Rose et Blanche/2/3

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B. Renault, éditeur (Tome IIp. 63-120).


CHAPITRE III.

L’Archevêque.


La seule personne sur qui l’apparition de Rose fit une impression défavorable, fut Laorens. Assis dans un coin du salon, il ne fut pas long-temps sans ressaisir au milieu des vaporeux souvenirs de l’ivresse, l’image de celle qui s’était prêtée à ce qu’il regardait comme une mystification. Laorens était peu capable de ressentiment ; dans ses altercations avec Horace, c’était toujours lui qui revenait le premier. Cette fois comme de coutume, il n’avait pu se maintenir deux jours entiers dans une disposition hostile ; retournant à Paris et passant à quelques lieues du château de Mortemont, il n’avait pu se décider à manquer l’occasion de faire sa paix avec Horace.

— Cet animal-là, pensa-t-il, avec humeur, me laisserait partir ainsi sans m’adresser un mot d’excuse. C’est lui qui a tort, et comme de coutume il faudra que je m’accuse le premier. Eh bien ! j’aurai raison jusqu’au bout, je serai sans rancune, j’irai l’embrasser. S’il me repousse…

Laorens savait bien que Cazalès ne le repousserait point. Il savait que cet être si facile à blesser était encore plus facile à ramener. Dans son repentir nul n’était plus affectueux. Je crois que Laorens se fâchait quelquefois pour avoir le plaisir de lui faire demander pardon.

Aussitôt sa résolution arrêtée, il prit la route de Mortemont, et arriva une heure avant l’archevêque. Il n’était pas très-lié avec mademoiselle Cazalès, et la difformité de cette dernière l’avait prévenu contre elle. Lorsqu’il sut que son ami ne devait revenir qu’au bout de quelques jours, il voulut donc se retirer. Mais mademoiselle Cazalès lui fit des instances si pressantes, qu’il fut enfin sensible à la grâce incroyable de cette femme contrefaite et repoussante au premier abord. Et puis une autre circonstance le décida. La première personne qu’il avait rencontrée dans la cour du château était un de ses anciens camarades d’enfance, franc, spirituel et ignorant comme l’est la jeunesse méridionale de France ; Lespinasse avait servi l’usurpateur dès qu’il avait eu la force de porter un mousquet : sous-lieutenant à vingt ans, il avait vu s’ouvrir devant lui une brillante carrière, mais la restauration qui détruisit tant de choses détruisit son avenir. Il voulait s’embarquer et chercher les hasards de la fortune dans une autre contrée, lorsque sa mère royaliste et dévote le décida par prières, larmes et menaces à solliciter de l’emploi. Il fallait vivre. Lespinasse fut forcé de se trouver très-heureux d’une lieutenance de gendarmerie où depuis dix ans il était oublié !

C’était peut-être un bonheur pour lui ; car sous un régime monarchique et religieux, sous un ministère dévot et méfiant, avec un caractère aussi peu hypocrite que celui de Lespinasse, avec un cœur aussi peu gendarme et des habitudes qui rappelaient le sous-lieutenant de hussards bien plus que le soutien du trône et de l’autel, les notes devaient être peu favorables ; cependant sa mère, liée assez particulièrement avec mademoiselle Cazalès, avait prié celle-ci de recommander son fils à l’archevêque, et les femmes de sa famille, partie si influente et si opiniâtre dans toutes les causes qui nous intéressent, avaient décidé le lieutenant à vaincre sa répugnance pour ce genre de protection.

Il était donc là dans une situation assez comique ; se moquant de lui-même autant que des autres, jouant aux yeux de Laorens le rôle d’un damné hypocrite, à ceux des dévots de l’endroit le rôle d’un impie fourvoyé en bonne compagnie.

Tu m’amuses bien, lui disait Laorens, avec ta mine de loup apprivoisé. Parole d’honneur ! je ne te comprends pas !… toi empoigneur ! toi dévot ! ah ! fi !… si je ne te savais pas au fond du cœur plus ivrogne et plus libertin que jamais, je ne t’aurais pas parlé…

Mais l’arrivée de Rose dans le salon interrompit leur entretien. Lespinasse, admirateur provincial de tout ce qui avait une tournure parisienne et une toilette de bon goût, fit un cri d’admiration et Laorens une grimace ironique.

Oh ! oh ! pensa-t-il, ceci est un peu fort ! Faire voyager sa maîtresse sous la garde de quatre religieuses, passe ! mais l’envoyer ici, à sa sœur ! la faire passer pour une vertu ;… car sur quel pied serait-elle dans cette maison ?… serait-ce une conversion que les bonnes âmes auraient entreprise et dont on ferait la galanterie à monseigneur ?… Bah ! c’est aussi par trop bête au temps où nous vivons ; mademoiselle Cazalès est dévote, mais elle n’est pas bornée, tant s’en faut. Il faut qu’on l’ait trompée… Cette petite intrigante se sera targuée de la protection d’Horace pour s’introduire ici… Protection ! dit-il tout haut dans sa préoccupation, le mot est divin !…

— Quoi donc, dit Lespinasse ?

— Ah ! parbleu ! dit Laorens, c’est une bonne plaisanterie !… Comment trouvez-vous cette belle personne ?

— Adorable !… Quel maintien ! quelle tournure !… ce n’est pas là une provinciale, je le parierais… Quelle démarche noble et distinguée !

— C’est ma foi vrai ! dit Laorens en l’examinant.

Rose, en effet, s’était présentée avec cet aplomb qu’il lui était facile de mettre à profit dans la circonstance. Sans avoir de talent, elle avait du moins l’intelligence de ses rôles et l’habitude de la scène ; elle était comédienne sans chaleur et sans énergie, mais sans affectation et sans mauvais goût. Sa révérence parut parfaite, et Laorens fut frappé de cette décence naturelle qu’il prit pour un effet de l’art le plus consommé.

Par quelles poétiques inventions, pensait-il, cette petite comédienne de Tarbes s’est-elle impatronisée dans l’illustre et dévote société de Nérac ?… Oh ! vive Dieu ! je le saurai… J’ai pardonné à Horace, le dieu des fous me devait cette compensation… Oui, oui, je consens bien à perdre le mérite de ma générosité, si mademoiselle Rose veut l’acheter. Nous allons voir ;… mais en attendant amusons-nous de l’inflammable gendarme.

Ô gendarme trop combustible ! dit-il, tu as un merveilleux tact pour deviner les femmes comme il faut. N’est-il pas vrai que rien de ce que nous voyons dans le département de Lot-et-Garonne ne peut se comparer à l’élégante Parisienne ? C’est, comme nous disons dans notre état, un certain chic, que le vulgaire ne remarque pas, mais que le véritable connaisseur saisit du premier coup d’œil.

Tu connais cette charmante personne, dit Lespinasse, bien plus occupé déjà du joli minois de Rose que de la protection de l’archevêque.

Parbleu, certainement, elle est de grande maison, vois-tu : pas riche, mais noble. Ah, noble !…

— Tant pis.

— Tant pis, vraiment, sans cela, je t’aurais engagé à la demander en mariage. Mais ce serait diablement difficile ; on a des prétentions si élevées pour elle !

— Tu crois ?

— Oh ! rien moins qu’un duc et pair, je le parie.

Diable ! eh bien, j’en fais mon compliment à celui qui l’obtiendra.

Laorens, riant dans sa barbe, s’approcha de Rose dans un moment où elle était isolée des autres groupes. Il croyait que son apparition la glacerait de terreur ; mais elle répondit d’un air étonné à son salut, et le regarda d’une manière si simple et si calme que la parole expira sur ses lèvres.

En effet, Rose se rappelait à peine ses traits ; elle ne l’avait presque pas regardé, et ce ne fut qu’au bout d’un instant qu’elle le reconnut. Alors elle déguisa la contrariété qu’elle éprouvait sous son maintien froid et sévère qui lui en imposa.

Allons, que je suis sot, pensa-t-il, comme je me laisse prendre à un regard de vipère !

Mademoiselle, dit-il enfin, j’ai eu le bonheur de vous voir dans une circonstance bien différente de celle-ci ; suis-je assez malheureux pour que vous l’ayez complètement oublié ?

Rose leva sur lui son œil attentif, et comprit qu’il la raillait.

Non, monsieur, dit-elle, je ne l’ai pas oublié, et ne l’oublierai de ma vie.

Ce ton franc et assuré recula encore de deux pas la marche de Laorens ; cependant il tenta encore d’être ironique.

Vous devez vous souvenir, en effet, des jours de vos victoires, et, à mon égard, ce doit être avec quelque remords.

— Pourquoi, monsieur ?

Vous le demandez ! vous n’avez fait qu’un heureux ce jour-là : une personne aussi pieuse que vous se contente-t-elle d’un acte de charité par jour ?

Je comprends fort bien que vous m’insultez de tout votre pouvoir ; mais je sens que vous n’y réussirez pas.

— Vous devez avoir, à cet égard, une assez jolie expérience pour votre âge ; aussi ce n’est pas votre âme forte que j’essaierai d’ébranler par des sarcasmes. Il en est ici de moins aguerries…

— Comment ?

Mademoiselle Cazalès pourrait bien être plus accessible que vous au langage de la vérité.

— Des menaces !… Pourquoi ?… Attendez, monsieur, je crois vous entendre. Vous croyez que j’ai manqué de franchise en entrant ici ?

— … La franchise… quelquefois c’est une vertu difficile, impossible même en certaines circonstances.

— Elle ne l’a pas été ici, monsieur ; il ne tient qu’à vous de vous en assurer.

Elle s’éloigna avec calme, et le laissa stupéfait… Qu’est-ce que cette fille-là ? se dit-il ; voyons un peu ce qu’elle fait ici.

— Comment nommez-vous cette belle personne ? demanda-t-il à la maîtresse de la maison.

— Mais vous le savez sans doute mieux que moi, répondit mademoiselle Cazalès ; c’est tout au plus si j’ai songé à le lui demander.

— Vous ne savez pas son nom ?

— Son nom est désormais mademoiselle de Beaumont ; tenez-vous cela pour dit, mauvaise tête !

Puis, le regardant avec une physionomie spirituelle et douce :

— Je sais tout, dit-elle ; la chère enfant m’a tout conté. Vous étiez à Tarbes ! Ce serait outrager votre délicatesse que de vous recommander le silence. Rose mérite, par sa conduite, les hommages qu’on rend ici à sa jolie figure, à la charmante petite robe qu’elle a achetée hier, et au nom tout-à-fait convenable que je lui ai trouvé ce matin.

— À la bonne heure, dit Laorens, cette dévote-là est d’une indulgence qui fait mentir l’expérience de tous les siècles.

Pendant ce temps, Lespinasse avait abordé Rose avec cet empressement provincial, qui ne craint pas de se prodiguer et de se manquer à soi-même comme la réserve des salons de Paris ; il était étonné de la simplicité de son langage et de ses manières. Il était surpris et même très-content de n’y pas voir cette recherche que les exagérations de Laorens lui avaient fait pressentir. Il la trouvait de plus en plus aimable et naturelle. Il avait fait pour elle une provision d’esprit dont elle semblait n’exiger nullement les frais. Il se sentit donc à son aise, du moment qu’il put être lui-même.

C’est une grande souffrance pour un homme dont l’éducation a été toute spéciale, toute militaire, que de se trouver en présence d’une jolie femme qui possède tout ce qui lui manque, et devant laquelle il craint à tout instant de placer une lettre d’une façon malheureuse à la fin d’un mot, ou de laisser prendre la volée à une pensée trop naïvement exprimée. S’il s’aperçoit qu’elle est bien décidée à ne remarquer aucune bévue, à accueillir avec indulgence tous ses efforts pour lui plaire, il est reconnaissant ; et si cette femme est jeune et jolie, il en est amoureux. C’est ce qui était arrivé à Lespinasse au bout de cinq minutes de conversation.

En ce moment, un grand bruit dans la maison annonça l’arrivée de monseigneur. Les portes s’ouvrirent à deux battans. Tous les cœurs d’hommes en place palpitèrent de crainte et d’espoir, tous les visages prirent une expression de recueillement et de respect. Le prélat s’avança, hâtant le pas pour abréger, par politesse, l’attente des personnes qui se tenaient debout, et, s’efforçant de saluer à droite et à gauche, mais empêché de se courber par la proéminence abdominale qui refoulait le sternum. Derrière lui, marchait un cortége de personnages vêtus de noir, le grand-vicaire, deux abbés, un secrétaire ecclésiastique, M. le curé de Nérac et celui du village de Cazalès.

À force d’entendre parler avec vénération de monseigneur de V., Rose avait fini par se pénétrer aussi de respect pour une dignité qui procurait les moyens de faire tant de bien.

Elle fut surprise de ne rien éprouver de semblable à la vue d’un homme court et gras, à figure ronde et bourgeoise, taillé pour faire un épicier, un voltigeur de la garde nationale ou un adjoint de village. Sa robe violette, costume si noble et si beau sur un homme pâle et élancé, ressemblait sur lui au premier fourreau d’un gros marmot ; sa ceinture de moire était perdue sous l’empiétement du ventre sur la poitrine, et sa croix d’or, cherchant en vain sa place entre un cou qui n’existait pas et un estomac qui n’existait plus, occupait tout l’espace intermédiaire entre le menton et l’ombilic.

Il était si essoufflé d’avoir traversé l’antichambre à pied, qu’il eut d’abord beaucoup de peine à répondre à l’accueil doux et aisé de mademoiselle Cazalès. Il balbutia quelques paroles épaisses et muqueuses que personne ne comprit, et lui tendit la main. Rose vit avec une extrême surprise la maîtresse de la maison porter cette main à ses lèvres sans que l’archevêque s’y opposât, et baiser religieusement une grosse améthiste enchâssée d’or qu’il portait au petit doigt.

Mais sa surprise augmenta, lorsqu’après une courte négociation à voix basse entre le sous-préfet, le procureur du roi, la maîtresse de la maison et le prélat, tout le monde se mit à genoux autour de lui. Elle seule restait debout.

— Allons, mademoiselle, lui dit tout bas Laorens en lui donnant l’exemple, mais d’un air de dérision comique qui la fit sourire malgré elle, il faut hurler avec les loups et se prosterner avec les dévots.

Alors le saint homme allongea la main, ferma les yeux, et murmura quelques paroles latines, après lesquelles toute la société se releva radieuse, reconnaissante, indulgenciée et les genoux poudreux.

Puis, mademoiselle Cazalès, après avoir nommé et recommandé successivement tous les dignitaires de l’endroit, tous les fonctionnaires de la province, excepté Lespinasse, dont le moment n’était pas venu, présenta Rose d’une façon particulière en disant : Voilà une jeune personne qui mérite tout votre intérêt, monseigneur, et qui l’obtiendra, j’espère, quand vous aurez eu un moment d’entretien avec elle.

— Je lui promets sur-le-champ tout mon zèle, répondit l’archevêque en tendant à Rose sa main qu’elle n’osa pas presser dans la sienne, et qu’elle ne voulut pas toucher de ses lèvres. Un instinct involontaire lui fit rencontrer les yeux de Laorens. Il fallut que tout le courroux de Rose cédât à l’air d’amicale intelligence de la seule personne qui pût comprendre ce qu’elle éprouvait en ce moment. Lorsqu’il se rapprocha d’elle, il lui fut impossible de se défendre de sa gaîté, et au bout de peu d’instans, elle avait oublié malgré elle son ressentiment.

Je ne sache personne qui, placé en dehors d’une situation ridicule, ne sente le besoin de s’en moquer avec quelqu’un, fût-ce avec son plus mortel ennemi. Le rire est un mal contagieux, et rien ne lui résiste. Un instant auparavant Rose ressentait avec fierté l’injustice que Laorens s’efforçait de lui faire. Frappée de l’absurdité des choses qu’elle voyait, elle se laissa joindre par lui dans le jardin pour en causer, et finit par accepter son bras sans s’en apercevoir.

Il se repentait déjà, sans doute, d’avoir jugé Rose trop sévèrement ; du moins, dit-il, elle n’est pas trop hypocrite. Horace s’est amusé à mes dépens ; il m’a fait croire que je serais le héros d’une fête qu’il m’a donnée à son profit : après tout, c’est lui qui l’a payée. Mais quelle extravagance est-ce là ? ah ! je devrais bien connaître ses idées fantasques, mais chaque jour elles m’étonnent. Envoyer cette petite à sa sœur, pour qu’elle en fasse… quoi ? une femme de chambre ! c’est déjà bien hardi ;… mais, non, mademoiselle de Beaumont ! Et cette sœur, qui se prête à tout de bonne grâce !

Puis, Laorens se demandait comment mademoiselle Cazalès pouvait se laisser tromper ainsi sur la nature de l’intérêt de son frère pour Rose ; l’idée plus naturelle de la vérité lui venait bien quelquefois, mais il la repoussait. Non, pensait-il, Horace n’est pas capable de tant de vertu ; moi, tout au plus, quand je suis bien à jeun ; mais lui, si profondément démoralisé : ce n’est pas possible. Il y a deux ans, je lui aurais confié ma sœur ; maintenant je ne lui confierais pas la sienne.

Alors, il entreprit de faire la cour à Rose ; elle était fière, il fallait s’y prendre avec adresse. Il ménagea son amour-propre, s’efforça de détruire le mauvais effet de ses premiers propos, et finit par la trouver douce, et oublieuse de ses ressentimens ; mais quand il voulut devenir plus clair, Rose redevint forte de sa conscience.

« Je vois bien, monsieur, lui dit-elle tout à coup, que vous vous méprenez étrangement sur mes rapports avec M. Cazalès ; au fait, ce que vous imaginez est peut-être plus vraisemblable que ce qui est : sachez pourtant la vérité. Ce n’est pas pour mon honneur que je tiens à vous le dire : une pauvre fille comme moi ne doit pas espérer d’être crue sur sa parole ; mais, pour l’homme que je bénis, sachez qu’il n’a point voulu abuser de ma misérable position, et que je n’ai acheté ses bienfaits par aucun sacrifice. »

Il y a dans l’accent du cœur, une force de vérité à laquelle rien ne résiste. Les masses se laissent entraîner par un mouvement de chaleur enthousiaste ; un homme, à moins d’être corrompu au point d’avoir perdu toute sympathie d’honneur, ne sait pas se défendre d’un appel fait à son cœur par une femme. Il regarda Rose, ses joues étaient animées, son regard brillait de ce feu sacré, que le vice imite, mais qu’il ne sait pas rendre pénétrant comme une âme sincère. — Diable m’emporte, si elle ne dit pas vrai, pensa Laorens ; si elle me joue, elle est de première force. Bah ! quand on a du talent comme cela, on débute à l’Odéon ou aux Français ; on ne s’amuse pas à tromper en province de pauvres diables comme moi… Cet original de Cazalès ! Un trait de vertu du fond de l’abîme où il s’est jeté ! S’il pouvait se convertir ; je l’aimerais mieux. Il était bien plus aimable, alors qu’il n’avait pas songé à le devenir.

Lespinasse vint les joindre, et en attendant le dîner, ils causèrent assez gaîment des choses qu’ils voyaient ; le lieutenant de gendarmerie connaissait sa province, il en faisait les honneurs avec aisance.

— Eh bien ! mademoiselle, disait-il, ce dîner qui nous promet une soirée divertissante, va décider des intérêts de tout le pays, monseigneur est un fort bon enfant après boire : si le sous-préfet de C*** n’est pas trop bête, (et je tremble pour lui qu’il ne soit dans un jour de redoublement), il pourra être, l’année prochaine, préfet avec trente mille francs d’appointemens ; le procureur du roi de D*** que vous voyez aussi humble que l’un de ses prévenus, sera substitut à Bordeaux ; qui sait, avocat-général à Toulouse, peut-être, et cette veuve d’officier de l’ancienne armée, que vous voyez si soumise auprès de mademoiselle Lenoir, que croyez-vous qu’elle ambitionne ? une pension sur la liste civile, un bureau de tabac, de loterie ? pas du tout, elle voudrait être femme de confiance dans le palais archiépiscopal, si vous aimez mieux, servante de monseigneur ; car de toutes les grandeurs de ce monde, nulle ne procure les avantages qu’une âme béate goûte dans la servitude ecclésiastique, et la maîtresse d’un roi n’a jamais connu toutes les douceurs de la vie comme la gouvernante d’un curé.

Proche parent d’un homme long-temps puissant et tristement célèbre, monseigneur de V*** usait largement du privilége qu’on a de pouvoir être nul, quand on est cousin d’un ministre ; simple abbé, il avait prêché un carême à la chapelle du roi Louis XVIII, sans faire aucune faute de français et presque point d’anachronisme ; le saint roi qui assistait au sermon, mais qui ne l’écoutait point, répondit à son altesse royale, le duc d’Angoulême, qui l’interrogeait un jour sur le talent de monsieur l’abbé de V***, qu’il le trouvait très-élégant et très-pur. Depuis ce moment l’abbé fut reconnu pour un prédicateur distingué, son éloquence fut avérée, sa science profonde, son caractère vénérable, sa manière d’officier noble, sa voix très-forte et très-étendue ; Bourdaloue n’eut jamais tant de succès. Les plus belles dames de la cour voulurent se confesser à lui, et Madame le nomma son aumônier.

Louis XVIII qui laissait faire des fortunes afin de les renverser ensuite impunément, laissa nommer l’abbé de V*** à l’évêché de… d’où il envoya des bénédictions et des dragées aux belles dames qui l’avaient protégé.

Sous le règne transitoire du malheureux Charles, l’évêque de… vit grandir sa fortune ; nommé à un des premiers siéges archiépiscopaux de France, il eut long-temps l’honneur dérisoire d’être prélat in partibus, c’est-à-dire, d’être assis entre deux trônes, ce que beaucoup de gens désignent par un proverbe plus expressif, mais moins élégant ; enfin, grâce à un témoignage éclatant de l’affection de son bon parent, son prédécesseur à l’archevêché de *** lui céda la place, et l’abbé de V*** put venir passer un ou deux mois de la belle saison en province et manger à Paris, le reste de l’année, les cent mille livres de rente que lui payait la nation pour daigner porter le titre de monseigneur, donner la confirmation tous les trois ans dans son diocèse, et envoyer, du fond de son landaw, sa bénédiction pastorale aux passans que deux gendarmes, courant devant le carosse, faisaient préalablement mettre à genoux sur la route.

Monseigneur trouva l’archevêché meublé à l’antique et dans un mauvais goût ; il le fit renouveler du haut en bas. Aubusson envoya ses plus beaux tapis. Commenteries, ses plus belles glaces, Lyon ses plus riches tentures. Pendant le dîner, monseigneur raconta à mademoiselle Cazalès qu’il n’avait pas dépensé plus de quatre-vingt mille francs pour s’installer dans son palais archiépiscopal.

— Je n’ai pas voulu de luxe, dit-il ; ces vanités ne conviennent point aux personnes du clergé, et le haut clergé surtout doit donner l’exemple de la simplicité. Mais j’ai voulu avoir les meilleures productions des manufactures de tout genre. Cela fait un bon effet ; on remarque ensuite qu’en dépit des déclamations des libéraux et des jacobins, le clergé encourage l’industrie. Oh ! je suis très-aimé des commerçans et des ouvriers de mon diocèse ; je favorise aussi les arts. Il y avait à l’archevêché de vieux tableaux des anciens maîtres ; ils passaient pour assez bons : je crois qu’il y avait des Vanloo, ou des Lesueur, je ne me rappelle plus,… mais ces ouvrages avaient perdu leur éclat, leur coloris ;… je les ai fait reléguer dans une chapelle des environs, et j’ai commandé des tableaux aux artistes de ma province ; j’ai choisi moi-même les sujets. Tout cela est très-frais, très-éclatant, magnifiquement encadré ; et pour fort peu d’argent j’ai fait bien des heureux !…

L’archevêque fit cette réflexion avec un sourire si béat, et d’un air si pénétré de reconnaissance envers lui-même, que Rose fut tentée de le croire sur parole. Au reste, monseigneur de V*** n’ajouta pas qu’il avait voulu ériger en monopole la jouissance d’un superbe jardin qui s’étendait, avec ses massifs de feuillage et ses bouquets de fleurs, sous les fenêtres de son palais ; que les habitans égoïstes de sa bonne ville la lui avaient opiniâtrement disputée, et qu’il n’avait pu obtenir de leurs exigences peu chrétiennes que quelques arpens qui longeaient son hôtel, et où il pouvait, chaque matin, respirer l’air et lire son bréviaire, séparé de son troupeau profane par une belle grille aux tiges de bronze et aux flèches dorées.

Le grand-vicaire, assis à la seconde place d’honneur, était un homme de cinquante ans environ, grand, sec, jaune, bilieux, doucereux avec les uns, réservé avec les autres ; flattant celui-ci, effrayant celui-là, écoutant d’un air attentif la personne qui lui parlait, et ne perdant rien de ce qui se disait ailleurs : souple, spirituel, tolérant en dehors ; rude, morose, implacable au-dedans.

— Voyez-vous, dit Lespinasse à Rose, auprès de qui il avait réussi à se placer, en ôtant furtivement de son assiette le nom d’un jeune abbé destiné à ce plaisir mondain, voyez-vous ce grand oiseau de proie dont le regard plane sur nous et fascine tous les étourneaux de la plaine ? remarquez-vous qu’on lui fait la cour bien plus qu’à monseigneur ? On l’accapare bien plus difficilement, et on le craint à plus juste titre : c’est le mauvais génie qu’on redoute et qu’on invoque. Car, sachez qu’il est l’âme de l’archevêché, le grand pouvoir occulte, le chef de la police ecclésiastique, et l’esprit de monseigneur. C’est lui qui relève les confesseurs du secret prescrit par les saints canons, c’est lui qui compose les mandemens, c’est lui qui nomme et qui destitue, qui appelle et qui renvoie, qui noue et délie, qui donne ou refuse, qui conserve ou qui retire, qui rit et qui pleure, et quand monseigneur dit une bêtise, maladie à laquelle il est assez sujet, c’est lui qui est chargé de la rendre spirituelle, en lui donnant un sens qu’elle ne voulait pas avoir, et en lui appliquant une pointe dont monseigneur rit à gorge déployée, comme s’il en était l’auteur ou du moins le complice. Tenez, voyez-vous sur quel gibier il est en arrêt maintenant ? Voyez la piteuse figure du contrôleur ; il a laissé échapper une ombre d’idée libérale, et il sent qu’il est perdu. Il fait tout son possible pour atténuer ce qu’il vient de dire, mais il est trop tard. Il est tombé dans un sable mouvant : plus il fait d’efforts pour s’en tirer, plus il s’y enfonce. L’aigle du diocèse le tient dans ses serres et l’y broie.

— Vous me faites rire avec votre indépendance, dit Rose. Dans un instant votre tour viendra ; je m’amuserai bien de voir comment vous vous en tirerez.

— Moi ! je serai plus tartufe que les autres ! quand on se jette dans la noirceur, il ne faut pas s’en mêler à demi. Avez-vous vu quel signe de croix j’ai fait à la bénédiction pastorale ? Et vous allez me voir dire mes grâces en sortant de table. Si vous me défiez, je me confesse ce soir au grand-vicaire ou à ce gros joufflu d’abbé, fleur de pêcher, qui jette de temps en temps sur vous un céleste regard auquel vous ne prenez pas garde… Mais à quoi songez-vous donc ? vous dédaignez le clergé ! vous ne ferez jamais fortune.

— On me l’a toujours dit, répondit Rose avec un sourire triste… Elle pensait à sa mère, et c’était le mal de sa vie.

Lespinasse devenait de plus en plus amoureux de Rose, et le désir de plaire le rendait aimable. Il cherchait à l’amuser de ses fanfaronnades d’hypocrisie : mais on verra bientôt qu’il se vantait.

Auprès du grand-vicaire, véritable spectre, renouvelé des beaux jours de l’inquisition, la jolie figure du second abbé offrait un contraste remarquable. C’était un jeune homme élancé, brun, à l’œil de feu, aux lèvres discrètes, aux mouvemens brusques et pétulans, réprimé par l’usage du monde et la volonté ambitieuse de se maintenir extérieurement dans l’esprit de son état. — Celui-là, dit le lieutenant à sa voisine, c’est le Gondi de Retz du diocèse.

— Je ne sais pas ce que c’est, dit Rose qui avait le bon sens de ne pas rougir de son ignorance.

— Je vais vous l’expliquer, répondit-il. Ce jeune homme est le dernier des fils de la noble maison de R*** Il a suivi les anciennes coutumes de la noblesse, et s’est mis dans les ordres pour arriver à une position brillante dans le monde. Avant dix ans vous le verrez coadjuteur, puis archevêque, puis cardinal, qui peut dire ? peut-être pape. Les hommes de sa trempe doivent parvenir à tout ce qu’ils entreprennent. Celui-ci n’est pas dévot, mais il sait le paraître ; il est libertin, mais il sait le cacher. Il est emporté, vindicatif, mais il sait se contenir et pardonner. Oh ! c’est un habile garçon ! Peu de femmes lui résistent, aucune n’ose le trahir, pas même celle qu’il rend jalouse et qu’il sait apaiser ; il fait des armes, il chasse, il nage mieux que personne…

— Oh ! mon Dieu ! dit Rose, il me semble que je le reconnais ; en effet c’est lui que j’ai vu à Bagnères. Il montait toujours les plus beaux chevaux du pays et les plus difficiles. Il caracolait sur les promenades de Coustoux avec plus de grâce et de hardiesse qu’un officier de hussards ; sa soutane et son chapeau faisaient un drôle d’effet dans ces momens-là.

— C’est lui ! il a fait plus d’une malheureuse à la dernière saison des eaux. Mais depuis ce temps, il s’est un peu rangé. Monseigneur, qui l’aime d’un attachement extraordinaire, a obtenu de lui par la douceur (car c’est un enfant gâté qu’il n’ose pas gronder) qu’il ne monterait plus à cheval en plein jour, et qu’il irait en bonne fortune en habit séculier.

— J’ai plus de mépris pour les libertins hypocrites que pour les libertins grossiers.

— Oh, oh, prenez garde à vous, belle Rose ! Je ne répondrais pas que ce Lovelace tonsuré n’eût jeté les yeux sur vous : il est assez habile pour que vous ne vous doutiez de son projet qu’au moment d’y succomber. J’ai vu de ses tours, et s’il faut vous dire toute la vérité, j’ai souvent fait des folies avec lui. C’est un bon vivant et un gai convive, quand toutes les portes du cabaret sont closes, et qu’il n’y a point autour de lui de ces mouches noires dont il craint le vol silencieux et la piqûre mortelle. Personne ne sait mieux combiner les intérêts de l’avenir avec les jouissances du présent, et sa maxime est qu’il doit se rassasier de plaisirs, tandis qu’il est simple abbé, afin de ne plus s’en soucier plus tard, afin surtout qu’ils ne l’enrayent pas lorsqu’il aura mis les deux pieds sur l’escalier de la fortune.

— Je vous assure, dit Rose, que je ne crains pas plus de devenir amoureuse avec lui que dévote avec le grand-vicaire.

— Ne vous vantez pas encore ; quand il sera bien loin de cette maison, quand, après avoir long-temps prêté l’oreille, vous n’entendrez plus les pas de son cheval, alors vous pourrez respirer et dire : Je suis sauvée, si je ne le rencontre plus. — Et que me dites-vous du curé de Nérac ?

— Il semble mal à l’aise dans la compagnie de ses supérieurs.

— Il souffre, n’en doutez pas. Accoutumé à tenir le dé de la conversation, à briller seul dans les cercles dévots de la province, il se sent tout rapetissé, tout pressé, tout éclipsé par ces hauts personnages : c’est un homme qui a tout l’esprit possible, hors celui de son état. Il traduit les psaumes en vers musqués ; il fait des sermons romantiques ; il rossinise l’air de la messe. On cite de lui des mots que n’eussent pas désavoués les abbés du bon temps ; mais il n’y a pas, dans tout son phébus, un seul grain du bon sens que possède notre joli abbé de R*** Allez, celui-là ne sera pas, à quarante-cinq ans, curé d’une ville de quatre mille âmes, ou bien l’église triomphante sera écroulée.

— Je ne vois, parmi ces oiseaux noirs, qu’une figure franchement bonne, dit Rose ; c’est celle du curé de ce village.

— C’est toujours comme cela, répondit Lespinasse, les gens qui ne font pas fortune sont les plus stupides ou les plus vertueux.

— Je vois, disait mademoiselle de Cazalès à l’archevêque, que monseigneur est parfaitement entouré. M. l’abbé de R. est une société agréable et précieuse : M. le grand-vicaire est un homme rare pour les lumières et l’activité…

— Oh, c’est un grand bonheur, je vous assure, dit d’un air angélique le gros prélat au profil de loutre ; mon grand-vicaire m’est très-utile : c’est un travailleur indispensable pour l’archevêché. L’abbé de R. est un peu jeune, mais il a de si bonnes dispositions ! quand la vivacité de son âge sera un peu calmée, vous verrez : les plus grands saints ont commencé par une jeunesse orageuse.

— Cela se conçoit, dit l’aimable et bonne hôtesse, les âmes fortes ont une surabondance d’énergie qui les porte à se répandre au-dehors ; mais quand elles ont réussi à tourner vers le ciel toutes leurs pensées, elles marchent à pas de géant dans la voie du salut.

— Certainement, certainement, dit l’archevêque émerveillé d’une si belle phrase ; c’est ce que je dis tous les jours aux gens qui me parlent de lui… Tenez, cet autre jeune homme, l’abbé Candelos, est un caractère beaucoup plus doux, plus régulier ; mais cela n’a pas la même ferveur, la même piété ardente… Sainte-Thérèse l’a dit, il faut beaucoup d’amour pour gagner le ciel.

En ce moment, l’abbé de R*** jetait sur Rose un regard non équivoque.

— Vous êtes content de votre secrétaire ? dit mademoiselle Cazalès : c’est moi qui vous l’ai recommandé, et je m’y intéresse.

— Mais je crois que mon grand-vicaire en est très-content… c’est un garçon rangé, soumis, une bonne conduite… Moi, je le tourmente fort peu, j’aime à bien vivre avec tout le monde : c’est mon bonheur… Sous ce rapport-là je suis favorisé du ciel. En vérité je suis tenté de me plaindre à lui, comme notre bienheureuse dame de Chantal, de ce qu’il ne m’éprouve pas assez. Cela doit me rendre humble, et me prouve que Dieu, connaissant ma faiblesse, m’épargne les occasions de succomber. M. le vicaire que vous voyez si supérieur, si éclairé, si… eh bien, il est pour moi d’une déférence dont je suis honteux.

En ce moment le grand-vicaire qui n’entendait pas les paroles de monseigneur, mais qui le voyait embarqué dans un entretien de long cours, trop long pour ses forces et ses habitudes, craignit de le voir sombrer, et lui lança un regard qui signifiait : Taisez-vous, vous parlez trop, vous allez dire des absurdités.

Mais le bon prélat était trop en train d’épancher son âme débonnaire pour y faire attention. — Jusqu’à mes gens, continua-t-il, qui sont les vrais serviteurs du temps patriarchal ! J’ai toujours ce bon Saint-Jean que vous connaissez, c’est mon valet de chambre depuis dix ans. C’est un homme si pieux, de mœurs si régulières, si douces ! Comme la religion est utile même aux gens simples qui ne la comprennent pas ! Presque tous les domestiques sont ivrognes, dissipés, grossiers. Voyez le mien ! quoique valet de chambre en premier, il me sert toujours à table par humilité…

L’archevêque se retourna pour joindre la preuve à la démonstration ; mais, au lieu de Saint-Jean, ce fut le vieux Mathias qu’il trouva derrière sa chaise.

— Où donc est Saint-Jean ? dit monseigneur.

— Monseigneur, répondit Mathias ingénument, Saint-Jean a un peu trop bu, il a battu le cuisinier et cassé une pile d’assiettes… nous l’avons…

— Assez, dit l’archevêque.

— Nous l’avons mis au lit malgré lui… Cependant si monseigneur veut qu’on l’appelle ?…

— Assez, qu’on le laisse reposer ! le malheureux, ajouta-t-il avec un soupir où les fatigues de la digestion entraient pour quelque chose, voyez ce que c’est que la fragilité humaine !