Ronsard - Œuvres, Buon, 1587/Que pourroy-ie, moy

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Œuvres de P. de Ronsard, Texte établi par Jean Galland, Claude Binet et al., BuonTome 2 (p. 162-172).
ODE III.



QVe pourroy-ie moy François,
Mieux celebrer que la France,
Le pays à qui ie dois
Le bon-heur de ma naiſſance?
Et comme oubliroy-ie außi
En le celebrant la race
De ſon Roy qui tient icy
Apres Dieu la plus grand' place?
Que me vaudroit de chanter
Ces vieilles fables paſſees,
Qui ne ſeruent qu'à tenter
L'eſprit de vaines penſees?
Qui eſt celuy qui n'a ſçeu
De Pelops l'ardente flame,
Le traistre Oenomas deceu,
Et les nopces d'Hippodame?
Ores ie veux eſprouuer
Autre fable plus nouuelle
Que ces vieilles, pour trouuer
Vne autre gloire plus belle
Qui deſia ſe donne à moy,
Si iuſqu'aux pays estranges

Du fils aiſné de mon Roy
Ie veux pouſſer les loüanges.
Mais moy qui ſuis coustumier
Brouiller mes vers à la mode
De Pindar', de qui premier
Commenceray-ie mon Ode?
Commenceray-ie à l'enfant,
Ou par les faits de ſon pere,
Ou par le nom triomphant
De ſa tante, ou de ſa mere?
I'oy Iupiter qui defend
Ne commencer par le pere,
Par la tante, ou par l'enfant,
Mais par le nom de ſa mere.
Donq puis qu'vn Dieu me defend
Ne commencer par le pere,
Les vers qui ſont à l'enfant,
Commenceront par la mere.
Laquelle dés quatorze ans
Portoit aux bois la ſagette,
La robe & les arcs duiſans
Aux pucelles de Taygette:
Son poil au vent s'esbatoit
D'vne ondoyante ſecouſſe,
Et ſur le flanc luy batoit
Touſiours la trompe & la trouſſe.
Touſiours dés l'aube du iour
Alloit aux foreſts en queste,
Ou de reths tout à l'entour
Cernoit le trac d'vne beste:
Ou prenoit les Cerfs au cours,
Ou par le pendant des roches

Sans chiens aſſailloit les Ours,
Et les Sangliers aux dents croches.
Vn iour qu'elle auoit chaſſé
Long temps vn Sanglier ſauuage,
Repoſa ſon corps laſſé
Deſſus les fleurs d'vn riuage:
Elle pend ſon arc Turquois,
Recoiffe ſa treſſe blonde,
Met pour cheuet ſon carquois,
Puis s'endort au bruit de l'onde.
Les ſouſpirs qui repouſſoient
Du ſein la iumelle pomme,
Et ſes yeux qui languiſſoient
En la pareſſe du ſomme,
Les amours qui eſuentoient
La ſommeillante poitrine,
De plus en plus augmentoient
Les graces de Caterine.
Iupiter la vit des Cieux
(Se fait-il rien qu'il ne voye?)
Puis d'vn ſoin ambicieux
Souhaita ſi douce proye:
Car Amour qui s'eſcouloit
Doucement en ſes mouëlles,
Ses oz cogneuz luy bruloit
De mille flames nouuelles.
Adonc luy ſentant là haut
Au cœur l'amoureuſe playe,
C'eſt ores (dit-il) qu'il faut
Que pour me guerir i'eſſaye
D'aller voir celle là bas
Qui tient ma liberté priſe:

Mais Iunon ne ſçaura pas
Pour ce coup mon entrepriſe.
A grand' peine auoit-il dit,
Qu'ardant d'approcher s'amie,
De ſon throne deſcendit
Pres de la Nymphe endormie:
Et comme vn Dieu qui ſentoit
D'amour la poignante rage,
A la force s'appreſtoit
De rauir ſon pucellage.
Mais Arne qui l'entre-vit,
Pouſſant l'eau de ſes eſpaules,
Hors des flots la teſte mit
Ceinte de ioncs & de ſaules:
Et deſtournant ſes cheueux
Qui flotoient deuant ſa bouche,
Defend au Prince amoureux
Qu'à la pucelle il ne touche.
Si tu n'as deſir de voir
(Dit le fleuue) ta puiſſance
Serue deſſous le pouuoir
Du fils qui prendoit naiſſance
De ceſte Nymphe & de toy:
Et ſi touſiours tu veux eſtre
Des Dieux le pere & le Roy,
Sans attendre vn plus grand maiſtre,
Ceſſe ceſſe de tenter
Faire ceſte Vierge mere,
Qui doit vn iour enfanter
Vn fils plus grand que ſon pere,
Fils qui donnera ſes lois
Soit en paix, ou ſoit en guerre,

Aux tourbes des autres Rois
Qui ſous luy tiendront la terre.
Vn Prince en Gaule eſt nourry,
Né de ſemence royale,
Qui doit estre ſon mary,
Elle ſa femme loyale:
D'elle & de luy ſortira
Ce fils heritier de France,
Qui Ciel & Terre emplira
Des prouëſſes de ſa lance.
Les Parques au front ridé,
D'Erebe & de la Nuict nées,
Ont main à main deuidé
L'arreſt de ces destinées.
A tant de fleuue plongea
Au plus creux de l'eau ſa teſte,
Et l'amoureux deſlogea
Fraudé de ſa douce queſte.
Apres le terme parfait
Predit par la voix diuine,
Le mariage fut fait
De ceste Nymphe diuine:
Douze ans peurent s'abſenter
Ains qu'elle fuſt accouchee
Du fils dont ie vais chanter
La loüange non touchée.
Eſcoute vn peu fils aiſné,
Honneur de France & d'Itale,
Le bienqui t'eſt deſtiné
Par ordonnance fatale.
Quand ja ton pere ſera
Las de mener les gendarmes,

Et que vieillard ceſſera
D'effroyer le monde en armes:
Adonc vaillant tu tiendras
Sous luy d'Europe la bride,
Et ſous luy tu ſeruiras
A ſes gendarmes de guide,
Et enſemble fort & fin
En mainte ruſe guerriere,
Humble tu mettras à fin
Les mandemens de ton pere.
Et s'il reste quelque Roy
Qu'il n'ait eu loiſir de prendre,
Fait eſclaue deſſous toy
François tu le feras rendre:
Tu penſeras en ton cœur
D'acquerir l'Europe encore,
Et de te faire veinqueur
Des Gades iuſqu'au Boſphore.
Ces grans peuples reculez
A l'eſcart de noſtre Monde,
Des flots de Thetis ſalez
Couronnez tout à la ronde,
Et ceux qu'on voit habiter
Les Orcades Eſcoſſoiſes,
N'auront cœur de reſiſter
Contre tes armes Françoiſes.
Les grands cloiſtres Pyrenez
Deſuoyez en mil entorſes,
De tes ſoudars obstinez
Ne pourront tromper les forces,
Ny les grand's citez ton feu,
Que toi pillant les campagnes

En armes, tu ne ſois veu
Le Monarque des Eſpagnes.
Ny les Alpes au grand front,
Ny l'Apennin qui diuiſe
L'Italie, ne pourront
Retarder ton entrepriſe
Lors que trainant auec toy
Tant de legions fidelles,
Tu ne te couronnes Roy
Des Itales maternelles.
De là tirant plus auant
Vers l'Allemagne guerriere,
De la part où plus le vent
Soufle ſon haleine fiere,
Tu donteras les Gelons,
Et ceste froide partie
Que poſſedent les Polons,
Les Goths, & ceux de Scythie.
Pouſſant outre tu prendras
La Thrace, & par ta prouëſſe
Tes bornes tu planteras
Iuſqu'au destroit de la Grece:
Puis en France retourné,
Dans Paris ta grande ville
Tu triomperas orné
De ta conqueste ſeruile.
Ton pere deſia chenu
D'auoir trop mis la cuirace,
D'vn grand aiſe detenu
Fera raieunir ſa face,
Et deſſus ſon throne aßis
Sentira mille lieſſes

D'eſtre pere d'vn tel fils
Heritier de ſes proüeſſes.
Ainſi qu'à Rome Ceſar
Triomphant d'vne victoire,
Haut t'aſſoiras dans vn char
Deſſus vn ſiege d'yuoire:
Deux courſiers blancs haniront
D'vne longue voix aigue,
Qui ton beau char traineront
En triomphe par la rue.
Tes cheueux ſeront liez
De Palme torſe en couronne,
Bas ſeront deſſous tes piez
Les ferremens de Bellonne :
Le Ciel qui s'esbahira
Du bon-heur de tant de choſes,
Prodigue te remplira
Le ſein de Liz & de Roſes.
Là francs de peur tes ſoudars
Marchans au ſon des trompettes,
Te ru'ront de toutes pars
Mille ioyeuſes ſornettes,
Et parez de Lauriers verds
Diront aux tourbes preßées
Les maux qu'ils auront ſoufferts
En tant de guerres paßées.
Tout le peuple Iô cri'ra,
Rien qu'Iô par l'aſſemblée
Le peuple ne re-dira
D'vne ioye redoublée :
Le meneſtrier reſonnant,
Des chantres la douce preſſe

Autres mots n'iront ſonnant
Qu'vn Iô plein d'allegreſſe.
En ordre les Rois veincus
Iront en diuerſe mine,
Trainez deſſus leurs eſcus
Deuant ta pompe diuine:
Les vns auront les yeux bas,
Les autres leuant les faces,
A leur mal ne ſongeant pas,
Remaſcheront des menaces.
Les vns au col ſecou'ront
Les liens d'vne chaiſne orde,
Les autres les bras auront
Serrez au doz d'vne corde:
Aux autres ſelon les faits
De leurs fautes deſloyales,
Diuers torments ſeront faits
A leur miſeres Royales.
Là ſeront peints les chaſteaux
Les ports & les villes priſes,
Les grands foreſts & les eaux,
Et les montagnes conquiſes:
Le vieil Apennin ſera
Portrait d'vne face morne,
Le Rhin veincu cachera
Entre les roſeaux ſa corne.
Deuant ton char bien-tournant
Marchera la Renommée,
Qui ton bruit ira cornant
De ſa trompette animée:
Et moy qui me planteray
Deuant ſes pieds pour eſcorte,

Comme elle ie chanteray
Ta louange en telle ſorte:
Prince bien-aimé des Dieux,
Antique race de Troye,
Sous qui la faueur des Cieux
Toute Europe a miſe en proye,
Triomphe, & voy ta cité
Qui deuotieuſe appreſte
A ta ieune Deité
Vne ſolennelle feſte.
Bien que tes freres & toy
La terre ayez departie,
Et qu'aiſné tu ne ſois Roy
Que de la moindre partie:
Le Ciel pourtant a voulu
Que ſur toutes tu la prinſes,
Et la prenant t'a eſleu
Le Seigneur des autres Princes.
Ils ont choiſi pour leurs pars,
L'vn les parfums d'Arabie,
L'autre les ſablons eſpars
De la bouillante Libye :
Mais tu as Roy plus heureux
Choiſi les terres fertiles,
Pleines d'hommes valeureux,
Pleines de ports & de villes.
Celuy qui peut raconter
Tes entrepriſes fameuſes,
Celuy peut les flots conter
Des riuieres eſcumeuſes :
Car bien peu bien peu ſen faut
Que ta maieſté Royale

Du Iupiter de là haut
L'autre maieſté n'égale.
Iamais à chanter ton los
Ie n'auray la bouche cloſe,
Fußé-ie là bas enclos
Aux lieux où la Mort repoſe:
Touſiours ie diray ton nom,
Et mon ame vagabonde
Rien ne chantera ſinon
Tes louanges par le monde.
Ainſi diray-ie, & ta main
Iuſqu'au Palais honorable
Conduira touſiours le frain
De ton haut char venerable :
Là t'aſſoyant au milieu
Sur des marches eſleuées,
Tu rendras graces à Dieu
Pour tes guerres acheuées.
Puis ayant de toutes pars
Fermé de cent chaiſnes fortes
De l'ouuert temple de Mars
L'horrible acier de cent portes,
Tu feras egal aux Dieux
Ton regne, & par ta contrée
Fleurir la Paix, & des Cieux
Reuenir la belle Aſtrée.