Rose et Blanche/4/5

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B. Renault, éditeur (Tome IVp. 122-164).


CHAPITRE V.

La Confession.


Mais la clarté de la lune était si vive, que Rose reconnut le voleur au moment où il mettait le pied sur le territoire sacré. Elle s’élança et lui saisissant le bras, — où allez-vous ? lui dit-elle d’un ton sévère.

— Hélas ! répondit Laorens, je ne sais. Vous êtes mon ange tutélaire, puisqu’ici encore je vous trouve, prenez pitié de moi.

— Fuyez, dit Rose, vous ne songez pas au danger… Mais non, restez, qu’importe ce qui en résultera ? Parlez, qu’espériez-vous en venant ici ?

Ils entrèrent ensemble sous le berceau de la madone blanche : — Je suis fou, dit Laorens, j’ai la tête perdue. Ne plus la voir est au-dessus de mes forces. En vain je me suis flatté de surmonter mon désespoir, je ne le pourrai jamais. J’ai appris hier à la classe qu’elle devait passer la nuit seule dans l’église, j’ai juré que je parviendrais à la voir, ne fût-ce qu’un instant. Rose, conduisez-moi…

— Vous y comptez ? dit-elle avec un sourire amer. Moi que j’aille troubler sa raison, effrayer son cœur timide ? que je lui crée une année de tourmens et de remords pour satisfaire un besoin d’aventure qui passe par le cerveau décrépit d’un libertin blasé sur l’amour facile ? vous comptez sur moi !…

— Votre froide raison me tue… Ô ! vous n’avez jamais aimé !

— Laorens, l’épouseriez-vous, c’est la seconde fois que je vous le demande ?

— Eh bien ! oui, s’il le fallait… si je ne pouvais la soustraire autrement à cette fatale résolution.

— Depuis quand la trouvez-vous si fatale ? Pendant six mois vous l’avez trouvée sublime et poétique. C’est votre mot.

— Ah ! je ne croyais pas qu’on m’empêcherait de la voir.

— Voilà, vous craignez pour son bonheur, depuis seulement qu’on vous arrache le vôtre ; il s’agit, pour vous, du plaisir de la voir, le reste ne vous regarde pas ;… allez, j’ai réfléchi depuis notre dernier entretien, et je vois les choses comme elles sont : amoureux et indépendant, vous passiez ici d’agréables matinées, le bonheur s’arrangeait avec vos plaisirs sans les gêner ; vous seriez bien fâché maintenant s’il vous fallait embrasser une vie nouvelle, travailler nuit et jour pour nourrir une femme et des enfans, cette idée seule d’une vie rangée, ce mot de ménage vous fait sourire au fond du cœur… Convenez-en ?…

Laorens se tordit les mains, et ne répondit point : si elle m’aimait ! dit-il enfin, tout serait changé, elle renoncerait à ce voile qui va me l’enlever à jamais.

— Et s’enfuirait avec vous ?

— Elle pourrait rester ici comme institutrice, ou entrer dans une autre maison d’éducation ; ses talens ne valent-ils pas une fortune ?

— Eh bien, épousez-la donc ?

— Eh ! nous ne sommes pas assez riches pour deux ! séparés, notre travail peut nous faire vivre, mais vous parliez tout à l’heure d’élever une famille… Est-ce possible ?

— Oui, c’est possible pour tout autre que pour vous ; mais avec vos goûts et votre dissipation…

— Ah ! si vous saviez comme je me suis corrigé depuis que j’aime !

— Oui, parce que vous n’y étiez pas forcé ; mais je vous connais assez pour savoir que bientôt, chez vous, le devoir tuerait l’amour. Chassez donc ces idées de roman qui ne vous vont point du tout ; partez, mon pauvre ami, et si vous m’en croyez, donnez quelques jours de congé à vos élèves, allez passer cette semaine à la campagne pour votre santé, vous verrez qu’au retour vous serez mieux.

— Eh bien ! dit Laorens, auparavant faites-moi voir Blanche ; n’y a-t-il pas une serrure, une vitre où je puisse coller mon front pour jeter un dernier regard sur cet ange ? qu’elle doit être belle dans la prière, à la lueur d’une lampe, et la couronne de roses sur le front !… laissez-moi la voir ainsi, pour que cette image céleste se grave dans mon cerveau et n’en sorte jamais, pour que je la retrace dans toutes mes compositions, pour qu’elle donne de l’âme à mon pinceau…

— Allez ! dit Rose en le poussant, allez faire le peintre partout ailleurs. Voilà bien votre amour ! un instant de bonheur pour vous, et le sacrifice de toute une vie de femme ! partez, vous me faites pitié.

— Vous êtes dure et impitoyable ; Horace vous a jugée dès le premier jour ; vous avez le cœur froid comme vos sens…

— Horace a dit cela ?

— Eh ! si vous aviez l’âme de Blanche, il eût mis sa fortune à vos pieds !

— Je saurai résister à ces reproches. Vous ne verrez pas Blanche, vous ne méritez pas un seul de ses regards, vous n’êtes pas digne d’une des larmes que sa conscience timorée lui ferait verser.

— Je la verrai ! s’écria Laorens en se rapprochant de l’église, le treillage m’aidera à atteindre la croisée ; je ne suis pas venu à travers tant d’obstacles, pour m’en retourner sans l’avoir vue.

— Sans doute… dit Rose en lui prenant le bras, il s’agit du succès d’une aventure piquante. La nuit dans un couvent ! c’est très-joli en 1826, c’est du neuf comme on en fait de nos jours ; mais, croyez-moi, la mode aura peine à reprendre.

— Partez-vous ?

— Non, je la verrai.

— Eh bien ! dit Rose en s’approchant d’une campanille, dont les piliers torses étaient entrelacés de pampres, je sonne la cloche et j’éveille tout le couvent… Ne me touchez pas, je tiens la corde et le moindre choc peut l’ébranler… partez, je ne la lâcherai qu’en vous voyant au haut du mur.

Laorens avait vu déjà, quoiqu’en de moindres occasions, de quelle opiniâtreté cette jeune fille était douée. Il lui fallut se résigner à escalader la muraille et à s’éloigner du couvent, tout en maudissant sa sévère amie ; mais, au bout de deux heures de promenade dans les rues de Paris, lorsque le lever du jour rendit l’air froid et son cerveau calme, il rendit justice à tant de bon sens, et rentra chez lui pour écrire à la supérieure des Augustines qu’il était indisposé, et n’irait point au couvent le lendemain ; après avoir jeté son billet à la poste il partit pour Soisy, un des plus jolis villages de la vallée de Montmorency. Une actrice charmante dont il avait été amoureux selon son ancienne méthode, y avait une jolie villa ; on le trouva d’abord un peu ours, un peu morose, mais peu à peu… Retournons au couvent, ce n’est plus de Laorens qu’il s’agit.

Rose en le voyant disparaître, se rapprocha de l’église et colla son visage contre la porte qui donnait au fond du chœur. Un profond silence y régnait, la nuit était si calme, qu’elle s’imagina pouvoir entendre la respiration de son amie et s’effraya de ne l’entendre pas ; une sueur froide parcourait son corps, elle se rappela le mot bénignement atroce de Scholastique en l’enfermant.

Torturée par l’inquiétude, elle se décida à l’appeler avec précaution par la fente de la porte ; un léger cri de surprise et d’effroi lui témoigna qu’elle avait été entendue. N’aie pas peur, s’écria-t-elle avec empressement, c’est Rose, c’est ton amie qui ne peut entrer, mais qui passera la nuit sur ces marches.

Blanche quitta son prie-Dieu placé un peu en avant du cintre formé par les stalles, et vint s’agenouiller contre la porte, séparée de son amie par ce seul obstacle ; elle pouvait l’entendre, lui parler, sentir presque la chaleur de son souffle au travers de la fente.

— Chère amie ! que tu me fais de bien ! dit la jeune sœur, il m’est impossible de prier, les plus misérables terreurs, les plus extravagantes illusions me poursuivent. Ah ! que la peur fait de mal !

— Tranquillise-toi, dit Rose, je suis là ; que tu dois être fatiguée ! allons, dors un peu, appuye-toi contre la stalle de la supérieure.

— Oh non ! c’est défendu ! dormir la veille de ma prise d’habit !

— Puisque tu ne peux prier, il vaut mieux dormir que de battre la campagne ; allons, dormons toutes les deux, ne sens-tu pas que je suis à tes côtés, et qu’il faudrait me marcher sur le corps pour arriver jusqu’à toi ?

— Rose, retire-toi, tu as froid, et je ne puis te passer mon manteau ?

— Non, je n’ai pas froid.

— Tu seras fatiguée, malade.

— Je te jure que non, je suis plus forte que toi.

— Mais si l’on te découvre ici, tu seras grondée, punie.

— Eh ! qu’est-ce que cela me fait !

— C’est une faute, et j’en suis la cause.

— Je la prends sur moi toute entière.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers les neuf heures du matin, l’abbé de P*** se rendit au couvent pour aider aux préparatifs de la cérémonie. On vint lui dire que la postulante le demandait, et il passa au confessionnal.

— Mon père, lui dit Blanche en tombant à genoux, je suis plus malheureuse que jamais : le démon s’acharne à me poursuivre, il trouble mes sens, il égare ma raison ; en vain j’ai voulu prier : cette nuit, j’ai été la proie des plus criminelles hallucinations, vous me voyez accablée de terreur, de dégoûts et de fatigue.

— Je m’y attendais, dit le bon abbé tristement, cette épreuve de la veillée est trop rude pour de jeunes cerveaux, et surtout pour le vôtre, qui est si impressionnable ; mais rassurez-vous, mon enfant, et tâchez de prendre une heure de repos avant la cérémonie ; je l’exige et je me charge de faire respecter votre sommeil. Allez, il est important que vous ayez le libre exercice de toutes vos facultés pour accomplir une résolution si importante.

— Hélas ! mon père, je ne suis pas si fatiguée que vous croyez ; j’ai dormi, je viens m’en confesser, je n’ai pu m’en défendre…

— Eh bien ! vous avez bien fait, Dieu ne nous a pas faits de fer, et c’est une prétention que toutes ces rigueurs inutiles. Allez dormir encore un peu.

— Oh ! je ne le pourrais plus. Hélas ! mes scrupules, mes souffrances morales vous fatiguent, vous importunent ; je suis une ouaille bien ennuyeuse pour le pasteur.

— Eh ! mon enfant, dit le bon vieillard, c’est mon devoir de vous consoler, si je puis. Voyons, qu’est-ce qui vous tourmente encore ?

— Aidez-moi à vous le dire, ou je ne pourrai jamais.

— Allons ! allons, encore quelque enfantillage ! Non, ma chère fille, vous n’êtes pas si coupable que vous vous plaisez à le croire. Votre cœur est chaste, votre conduite exemplaire ; tout le monde ici vous aime et la supérieure se loue de vos vertus… Pourquoi donc cette tristesse et ce découragement continuels ?

— Eh bien ! dit la postulante avec l’énergie du désespoir, je vous le dirai, puisque vous ne voulez pas le comprendre. J’ai commis le crime d’impureté !…

— En imagination ! s’écria le vieux prêtre avec vivacité. — Je ne sais pas, répondit-elle en fondant en larmes.

— Quelle pauvre tête de fille ! dit le confesseur. Vous ne savez pas ! et comment le saurai-je, moi ?

— Écoutez, dit-elle, en relevant son visage inondé de pleurs, ma vie est un mystère impénétrable pour moi-même. Je crois… je crains d’être folle.

— Et moi aussi ! dit l’abbé avec un peu d’humeur.

— Je vous ai dit que j’avais passé toute ma vie au couvent, reprit-elle, eh bien, j’ai peur d’avoir menti !

— Hé bien ! une fois pour toutes, confessez-vous donc de tout ce qui vous tourmente. Que craignez-vous ? suis-je un directeur trop rude et trop emporté ?

— Oh, trop indulgent, au contraire !

— Toutes les dévotes scrupuleuses disent comme cela. Leurs confesseurs ne sont jamais assez austères, assez parfaits. Songez donc que toute cette grande vertu, c’est de l’orgueil.

— Dieu m’en préserve ! mais, par pitié, écoutez-moi attentivement et jugez le cas où je me trouve. C’est peut-être un cas réservé, et dont il n’est pas en votre pouvoir de m’absoudre.

— Bah ! je ne crois pas aux cas réservés. La conscience d’un vieux bonhomme comme moi vaut bien celle d’un évêque et d’un pape. Parlez.

Hé bien, mon père, vous savez qu’à seize ans, je fis une maladie très-longue et très-grave, à la suite de laquelle je me réveillai un soir ayant perdu absolument la mémoire du passé ; je ne savais plus rien, ni le nom de mon père, ni le mien, ni ma figure, ni celle des autres : il fallut m’apprendre à lire, et me dire que je m’appelais Blanche, que j’étais orpheline, et qu’on ne savait pas le nom de mes parens. J’avais bien quelques idées confuses d’avoir vu un vieillard auprès de moi ; mais les médecins me défendirent de faire aucun effort de mémoire, et, comme chaque fois que j’essayais à me rappeler, je retombais dans la maladie, on m’interdit de faire la moindre question, et toute la communauté s’entendit pour ne jamais me répondre. Je pourrais donc dire que c’est seulement depuis trois ans que j’existe.

— Je sais tout cela, ma chère fille, sœur Olympie l’a dit à la supérieure.

— Ô mon père ! n’a-t-elle dit rien de plus ! ne sait-elle rien de mon existence passée ?

— Absolument rien ; mais qu’importe ? vous n’êtes jamais sortie du sacré-cœur avant de venir à Paris.

— En êtes-vous bien sûr ?

— Et que vous importe, encore une fois ?

— C’est qu’il me semble,… et j’en suis presque sûre, j’ai commis le crime ;… il me semble que je m’en souviens ! Mon Dieu ! comment cela se fait-il ! la seule idée du péché me fait horreur.

— Et vous ne l’avez pas commis ! s’écria l’abbé en frappant sur son genou anguleux, avec impatience. Vous avez l’esprit frappé, de je ne sais quelle fantaisie.

— Mais si je l’ai commis, dit-elle, avec l’obstination d’un cœur dévoré d’inquiétude, si je l’ai commis sans le savoir, étant malade, dans le délire de la fièvre, je suis en état de péché mortel ! et je vais prendre l’habit, sans être en état de grâce.

— Eh bien ! dit l’abbé, que vous l’ayez commis ou non, je prends sur moi de vous donner l’absolution, faites un acte de contrition de tout votre cœur.

— Tout à l’heure ! mon père, je ne vous ai pas tout dit.

L’abbé réprima un profond soupir de résignation. — Ah ! que j’aime bien mieux, pensa-t-il, confesser des dévotes moins parfaites, que les dévotes timorées !

— Hier au soir, dit Rose, un mauvais livre m’est tombé sous la main, et je l’ai lu.

— En êtes-vous sûre au moins cette fois ?

— Que trop, mon père.

— Mais était-ce un mauvais livre ? Comment auriez-vous pu vous le procurer dans cette maison ?

Blanche conta l’affaire et tira le manuscrit d’Horace de son sein. — C’est bon, dit l’abbé de P. en le mettant dans sa poche. Je le brûlerai ; votre ignorance vous excuse, et d’ailleurs votre repentir expie toujours vos fautes au-delà de leur valeur. Avec une conscience aussi rigide qu’est la vôtre, un confesseur n’a rien à faire.

— Mais cet affreux manuscrit, dit-elle, m’a tourmentée toute la nuit, il a sali mon imagination, et je ne puis dire jusqu’à quel point je me suis livrée aux rêves bizarres et affreux que Satan m’a présentés au milieu de mes prières. Oh j’ai bien souffert ! cette nuit, dans l’obscurité de l’église, j’ai eu peur. Des fantômes m’ont poursuivie, ah ! je n’oserai pas vous dire de quelles illusions j’ai été le jouet misérable.

— Dites donc tout, et que cela finisse.

— Eh bien, dit-elle en frissonnant, j’ai cru me rappeler tout ce que j’avais lu dans le manuscrit, comme si c’était à moi que le malheur et le crime fussent arrivés, j’ai cru voir la figure d’un homme auprès de la mienne, j’ai cru sentir ses mains de feu me saisir, ses bras de fer m’enlacer, son souffle cuisant sur mes lèvres, et j’ai entendu son rire féroce, oui, je l’ai entendu, je l’entends encore, je vois ses traits, je les vois, je me les rappelle, je les reconnaîtrais comme si c’était hier, je les reconnaîtrais entre mille.

— Décidément, ma chère enfant, votre raison est troublée par la fatigue, allez vous mettre au lit, je vous l’ordonne. Dans quelques heures je vous verrai, allez, obéissez à votre directeur.

Blanche obéit, l’abbé de P. demanda la dépositaire, lui déclara que la postulante avait besoin de repos, et l’engagea à la faire coucher. Ensuite il sortit dans le jardin, et choisissant l’allée la plus sombre, il prit connaissance du manuscrit. Pour le coup, pensa-t-il, il y a là-dessous quelque chose d’extraordinaire. Ne précipitons rien.

Il demanda à parler à la supérieure et l’interrogea sur l’existence passée de sa jeune postulante. La sœur Olympie n’avait rien dit de plus que ce que Rose savait elle-même.

Alors l’abbé de P. pria la supérieure de lui donner entrée au chapitre qui venait de s’assembler, suivant l’usage, relativement à l’admission de la postulante.

La supérieure se tint debout au milieu de toutes les religieuses assises sur deux lignes. Le supérieur, M. de V., avait un fauteuil, et autour de lui plusieurs prélats que nous connaissons déjà. L’archevêque de Besançon, l’évêque de Chartres, celui de Beauvais, et enfin, sur un fauteuil d’honneur, un jeune homme d’une taille élégante, d’une figure agréable ; c’était monseigneur de Quélen, tour à tour évêque de Samosate, de Trajanopolis, coadjuteur et archevêque de Paris. Invités à la cérémonie, ces grands dignitaires de l’Église avaient été priés de vouloir bien assister le chapitre de leurs conseils. C’était pure affaire de forme ; car dès le premier tour de scrutin, l’admission de la postulante avait passé à l’unanimité ; et lorsque l’abbé de P. entra, on commençait à s’entretenir de choses étrangères à l’objet de la réunion.

— Monseigneur, dit-il en s’inclinant, et vous, mes bonnes mères et mes chères sœurs, je viens dans la sincérité de mon cœur vous engager à retarder la cérémonie qui doit avoir lieu aujourd’hui : je ne trouve pas la postulante suffisamment préparée.

Cette déclaration jeta une grande surprise et une vive contrariété dans la communauté : — Comment ! mon père, dit la supérieure avec une sorte de courroux que la bonté du directeur tolérait souvent de la part de ses pénitentes, est-il possible que depuis six mois cette jeune fille nous tourmente pour prendre l’habit, et qu’après avoir fixé vous-même le jour d’une cérémonie, qui, vous le savez, n’est pas un petit embarras, vous reculiez ainsi tout d’un coup… au dernier moment ?…

— Ma bonne mère en Jésus-Christ, dit l’abbé avec douceur, vous savez que je ne suis jamais pressé de hâter les années du postulat, encore moins celles du noviciat. Je dis aujourd’hui, comme je l’ai toujours dit, que, pour votre bonheur, autant que pour celui de la postulante, il faut y regarder à deux fois, à trois, à quatre fois plutôt qu’à une seule. Je vous ai dit aussi que la vocation de sœur Blanche ne se présentait pas à moi d’une allure bien franche. Il en est malheureusement de cette fille si instruite, si fervente et si exemplaire, comme de tous les esprits trop délicats et trop sensibles, leurs résolutions sont plus changeantes, leur caractère plus orageux que ceux des esprits simples et froids. Il n’est pas encore prouvé pour moi que sœur Blanche soit véritablement propre à l’état religieux, son noviciat nous éclairera à ce sujet ; mais je vous déclare d’avance que si la veille de sa profession, elle n’est pas plus ferme qu’aujourd’hui, je m’y opposerai formellement.

Ce ton énergique déplut beaucoup à monseigneur de V*** ; peut-être avait-il mal digéré son chocolat : — Mon cher abbé, dit-il en s’efforçant de prendre un ton à la fois bienveillant et digne, nous admirons de tout notre cœur la délicatesse de votre prudence, mais nous pensons que vous avez trop d’égard aux faiblesses de vos pénitentes ; nous avons été directeur de cette sainte maison et de plusieurs autres dont nous sommes aujourd’hui supérieur électif. Nous osons donc nous croire compétent pour ces sortes de cas de conscience, et dire que nous avons quelque expérience de la vocation, des marques qui la font reconnaître, et des malices que le démon invente pour les ébranler. Nous ne sommes pas d’avis qu’il faille s’arrêter à de petites irrésolutions, lorsque d’ailleurs la conduite a été bonne durant le postulat. Écoutez ce qu’a dit un grand saint : « Il y en a qui sont bien appelés de Dieu en religion, et qui ne sont pas fidèles à correspondre à la grâce. Il y en a d’autres qui ne sont pas bien appelés et qui par leur fidélité rectifient leur vocation. Ainsi en voyons-nous qui y viennent par dépit et ennui, d’autres par quelque infortune qui leur est arrivée dans le monde, et d’autres par le défaut de santé ou de beauté corporelle. Et quoiqu’il semble que ces vocations ne soient pas bonnes, on en a vu qui, étant ainsi venues, ont fort bien réussi au service de Dieu. » « Et remarquez, dit le même saint, quelques lignes plus loin, que quand je dis une volonté ferme et constante de servir Dieu, je ne dis pas qu’elle doive avoir, dès le commencement, une constance si grande, qu’elle soit exempte de toute répugnance, difficulté ou dégoût, ni qu’elle ne vienne à chanceler et à varier dans son entreprise ; non, ce n’est pas ce que je veux dire, tout homme est sujet à passion, changement et vicissitude. Et tel aimera aujourd’hui une chose qui en aimera demain une autre. Il n’est donc pas nécessaire qu’en la vocation on ait une constance sensible, mais une constance qui soit en la partie supérieure de l’esprit, et qui soit effective. »

— Ce sont des distinctions bien subtiles, dit l’abbé avec un peu d’humeur ; pour moi, je ne suis pas assez versé dans la controverse pour m’abuser sur mes sensations ; il me semble que sœur Blanche est fatiguée de corps et d’esprit, qu’elle a le cerveau troublé de plusieurs idées étranges, et dont il m’est impossible d’apprécier l’importance et la réalité. Telle que je viens de l’entendre en confession, je déclare en mon âme et conscience que je ne la crois point capable de disposer bien librement aujourd’hui de son sort.

— Nous l’interrogerons nous-même, dit l’archevêque assez froidement ; qu’on la laisse reposer une heure ou deux.

La tourière entra toute effarée. À la porte ! s’écria-t-elle, à la porte ! une voiture aux armes de France ! deux voitures, trois ! quatre ! un cortége magnifique ! un prince vient assister à la cérémonie !

Toutes les nonnes baissèrent brusquement leur voile.

Un prince, dit madame de Lancastre toute émue ! — Non pas un prince, mais une princesse, dit monseigneur de Paris, en se levant avec un sourire paternel ; j’ai gardé le secret qu’on m’avait recommandé. Son altesse royale a voulu venir incognito rendre visite à cette sainte maison, que madame la comtesse Yzquierdo de Ribeira, sous-gouvernante des enfans de France, avait beaucoup recommandée à sa protection…

Courons à sa rencontre,… s’écria madame de Lancastre… Elle n’en eut pas le temps ; l’altesse royale parut, suivie de son cortége d’illustres dames, et s’avança dignement vers la supérieure, ne répondit point à son humble salut, toucha son voile et sa guimpe avec curiosité, dit, d’une voix douce et flûtée : Cela est bien laid, ce costume !

L’altesse royale était âgée de cinq ans.

Toutes les religieuses étaient debout, tous les prélats avaient quitté leur fauteuil ; ils suivirent la princesse dans le jardin et dans toute la maison, le chapeau à la main, et dans un respectueux silence.

L’auguste princesse fut bonne et affable ; elle voulut bien courir sous les marronniers, remplir sa jupe de marrons-d’inde, courir après la grosse chatte de mère Étheldrita, entrer dans toutes les cellules, sauter à califourchon sur le lit de la supérieure, parcourir la classe, dire à mademoiselle de Vermandois qu’elle était bien laide, et à mademoiselle Plunket qu’elle était bien rousse : enfin, son altesse royale daigna accepter des dragées, des fruits et des confitures, et les manger de fort bon appétit.

Comme pendant sa collation les archevêques restaient debout autour d’elle, la regardant manger avec admiration et attendrissement, madame de Gontaut s’approcha de l’oreille de mademoiselle, et lui dit que l’usage empêchait ces messieurs de s’asseoir sans sa permission.

— Eh bien, messieurs les archevêques, dit la petite princesse en se tournant vers eux, vous ne vous asseyez donc pas ?

— Excellente princesse ! dit monseigneur de V. les larmes aux yeux, c’est bien la bonté de son illustre race.

— Et l’esprit des Bourbons ! dit le jeune évêque de Nicopolis.

— Et la beauté de sa mère ! dit un troisième.

La cérémonie de la prise d’habit fut fort belle et conduite avec ensemble ; depuis huit jours, on faisait chaque matin la répétition dans l’église même ; une religieuse représentait l’officiant, une autre le prédicateur, etc.

Blanche avait été confessée, absoute et exhortée par monseigneur. Elle avait dormi un peu, et le regard affectueux du bon abbé de P. l’encourageait ; elle se retira dans sa cellule, beaucoup plus calme et plus joyeuse qu’elle ne s’y attendait. Elle éprouvait le bien-être qui suit les grandes résolutions accomplies. Rose l’embrassait avec amour et lui disait, en lui montrant un miroir : Vois comme tu es belle, comme ce costume de novice te sied bien, tu es aussi blanche que ton nom et ton vêtement.

— Fi ! dit la novice, cache ce miroir ; à partir d’aujourd’hui, je dois ignorer l’usage de ce meuble et oublier ma figure.

Son altesse royale se retira fort satisfaite.