Rome et la Renaissance - Le Jeu de ce monde 1509-1512

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Rome et la renaissance – Le jeu de ce monde 1509-1512
Julian Klaczko

Revue des Deux Mondes tome 134, 1896


ROME ET LA RENAISSANCE
LE JEU DE CE MONDE
1509-1512


I

« Le pape, — disait de Jules II, dans une occasion solennelle, l’ambassadeur vénitien Domenico Trevisano, — le pape veut être le seigneur et maître du jeu de ce monde[1]… » Donnons-nous pour quelques instans le spectacle de ce jeu plein de ruses et de surprises : les étranges vicissitudes de la Ligue de Cambrai nous feront peut-être mieux comprendre, dans la suite, certaine stance de Raphaël au Vatican, telle peinture de Michel-Ange dans la Sixtine.

La ligue conclue à Cambrai, le 10 décembre 1508, entre le pape et les trois souverains de France, d’Autriche et d’Espagne, — et auxquels vinrent se joindre aussitôt les princes italiens de Ferrare, de Mantoue et d’Urbino, — ne visait à rien moins qu’au démembrement total de la République des lagunes : ce fut la réponse de Jules II au refus obstiné de la Signorie de restituer au Saint-Siège les villes importantes de la Romagne (Ravenne, Faenza, Cervi, Rimini), qu’elle détenait très indûment. « Je réduirai encore votre Venise à l’état de hameau de pêcheurs dont elle est sortie, » avait, dit un jour le pape ligurien à l’ambassadeur Pisani, à quoi le fier patricien n’a pas manqué de répliquer : « Et nous, Saint-Père, nous ferons de vous un petit curé de village, si vous n’êtes pas raisonnable… » Ce langage donne la mesure de l’aigreur à laquelle on était arrivé de part et d’autre. Dans la bulle d’excommunication lancée bientôt après (27 avril 1509) contre les Vénitiens, ceux-ci étaient accusés « d’unir l’habitude du loup à la férocité du lion, et d’écorcher la peau en arrachant les poils… »

Une seule bataille gagnée par les Français dans la plaine d’Agnadel (14 mai 1509) suffit pour abattre l’orgueilleuse patrie de Pisani, pour lui faire perdre du coup toutes ses conquêtes dans la péninsule et la réduire à ses canaux et à sa lagune. « Là, écrit le chroniqueur Saint-Gelais, furent vaincus une nation de gens saiges, puissans et riches et qui n’a voient oncques esté subjuguez qu’à cette fois, depuis Attila roy des Huns… » Dans son extrême détresse, la Signorie prit la sage résolution de ne pas disputer aux armées de la coalition les villes de la Romagne et de la Pouille, et de ne songer qu’au recouvrement de la Terre-ferme tombée aux mains de Louis XII et de l’empereur Maximilien. Elle voulut aussi se concilier à tout prix le principal auteur de ses maux : Sanabit qui percussit ! écrivait-elle à Jules II, que cet appel ne laissa point de toucher. La possession de la Romagne une fois assurée, le Rovere n’avait en effet aucun intérêt à la destruction de l’antique et glorieux État des doges, et bien des considérations lui recommandaient de conserver à l’Italie son grand boulevard sur l’Adriatique. « Si votre terre n’existait pas, il faudrait en créer une, » déclarait-il quelques mois plus tard à Domenico Trevisano. Il commença à se dégager lentement d’une ligue devenue importune, et entama de longues négociations avec la République pour la relever de l’interdit qui pesait sur elle. Les cardinaux français à Rome avaient beau représenter que cet interdit était stipulé par un article formel du traité de Cambrai, et que l’absolution blesserait profondément Louis XII, lui porterait le coup au cœur (dare coltello nel petto) : Jules II passa outre. « Ces Français voudraient toujours faire du pape le chapelain de leur roi, » est un des mots caractéristiques du Rovere qu’on relève dans les documens vénitiens[2]… Admirez au passage combien certaines « paroles ailées » qui ont eu une si grande vogue de nos jours, — ces aphorismes sur un État qu’il faudrait inventer s’il n’existait pas, sur le « pape-chapelain », et sur le « coup au cœur », — sont déjà de date très ancienne, de l’époque de Jules II !…

Le 21 février 1510, Rome eut le spectacle extraordinaire et grandiose d’un Canossa en pleine Renaissance. Sur le perron de la vieille basilique vaticane déjà à moitié abattue par Bramante, devant la porte de bronze de Filarete, cinq envoyés de la Signorie, tous vêtus d’écarlate et portant les noms les plus illustres du Livre d’or, — les noms de Mocenigo, Capello, etc., — se tenaient à genoux et demandaient au pape pardon pour la République de Saint-Marc. Jules II, assis sur le trône pontifical, avait en main une verge d’or, ainsi que chacun des douze cardinaux qui l’assistaient. Le Miserere fut chanté, et à chaque verset du psaume, le pontife et ses assistans touchaient légèrement de leurs verges à l’épaule des nobili repentans. La cérémonie d’expiation terminée, une foule immense reconduisit les envoyés vénitiens avec des acclamations frénétiques.

Certes, la conduite du pape dans toute cette affaire d’absolution fut d’une désinvolture superbe à l’égard de ses bons alliés de Cambrai : mais les Vénitiens n’en avaient pas autrement agi, en 1508, envers Louis XII, en l’abandonnant au beau milieu d’une alliance pour conclure une trêve de trois ans avec son adversaire, l’empereur Maximilien ; et Maximilien, de son côté, ne s’est pas fait faute, la trêve à peine signée, d’entrer dans la grande conjuration des puissances contre la République de Saint-Marc. C’était là le jeu de ce monde d’alors, la politique constamment pratiquée dans le glorieux Cinquecento, et je n’oserais pas affirmer qu’elle soit tout à fait inconnue dans notre siècle de progrès. Aussi Ferdinand le Catholique supporta-t-il l’affront sans trop crier, on homme avisé et qui a déjà reçu sa récompense : les places convoitées dans la Pouille. L’empereur Maximilien cria fort, il est vrai, et, comme toujours, commença par se démener terriblement ; mais comme toujours aussi, il finit par montrer ses coudes percés, par demander de l’argent à tout le monde, — il en demanda même au pape ! — et par se morfondre dans son impuissance agitée. Il en fut tout autrement du roi très chrétien, qui, à bon droit, pouvait se dire indignement trahi par l’homme qu’il n’a fait qu’obliger et combler, auquel il a procuré Bologne en 1506[3], et tout récemment les villes de la Romagne. Le promoteur de la Ligue de Cambrai faisant sa paix avec le doge en dehors et au détriment de la France ; l’ancien confident et ami des Valois et qui de tout temps, — déjà du temps d’Alexandre VI, — a fait son possible pour les entraîner dans les affaires italiennes, parlant soudain de les renvoyer de l’autre côté des Alpes : en vérité, il y avait là de quoi profondément étonner le successeur de Charles VIII ; et il n’était pas encore au bout de ses surprises. Ferrare passait alors pour le poste avancé et la place forte de la France dans la péninsule, et son duc, le vaillant et cruel Alphonse d’Esté, a toujours été l’homme lige de Louis XII, son allié le plus constant et le plus dévoué. Il avait accédé à la ligue dès l’origine et continuait de combattre pour elle contre les Vénitiens. Sa femme, la fameuse et trop calomniée Lucrèce Borgia, charmait les guerriers gaulois par ses grâces et ses « vertus » ; elle était proclamée « la perle du monde » par Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche. « J’ose bien dire, écrit le Loyal Serviteur, que de son temps, ni beaucoup avant, il ne s’est point trouvé de plus triomphante princesse, car elle étoit belle, bonne, douce et courtoise à toutes gens… » Mais voici qu’un jour le pape s’avise de sommer brusquement le duc Alphonse, « comme vassal du Saint-Siège », d’avoir à cesser toute hostilité contre la Signorie sous les peines canoniques les plus sévères ; et il finit par exécuter la menace, en lançant contre lui (9 août 1510) une excommunication furibonde qui le déclarait dépouillé de ses États, de ses titres, honneurs et droits, et prononçait la réunion de Ferrare et de son territoire au patrimoine de l’Eglise. L’excommunication s’étendait à tous les partisans du duc, et touchait ainsi de très près le roi très chrétien lui-même. C’en était trop, et Louis XII n’eut plus de ménagemens pour le prêtre ingrat et félon, « fils de paysans qu’on devrait mener à coups de bâton ». Il convoqua à Tours (15 septembre 1510) « les évêques, prélats, docteurs et autres gens de bonnes lettres du royaume » ; et ce synode déclara que le roi pouvait en sûreté de conscience « guerroyer le Saint-Père pour sa défense et celle de ses alliés. » Il fut même parlé de convoquer un concile général « pour réformer l’Eglise dans son chef et dans ses membres. »

Le Rovere ne s’émut pas trop des armes spirituelles qu’on forgeait contre lui en Touraine, et continua de faire avancer ses troupes dans le duché de Ferrare. Il avait résolument pris son parti ; il voulait en finir avec ces étrangers, Français ou Allemands (il n’osait pas ajouter Espagnols), qui depuis tantôt vingt ans, ravageaient la malheureuse péninsule : fuori i barbari ! devint désormais son grand cri de guerre… Le cri fit tressaillir plus d’un cœur italien, et les humanistes surtout acclamèrent avec enthousiasme le second Jules et son courageux aléa jacta. Le jeu ne laissait pas cependant d’être des plus périlleux, et les gens froids, les gens rompus et corrompus aux affaires, hochaient gravement la tête. « Je ne comprends pas ce pape, écrivait Francesco Vettori à Machiavel le 3 août 1510, comment est-il possible qu’il veuille faire la guerre à la France, lui seul avec les Vénitiens[4] !… » Mais le Rovere avait une armée fort respectable et un trésor bien rempli. Les Vénitiens, ensuite, n’étaient plus à ce moment les Vaincus effarés d’Agnadel : ils avaient repris courage, reformé leur armée et leur flotte, recouvré plusieurs places dans la Terre-ferme, battu les généraux de l’empereur Maximilien et fait prisonnier un des chefs de la ligue, François Gonzague, marquis de Mantoue. Enfin, et avant tout, Jules II avait eu la bonne fortune d’évincer Louis XII dans un marché avec les Suisses (4 mars) et de s’assurer leur concours pour cinq ans[5]. Or les vainqueurs de Granson et de Morat étaient réputés à cette époque les soldats les plus vaillans de la terre ; Machiavel les croyait capables de conquérir le monde. Le pape comptait beaucoup sur ces enfans de Tell. « Les Suisses sont des médecins excellens pour le mal français », aimait-il à répéter, faisant allusion à la terrible épidémie qui sévissait alors dans la péninsule (en France on l’appelait le mal italien). « On verra bien, disait-il encore, on verra si j’ai les reins aussi solides que le roi de France[6]… »

Le plan de campagne fut supérieurement combiné. Pendant que les Suisses prendraient les Français à revers dans le Milanais, une flotte vénitienne les attaquerait à Gênes sur leur flanc, et l’armée pontificale donnerait la main aux troupes du doge à travers le Ferrarais. Le 17 août 1510, Jules II quittait Rome pour se rendre sur le théâtre des opérations militaires : « Délaissant la chaire de saint Pierre, — comme s’exprime le chroniqueur français, — pour prendre le titre de Mars, Dieu des batailles, desployer aux champs les trois couronnes et dormir en eschauguette, et Dieu scet comment ses mitres, croix et crosses estoient belles à veoir voltiger parmy les champs… »

II

Bologne devint le quartier général de Jules II dans cette campagne mémorable. Il y fit son entrée le 22 septembre, et passa en revue les troupes qui se dirigeaient sur Modène, et que commandait Francesco Maria della Rovere, alors âgé de vingt et un ans. Francesco Maria était le neveu du pape, le neveu aussi (par sa mère) de Guidobaldo, le dernier des Montefeltri, auquel il avait succédé en 1508 dans le duché d’Urbino, et il est généralement admis que Raphaël a reproduit ses traits dans la figure en manteau blanc qui se détache au second plan de l’École d’Athènes, à gauche, au-dessus du groupe de Pythagore : figure magnifique et d’une beauté idéale[7]. Ce ravissant éphèbe, au visage si gracieux et candide, savait cependant, à l’occasion, assassiner son homme avec beaucoup de prestesse ; c’est lui également qui, gonfalonier de l’Eglise en 1527, laissera faire Charles de Bourbon, et, pour se venger des Médicis ses spoliateurs, assistera les bras croisés au néfaste sac de Rome… Dans cette année 1510, toutefois, Francesco Maria ne fut que le chef nominal de l’armée du Saint-Siège : le chef véritable qui dirigeait toutes les opérations, le « Mars, dieu des batailles », c’était ce vieillard valétudinaire qu’on voyait passer dans les rues de Bologne, précédé du saint sacrement et suivi de quatorze cardinaux.

Mars, dans des circonstances si extraordinaires, fut peut-être excusable d’oublier les obligations qu’il avait envers Apollon ; il se trouva en tout cas quelqu’un pour le lui rappeler d’urgence. Il avait quitté Rome sans laisser de fonds pour Michel-Ange ni de dispositions à son sujet ; et celui-ci, toujours ombrageux et hargneux, n’eut rien de plus pressé que d’aller relancer le pape jusque dans son camp et de lui mettre le marché à la main. Les biographes de Buonarroti redoublent, à cet endroit, de récriminations contre le Rovere, contre ses lésineries et procédés impardonnables envers l’homme de génie : j’avoue cependant que je pencherais plutôt à bien admirer Jules II d’avoir, dans un pareil moment, et au milieu de tant de soucis, daigné écouter les doléances de son peintre bourru. Il satisfit à sa demande et eut pour lui des paroles encourageantes, ainsi qu’en témoigne une lettre écrite par l’artiste à son père, après son retour de Bologne[8]. Chose curieuse, la correspondance de Michel-Ange pendant les cinq ans passés sous la voûte sixtine est constamment chagrine et morose ; on n’y entend que des griefs et des plaintes ; aucun signe de contentement ou seulement d’amour pour son œuvre, aucun appel à la gloire, aucune perspective des jours meilleurs n’y viennent éclairer l’horizon sombre et chargé de nuages ; seule la lettre écrite à ce retour de Bologne fait exception. Elle trahit une préoccupation de succès et exprime une espérance d’avenir ; on y trouve même une parole de sympathie, j’allais presque dire d’attendrissement pour le Rovere. « Cher père, je suis allé parler au pape… et je suis retourné ici mercredi matin. Il m’a fait payer par la Camera quatre cents ducats en or… Priez Dieu que mon travail me fasse honneur et que je contente le pape ; car si je le contente, j’espère qu’il nous en reviendra quelque bien. Priez Dieu aussi pour lui… »

Le pape, à ce moment, avait en effet grand besoin qu’on priât pour lui : car il était tombé gravement malade dans les premiers jours d’octobre, et courut de plus le danger d’être fait prisonnier. Le maréchal français Chaumont, gouverneur du Milanais, avait brusquement abandonné sa position devant Modène pour courir sur Bologne, alors complètement dégarnie de troupes ; le 18 octobre il n’était plus qu’à trois lieues de la ville. « Ils ne m’auront pas vivant, criait le terrible pontife en se tordant sur son lit de douleur ; ils ne m’auront pas vivant : je prendrai du poison[9] !… » De ce lit, il sut cependant leurrer le chef français par des négociations dilatoires jusqu’au moment où lui arrivèrent des secours, et ce fut Chaumont qui mourut bientôt après du dépit de s’être laissé éconduire par un vieillard agonisant, du remords aussi, — trait caractéristique du temps ! — d’avoir porté les armes contre le vicaire du Christ ; il lui en demanda l’absolution avant d’expirer… Le pape ne recouvra la santé qu’au bout de deux mois (décembre 1510), furieux d’avoir perdu un temps précieux, furieux contre les Suisses qui s’étaient joués de lui dans le Milanais, et contre les Vénitiens qui avaient échoué dans l’attaque sur Gênes ; furieux surtout contre le duc d’Urbino qui ne parvenait pas à prendre la place de Mirandole, place considérée comme la clef du duché de Ferrare et vaillamment défendue par la signora Francesca Trivulzio, veuve du comte Louis de la grande maison Pico della Mirandola. Il n’y tint plus ; et le premier jour de l’an 1511 il se mit en route pour rejoindre l’armée du siège. Cette fois encore il faillit tomber aux mains de l’ennemi. Le duc de Ferrare et Bayard lui avaient dressé une embuscade au-delà du château San Felice, où il avait couché la nuit ; il eut à peine le temps de se rejeter en arrière et de regagner le château. « Subitement et sans ayde, — raconte le Loyal Serviteur — sortit de sa litière, et lui-mesme ayda à lever le pont : qui fut (le) fait d’un homme d’esprit, car s’il eust autant demouré qu’on mectroit à dire un Pater noster, il estoit croqué. » Le chevalier sans peur et sans reproche fut « bien mélancolié d’avoir manqué le pape… »

On était au cœur de l’hiver, et d’un hiver exceptionnellement rigoureux ; les chevaux enfonçaient dans la neige jusqu’au poitrail, et le séjour dans les tranchées de Mirandole devenait une véritable souffrance pour les soldats les mieux aguerris. Jules II, à peine rétabli de son grave accident, ne faisait attention à tout cela, et demeurait des heures entières sous le ciel inclément, exposé aux rafales et couvert de flocons de neige. Pour l’intrépidité devant les boulets, — ils pénétraient dans la masure qui lui servait d’habitation et y tuaient des hommes à ses côtés[10] ; — pour l’endurance aux fatigues et aux intempéries, le pape ne le cédait aux plus rudes parmi ses soudards, et il les dépassait malheureusement pour les jurons et les mots crus[11]. Il avait laissé pousser sa barbe depuis sa maladie de Bologne, ce qui lui donnait un aspect insolite, presque sauvage, — cum la barba, che pare un orso, écrit l’envoyé Antonio Gattico à son seigneur de Mantoue, — et l’accoutrement dont il s’affublait pour résister au froid ajoutait encore à l’étrangeté de son apparition. Un très curieux cadre que j’ai vu au palais Bruschi, à Corneto, — travail d’un artiste de second ordre, mais qui manifestement a peint de visu et sur place, — nous représente le grand Rovere à ce moment historique. Dans le costume, rien qui révèle le pontife, ou seulement le prêtre : une grosse houppelande fourrée recouvre l’armure et enveloppe tout le corps jusqu’au menton ; sur la tête, en forme de casque, un monstrueux capuchon de laine épaisse et grise, un cuffiotto, comme diraient les Italiens d’aujourd’hui. La barbe est encore courte et hirsute, l’expression du visage est dure et dépourvue de noblesse : nous sommes loin des portraits de Jules II tracés à diverses occasions par Raphaël !… A regarder de près cependant, cette tête du cadre de Corneto fait l’impression d’être bien ressemblante ; elle rappelle la célèbre médaille de Caradosso ; elle rappelle aussi le profil du jeune cardinal Giuliano della Rovere dans la fresque de Melozzo ; il faut seulement tenir compte de la différence des années : trente ans d’activité et d’ambition dévorantes[12].

Mirandole capitula le 21 janvier 1511 ; et le Rovere fui si impatient d’en prendre possession qu’il n’attendit pas qu’on dégageât les portes barricadées de la ville et se laissa hisser dans une sorte de panier jusqu’à une brèche faite la veille dans le mur d’enceinte[13]. Tant que la place a résisté, il n’a parlé que d’en passer la garnison au fil de l’épée et de traiter la comtesse Francesca comme la dernière des créatures. Il ne fit rien de tout cela une fois vainqueur ; il reconduisit même la comtesse très galamment et en personne jusqu’à la frontière et écouta avec un sourire d’indulgence ses menaces d’une revanche prochaine. Il n’eut, au contraire, que des rebuffades pour le comte Castiglione (l’auteur du Cortegiano), qui vint le féliciter au nom de son maître le duc d’Urbino. La scène ne manquait pas certes de piquant : le fin et distingué comte Baldassare, — rappelez-vous seulement son merveilleux portrait au Louvre de la main de Raphaël, — le jouisseur le plus spirituel de cette époque de la Renaissance et son arbiter elegantiarum, haranguant un pape qui portait cuirasse et cuffiotto, et n’avait à la bouche que des bestemmie et des propos de corps de garde !… Jules II retourna triomphalement à Bologne, « et ce fut, — dit Paris de Grassis, — une grande joie pour le peuple de voir le pape, vénérable par son âge et sa longue barbe, monté sur un cheval fringant comme un jeune guerrier (guasi juvenis bellicosus). Il était en simple rochet, sans étole, sans qu’on portât devant lui le saint sacrement… » Pendant tout le reste de l’hiver, on le vit ainsi aller et venir d’une ville de la Romagne à l’autre, pour négocier et pour armer, pour traiter avec les divers ambassadeurs, ou pour mettre les places en état de défense. Il allait par la neige, par la pluie, par la boue, traîné et cahoté dans les affreux coches encore aujourd’hui en usage dans ce pays, chariots à hautes roues attelés de quatre bœufs (in helice vertus, quattuor bobus simpliciter trahentibus)…

En France, en Allemagne, dans d’autres contrées encore, on n’eut que des cris de stupeur et d’indignation à ces nouvelles d’un successeur des apôtres commandant des armées, enlevant des places fortes, donnant la chasse à une femme, à une veuve, qui défendait l’héritage de ses enfans. Les faiseurs de pamphlets et de caricatures eurent libre carrière à Paris ; le jeune Ulric de Hutten, bientôt après, ameutait l’opinion sur les bords du Rhin par sa Descriptio Julii II et nombre d’épigrammes mordantes ; Pierre Martyr écrivait d’Espagne que les cheveux se dressaient sur sa tête (cristæ mihi præ horrore riguerunt) à la lecture de certaines bulles du Rovere. Le sentiment fut tout différent de ce côté des Alpes, dans le doux pays dove il si suona. Quelques méchantes langues à Rome — la cité éternelle n’en a jamais manqué, — avaient beau dire que « le pape avait jeté les clefs de saint Pierre dans le Tibre, pour ne garder que l’épée de saint Paul[14] ; » les patriotes italiens, les poètes, les humanistes, portèrent aux nues le soldat en tiare « qui rendait au Latium son antique honneur, sa liberté si longtemps foulée aux pieds par les barbares[15]. » À ce Latium à la fois raffiné et énervé, le vieillard tonsuré et armé du glaive apparut comme une grande figure biblique, comme un second Moïse, — un pontefice terribile, dans lequel on ne trouvait à reprendre que… la barbe : depuis Etienne Ier, depuis le IIIe siècle, Rome n’a jamais connu, prétendait-on, que des papes au visage glabre !… On est vraiment étonné de l’importance que les hommes d’alors ont attachée à ce détail de toilette, de la grande place que la barbe du Rovere tient dans les dépêches et écrits du temps. Diplomates et chroniqueurs en parlent d’abondance, y reviennent sans relâche, et commentent « l’événement » sur tous les tons. Cette barbe, décidément, a fait sensation, a fait scandale : après la mort de Jules II, son propre concile de Latran ne manquera pas de rappeler à tous les membres du clergé l’obligation canonique du rasoir[16]… Comment la critique allemande ne s’est-elle pas encore avisée de chercher dans ce plaisant fait d’histoire un argument, un motif pour la barbe phénoménale du Moïse à San Pietro in Vincoli ?…

On eut bientôt des sujets plus sérieux à commenter. L’hiver avait forcément ralenti les opérations militaires ; mais à l’approche de la belle saison les « barbares » reprirent vigoureusement l’offensive, et le nouveau commandant des troupes françaises n’eut ni les hésitations, ni les scrupules du pauvre Chaumont. Ce nouveau commandant avait même une injure personnelle à venger, car il n’était nuire que le maréchal Jean-Jacques Trivulce, le père de la comtesse Francesca de Mirandole. Il prépara sa revanche avec un art consommé, noua des relations avec le parti des mécontens à Bologne, et un beau jour (21 mai 1511) le brave peuple de l’antique Felsina se révolta, chassa le légat du pape, le cardinal de Pavie Alidosi, rappela ses anciens maîtres, les Bentivoli, et mit en pièces la grande statue de Jules II devant San Petronio, l’œuvre de Michel-Ange. Le duc d’Urbino, appelé au secours par le légat, arriva juste à temps pour trouver la ville déjà occupée par Trivulzio, qui lui infligea une défaite écrasante. La comtesse Francesca rentra dans son castel de Mirandole ; le duc Alphonse d’Esté reprit Modène et les autres places dans le Ferrarais : l’armée du Rovere se débanda dans le plus grand désordre.

C’est à Ravenne, où il était allé chercher et organiser de nouvelles ressources pour la guerre, que le pape apprit la catastrophe de Bologne ; et bientôt parurent devant lui le légat et le général pour se rejeter mutuellement la responsabilité du désastre. Au sortir d’une audience orageuse chez le pontife, Francesco Maria rencontra dans la rue le cardinal Alidosi et le perça de son épée en plein jour (28 mai). Le jeune homme de vingt et un ans n’était pas à son coup d’essai : quatre ans auparavant déjà, il avait assassiné à Urbino un nommé Andréa Bravo, l’amant de sa sœur (une comtesse Varano) et le favori de son père adoptif, le vieux duc Guidobaldo. Il a été dans la destinée de Francesco Maria de tuer les favoris de ses deux plus grands bienfaiteurs : Jules II portait au cardinal de Pavie une affection sans bornes, c’était peut-être la seule personne au monde qu’il eût vraiment aimée.

On raconte qu’un jour, au commencement du règne d’Alexandre VI, Alidosi a sauvé la vie au cardinal Giuliano della Rovere, en l’empêchant de toucher à un breuvage préparé pour lui par le Borgia ; il fut son compagnon d’exil en France et devint dans la suite son confident le plus intime au palais Vatican. Il partageait les goûts artistiques du maître et eut le mérite de protéger et d’honorer Michel-Ange comme le premier génie de l’époque. Dans la grande brouille de l’artiste avec le Rovere en 1506, le cardinal de Pavie apparaît en médiateur zélé, ardent à amener une réconciliation et se portant garant des bonnes dispositions du souverain pontife. C’est lui aussi qui signe, au nom de Jules II, le contrat pour les peintures de la voûte Sixtine. On ne saurait assez regretter la perte de la correspondance qu’Alidosi a entretenue avec Buonarroti dans des circonstances diverses : nous ne possédons qu’une seule lettre, datée de Ravenne 3 mai 1510 (un an avant l’assassinat), et écrite sur un ton de déférence et de cordialité comme n’en usaient guère alors les puissans de ce monde envers les artistes. « Ayant construit à la Magliana, à la satisfaction de Sa Sainteté, un grand édifice avec une petite chapelle, je voudrais compenser l’exiguïté de ladite capelletta par l’excellence de ses peintures, et notamment d’un baptême du Christ[17] de votre main, à laquelle nulle autre ne peut être comparée. Je crois pouvoir compter sur vous, comme vous pouvez compter sur moi en toute occurrence. Je sais que vous êtes très occupé ; néanmoins je vous prie et vous conjure, si jamais vous avez tenu à me faire quelque chose d’agréable, de faire ces deux petites figures en fresque (le Christ et Saint Jean), que j’estimerai beaucoup plus que tout l’édifice et dont je vous aurai une obligation éternelle… » La lettre porte sur le verso l’adresse emphatique : « A Michel-Angelo, prince de la peinture et de l’art statuaire. »

Cette construction d’Alidosi à la Magliana[18] existe encore aujourd’hui, à l’état de triste ruine il est vrai, mais dans la ruine, on démêle sans peine le plan général de l’architecture due probablement à Giuliano da San-Gallo. La cour rectangulaire, précédée d’un fossé et entourée de murailles à créneaux guelfes, est antérieure à l’époque de Jules II et remonte au pontificat d’Innocent VIII : la porte monumentale de la cour une fois franchie, on se trouve devant « le grand édifice » dont parle la lettre à Michel-Ange. Au rez-de-chaussée, en face, cinq arcades ornées de pilastres appliqués donnent accès à un spacieux vestibule ; au-dessus, au premier étage, s’élève une vaste et belle salle, dont les parois étaient décorées de fresques représentant Apollon avec les Muses. L’aile gauche du bâtiment rejoint au bout un casino primitif érigé par Innocent VIII et reconnaissable à ses piliers octogones ; dans l’angle formé par cette aile et le corps du logis, un second vestibule en bas conduit à la capelletta. Un élève de Perugino, Giovanni di Pietro, dit lo Spagna, a peint aussi bien la grande salle des Muses que trois des lunettes de la petite chapelle, — Dieu le Père bénissant le monde, une Annonciation et une Visitation ; — la quatrième lunette, au-dessus de l’entrée et en face de l’autel, devait avoir pour sujet le Baptême du Christ, et c’est ce baptême que le cardinal de Pavie avait désiré voir exécuté par Buonarroti. Le cardinal faisait honneur de toute la construction à son auguste maître : le nom de Jules II s’étale au-dessus de chacune des fenêtres extérieures qui donnent sur la cour ; seule l’entrée de la chapelle porte l’inscription : F. card. Papiens. Julii II Alumnus. — Comparée aux autres villas célèbres de Rome, à celle notamment que le fameux banquier Agostino Chigi érigeait vers la même époque dans le Transtevere (la Far-nesina), le « grand édifice » d’Alidosi a l’aspect bien modeste, et témoigne beaucoup plus des sentimens reconnaissans du fondateur que d’un goût excessif pour la magnificence et le faste. La splendeur et le renom de la Magliana ne datent que du règne suivant, alors que Léon X en fit son séjour de prédilection et le point central de ses « douces chasses », comme il les appelait (dulces venationes) et qui s’étendaient de là jusqu’à Ostie, Palo et Cervetri. Il aimait à passer des mois entiers de l’année dans sa Muette aux bords du Tibre, au milieu de ses chasseurs, de ses musiciens, de ses poètes et de ses bouffons ; et sur ses livres des comptes qui sont parvenus jusqu’à nous, on trouve mainte indication des dépenses faites pour les aqueducs, écuries, garennes, chenils, volières et fauconneries de la Magliana. Il ne reste toutefois aucun vestige de ces travaux médicéens ; la place qui a retenti jadis des hallali, des concerts et des banquets du pontife Luculle, est aujourd’hui un des points les plus déserts et les plus désolés de la campagna[19].

Un autre édifice encore, et à Rome même, dans la cité Léonine, garde, lui aussi, le souvenir d’Alidosi, bien qu’il ne soit généralement connu aujourd’hui que sous le nom de Convento dei Penitenzieri[20]. Le palais a été originairement bâti (1470- 1490) par Domenico della Rovere, cardinal de San Clémente ; les armes de ce neveu de Sixte IV, ainsi que sa devise Deo soli, sont sculptées avec profusion dans les appartemens de l’intérieur. La cour spacieuse, avec ses colonnes octogones et sa décoration fruste en graffito, porte la marque de l’époque qu’à tort ou à raison on désigne du nom de Baccio Pontelli ; et au premier étage on peut admirer un ravissant plafond de Pinturicchio, moitié en fresque et moitié en stuc, avec de délicieuses représentations de centaures, sirènes, grillons et autres sujets mythologiques et allégoriques : il est seulement déplorable que les bons pères pénitenciers aient défiguré la magnifique salle par d’affreuses cloisons. Le cardinal Domenico mourut en 1501, et quelques années plus tard il est fait mention de son hôtel comme du quartier général des artistes qui, sous la direction de Bramante et avant la venue de Raphaël, étaient chargés de peindre les « chambres supérieures » du Vatican ; mais déjà vers 1509, ainsi qu’il ressort des Mirabilia d’Albertini, le palais devint la demeure d’Alidosi. Ce fut probablement un gracieux cadeau de Jules II, et le nouveau propriétaire se mit en devoir de décorer surtout splendidement la grande chapelle de sa résidence : décoration singulière, et on ne peut plus caractéristique ! Dans ce sanctuaire de la foi, rien ne parle de Dieu, tout est rapporté à l’homme, à deux hommes, le pape ligurien et son dévoué alumnus : on ne saurait imaginer d’antithèse plus piquante au Deo solide l’ancien fondateur… La chapelle, par sa construction, rappelle la Sixtine : c’est un long vaisseau rectangulaire avec une voûte en berceau ; sur chacun des deux tympans se dresse un grand chêne (l’emblème de Rovere) dont les rameaux de deux côtés ombragent un chapeau cardinalice et dont le tronc est traversé par une inscription quelque peu recherchée[21] ; la voûte est tout en carrés, où le blason du pape et celui du cardinal de Pavie (une aigle noire avec un lis blanc sur la poitrine) alternent sans cesse sur un fond d’or. L’intimité du maître et du serviteur est proclamée ici avec bien de la redondance et de l’ostentation ; mais il serait injuste de ne pas reconnaître la simplicité élégante et harmonieuse de l’ensemble.

Le croirait-on ? Ce favori et « nourrisson » de Jules II, — l’ami de Michel-Ange et d’Érasme de Rotterdam, le descendant, des antiques et illustres seigneurs d’Imola, et qui aux dons brillans de l’esprit unissait encore les avantages d’une beauté remarquable[22], — ce cardinal de Pavie fut néanmoins un des hommes les plus vils, les plus rapaces et les plus cruels qu’ait portés la terre : ainsi l’affirment Paul Jove, Guichardin et tous les autres historiens du temps !… Bembo (son obligé pourtant ! ) a buriné son portrait de ces mots concis et tranchans : Vir cui nulla fides, nulla religio, nihil pudicum, nihil unquam sanctum fuit. « Si j’avais à raconter ses trahisons et scélératesses de tout genre, un volume n’y suffirait pas, » dit à son tour Paris de Grassis… Comment le Rovere a-t-il pu ignorer tout cela, ou, s’il ne l’a point ignoré, comment a-t-il pu y demeurer indifférent, lui qui ne fut jamais cruel ni méchant, et qui, malgré ses violences et ses emportemens, a presque toujours fait preuve d’une véritable élévation d’âme ?… J’avoue que c’est là pour moi une des plus cuisantes énigmes du règne de Jules II ; mais il est sûr que la fin tragique d’Alidosi fut partout accueillie avec des transports de joie et qu’on n’eut pas un mot de blâme pour son meurtrier : on n’eut que des éloges et des panégyriques. P. Jove célèbre dans des vers enflammés le jeune duc justicier : il le compare à Hercule terrassant Cacus et l’hydre ; Fausto Maddaleni déclare que jamais main plus noble n’a abattu pareil mélange de Verres et de Catilina[23] ; il n’est pas jusqu’au sec et pédantesque maître des cérémonies de la cour pontificale qui ne devienne lyrique à cet endroit : « Bone Deus ! que vos jugemens sont justes, et que de grâces nous devons vous rendre d’avoir puni le perfide traître selon son mérite ; car il convient de dire que ce supplice a été commis ou du moins permis par vous, sans la volonté de qui pas une feuille d’arbre ne remue. Encore une fois donc, grâces vous en soient rendues[24] !… » Pour Jules II, le coup fut atroce, déchirant : il en souffrit, comme souverain, comme pontife, comme ami de la victime, comme parent du meurtrier. Il ne put supporter l’aspect des lieux ensanglantés par un crime aussi épouvantable : deux heures après le funeste événement, on le vit monter en litière pour prendre le chemin de Rome ; il pleurait !… Arrivé à Rimini (28 mai) il lut aux portes de la cathédrale des placards annonçant la convocation d’un concile général à Pise pour le 1er septembre, — un concile « pour réformer l’Église en son chef et dans ses membres », — et l’appel portait la signature de neuf cardinaux. Ainsi Louis XII et Maximilien exécutaient audacieusement leur menace de Tours ; ce qu’on n’avait jamais osé contre le Borgia, on ne craignait pas de le faire contre lui, le neveu de Sixte IV !… Depuis le désastre de Bologne, la tragédie se déroulait avec une rapidité étourdissante ; et, comme toute tragédie vraie et humaine, elle avait aussi ses épisodes comiques, bouffons même : par exemple l’étrange fantaisie qu’eut vers ce temps Maximilien de vouloir remplacer le Rovere sur le trône pontifical ! Il l’annonçait expressément à Ferdinand le Catholique, à Lichtenstein, à sa fille Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas ; la lettre à Marguerite, écrite en français, est signée : Maximilianus, futur pape !…

Le 27 juin 1511, Jules II rentrait morne et abattu dans cette cité éternelle qu’il avait quittée dix mois auparavant avec des espérances si radieuses. L’épée de saint Paul s’était brisée dans ses mains, et bien des gens se demandaient s’il lui serait encore donné de repêcher dans le Tibre les clefs de saint Pierre.


III

Le premier acte du pontife, après son retour à Rome, fut la promulgation (18 juillet 1511) de la bulle Sacrosanctæ, par laquelle il convoquait un concile général pour le 19 avril de l’année suivante dans la basilique de Latran, en même temps qu’il frappait d’anathème et d’excommunication tous ceux qui prendraient part à la réunion schismatique de Pise. C’était, comme s’exprimait déjà à ce sujet un grave historien contemporain, « chasser un clou par un autre[25] », jeter le désarroi parmi les dissidens et leur ôter tout prétexte d’agitation. À partir de ce jour, en effet, le Concile de Pise, — le conciliabule, ainsi qu’on ne tarda pas à l’appeler — perdit toute raison d’être, canonique ou logique, et n’eut plus qu’une existence factice et factieuse. Composé presque exclusivement de Français, répudié par la généralité du monde catholique, mal vu des populations au milieu desquelles il essaiera de tenir ses séances, il se transportera successivement de Pise à Milan, de Milan à Asti, d’Asti à Lyon, et finira par disparaître dans les brouillards du Rhône.

On avait pu craindre un instant, au lendemain de la catastrophe de Bologne, que Trivulce ne saisît une occasion si favorable pour marcher tout droit sur Rome ; mais on fut bien vite rassuré. Loin de vouloir pousser sa victoire jusqu’au bout, Louis XII rappela son maréchal à Milan, et envoya (juillet) un très proche parent du Rovere, un Orsini, avec des propositions de paix pour le Vatican, propositions étonnamment modérées. C’est que, malgré le synode de Tours et la licence par lui donnée de guerroyer le saint-père, les scrupules de Chaumont étaient au fond de bien des cœurs ; c’est aussi qu’à trop vaincre et s’étendre en Italie, le roi très chrétien risquait d’éveiller la jalousie, et par suite la conscience des autres princes catholiques. Déjà l’année précédente, à Blois, où il se trouvait en mission auprès de la cour de France, Machiavel, nullement suspect de tendresse pour la papauté, avait fait la malicieuse remarque « qu’il n’y avait de plus honnête prétexte à employer contre un prince que de déclarer vouloir défendre contre lui la sainte Église, et que le roi, dans cette guerre, pourrait se mettre sur les bras tout le monde[26]… » Jules II accueillit avec empressement les ouvertures françaises, mais pour gagner du temps seulement, pour refaire son armée, raffermir son pacte avec les Suisses, et négocier avec tous les États hostiles à la France, avec l’Espagne notamment et l’Angleterre. Les négociations furent menées avec une rapidité surprenante pour l’époque : au bout de six semaines, vers le milieu d’août, les principaux articles de la sainte ligne étaient déjà fixés, et n’attendaient plus que la ratification solennelle.

Au reste, rien de changé au train habituel du pape pendant ces six semaines critiques, angoissantes. Ses repas sont toujours très copieux, très arrosés d’un certain vin fort et épais[27] ; il va à la chasse ; il prend le frais de temps en temps dans les villas d’alentour. E una terribile cosa como manza Sua Santita, écrit (12 juillet 4511) à Isabella Gonzaga, marquise de Mantoue, un nommé Grossino, du domestique de son fils Federico, qui habitait alors Rome et était logé au Belvédère[28]. — « Le pape a chassé plusieurs jours à Ostie, en compagnie de signor Federico. Sa Sainteté était pleine d’allégresse chaque fois qu’elle abattait quelque gros faisan ; elle le montrait alors à tout le monde, parlant et riant beaucoup… » — « Aujourd’hui (25 juillet) le pape est allé à la vigna de messer Agostino Chigi (la Farnesina) et il y est resté toute la journée ; il y a dîné et soupe. C’est un beau palazotto, mais il n’est pas encore fini, très riche d’ornemens variés, surtout de marbres magnifiques et de couleurs diverses. Signor Federico a mangé avec le pape, et a récité devant lui une églogue latine pendant le dîner… » C’était déjà la seconde visite que le Rovere rendait dans ce même mois à l’heureux propriétaire du palazotto (la première eut lieu le 5 juillet), et je soupçonne fort que ces gentilezze n’étaient point complètement désintéressées. Nous savons d’autre source que le pape, vers cette époque, a emprunté au puissant banquier siennois la somme de quarante mille ducats, en lui laissant pour gage la célèbre couronne pontificale de Paul II, il regno, comme on l’appelait par excellence ; or c’est précisément dans l’intervalle de ces deux visites faites à la villa transtévérine, que Grossino mande (12 juillet) à la marquise de Mantoue, sans se douter en rien de la transaction financière : « Sa Sainteté trouve grand plaisir à contempler des joyaux : hier, elle s’est fait apporter (du château d’Ange) les deux regni, l’un de la valeur de deux cent mille ducats, et l’autre de cent mille. Je crois que je ne verrai jamais de joyaux aussi beaux, avec tant de perles et de pierres précieuses… » L’année suivante (décembre 1512), Jules II, victorieux et triomphant, reprendra au banquier le regno sans façon et sans paiement, en chargeant tout simplement le bargello de s’emparer du gage, et, à défaut, de la personne même du détenteur[29]… Messer Agostino Chigi a dû trouver ce jour-là que les emprunts d’État, même sur gages, ne constituaient pas toujours le plus sûr des placemens. Point n’est besoin d’ajouter que, depuis son retour à Rome, le Rovere pense souvent aussi à ses collections et entreprises artistiques. Il s’occupe de l’installation de ses anticaglie dans le ravissant cortile que leur a construit Bramante. « Le pape, — dit une lettre de Grossino du 12 juillet, — a fait placer au Belvédère un Apollon qui est estimé aussi beau que le Laocoonte[30] » ; plus tard, il y fait encore transporter le Tibre (aujourd’hui au Louvre) et la Cléopâtre (Ariane). Pendant ce même mois de juillet, il pose pour son portrait dans la fresque des Décrétales ; sous la date du 16 août, la correspondance de Grossino parle déjà incidemment de « la chambre où Sa Sainteté est dépeinte par Raphaël al natural con la barba. » Il va voir les travaux de Michel-Ange dans la Sixtine et obtient de l’artiste qu’à l’approche de la grande fête de la Vierge la chapelle sera temporairement dégagée des échafaudages et rendue au culte. La veille et le jour de l’Assomption, il vient y entendre vêpres et messe et jouir de l’ensemble des peintures de la voûte[31].

Deux jours après (17 août), il est à toute extrémité : il a attrapé une fièvre pernicieuse dans une dernière chasse à Ostie, et on le croit perdu. Le bruit de sa mort se répand dans la ville, et alors a lieu une scène étrange, fantastique, renouvelée des temps de Rienzi et de Porcaro. Les héritiers des grands noms féodaux de Colonna, Orsini, Cesarini, Savelli, etc., montent au Capitole et appellent le peuple [romain à reprendre ses antiques libertés. Dans une harangue passionnée et bien caractéristique de l’esprit qui animait cette revendication hypocrite des droits populaires, le jeune Pompeo Colonna, évêque de Rieti, abbé de Subiaco et de Grotta Ferrata[32], retrace le régime honteux sous lequel est tombée la grande république qui jadis a dominé le monde : « Régime abject, comparable seulement à celui qui existe en Égypte, où la dignité du sultan ni les grades des Mammalucchi ne sont pas héréditaires non plus. Mais le sultan du Caire et ses mameluks sont-ils au moins gens braves et fiers, ennemis de toutes les mollesses de la vie, tandis que Rome est l’esclave de fainéans, de poltrons, d’étrangers et de roturiers. » Déjà les deux conservateurs de Rome, Altieri et Stefaneschi, proposent le rétablissement de la République, l’armement du peuple et l’occupation du château Saint-Ange, quand soudain arrive du Vatican la nouvelle que l’agonie supposée du pape n’a été qu’une syncope, et que le rabbi (le médecin juif de Sa Sainteté) donne encore de l’espoir. Aussitôt la place se vide ; les nobles tribuns se dispersent dans toutes les directions : Pompeo Colonna cherche un refuge à Subiaco, Orsini et Pietro Margano s’enfuient jusqu’en France.

On eut soin de cacher au malade la folle journée du Capitole ; il finit néanmoins par en avoir connaissance, par apprendre aussi que beaucoup de cardinaux (Grossino en compte jusqu’à quinze) ont trempé dans le complot des barons. Ces barons romains, il les avait pourtant délivrés de la tyrannie sanguinaire des Borgia, et plus d’un de ces Colonna et de ces Orsini était allié aux Rovere par des liens de famille ! Et que dire de ces membres du sacré collège dont les uns prenaient ouvertement part au conciliabule de Pise et dont les autres ameutaient sourdement la ville contre le souverain pontife ? Il se voyait trahi et livré par ceux-là mêmes qui lui devaient le plus de gratitude et d’attachement. Son parent le plus proche, le duc d’Urbino, il a dû l’excommunier et le mettre en jugement pour un crime épouvantable ; se sentant près de la mort, il lui accorda l’absolution et l’admit à son chevet, sans cesser de se délier de lui jusqu’au bout. Des visages qui entouraient son lit de douleur, un seul ne lui fut point suspect : ce jeune Federico dont le nom a été déjà souvent prononcé, mais dont il reste encore à expliquer la présence au Belvédère.

Francesco Gonzaga, marquis de Mantoue et un des chefs de la Ligue de Cambrai, avait été fait prisonnier par les Vénitiens à la bataille de Legnano en août 1509. Sa femme, la célèbre Isabella d’Esté Gonzaga, après s’être adressée à tous les puissans de la terre, — à l’empereur, au roi de France, et jusqu’au Grand Turc, — finit par comprendre que seul Jules II avait assez de crédit auprès de la Signorie de Saint-Marc pour obtenir la libération du redouté capitaine. Il l’obtint en effet (juillet 1510) ; mais Isabelle avait dû auparavant consentir à ce que son fils Federico, alors âgé de dix ans, demeurât auprès du pape comme otage, garant de la conduite du marquis à l’avenir. N’allez pas vous récrier contre Je manque de générosité de la part du Rovere ! Le « chevaleresque » Maximilien et Louis XII Père du Peuple avaient fait à la pauvre mère exactement la même demande « inhumaine et impie », comme elle dit dans ses lettres désolées : ces hommes de la Renaissance aimaient à prendre leurs sûretés. Dans l’été 1540, le petit Federico vint donc à Rome avec un nombreux domestique (notre Grossino en faisait partie) ; il logea au Belvedère auprès du pape, et rien ne fut épargné pour qu’il reçût l’éducation la plus brillante, selon les idées du temps[33]. Il ne revit ses parens qu’après la mort de Jules II.

Le Rovere prit l’enfant en grande affection. Il le fit venir à Bologne pour quelques mois, pendant la campagne de Mirandole ; Bibbiena et Molza furent alors les maîtres du jeune captif. A Rome, il l’emmenait à ses chasses, dans ses villégiatures, se faisait réciter par lui des vers pendant les repas, et jouait avec lui au trictrac (al gioco de triche trache) parfois jusqu’à trois ou quatre heures dans la nuit. Il regrettait de n’avoir pas de nièce pour la lui faire épouser plus tard. « Sa Sainteté a dit qu’elle veut que Raphaël fasse le portrait de signor Federico dans une chambre où elle est elle-même représentée en grandeur naturelle avec la barbe[34] », écrit Grossino le 16 août, la veille du jour où le pape eut son dangereux accès de lièvre. Jules II n’a jamais été un malade résigné et docile : il le fut moins que jamais pendant cette crise du mois d’août 1511, venue à la suite de tant et de si poignantes secousses. Il pestait, il jurait ; il parlait de jeter par la fenêtre médecines et médecins, « juifs, maranes et mécréans. » Il refusait obstinément toute nourriture, et se démenait avec une violence qui faisait le désespoir de son entourage. Seul le petit Federico parvenait à le calmer, à lui parler raison, à lui faire prendre un consumato « par amour pour lui et pour la madone de Lorette ». Sunt lacrymæ reritm : et la pensée s’arrête émue devant ce pontefice terribile qui, dans son extrême misère, ne croit plus qu’au sourire et ne se rend qu’aux persuasions d’un enfant de onze ans, son prisonnier, son otage !… « A Rome, mande-t-on à Isabella Gonzaga, 23 août, on dit tout haut que, si le pape en réchappe, il le devra à signor Federico… »

Il en réchappa. Les 30 et 31 août on lui faisait déjà de la musique dans sa chambre, « et il y trouvait un plaisir comme il n’en avait jamais eu ». Il se rétablit peu à peu, et bien des cardinaux commencèrent à trembler[35]. « Ils se mouraient à mesure qu’il revenait à la vie », écrit le protonotaire vénitien Lippomano ; mais ni alors ni depuis (c’est une justice à lui rendre), le Rovere n’a recherché les auteurs de la farce capitoline et n’a pensé à en tirer vengeance[36]. Il ne pensa qu’à sa grande entreprise contre Louis XII, si malencontreusement retardée par l’accès de fièvre du mois d’août ; et 5 octobre il put enfin célébrer en personne une messe solennelle à Santa Maria del Popolo et y faire annoncer la formation de la Sainte-Ligue… La ligue se déclarait contre le conciliabule de Pise, et s’engageait à restituer au Saint-Siège « toutes les places lui appartenant immédiatement ou médiatement. » Le traité avait reçu la pleine signature du roi catholique et de la République de Saint-Marc ; l’adhésion du roi d’Angleterre était assurée ; et comme dernier trait piquant, la faculté d’entrer dans la nouvelle alliance était expressément réservée à l’empereur, à l’impayable Maximilien, qui à ce moment rêvait de ceindre la tiare !… Jules II connaissait bien son homme : « Il est simple comme un enfant nouveau-né », avait-il dit de lui déjà en 1509, parlant à l’ambassadeur de Venise.

La France envahie au sud par les espagnols, au nord par les Anglais, et ses forces militaires en Italie écrasées sous l’attaque simultanée des Suisses, des Vénitiens, des soldats du pape et de ceux du vice-roi (espagnol) de Naples : tel était le tableau bien séduisant qui se présentait à l’esprit du Rovere en ce mois d’octobre 1511… Les débuts de la ligue furent loin cependant de répondre à ces espérances. Les Suisses d’abord faussèrent compagnie comme dans l’année précédente, malgré toutes promesses données et arrhes reçues. Descendus du Saint-Gothard, vers le milieu de novembre, au nombre de 20 000, ils s’étaient avancés sans obstacles jusqu’aux portes de Milan ; mais gagnés par l’argent français, ils prétextèrent du manque de canons, du retard de la solde, de l’état affreux des routes et de la rigueur de la saison pour repasser les Alpes par Bellinzona (27 décembre). Les Vénitiens de leur côté, au lieu de joindre en grande hâte les Suisses dès leur apparition en Lombardie, perdirent un temps précieux à disputer aux Impériaux quelques places insignifiantes dans le Véronais. — Henri VIII d’Angleterre répudiait, il est vrai, bien hautement, le conciliabule de Pise, et déclarait avoir en horreur tout ce qui de près ou de loin ressemblait à un schisme (c’était le même Henri VIII, qui depuis…) ; avant, toutefois, de dénoncer la paix, il voulait encore toucher un dernier terme de la pension annuelle que la France lui devait en vertu du traité d’Etaples. Enfin Ferdinand le Catholique n’entreprit rien aux Pyrénées, et son lieutenant à Naples, Cardona, ne se mit en marche que fort tard dans l’hiver (janvier 1512) pour aller assiéger Bentivoglio à Bologne, de concert avec les troupes du Saint-Siège. L’horizon s’assombrissait de plus en plus autour de Jules II, et les Romains, toujours frondeurs et grondeurs, prédisaient une revanche française immanquable au printemps.

Louis XII, en effet, avait gardé une attitude expectante pendant les premiers mois de la Sainte-Ligue, et en décembre 1511 avait mieux aimé se servir de l’or que du fer pour ramener les Suisses à leur frontière de Bellinzona ; mais il n’entendait pas pour cela se soumettre aux exigences hautaines d’une coalition qui se montrait si peu pressée d’agir. Il continua l’œuvre du concile ou du conciliabule ; il fit frapper une médaille avec la légende omineuse : Perdam Babylonis nomen ! et laissa fortement travailler l’opinion par ses écrivains à gages. Durant le carnaval de 1512, — au moment où l’armée française en Italie allait reprendre l’offensive contre « les papaux », — les Enfans sans souci égayèrent beaucoup le public parisien par la représentation d’une moralité qui avait pour titre l’Homme obstiné, et pour auteur Pierre Gringoire, le pamphlétaire ordinaire de Sa Majesté très chrétienne[37]. L’Homme obstiné, c’était Jules II introduit en personne sur la scène ; il était flanqué de Simonie et d’Hypocrisie, tandis que Punition tenait la foudre suspendue sur sa tête… Sur le théâtre de la guerre, le rôle de Punition échut à un acteur tout nouveau, un jeune homme de vingt-trois ans, qui se révéla du coup un héros, et, selon le mot magnifique de Guichardin, « fut grand capitaine avant d’avoir été soldat. » Gaston de Foix n’attendit pas même la belle saison pour débloquer Bologne (5 février 1512), tirer une vengeance terrible de Brescia révoltée (19 mars), et triompher et mourir dans l’épique journée de Ravenne (11 avril).

A deux lieues de l’ancienne capitale de Théodoric et de Galla Placidia, dans une vallée traversée par les eaux paresseuses du Ronco, un petit monument appelé encore aujourd’hui la colonna de Francesi marque la place de cette bataille mémorable, la plus sanglante que connut jusque-là l’Italie depuis la chute de l’empire. Un tiers de l’armée victorieuse et deux tiers de l’armée vaincue périrent dans cette plaine le dimanche de Pâques 1512. On dit qu’à un certain moment de l’affreuse mêlée, la formidable artillerie du duc de Ferrare aurait ravagé sans distinction Français et Espagnols, amis et ennemis, et que, sur l’observation qui lui fut adressée à ce sujet, l’allié si précieux de Louis XII aurait répondu : « Laissez faire ; l’ennemi est tout aussi bien de ce côté que de l’autre… » Arioste a visité les lieux le lendemain du carnage : « Je fus là où les champs étaient rougis du sang barbare et latin, et je vis les morts si pressés les uns contre les autres qu’on ne pouvait poursuivre son chemin qu’en piétinant sur eux pendant plusieurs miglie[38]. » La fleur de la chevalerie française fut fauchée ce jour-là par la mort, et Gaston de Foix était du nombre. « Le roi a gagné la bataille, mais la noblesse de France l’a perdue », écrivit avec amertume le seigneur de Bayard. Du côté de la Sainte-Ligue, presque tous les capitaines de renom furent fait prisonniers : Fabrizio Colonna, Pedro Navarro, Juan Cardona, Pignatelli, Bitonto et le marquis de Pescaire, l’époux si tendrement aimé (si médiocrement sympathique au fond) de Vittoria Colonna et futur vainqueur de François Ier à Pavie. Parmi les captifs se trouvait aussi le nouveau légat pour la Romagne (à la place d’Alidosi), le cardinal Jean de Médicis ; dans un an il s’appellera le pape Léon X. Il a assisté à l’action en habits sacerdotaux, monté sur un cheval blanc turc : c’est sur ce même cheval qu’il tiendra à faire son fameux tour du possesso en 1513[39], et à être peint par Raphaël dans la fresque d’Attila.

À Rome, la terreur fut indicible, et les cardinaux se rendirent en corps (14 avril) auprès du souverain pontife pour l’implorer à genoux d’accepter les conditions de la France. « Sa Sainteté a beaucoup fait pour l’exaltation de l’Eglise et la liberté de l’Italie et sa gloire en demeurera impérissable. Mais dans cette pieuse entreprise, la volonté de Dieu lui a été contraire et s’est manifestée par des signes impossibles à méconnaître. Persévérer plus longtemps contre la volonté d’en haut, ce serait amener la ruine totale de l’Eglise. Il appartenait au Seigneur seul de prendre soin de son épouse ; que Sa Sainteté, s’inspirant des préceptes de l’Evangile, voulût bien mettre fin à ses propres angoisses et à celles de toute sa cour qui ne désire et ne crie que la paix !… » Les membres du sacré collège, poursuit Guichardin, insistèrent aussi sur les graves dangers à l’intérieur, sur la turbulence croissante des barons et l’esprit de plus en plus mauvais des foules. Dès le milieu du mois de mars, en effet, le pape avait cru prudent d’aller habiter le château d’Ange. Le Rovere dut promettre d’entrer en négociations avec le roi très chrétien ; mais il prévint sur-le-champ les envoyés d’Espagne et de la République de Saint-Marc qu’il ne cherchait qu’à gagner du temps et qu’il restait inébranlablement attaché à la Ligue.

Peu de semaines après cette grande remontrance des cardinaux, Louis XII ne possédait plus un seul village dans la péninsule, et Jules II y prenait le titre de libérateur de l’Italie[40]… La vaste combinaison de l’Homme obstiné, qui avait si mal réussi dans l’automne de 1511, fit merveille au contraire au printemps de 1512. Vingt mille Suisses descendirent de nouveau de leurs montagnes, mais dans le Véronais cette fois, loin de l’argent tentateur des Français, et au milieu des Vénitiens empressés de les lancer contre l’ennemi (mai 1512). Pour ne pas être coupée de sa base d’opération au nord, l’armée de Gaston de Foix, commandée maintenant par La Palice, dut évacuer en toute hâte la Romagne et regagner la Lombardie ; bientôt (en juin), elle abandonnait même cette dernière province, pour courir éperdue, décimée, à la défense du sol français envahi dans la Navarre par les Espagnols, et en Normandie et en Guyenne par les Anglais. « Depuis que la France est France, — écrivait vers ce temps, de Blois, un agent impérial à Marguerite d’Autriche, gouvernante des Pays-Bas, — jamais ceux-ci ne furent si étonnés ; ils doubtent merveilleusement de leur destruction et ont si grand’crainte que l’empereur ne les abandonne qu’ils en pissent en leurs brayes… » L’effondrement si soudain et si complet de la puissance française en Italie, au lendemain même de l’éclatante victoire de Ravenne, semblait tenir du prodige, du miracle, faisait penser Paris de Grassis à l’Ange du Seigneur qui vint détruire en une nuit tout le camp de Sennachérib afin de préserver la ville sainte des « flèches, retranchemens et terrasses des Assyriens. » Le Journal intime du maître des cérémonies à la cour vaticane est ici un témoignage précieux, plus probant, à mon sentiment, que mainte chronique et maint panégyrique de l’époque, parce qu’il est tout à fait spontané et naïf. Le greffier curial qui, jusque-là, avait uniquement pris note des réceptions, pompes et solennités officielles et avait laissé passer sous silence les faits les plus graves de l’histoire ; le pédant insipide qui ne connaissait d’autres questions au monde que celles des chapes, des rochets et du nombre de croix et de cierges requis pour les divers genres des funzioni ; ce scribe du protocole et de l’inventaire change tout à coup de style, d’allure et de nature dès qu’il entame le chapitre De Gallis expulsis. Il exulte, il s’exalte, il déborde ; il pousse des cris de joie sauvage à chaque revers de ces Gaulois « barbares, profanateurs du temple, vrai fléau de la chrétienté » ; il ne tarit pas sur les soulèvemens, fêtes et illuminations qui ont partout marqué la retraite des soldats de Gaston. Car il va sans dire que sous le coup de tant de désastres, la France perdit en un tour de main tous ses partisans dans la péninsule ; que Pologne chassa encore une fois ses Bentivoli, après les avoir déjà tant de fois chassés et repris ; que Milan acclama à nouveau le nom de Sforza, naguère si abhorré, et Gênes celui de Fregoso, jadis si honni. « Et est la nature de ce peuple d’Italie de ainsi complaire aux plus forts », a dit Commynes, le grand connaisseur des hommes et des nations, mort précisément l’année précédente. Il n’est pas jusqu’au duc de Ferrare qui ne songeât maintenant à complaire au plus fort ; muni d’un sauf-conduit, il alla (23 juin) demander son absolution à Rome.

La présence inopinée (4 juillet) dans la ville éternelle de l’excommunié de 1510, ne laissa pas d’y produire une vive sensation et de tenir la curiosité en haleine. On savait qu’Alphonse d’Esté était un des plus vaillans capitaines de l’époque, — on allait même jusqu’à lui attribuer tout l’honneur de la journée de Ravenne[41], — mais on savait aussi que personne n’avait fait autant que lui pour s’attirer la haine du Rovere. Il était le gendre d’Alexandre VI, le client de Louis XII, et depuis deux ans il avait eu sa large part dans toutes les défaites et humiliations du pape. On se racontait que récemment encore il avait fait fondre la statue de Jules II à Bologne, l’œuvre de Michel-Ange, en une coulevrine monstre : il l’avait baptisée du nom de Giulia, et placée à l’entrée de son château de Ferrare. Aussi bien les Romains se promettaient-ils un spectacle tout à fait extraordinaire le jour de l’absolution du duc ; il allait, disait-on, recevoir les verges devant la porte de la basilique, à genoux, la corde au cou et en chemise de pénitent. Mais la foule qui, dès le matin (9 juillet), avait rempli la place immense de Saint-Pierre, fut cruellement déçue dans son attente ; la cérémonie eut lieu à l’intérieur du Vatican, à huis clos et dans la forme la moins blessante possible. La question politique était beaucoup plus difficile à régler, car Jules II maintenait toujours les droits du Saint-Siège au territoire ferrarais : « J’ai donné au duc un sauf-conduit pour sa personne, mais non point pour ses États », dit-il à l’envoyé vénitien Foscari. Une commission de six cardinaux fut déléguée pour traiter de ce point délicat avec Alphonse d’Esté ; en attendant celui-ci occupait ses loisirs ou trompait ses inquiétudes à examiner les curiosités de la ville, entre autres « les chambres du pape Alexandre qui sont toutes très belles » et qui devaient avoir un intérêt particulier pour le mari de Lucrèce Borgia. Il alla un jour aussi, avec la permission du pape (c’est encore par Grossino que nous apprenons cet intéressant détail), visiter la chapelle Sixtine, « et le seigneur duc resta en haut à s’entretenir longtemps avec Miche l’Angelo et à regarder ces figures, n’en pouvant rassasier ses yeux…[42] » Qu’on aimerait bien à savoir sur quels sujets a roulé ce long entretien ! L’artiste bourru a-t-il demandé à l’illustre visiteur des nouvelles de Giulia, la coulevrine monstre ?…

Au bout de quinze jours, Alphonse d’Este prit peur tout à coup et s’enfuit de Home, protégé par les Colonna (19 juillet). Il prétendit que le Rovere en avait voulu à sa liberté, ce que Jules II a toujours nié ; mais après un pareil éclat, qu’aggravait encore l’intervention des Colonna, le pontife n’eut plus les moindres ménagemens envers l’homme dont il avait appris à connaître le cœur atroce, implacable[43]. Nous ne savons pas au juste ce que le fugitif a fait pendant les trois mois qui suivirent son évasion, ni par quels chemins il est retourné dans son duché ; une lettre d’Arioste, son compagnon de route, nous apprend seulement que le 1er octobre il était caché quelque part aux environs de Florence… Le chantre enjoué et brillant « des dames, des cavaliers, des armes et des amours » a décidément eu du malheur avec le grand pape ligurien. Il avait rempli auprès de lui plusieurs missions, en 1509 et 1510, dans l’intérêt du duc Alphonse et de son frère, le cardinal Ippolito, mais ni les personnes ni les causes pour lesquelles il plaidait n’étaient de nature à lui gagner la faveur du Rovere ; il lui fut même signifié un jour (août 1510) d’avoir à vider la place incontinent, sous peine d’être jeté dans le Tibre[44]. Retourné deux ans plus tard sur les bords inhospitaliers de ce fleuve avec son prince en quête d’absolution, il dut le suivre dans sa fuite précipitée et partager les périls dont parle la lettre si curieuse du poète, du 1er octobre 1512. Elle est adressée au prince Louis Gonzague. « Je suis sorti des fourrés et terriers des bêtes, et me voici dans un milieu humain. Des dangers courus, je ne puis encore parler : animus meminisse horret luctuque refugit. Pour ma part, je ne suis pas encore quitte de la peur, étant toujours pourchassé et traqué par des limiers desquels Dieu me préserve ! J’ai passé la nuit dans un lieu de refuge près de Florence avec le noble déguisé (col nobile mascherato), l’oreille aux écoutes et le cœur en soubresauts[45]… » Le duc gardait encore le déguisement à son arrivée à Ferrare (14 octobre). Il y apprit que les troupes du Saint-Siège, s’étaient emparées, entre temps ; de la plus grande partie de ses États ; il ne lui restait que sa capitale avec Comacchio et Argenta.

Plus fortuné que le duc de Ferrare, l’empereur Maximilien, — cet autre allié de Louis XII, — était aisément parvenu à faire sa paix avec Jules II. Depuis le 17 mai, il comptait déjà virtuellement parmi les membres de la Sainte-Ligue et adversaires plus ou moins déclarés du roi très chrétien. Le pape eut pour lui toutes les indulgences et toutes les complaisances ; il n’hésita même pas à le contenter aux dépens de ses amis les Vénitiens, et à lui adjuger plusieurs places dans la Terre-ferme. C’est qu’il savait combien ce nom d’empereur exerçait encore de fascination sur les esprits, combien surtout ce nom était indispensable à la réussite de son concile de Latran ! Car le Rovere avait fidèlement tenu la parole donnée au monde chrétien, l’année précédente, et la bataille de Ravenne n’a retardé que de quinze jours l’ouverture solennelle de la grande assemblée (Œcuménique promise par la bulle Sacrosanctæ pour le printemps 1512… Réunie toutefois au milieu de la tourmente politique générale qui étendit ses ravages jusqu’aux portes de Rome, réunie en dehors et à l’encontre de la France et de l’Allemagne, l’auguste assemblée du Latran n’était guère composée que de prélats italiens et pouvait difficilement prétendre à représenter l’Eglise universelle. La situation changea considérablement du jour où l’empereur Maximilien déclara vouloir faire accès à la Sainte-Ligue ; ce même jour (17 mai), le concile, qui n’en était encore qu’à sa seconde séance, fut prorogé jusqu’au mois de novembre, afin de donner aux membres « transmontains et transmarins » le temps d’arriver ; et à l’approche de l’automne le synode de Jules II était déjà reconnu par tous les pays catholiques à l’exception de la France. L’Espagne, l’Angleterre, l’Ecosse, la Pologne, la Hongrie, la Norvège, le Danemark, etc., avaient successivement fait acte d’adhésion et d’obédience ; Mathieu Lang, évêque de Gurk, vint en dernier lieu (4 novembre) accomplir le même acte au nom de l’Allemagne et de l’empereur Maximilien.

L’évêque de Gurk, — il Gurcense, ainsi que l’appelaient les Italiens, — fut la grande curiosité de Rome dans ce mois de novembre, ainsi que l’avait été au mois de juillet le duc Alphonse de Ferrare. Ministre et négociateur principal de Maximilien pour les affaires de la péninsule, Mathieu Lang s’était fait connaître de ce côté des Alpes par une hauteur et une superbe qui allèrent souvent jusqu’à l’insolence. L’année précédente, à Bologne, il avait déclaré au-dessous de sa dignité de s’aboucher avec une commission de cardinaux : représentant du souverain le plus auguste du monde, il ne pouvait traiter qu’avec le vicaire de Jésus-Christ en personne, devant lequel il entendait rester assis et la tête couverte ; et il s’en était retourné à Mantoue sans avoir pris congé du pape : barbarus est, barbare egit, écrivit alors, dans son journal intime, Paris de Grassis. Il venait maintenant à Rome faire, au nom de son empereur, amende honorable de bien des bravades et incartades passées ; et Jules II trouva piquant d’accabler cette fois l’ambassadeur, si infatué de son importance, d’honneurs « tout à fait princiers[46]. » Il le reçut sur le trône en plein consistoire ; il le créa cardinal, lui passa même la fantaisie de garder son choquant costume de chevalier tudesque pendant les solennités les plus grandes, à la profonde consternation du maître des cérémonies et de maints dignitaires de l’Eglise. Poètes et rhéteurs célébrèrent à l’envi la présence du Gurcense dans la cité éternelle ; il y eut des illuminations et des réjouissances populaires, des festins et banquets avec des spectacles et intermèdes variés et brillans. « Hier, — mandait Stazio Gadio le 11 novembre au marquis de Mantoue, — pendant le dîner de Sa Sainteté, fut représentée une comédie où sont intervenus Apollon et les Muses pour chanter les louanges du pape, de l’empereur et du Gurcense. Puis Sa Sainteté et l’ambassadeur impérial ont couronné deux poètes, l’un de Panne et l’autre de Rome. Un docte aveugle (uno cieco dotto) a aussi chanté des vers latins, en s’accompagnant sur la lyre.., » Involontairement on pense ici à l’Homère du Parnasse dans la stance vaticane… Bien des gens étaient d’avis que le Rovere allait trop loin dans ses complaisances envers le « barbare », fils d’un bourgeois d’Augsbourg ; mais on ne tarda pas à connaître la rançon de toutes ces gracieusetés, et on fut forcé de la proclamer magnifique. C’était le 3 décembre, le jour où le concile reprenait dans la basilique Saint-Jean les travaux interrompus depuis le mois de mai. Le pape, les cardinaux, les soixante-douze évêques, les généraux des ordres et les « orateurs » des puissances étaient tous présens. Sur l’ambo apparut Fedra Inghirami, à l’embonpoint redoutable et à la tête si spirituelle. De sa voix sonore et mélodieuse qui a tant charmé Erasme de Rotterdam, le bibliothécaire de Jules II, et secrétaire du synode œcuménique, donna lecture d’une lettre par laquelle l’empereur déclarait son adhésion pleine et entière au concile de Latran, et sa condamnation formelle des conciliabules arrangés par la France à Tours et à Pise : le bon Maximilien disait son mea culpa en frappant sur la poitrine de son complice d’hier. Mathieu Lang se leva ensuite pour amplifier sur la palinodie de son auguste maître… L’effet fut immense, entraînant : toute l’assemblée entonna le Te Deum, le chant d’allégresse et de victoire… C’était en effet la victoire la plus éclatante que la papauté eût remportée depuis les temps d’Innocent III.

Les stances vaticanes nous présentent jusqu’à trois portraits du pape ligurien, tous exécutés dans les vingt derniers mois de son règne. Dans la fresque des Décrétales, Raphaël a peint Jules II, aussitôt après son retour à Rome, en juillet 1511 ; et l’expression triste et accablée de « l’homme au manteau » nous dit assez que nous sommes au lendemain de la catastrophe de Bologne et du défi outrageant de Pise. La Messe de Bolsène nous fait voir le chef de la Sainte-Ligue encore grave et soucieux, mais déjà supérieur à l’adversité, confiant dans son droit, saluant à genoux un grand miracle qui se passe sous ses yeux ; et ce n’est pas certes sans intention, ni à l’insu du Mécène, que l’artiste a placé derrière le pontife les gardes suisses, ces enfans d’Helvétie qui ont été les vrais sauveurs du Saint-Siège après la bataille de Ravenne : Defensores ecclesiastiæ libertatis, tel est le titre que leur a conféré pour les temps à venir un bref daté du 12 juillet 1512. Enfin la fresque d’Héliodore nous montre le Rovere dans tout l’épanouissement de la force et de la puissance ; il a le regard dominateur et le geste impérieux : on dirait qu’il est porté en triomphe sur sa sedia gestatoria pour le Te Deum de la basilique Saint-Jean. Il a écrasé le schisme de Pise et fait reconnaître son concile ; il a délivré l’Italie et rejeté les « barbares » au-delà des Alpes ; il a recouvré le patrimoine de Saint-Pierre, châtié d’abord et préservé ensuite — percussit ac sanavit — la République de Saint-Marc ; il a rétabli les Médicis à Florence et les Sforza à Milan : il est le « seigneur et maître du jeu de ce monde. »


JULIAN KLACZKO.


  1. Il papa vuol essere il signore e maestro del giuoco del mondo. (Rapport lu par l’envoyé Trevisano devant la Signorie, le 1er avril 1510. Alberi, Relazioni, III, p. 33.)
  2. Questi Francesi voleno pur ch’ io sia capellano del suo re. (Dépêche de Girolamo Donato, 19 juin 1510.)
  3. En 1506, Louis XII était l’allié également du pape et de Bentivoglio ; à ce dernier il avait même garanti la possession de ses États. En apprenant la marche de Jules II sur Bologne, le roi ne voulut d’abord y croire : « Décidément le pape a trop bu !… » Il finit cependant par se résigner, par prêter même huit mille hommes au Rovere et lui écrire de faire vite !… Jules II a montré à Machiavel la dépêche royale. (Machiavelli, Seconde légation à la cour de Rome. Lettre de Civita-Castellana, 28 août 1506.)
  4. Fragment de lettre inédite cité par M. Nitti, Macchiavelli nella vita e nelle dottrine, I, p. 399.
  5. En même temps Jules II stipulait, pour lui et ses successeurs, un corps de deux cents hommes qui auraient toujours la garde du palais apostolique et de la personne du pape : la guardia Svizzera qu’on voit encore aujourd’hui et dont l’uniforme consistait alors déjà dans l’ancien pourpoint et haut-de-chausse suisses avec la toque de velours noir. Les couleurs n’ont pas toujours été noir, rouge et jaune : dans la Messe de Bolsène, de Raphaël, le costume des gardes suisses a les nuances du vert et du gris (blanc ? ) à côté du rouge et du jaune (or). Los descriptions du célèbre possesso de Léon X en 1513 disent que la garde suisse portait un costume rayé de blanc et de rouge. Enfin, dans le rapport des orateurs vénitiens de 1523 (Albéri, III, 43), je lis : La guardia degli Svizzeri tutti vestili di una livrea bianca, verde e gialla. May (de Romain-Motier), Histoire militaire de la Suisse (Lausanne, 1788, vol. VIII, p. 525-528) manque de renseignemens à ce sujet, et se borne à dire : « L’uniforme est jaune, tailladé en incarnat et bleu. »
  6. J’atténue l’expression pour pouvoir la traduire : Vedero si avero si grossi li cogl… come li ha il re di Francia. (Lettre d’un témoin citée par M. Gozzadini, Atti e Memorie… di storia patria di Romagna, 1887, p. 186.)
  7. M. de Reumont (Geschichte der Stadt Rom., III, 2, p. 848) met cependant en doute le bien fondé de cette tradition, dont on ne trouve pas trace dans Vasari. « On ne peut imaginer rien de moins ressemblant au portrait authentique de Francesco Maria par Titien, qui se trouve aux Uffizi de Florence [salle des Vénitiens, A]. La grande différence d’âge n’explique pas la profonde divergence des figures. Rien de commun entre le jeune homme blond et svelte de l’École d’Athènes, et l’homme brun et trapu aux traits bien marqués et peu sympathiques du cadre vénitien. »
  8. Lettres de Michel-Ange, édition Milanesi, p. 33. La lettre est sans date ; mais celle qui la suit et s’y rapporte étroitement (p. 34), a la date du 11 octobre 1510.
  9. Dépêche du protonotaire Lippomano, du 20 octobre 1510, ap. Sanuto, XI, 268. (Moritz Brosch, Papet Julius II, p. 351, note 34.)
  10. Jules II offrit un de ces boulets à la Santa Casa de Lorette, où on le voit encore attaché au plafond par une chaîne.
  11. Un échantillon seulement de ce langage impossible à traduire : La Santita Sua… cum dir che’l Duca da Urbino e un figatello et che’l vol che ritorna indretto al bordello. Dépêche d’Antonio Gattico, l’envoyé mantouan, du 3 janvier 1511. Luzio, Federico Gonzaga ostaggio, p. 569.
  12. C’est le cher et regretté M. Geffroy, l’ancien directeur de l’École française à Rome, qui m’a indiqué le portrait si curieux de Corneto. M. le comte Bruschi a eu la bonté de me permettre de faire exécuter une photographie de ce cadre, qui porte la souscription Jul. II Pont. Max. Je n’ai pu obtenir l’accès dans l’Armeria du Vatican où, d’après la tradition, se trouve conservée l’armure de Jules II. — On sait que la fresque de Melozzo est maintenant (transportée sur de la toile) à la Pinacothèque du Vatican, 3e salle.
  13. Dans la Galleria geografica du Vatican (prolongement de la galerie de la Bibliothèque), où sont les cartes des provinces et les plans des villes appartenant au Saint-Siège, Jules II est représenté faisant (bien plus convenablement) son entrée à Mirandole sur la sedia gestatoria et avec un dais au-dessus de sa tête. Inutile d’observer que les peintures de cette galerie ne sont pas contemporaines, ni même du XVIe siècle.
  14. Vers du Pasquino. Roscoe, Léon X, II, p. 85.
  15. Jo. Antonii Flaminii Ad Julium II. Carmina III. Poetarum. Ital., IV, 357.
  16. Séance IX du Concile de Latran, 5 mai 1514. — Léon X et Adrien VI eurent le menton rasé. Après le sac de Rome, Clément VII laissa pousser sa barbe on signe de deuil et fit publier un traité sur le sujet par Valerianus : Pro sacerdotum barbis. Depuis lors, beaucoup de pontifes ont porté la barbe apôtre. Paul V Borghèse fut le premier à porter une barbe Henri IV. A partir de Clément XI jusqu’à nos jours, les papes n’ont plus eu de barbe. J’emprunte la plupart de ces détails à Moroni (s. v. barba), qui me semble l’autorité par excellence en la matière. Avant de devenir l’estimable érudit que l’on sait, auteur d’un volumineux dictionnaire ecclésiastique, le bon chanoine a, pendant de longues années, fait la barbe au pape Grégoire XVI.
  17. La chapelle était sous l’invocation de saint Jean-Baptiste. La lettre d’Alidosi a été publiée par Danielli, Carte Michelangiolesche inédite (Milan, 1865, in-4o), p. 14.
  18. A six kilomètres de Rome, première station sur la ligne ferrée Rome-Civita-Vecchia.
  19. Gruner et Platner (I freschi della Cappella Magliana, Londres, 1847) ont encore vu les peintures de la chapelle sur place et en font le mieux connaître la disposition. Depuis lors, toutes les fresques de la Magliana ont été dispersées. Celles de la salle des Muses (avec l’Apollon jouant du violon, comme dans le Parnasse de Raphaël) sont maintenant dans la galerie du Capitole (salle I, n° 1-10). On les a transportées sur toile et déplorablement retouchées. La lunette du Dieu le père bénissant le monde de la chapelle, a été acquise pour le Louvre. A la place du Baptême du Christ, qu’avait désiré le cardinal de Pavie et qui n’a jamais été exécuté, on voyait autrefois un Martyre de sainte Félicité, que nous ne connaissons plus que par une gravure de Marc Antoine avec la souscription : Raphaël Urbin. Je crois, en effet, et contrairement à M. Dollmayr (Raphaël’s Werkstatt, Vienne, 1895, p. 106-108), que le Dieu bénissant le monde (du Louvre) et le Martyre de sainte Félicité ont été peints d’après des dessins de Raphaël, et cela après la mort d’Alidosi, probablement sur la commande de Jules II. Je reviendrai sur le sujet dans la suite.
  20. Piazza Scossacavalli, n° 145, en face du palais Giraud-Torloma. Il est surprenant que M. Schmarsow ait passé sous silence le Convento dei Penilenzieri dans son ouvrage : Pinturicchio in Rom, Stuttgart, 1882.
  21. Agite mortales ocia, quos cibo et umbra quercus alit.
  22. M. Eugène Müntz a voulu reconnaître un portrait d’Alidosi dans le fameux Cardinal de Raphaël, qui se trouve au musée de Madrid et y porte faussement le nom de Bibbiena (Archivio Storico dell’ arte, 1891, p. 328). Si séduisante que soit l’hypothèse, j’hésiterais cependant à l’accepter. Vasari ne fait mention que d’un portrait d’Alidosi à Imola de la main de Bagnacavallo (V. Vita di Bagnacavallo). Le cardinal de Pavie ne semble pas avoir eu de rapports avec Raphaël ; il était un partisan trop exclusif de Buonarroti.
  23. Le quatrain de Maddaleni (encore inédit), se trouve dans le recueil manuscrit de ses poésies à la Bibliothèque vaticane, n° 3419, p. 59.
    D. M. Francisci Alidoxii.
    Moribus et vita Verres, Catilina cadendo,
    Sed non pugnando fortiter, interii.
    Unum tamen misero laus est, unumque levamen :
    Non poteram dextra nobiliore perire.
  24. Avec cela, ni Paris de Grassis, ni Guichardin, ni P. Jove, ni Bembo et tutti quanti ne produisent un seul fait positif à l’appui ou à l’illustration des horreurs qu’ils reprochent au cardinal de Pavie, car sa sévérité envers la population turbulente de Bologne ne peut guère entrer ici en ligne de compte, et encore moins admettra-t-on qu’Alidosi ait été en connivence avec Trivulzio contre le pape. La jalousie contre le favori unique et omnipotent du Rovere aussi bien que le désir de plaire au duc d’Urbino, ont peut-être beaucoup contribué à noircir la mémoire d’Alidosi devant la postérité. Je crois que son procès demande encore à être révisé.
  25. Ut quod ajunt, clavum clavo truderet. H. Borgii Hist. de bello Ital., VI, p. 93.
  26. Tirarsi adosso tutto il mondo. (Lettre de Blois, 26 juillet 1510.)
  27. M. le comte Gnoli, le très obligeant préfet de la Bibliothèque nationale (Vittorio-Emanuele) a bien voulu m’indiquer la plaisante anecdote qui suit dans un livre assez rare, intitulé : Facetie, Motti e Burle, de Lodovico Domenichi (Venise, 1584, p. 20) : « Dans une des chambres décorées pour lui par Raphaël, le pape Jules II s’est fait représenter, d’un côté écoutant la messe à genoux, et de l’autre revenant du Belvédère porté par les palefreniers. Ce second portrait était beaucoup plus fort en couleur (molto piu colorito) que le premier, et bien des gens blâmèrent Raphaël pour n’avoir pas traité les deux portraits de la même manière. Mais Marc-Antonio Colonna leur répondit qu’ils étaient dans l’erreur tous et que Raphaël avait bien gardé les convenances (haveva servato benissimo il decore), le pape étant sobre à la messe, et haut en couleur au retour du Belvédère, après avoir bu… »
  28. J’emprunte les citations de la correspondance de Grossino à l’intéressant travail de M. Aless. Luzio : Federico Gonzaga, otage à la cour de Jules II, dans l’Archivio di storia patria Romana, 1886, vol. IX, p. 509-582.
  29. Manuscrit de Tizio, cité par M. Cugnoni (Archivio di storia patria Romana, III, p. 295). — Sanuto a une version un peu différente de cet incident (Moritz Brosch, Papet Julius II, p. 364, note 58).
  30. Ceci paraît en contradiction avec Albertini (Mirabilia) qui déjà, en 1509, plaçait l’Apollon au Vatican. Ne faudrait-il pas distinguer ici entre le Vatican et le Belvédère ? — Sur le Tiberinus (Tibre) et la Chleopatra, Grossino donne de très curieux détails dans ses lettres des mois de janvier et février 1512. (Luzio, loc. cit., p. 435 et la note.)
  31. Pontifex in Vigilia et Die Gloriossæ Virginis Assumptæ voluit interesse Vesperis et Missæ in majori Capella Palatina per Sacristam celebratis festivitate Nam ea capella Assumptioni prœdictæ dicata est, et ad eam Pontifex venit, vel ut picturas novas ibidem noviter detectas videret, vel quia sic ex devotione ductus fuerit ; Paris de Grassis, 15 août 1511, II, p. 221. (Je cite toujours d’après le manuscrit de la Bibliothèque nationale à Rome.)
  32. C’est le même Pompeo Colonna qui plus tard, comme cardinal, préluda par le guet-apens du 20 septembre 1526 au grand sac de Rome. J’emprunte son discours capitolin à Guichardin, Storia, X, 3.
  33. Éducation bien singulière pourtant !… Voyez, entre autres, la lettre de Stazio Gadio au marquis de Gonzague (11 janvier 1513. Luzio, p. 550-551) sur un souper présidé par la signora Albina, cortesana romana, et auquel assistait Federico, alors âgé de douze ans à peine…
  34. La fresque des Décrétales. Cette fresque ayant été exécutée bien après l’École d’Athènes, il ne faut chercher le portrait de Federico ni dans l’élève agenouille du groupe de Bramante (ainsi que le fait Vasari), ni dans l’enfant placé derrière Averroës (comme le pense M. Cavalcaselle). Évidemment Jules II n’a pas donné suite au propos que rapporte Grossino dans sa lettre du 16 août et dont il n’est plus question dans le reste de sa correspondance. Il est certain, au contraire, que sur la demande d’Isabelle Gonzague, Raphaël a commencé en janvier 1513 un portrait à l’huile de Federico dans le costume que celui-ci a porté lors de l’ouverture du Concile de Latran ; mais dès le 19 février (Jules II était alors à l’agonie ; il mourut le surlendemain), le peintre rendait le costume à Grossino et s’excusait de ne pas continuer le travail « n’ayant pas maintenant la tête (il cervello) à cela. » (Luzio, p. 548-9). — Il parait toutefois que Raphaël, plus tard, a achevé le portrait, et que le cadre a fait partie, au XVIIe siècle, de la collection du roi Charles Ier d’Angleterre. (V. Cavalcaselle, Raffaello, II, p. 209-211.)
  35. Voici un extrait de la lettre incroyable adressée le 7 septembre 1511 à la marquise de Mantoue par Lodovico Canossa, évêque de Tricarico : « La mort de Perotino (un petit chien dont il avait fait anciennement cadeau à la marquise) m’a causé beaucoup de chagrin ; j’avais cependant espéré depuis m’en pouvoir consoler par la mort d’un autre chien, beaucoup moins utile au monde. Aujourd’hui, je ressens d’autant plus douloureusement la mort de l’un et la vie de l’autre… » (Luzio, p. 527-528.) — Lodovico Canossa est un des principaux interlocuteurs dans le Cortegiano de Castiglione.
  36. L’évêque Pompeo Colonna ne fut déposé de ses dignités qu’à la suite de nouvelles intrigues et bravades, peu de temps avant la mort de Jules II.
  37. On a de lui plusieurs autres élucubrations contre Jules II ; l’une d’elles, de l’an 1510, est intitulée : la Chasse au cerf des cerfs, par allusion à la formule connue de Servus servorum Dei.
  38. Eleg., X, 37-43 :
    Io venni dove le campagne rosse
    Eran del sangue barbaro e latino,
    Che fiera stella dianzi a furor mosse ;
    E vidi un morto all’ altro si vicino,
    Che, senza premer lor, quasi il terreno
    A molte miglia non dava il cammino.
  39. Le possesso est la procession que le pape, après son couronnement à Saint-Pierre, fait en grand cortège pour aller prendre possession de la basilique de Latran, siège de l’épiscopat romain. Le possesso de 1513 (4 avril, jour anniversaire de la bataille de Ravenne) est célèbre par la pompe extraordinaire que Léon X y a déployée. Le cheval turc, à partir de cette procession, se reposa dans les écuries du pape et ne fut plus monté par personne. (Voyez CancellieriI possessi, 1513.)
  40. His omnibus magna felicitate gestis, Julius pontifex liberatæ a Gallis Italiæ nomen prætulit. (Ciaconius, Vitæ Ponlificum, III, 232.)
  41. Dans la célèbre strophe sur la bataille de Ravenne (Orlando furioso, III, 55), l’Arioste ne fait pas même mention du nom de Gaston de Foix ; toute la victoire est attribuée uniquement à Alphonse d’Esté :
    Costui sarà, col senno e colla lancia,
    Ch’avrà l’onor’, nei campi di Romagna,
    D’aver dato all’ esercito di Francia
    La gran vittoria contra Giulio e Spagna.
    Nuoteranno i destrier fin alla pancia
    Net sangue uman per tutta la campagna :
    Ch’ a seppellire il popol verrà manco
    Tedesco, Ispano, Greco, Italo e Franco.
  42. Luzio, p. 540-541. La suite de la lettre de Grossino dit : « Le signor Federico (qui accompagnait son oncle Alphonse d’Esté dans cette excursion), voyant que Son Excellence restait si longtemps en haut, a mené les gentilshommes (du duc) voir les chambres du pape et celles que dépeint Rafaello da Urbino… » Il y a donc à distinguer entre les chambres habitées par le Rovere et les stances. De l’ensemble de la précieuse correspondance des Mantouans publiée par M. Luzio, il ressort que Jules II habitait le Belvédère, et à certaines occasions le château d’Ange.
  43. Dans la lettre chiffrée écrite par le duc à son frère, le fameux cardinal Ippolito, deux jours avant sa fuite de Rome et la faisant déjà pressentir, il n’est nullement question de sa liberté menacée. Alphonse d’Esté y parle seulement des exigences territoriales exorbitantes du pape et de sa demande qu’on lui remît Ferrante… Ferrante était le jeune et malheureux frère naturel auquel le cardinal Ippolito avait (1505) fait crever les yeux, trop loués à son gré par une dame du palais à laquelle lui-même (le cardinal) faisait la cour. Le pauvre aveugle voulut se venger, conspira, fut saisi et emprisonné (avec un autre frère encore) pour toute sa vie dans le donjon du château ducal. Jules II, qui était le parrain de Ferrante (il l’avait tenu sur les fonts baptismaux), demanda sa mise en liberté et la permission pour lui de venir habiter Rome. « Je ne donnerai ni Ferraro ni Ferrante », écrit Alphonse d’Esté dans sa lettre du 17 juillet 1512 (Cappelli, Lettere di Lodovico Ariosto, Milan, 1887, p. CXIV). — De son côté, Fed. Catanei, écrivant au marquis de Mantoue le 27 juillet, rond ainsi compte des paroles du pape dans une audience qu’il lui a accordée : « Si j’avais voulu m’emparer de lui (Alphonse d’Esté), qui est-ce qui m’en eût empêché ? Si nous n’avions pu arriver à une entente, ma volonté était de le faire reconduire à Bologne et puis à Ferrare. La première chose que je lui demandais c’était de me donner les frères ; le cardinal de Ragona les croyait même morts déjà (qu’Alphonse les a déjà fait mourir)… » Luzio, p. 541.
  44. Lettre du cardinal Ippolito, datée de Massa, 31 août 1510 : « Il mio gentilhomo (Arioste) non solamente pottete avere gratia o conclusione alcuna da sua Santita, ma fu minazato d’essere butato in fiume se non se le toleva denante… » (Campori, Notizie per la vita di Ariosto, Modena, 1871, p. 43). — Sur les différentes missions du poète auprès de Jules II, voyez Cappelli, loc. cit., p. XXXVII seq.
  45. Lettres d’Arioste, éd. Cappelli, 1887, p. 23.
  46. Pierius Valerianus, De honoribusGurcensi Urbem ingredienti habitis. Ap. Freher, Ber. germ. Script., II, p. 293 seq.