasée, reste sourde aux caresses timides des pauvres petits êtres à ses côtés! Moins éplorée, mais plus touchante peut-être, est cette ouvrière armée de grands ciseaux dont les traits légèrement sémites, et la tête tristement inclinée éveillent le souvenir de la Pietà dans la chapelle de Saint-Pierre. Et qu’il est ravissant, le petit bambino tout nu qui regarde le travail de sa mère avec une curiosité si naïve ! Quel charme, en général, l’artiste a su répandre sur tous les enfans ici, malgré leur air sérieux et privé du sourire ! Remarquez surtout ceux parmi les enfans qui sont endormis ou affaissés, et dont le corps souple, flexible, suit si onduleusement les sinuosités du sein maternel sur lequel il repose ! C’est là un motif bien original, bien personnel à Michel-Ange : vous ne le trouverez ni chez le Titien, ni chez le Corrège[11]. A mesure qu’on s’éloigne du maître-autel, les groupes des tympans deviennent plus tranquilles, plus développés et grandioses ; le dernier, près de l’entrée à gauche (entre l’Isaïe et la Delphica), est une merveille de grâce émue et d’arrangement pittoresque. L’admirable Villanella toute drapée de blanc, avec l’enfant dans ses bras, est certainement la plus belle figure féminine qui soit jamais sortie des mains de Buonarroti : quelle noble langueur dans le visage, quelle majesté dans le port! La pose superbe aussi de l’époux, sur la tête duquel on voit peser si lourdement le poids du jour et de la chaleur ! Je ne connais au monde de Sainte Famille ni de Repos en Égypte qui, pour la beauté du sentiment et des lignes, soit à la hauteur de ce groupe de Josias. Andrea del Sarto s’en est visiblement inspiré dans sa Madonna del Sacco. Et c’est presque à ne pas reconnaître ici— dans ce Liber generationis des tympans — le Michel-Ange des autres jours, le Michel-Ange de partout ailleurs. Malgré le pathétique du sujet, aucune violence dans les attitudes, aucune impétuosité dans les gestes; nulle exubérance non plus dans les formes ni étalage d’anatomie, et la nudité est le privilège des enfans seuls. Phénomène surprenant, à peu près unique, dans l’œuvre de Buonarroti que ces figures d’une poésie si intime et si intense, que ces compositions d’une simplicité si épique! Après les vertiges du plafond, les éblouissemens des Ignudi et les épouvantemens des Prophètes et sibylles le regard s’arrête, apaisé et comme détendu, à ces triangles avec les ancêtres du Christ, où tout est justesse, harmonie, équilibre...

Tout, en revanche, n’est qu’obscurité, disparate et bizarrerie dans les peintures au-dessous, et on a sûrement tort d’y voir la continuation de la Généalogie du Sauveur. Les étranges scènes d’intérieur et de genre que nous présentent la plupart de ces lunettes à l’entour des fenêtres! Vous y remarquerez une mère qui s’apprête à débarbouiller son marmot; un pèlerin pantelant qui se lève péniblement de son siège et reprend le bâton de marche ; une bonne vieille occupée à son rouet ; un grand bonhomme frêle et voûté, qui griffonne quelque chose sur son genou; une femme qui se regarde attentivement dans un petit miroir qu’elle tient dans le creux de sa main ; un gars avantageux qui allonge démesurément ses jambes devant un pupitre à lire ; une jeune fille en train de faire sa toilette et de se peigner les cheveux[12] ; j’en passe, et des plus excentriques. Nous sommes en pleine improvisation, en plein impromptu; nous glissons dans la commedia dell’arte avec ses Pierrots et ses Gilles : regardez plutôt (à côté de la jeune fille qui se peigne) tel flandrin en pantalon blanc, en houppelande blanche, avec de gros yeux à fleur de tête... On cherche en vain l’idée générale qui a présidé à la composition d’épisodes aussi hétéroclites ; involontairement on pense à ces carnets où l’artiste fixe en traits rapides tout ce qui frappe au passage son imagination en éveil, son regard en quête de formes, et on se demande si ce n’est pas les feuilles d’un tel livre d’esquisses que nous avons ici devant nous : feuilles arrachées par la main de Michel-Ange et transportées sur ce pan de mur au hasard, à la hâte?... Il avait hâte, en effet, car il souffrait le martyre; il avait la rage au cœur et la mort dans l’âme : il entendait au loin les bruits des pas des soldats de Cardona, les cris des massacrés de Prato, le râle de la patrie égorgée...

L’orage redouté depuis tant de mois, depuis l’interdit prononcé sur Florence en septembre 1511, venait enfin d’éclater au printemps de l’année 1512, pendant que l’artiste était en train de peindre les lunettes de la voûte[13]... Ce que ces lunettes devaient être d’après la pensée originelle de l’auteur, certaines compositions de la partie sud, si différentes de tout le reste qui suit, nous le font entrevoir. L’admirable éphèbe (de la famille des Ignudi) près les armes des Rovere, au-dessous du Zacharias! Le vieillard grandiose à la longue barbe flottante (on dirait l’effigie de Titien vieux) dans le premier demi-cercle à droite de l’entrée ! L’imposante matrone au voile dans le quatrième demi-cercle du même côté, et, dans le cinquième, la délicieuse femme accoudée dont la tête ferait honneur à Corrège ! Si vous poursuivez l’examen, vous rencontrerez encore plusieurs autres figures d’un style tout aussi magistral. Continuées dans ce style jusqu’au bout, les lunettes auraient formé comme une halle décorative incomparable, une substruction magnifique au temple hypèthre s’élevant au-dessus avec sa Genèse et ses Prophètes et Ancêtres du Christ... Mais plus vous avancez vers le nord, et plus la peinture se relâche, l’étude d’après le modèle cesse, l’invention devient diffuse, confuse et baroque. Vous vérifiez l’exactitude des paroles écrites à son frère par le pauvre peintre, le 24 juillet : « Je suis exténué plus qu’un homme ne le fut jamais ; je me porte mal et avec la plus grande peine... »

Il lui tardait de quitter Rome, de se retrouver au milieu des siens; il voulait finir la volta n’importe à quel prix, « n’ayant cure ni de l’honneur, ni du monde », ni même de son art ! Pour remplir ces vides béans des demi-cercles, il prenait tout ce qui lui tombait sous la main, tout ce qui lui traversait le cerveau, cerveau alors si enfiévré, si torturé ! « Je presse mon ouvrage autant que je peux, car il me semble que voilà déjà mille ans que je suis ici », écrivait-il le 21 août; mais il avait beau faire diligence et procéder sommairement : le jour où il put enfin abandonner son « pont » devenu son Calvaire, la grande iniquité était consommée depuis des semaines, et Florence esclave à jamais.

Conclusion abrupte et bien décevante d’un labeur surhumain qui a duré près de cinq ans !... Ne nous y trompons cependant pas : dans ces lunettes, devant nous, il y a encore autre chose que le travail hâtif et douloureux d’un artiste en proie aux angoisses patriotiques ; il y a aussi le rire convulsif, le ricanement sardonique d’un esprit qui se sent supérieur à l’univers qui l’écrase, et qui ne se refuse pas l’amère satisfaction de narguer son monde... En douteriez-vous? Regardez alors les tout derniers coups du pinceau de Buonarroti sous la voûte Sixtine, les novissima verba du disciple de Savonarole : ces dix enfans placés, en guise de cariatides coloriées, aux pieds des Prophètes et des Sibylles, et tenant des cartouches. Ces dix enfans sont tout simplement laids, et d’une laideur voulue, recherchée. Ils sont non seulement moroses, trapus, grimaçans, mais souvent hideux dans toute la force du terme ; une fille notamment (car il n’est pas jusqu’au sexe faible et tendre qui ne soit ainsi tourné en dérision), la fille qui porte la tablette avec le nom de Jérémie, offre un spectacle vraiment repoussant avec ses mamelles pendantes, son ventre rebondi, ses mollets monstrueux et son atroce chignon... C’est pourtant le même maître qui, quelques mois auparavant, a peint les ravissans Bambini des triangles, sans parler des Putti en grisaille des jours antérieurs et des sublimes Ignudi du plafond !

Que dirent à ces lunettes les contemporains?... Très probablement le même mot que dit Vasari, ce mot de capricci qui, aux jours de Jules II et Léon X, comprenait et légitimait tant de choses, depuis les bambochades de Raphaël pour un rideau de théâtre jusqu’aux bouffonneries insipides de l’ignoble frate Mariano. Le Rovere ne pensa pas sans doute différemment; il était d’ailleurs si enchanté de voir remplis les fâcheux vides de l’an passé, si heureux de pouvoir enfin montrer sa chapelle aux nombreux hôtes venus pour son Concile et ses fêtes ! Devant la splendeur éblouissante et complètement dévoilée maintenant de la testudo, pour parler le langage des Mirabilia d’Albertini, qu’importaient quelques capricci plus ou moins réussis? La seule observation avérée que le pape ait faite à l’artiste, après l’enlèvement du « pont », concernait l’état incomplet de certaines dorures au plafond. Mais Michel-Ange ne se souciait pas de reconstruire l’échafaudage pour les compléter ; et, montrant du doigt les Patriarches, les Prophètes et les Justes de la voûte : « Ceux qui sont dépeints là-haut ne tenaient pas à l’or, » dit-il. Le pape dut se contenter de cette riposte, de cette burla, comme l’appelle Condivi[14].

« Très cher père, — écrivait vers ce même temps Michel-Ange au vieux Lodovico Buonarroti à Florence[15], — j’ai fini la chapelle que j’avais à peindre; le pape en demeure très satisfait (assai ben sodisfatto). Les autres choses ne m’ont pas réussi comme je l’avais espéré; j’en accuse les temps qui ne sont pas favorables à notre art. Je ne viendrai pas pour la Toussaint. Tâchez de vivre aussi bien que vous pourrez, et ne vous mêlez de rien. Votre Michelagniolo, sculpteur à Rome. »

N’admirez-vous pas ici l’insistance de l’artiste à signer scultore, le lendemain même du jour où il vient de terminer la plus grande page de peinture que le monde ait jamais connue? Et n’êtes-vous pas tenté d’y voir comme une protestation contre la violence qui lui a été faite pendant cinq ans, comme une déclaration qu’il va maintenant reprendre sa liberté?... Remarquez aussi qu’après avoir tant parlé pendant tout l’été de son impatience de rentrer dans son pays, voilà qu’il déclare tout à coup, sèchement et sans autre commentaire, qu’il ne viendra pas pour la Toussaint!... Qu’irait-il faire maintenant, en effet, dans cette cité profanée, asservie, où « un seul s’approprie ce qui a été donné à tous[16]? » Il ne quittera pas Rome de sitôt; il y prend un studio dans la rue Marcel de’ Corvi.

Après cette lettre de l’artiste, — la dernière de l’époque de la volta, — il est intéressant de relever le passage suivant dans le Diarium où le maître des cérémonies, Paris de Grassis, parle de son côté de la fin des travaux dans la chapelle palatine :

« Le 31 octobre 1512. Aujourd’hui dimanche, vigile de Toussaint, le pape a donné un dîner solennel aux ambassadeurs de Parme en son palais, dans la salle papale inférieure; et après le dîner il a fait réciter deux comédies en langue vulgaire, avec quelques églogues. Si bien que lorsqu’il fut temps de se rendre aux vêpres, et que les cardinaux commencèrent à arriver, il s’en alla se coucher et dormit, selon sa coutume, pendant une heure ou deux. Enfin, réveillé, il vint aux vêpres, qui furent célébrées dans la chapelle, more solito, 17 cardinaux y étant présens. Notre chapelle fut ouverte aujourd’hui pour la première fois avec ses peintures complètement achevées (pingi finita) : pendant trois ou quatre ans, sa voûte est demeurée cachée par l’échafaudage qui la couvrait en entier. »


III

Les traditions de famille, les enseignemens de Savonarole et les tendances humanistes du siècle avaient fait à Michel-Ange l’âme triplement républicaine; et il n’a jamais pardonné au grand pape ligurien l’attentat contre Florence. Il n’a parlé de lui depuis lors que sur un ton d’amertume et de récrimination, exagérant prodigieusement les griefs personnels du passé, ceux surtout de l’année 1506 : le Rovere l’aurait alors fait revenir « la corde au cou », l’aurait forcé de crier misericordia[17]!... Dans les lettres écrites à Fattucci en 1524, comme dans les souvenirs dictés à Condivi en 1553, aucun retour attendri sur l’époque glorieuse de la volta, aucune bonne parole pour le pontife-mécène qui, après tout, ne lui a fait d’autre violence que de l’amener à produire la plus belle et la plus complète de ses œuvres. Nulle part non plus, Buonarroti n’a exprimé de regrets sur la destruction de la statue de Bologne, et il n’a jamais fait même le commencement de la figure de Jules II, qui devait couronner la fameuse Sepultura, sa préoccupation et son cauchemar pendant trente ans. Lorsque je considère que pendant ces trente ans Michel-Ange a saisi toute occasion pour réduire de plus en plus le mausolée, rêvé si immense à l’origine, et qu’il a fini par en abandonner l’achèvement si mesquin à des mains étrangères et malhabiles, je comprends à merveille son mot célèbre et tant commenté sur « la tragédie de la tombe », mais je le comprends autrement que ne le font la plupart de ses biographes[18]. — Les travaux de la voûte à peine terminés, le peintre des Prophètes et des Sibylles se mit aussitôt à sculpter cet Esclave enchaîné qu’on voit aujourd’hui dans la galerie du Louvre : un athlète — un titan — se tordant dans ses liens et interrogeant le ciel d’un regard de reproche : statue pathétique, statue vengeresse, que Signorelli a déjà vue en 1513, dans l’atelier de l’artiste, via Marcel de’ Corvi. Contemplez bien les traits véhémens et sombres de cet Esclave enchaîné : vingt-cinq ans plus tard, après le classique tyrannicide de Lorenzaccio, Buonarroti prêtera les mêmes traits à son Brutus[19].


JULIAN KLACZKO.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1896.
  2. Avant cette date, Raphaël n’avait pas encore ce cortège d’élèves dont parle Lomazzo, et après le mois d’octobre 1512, Michel-Ange n’a plus travaillé dans le Vatican. — Lomazzo était un contemporain de Buonarroti, et son récit n’est mis en doute que par ceux de nos écrivains modernes qui s’obstinent, contre l’évidence même, à nier toute inimitié entre les deux grands artistes.
  3. Lamentations, II, 11.
  4. Le cardinal Giovanni au pape, ap. Sanuto, 29 août 1512. — Jacopo Guicciardini mande à son frère (le célèbre historien) : Furono vituperate le donne e taglieggiate, mandando a bordello tutti i munisteri... (Guicciardini, Opere inedite, VI, p. 95.) — La délicieuse chaire extérieure de Donatello au dôme de Prato garde encore aujourd’hui les traces du sac terrible de 1512.
  5. La lettre commence par les mots : Io stimo aver finito qua infra due mesi; la date conjecturale de Milanesi (octobre 1509!) est donc tout à fait impossible. Pour les citations qui suivent, voir Lettere, p. 48, 38, 40, 104, 106, 107, 108, 46-47.
  6. Le même, dont Michel-Ange a plus tard fait la statue en face du Pensieroso, dans le mausolée médicéen.
  7. On sait le rôle de Michel-Ange dans le soulèvement de Florence contre, les Medici en 1529. Encore en 1544, sous le règne du grand-duc Cosme, il chargeait Ruberto Strozzi de dire au roi François Ier que si Sa Majesté très chrétienne voulait « rendre la liberté à Florence », lui, Buonarroti, s’engagerait à lui élever de ses mains et à ses frais une statue équestre en bronze sur la grande place de la cité, (Gaye, Carteggio, II, 296.) — A Kingdom for a horse !...
  8. L’Hermeneia est le célèbre guide de la peinture sacrée que M. Didron a trouvé dans un des couvens du mont Athos et publié sous le titre de Manuel d’iconographie chrétienne (V. p. 124-129). — V. aussi Coblet, Étude sur l’arbre de Jessé, p. 6 seq. ; et sur les sculptures des cathédrales de Chartres, Amiens, etc. Wilhelm Vöge, Monumentaler Stil un Mittelalter, p. 165-190.
  9. Genealogia del Salvatore (Condivi) ; Genealogia di Gesù Christo (Vasari).
  10. Les cartouches ne donnent aucun nom féminin, tandis que la femme est toujours la figure principale dans chacun de ces groupes des ancêtres, comme l’est la Vierge dans tout tableau de Sainte Famille.
  11. Mais vous le trouverez dans certaines petites Saintes Familles des galeries romaines (Doria, Corsini, ancienne galerie Sciarra), toutes œuvres des élèves de Buonarroti (Venusti et autres), aussi bien que dans la Carità d’Andrea del Sarto (au Louvre). Ce dernier a beaucoup profité de la voûte Sixtine.
  12. Elle est charmante du reste, et Raphaël l’a copiée dans la XIe arcade de ses Loggie (Bethsabée).
  13. Michel-Ange a évidemment travaillé aux tympans pendant l’hiver 1511-12; il n’avait alors rien de sérieux encore à craindre pour sa patrie, et ses cartons étaient préparés d’avance (V. la lettre à Fattucci, éd. Milanesi, p. 427-8), Il a dû entreprendre les lunettes vers l’époque de la bataille de Ravenne.
  14. Je soupçonne toutefois la burla de n’être que l’amplification du mot déjà dit en 1508 au sujet des apôtres. Michel-Ange, sur ses vieux jours, faisait souvent confusion, et donnait des versions différentes d’un même fait. — Quant à la remarque de Jules II sur les dorures, — remarque dont on lui fait un si grand crime dans nombre de livres modernes, — il n’est que trop vrai que Michel-Ange a oublié de dorer les petites balustrades des trônes des prophètes à partir de Daniel et de la Persica, ainsi que l’on peut le constater encore aujourd’hui.
  15. Lettre sans date, mais écrite évidemment dans les derniers jours d’octobre 1512. Milanesi (p. 23) lui donne la date conjecturale de 1509!,..
  16. S’un sol s’apropria quel ch’è dato a tanti. Madrigal de Michel-Ange sur Florence et les exilés florentins. (Rime, éd. Guasti, p. 25.)
  17. ... Mi bisognô per forza andare domandargli misericordia a Bologna. Lettre à Fattucci, 1524 (éd. Milanesi, p. 429).
  18. Ces biographes oublient généralement que Michel-Ange a reçu une somme considérable en avances pour la Sepultura, et que la famille de Jules II était parfaitement justifiée d’insister sur l’exécution du monument.
  19. Sur la visite de Signorelli en 1513, voir Lettere, p. 379. — Au risque de ruiner Michel-Ange dans l’opinion de nos républicains d’aujourd’hui, je ne tairai cependant pas qu’en 1554 il a demandé d’être l’architecte du Gesù à Rome, et cela sans nulle rétribution, et pour la seule gloire de Dieu... Je trouve ce curieux détail dans la lettre de saint Ignace de Loyola au comte de Melito (Rome, 21 juillet 1554) : « La iglesia ira ahora màs adelante... tomando cargo de la obra et mâs celebre hombre que por acà se sabe, que es Michael-Angel (que tambien tene la de San Pedro), y por devocion sola, sin interes alguno se emplea en ella. » Cartas de San Ignacio de Loyola; Madrid, 1874, seq., t. IV, p. 228-9.