Rose et Blanche/2/6

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B. Renault, éditeur (Tome IIp. 173-198).


CHAPITRE VI.

Le Marquis de Carabas.


Après avoir traversé avec lui un bouquet de liéges, il vit s’élever, au milieu d’une clairière de plusieurs lieues d’étendue, une grande tour maladroite et nue, qui s’élevait sur la bruyère, comme un phare au milieu des flots. Le vieillard monta devant lui un escalier en spirale, très-délabré, et ne s’arrêta qu’à la dernière marche. Alors il se retourna vers son jeune compagnon qui, tout essoufflé, s’appuyait contre le mur, et son calme sourire renfermait un sentiment de triomphe pour sa vigueur supérieure à celle d’un homme de vingt-cinq ans. Puis il poussa une porte sans serrure, et même sans loquet. Quand il fut entré dans la chambre, Horace vit que l’unique manière de se barricader dans ce séjour était d’appliquer une chaise de paille contre la porte ; encore les planches en étaient si vermoulues, qu’elles n’auraient pas défendu la chambre d’un regard investigateur, si la lande eût pu le fournir.

L’ameublement répondait assez à ce début. Sous une immense cheminée, qui paraissait former une chambre à part dans l’unique chambre du propriétaire, on voyait quelques pièces de vaisselle de terre, deux chaises de paille grossière et une table boîteuse, dont les pieds inégaux s’appuyaient sur des débris de tuiles. Le lit était un morceau de sculpture gothique assez curieuse. Ses quatre colonnes torses en chêne noir supportaient un dais semblable à celui d’un corbillard, et sur les rideaux de damas jaune, des ornemens massifs qui jadis avaient été en fil d’argent, ne trahissaient plus leur ancienne splendeur que par une couleur d’oxide verdâtre. Aux solives noircies du plafond pendaient quelques bottes d’ognons et de maïs, ornement qu’un peintre flamand eût aimé à lécher sur le premier plan de son tableau.

— Jeune homme, dit le vieillard, vous voyez la chambre que le plus grand de nos rois a habitée. Cette tour a servi de rendez-vous de chasse à Henri IV, et ce lit que vous trouvez peut-être un peu passé de mode, Henri IV y a dormi.

Hé bien, répondit Horace que la fatigue et la faim rendaient fort peu susceptible d’enthousiasme, il y a dormi comme un simple particulier ; il y a rêvé de chasse et d’amour, de sangliers et de jeunes filles ; j’en ferais bien autant, pour peu que j’eusse déjeûné. — C’est juste, dit l’hôte de la tour, en prenant sur une claie suspendue dans la cheminée un fromage très-odoriférant, qu’il posa sur la table. Ensuite il tira d’une armoire aux rayons de laquelle l’araignée filait paisiblement ses toiles, un morceau de pain noir et juteux, une assiette cassée, une fourchette d’étain et un pot de faïence aux canelures remplies de crasse et de poussière. Néanmoins Horace déjeûna ; car il avait faim, et il fut reconnaissant ; car l’hospitalité était offerte de bon cœur.

— Monsieur, dit-il, j’estime votre Henri IV mieux qu’aucun de sa race ; mais à vous dire vrai, je ne connais aucun homme mort ou vivant qui m’inspire de l’enthousiasme.

— Tant pis pour vous.

— Sans doute ; il est fâcheux de voir la vie à froid. Mais quel remède ?

— Celui de se faire une vie à soi, et de n’apercevoir celle des autres que d’assez loin pour la voir sans passion.

— Croyez-vous qu’il en puisse entrer dans le scepticisme ? n’est-ce pas au contraire l’absence des passions ?

— Erreur ! croire à tous les hommes, c’est de l’ignorance ; douter de tous, c’est du ressentiment.

— Et quand on doute de soi-même ?

— C’est du bon sens.

— Ah ! ça, dit Horace, rassemblant ses souvenirs et examinant son hôte avec attention, il me semble à mon tour que je dois vous connaître ? ne seriez-vous pas M. de D*** ?

— Le comte de D***, répondit le vieillard avec l’ironie d’un philosophe. Qui ne connaît pas le marquis de Carabas ? je passe pour le plus grand fou de la province.

— C’est vrai, répondit Horace, en ôtant sa casquette qu’il avait gardée sans façon sur sa tête.

— Alors, pourquoi vous découvrez-vous ? Est-ce à cause de mes quatre-vingt mille livres de rente ?

— Non, monsieur ; c’est à cause de vos quatre-vingts ans…

— Que vous n’aviez pas aperçus. Préjugé ! si ma longue carrière a été mal remplie, elle me rend plus méprisable qu’un jeune mauvais sujet.

— Vous avez raison, dit Horace, en remettant sa casquette. J’attends pour vous respecter que vous me disiez quelque chose qui me porte à vous aimer.

— D’abord, dit l’octogénaire, tout le monde dit du mal de moi.

— C’est une raison. Mais en quoi vos vertus justifient-elles l’injustice publique ?

— Je suis prodigue, et l’on m’accuse d’être avare. Je fais du bien à tous les hommes indistinctement, et l’on me taxe d’égoïsme. Je méprise mes titres, mes biens, mes droits à la sotte considération d’autrui, et ceux que je dispense de me respecter, prétendent que je les dédaigne.

— Cela devait être. Monsieur, permettez-moi de vous parler la tête découverte. Vous êtes peut-être l’homme riche, tel que je l’ai rêvé. Mais on fait sur votre compte tant d’absurdes commentaires, que j’ai besoin d’entendre votre système exposé par vous-même.

— Je n’en ai pas, répondit le vieillard. C’est la force des choses, et non ma volonté, qui m’a conduit dans le sentier où je marche. À vingt-cinq ans, maître de cent mille livres de rente, j’avais épuisé la vie. J’avais comme vous atteint l’expérience, la satiété, le dégoût. Il ne me restait plus qu’à mourir, car j’étais phthisique, tous les médecins de France m’avaient condamné, et les préparatifs de ma mort avaient rapporté à chacun d’eux assez d’or pour nourrir une famille pendant six mois. Mes héritiers faisaient des dettes avec confiance : une seule cousine, douce et adorable créature, déplorait ma perte qui allait la condamner à porter le deuil, et à se priver de bals pendant six semaines.

Sentant approcher ma fin, et n’ayant même plus assez d’énergie pour m’en affliger, je résolus de m’en tirer le moins bêtement possible. Je jurai de ne pas mourir sur un lit fétide, au milieu des cataplasmes, des cierges, des prêtres et des vieilles femmes ; mais à la clarté des cieux, sur la bruyère, au souffle de la plaine et dans la liberté de la solitude. Je partis un matin sans confier mon secret à personne ; deux domestiques me placèrent sur un cheval, et je m’enfonçai dans les landes, tombeau vivant et aéré, où de moi-même j’allais me coucher pour le sommeil sans fin qui déjà pesait sur mes paupières brûlantes.

Je lançai mon cheval au galop : c’était, je m’en souviens, un beau jour de printemps, comme celui-ci. Les bruyères étaient en fleur, et l’air tiède semblait contenir le principe de la vie éternelle. Je le respirais avec délices, chaque fois que ma poitrine haletante pouvait ressaisir la force de se soulever pour l’absorber. Les oiseaux étaient fort gais, mon cheval très-vigoureux : je me mis à siffler, laissant ma monture tantôt errer au pas sur la plaine, tantôt franchir par bonds musculeux les broussailles où nous nous égarions. Vers midi la chaleur devint accablante. Par égard pour mon cheval dont l’individualité, considérée à sa juste valeur, me sembla en ce moment plus précieuse à la société que la mienne, je m’étendis sur le thym, laissant brouter l’animal à sa fantaisie, et placé de la manière la plus favorable aux accès de toux qui me brisaient ; je les endurai avec la tranquillité d’un homme qui se fait les ongles. Le lendemain, l’absence de tout secours humain me fit trouver la force de monter sur ma selle ; j’enfonçai les genoux au ventre de mon compagnon, et, toute la journée, nous allâmes sur la bruyère sans but, sans gîte, sans dessein. Vers le soir, je me sentis accablé de lassitude, et, comme il y avait long-temps que je ne sentais plus rien, j’imaginai que c’était le dernier période. — Si je parvenais à mourir à cheval, pensai-je, ce serait extrêmement neuf pour un poitrinaire. — Je pressai les flancs de Réginald : la nuit régnait sombre et uniforme dans cet horison sans accident et sans fin. Tout à coup Réginald se plongea dans l’Avance, ce joli ruisseau que vous voyez serpenter dans la plaine, et qui souvent se perd entièrement sous les fougères. Nous y entrâmes jusqu’au cou : pour une phthisie pulmonaire, c’était chose assez malsaine. Mon généreux cheval me tira de l’eau en franchissant la rive avec une vigueur surnaturelle, et deux heures après, nous avions mis plusieurs lieues entre l’Avance et nous. Alors je ne sentis plus rien, ni le froid ni le chaud. Il me sembla que je glissais sur ma selle, et que j’étendais sur le sol mes membres privés de sensations. — C’en est fait ! fut ma dernière pensée. Je vis pendant quelques instans le scintillement d’une étoile au-dessus de ma tête, et puis je ne vis plus rien.

Il y a des choses si extraordinaires et si peu connues de l’homme, que je ne répondrais pas d’avoir été réellement vivant, pendant cette nuit. J’ai vu sur l’Etna des figuiers sauvages qu’une irruption du volcan avait calcinés au point de les laisser dessécher depuis cent ans ; mais un matin ils reverdirent et se couvrirent de fleurs nouvelles. Les plus vieux pasteurs du pays vinrent tristement regarder ce prodige qu’ils n’espéraient pas pour eux-mêmes.

Que ce fût la mort ou le sommeil, j’ouvris les yeux à la chaleur bienfaisante du lendemain. Trempé dans l’eau, baigné de sueur, couvert ensuite par la rosée, j’avais reposé dans une moiteur que les rayons du soleil rendaient maintenant tiède et presque voluptueuse. Mes muscles avaient repris de l’élasticité, et le sang que j’avais vomi, sans m’en apercevoir, avec abondance, avait soulagé ma poitrine… Je cherchai mon cheval : je gagnai avec lui une chaumière où je dévorai une galette de maïs dont la digestion métallique faillit me tuer. Mais le soir, j’avais repris ma course en disant : c’est égal. — Nous sommes sur la terre classique des métaphores. Pourtant, j’oserai vous déclarer qu’au bout de huit jours de cette vie, je fus guéri ; j’avais retrouvé la volonté de vivre, j’étais sauvé.

Ce fut un étrange spectacle que mon entrée chez moi. Pendant les trois premiers jours, on avait espéré que je serais mort dans un coin. Quand j’arrivai, ma maison était au pillage. Mes cousins, mes amis, ma maîtresse, c’était à qui emprunterait quelque chose à mes gens. L’un, c’était ma voiture et mes chevaux pour me chercher ; l’autre c’était de l’argent pour commander des prières ; un troisième s’emparait des clefs afin de me les rendre.

Lorsque je traversai d’un pas rapide et d’un air assuré les salles de mon manoir, semblable à la statue du commandeur au festin de don Juan, je causai tant d’épouvante et d’effroi que plusieurs en tombèrent malades, et faillirent me constituer leur héritier.

Dès ce jour, j’abandonnai le luxe, les amis, les plaisirs qui épuisent, les médecins qui tuent : je voulus être l’homme de la solitude et de ma volonté. Propriétaire d’une immense étendue de pays, j’embrassai une vie de misère, de fatigue et de privation ; j’y trouvai la santé, le calme, et j’ose dire le bonheur. J’ai vécu ainsi cinquante-cinq ans qui sont derrière moi comme un seul jour pur et beau.

— J’avais entendu raconter votre histoire à peu près comme vous venez de me la dire, répondit Horace. Mais j’attendais un cours de philosophie.

— Désabusé des hommes bien plus que vous ne pouvez l’être, reprit le comte de D***, je formai d’abord le projet qui peut-être vous amène ici. Je voulus les fuir, les oublier. Au bout de deux jours, je sentis que l’homme ne pouvait vivre à part, et je pris le parti d’être utile. J’avais été à même de vérifier que la considération dont je m’étais entouré, n’était que l’effet de ma richesse. Je jetai l’or aux hommes, afin d’acheter le droit de vivre à ma guise : c’était folie. On tolère les crimes, l’originalité ne trouve jamais grâce. On ne me pardonna pas d’avoir un mauvais habit et de gros souliers. Je fis aux villes des présens de cent mille francs ; on accusa la parcimonie de ma nourriture. Quand je vis que les hommes étaient si bêtes, je me mis à les plaindre, et presque à les aimer par compassion. Je m’endurcis avec moi-même au point de devenir insensible à tout le ridicule qu’ils déversaient sur ma bizarrerie. Également indifférent à leur suffrage, je ne les servis plus au gré de leur caprice, mais au gré de ma raison. Je refusai avec avarice le moindre denier à celui qui voulait me tromper ; je donnai sans compter à celui qui avait besoin. Un forçat libéré fut pour moi un homme, et j’osai nourrir l’être qui avait une marque de feu sur l’épaule : il fut décidé que j’étais sans principes. Je repoussai les conseils des intrigans : ils déclarèrent que j’étais fou. J’éteignis dans mon cœur jusqu’à la chimère de l’ostentation : ils prétendirent qu’elle s’était réfugiée dans les guenilles que je porte. Ils me comparent à Diogène qui mendiait son pain, mais qui n’avait pas quatre-vingt mille livres de rente.

— Cette fois, dit Horace, vous m’avez conté l’histoire de la sottise humaine ; mais j’attends encore la vôtre. Permettez-moi de la désirer vivement, car je suis jeune, et si je suis condamné à vivre encore cinquante-cinq ans, je voudrais apprendre d’un homme de bien le secret de les supporter.

— Folie, mon cher ami. Nul ne peut donner son cœur pour mesure. L’espèce humaine mettra toujours en défaut la science de la physiologie. Trouvez-moi dans cette plaine immense deux feuilles de fougère tellement semblables que je puisse prendre l’une pour l’autre !

— Mais l’ennui, monsieur, dit Horace crucifié par son idée fixe, l’ennui ! comment l’avez-vous évité ?

— Et le bonheur, vous, monsieur, dites-moi comment après l’avoir possédé, vous avez fait pour le perdre ?

— Je me portais à merveille, mais une pierre aréolyte s’est détachée du ciel et m’est tombée sur le cerveau ; depuis, je souffre toujours.

— Si je comprends l’apologue, c’est un malheur inévitable qui vous a frappé ?…

— Comme vous voudrez.

— On guérit de tout, même des remords.

— Qu’en savez-vous ?

— Pardon. Vous m’avez appelé à me justifier des travers qu’on m’imputait ; je viens de le faire, c’est à votre tour.

— Soit.

— On vous a long-temps vanté, long-temps estimé ; vous étiez homme de bien et vous jouissiez du rare avantage de n’être ni calomnié ni méconnu. Vous étiez heureux, plus que je ne l’ai jamais été…

— C’est vrai.

— Tout d’un coup, vous êtes devenu bruyant, dissipé, avide de plaisirs, indifférent au scandale, dédaigneux d’une réputation difficile à établir, prompte à perdre… la vôtre, qui a été vraie jusqu’alors, on dit qu’elle a tourné à l’aigre, on dit…

— Que dit-on encore ?

— On dit que dans les accès de l’ivresse, vous devenez sombre et terrible ; on dit qu’au milieu des nuits, comme le Lara de Byron, vous éveillez vos gens aux cris d’un rêve affreux. Enfin de même que je passe pour un lâche, vous passez pour un assassin.

— Eh ! non ! monsieur, s’écria Cazalès, en frappant sur la table avec humeur ; ne le croyez pas. Le crime que j’ai commis n’est qu’une grossière absurdité…

— Parbleu ! j’en suis bien sûr, répondit le vieillard, complètement abusé par le sens de cette réponse.