Rose et Vert-Pomme/L’Étrange Calcul

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Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 33-38).

L’ÉTRANGE CALCUL


Appelé par une importante dépêche qui m’annonçait l’accaparement de toutes les moules de Honfleur et de Villerville par un syndicat juif, je n’eus que le temps de me jeter dans l’express de 8 h. 20 (train 15).

On a dit que l’appétit vient en mangeant : loin de moi l’idée de m’inscrire en faux contre cette assertion ; mais je puis certifier qu’il arrive parfois (l’appétit) sans cette formalité, et ce fut précisément mon cas, ce matin-là.

Dans la hâte de mon départ, je n’avais pas eu le loisir de me sustenter un peu. D’autre part, le temps me manqua pour acquérir quelques comestibles volants, tels que sandwiches ou autres.

Je ne devais déjeuner qu’au buffet de Serquigny, où cette excellente Compagnie de l’Ouest (je vous la recommande) permet au voyageur affamé d’engloutir une alimentation furtive, mais substantielle tout de même.

Quand on a très faim, c’est bien long à venir, 11 heures 20 ! Avez-vous remarqué ?

Heureusement, à la station de Beaumont-le-Roger, monta dans mon compartiment un jeune ecclésiastique dont la conversation m’abolit en partie l’angoisse de l’attente.

Il me conta qu’ayant touché la veille, d’une vieille dame irlandaise ivre-morte, une assez forte somme pour le denier de Saint-Pierre, il se rendait à Rouen dans le but de manger le magot sacré avec les pires drôlesses.

Enfin, Serquigny !

Nous descendîmes, l’abbé et moi, et nous dirigeâmes vers le buffet.

Le serviteur de Dieu devant prendre le train de Rouen à 11 heures 34, n’avait à sa disposition que 14 minutes, alors que moi, simple laïque, je me voyais à la tête de 20 belles minutes.

Par bonheur pour lui, mon jeune vicaire représente une des plus jolies et rapides fourchettes du diocèse d’Évreux : avaler une entrecôte purée, un demi-poulet, du veau froid, du macaroni, des haricots verts, un demi-camembert, une livre de cerises, etc., pour lui n’est qu’un jeu.

Moi, je mangeais plus posément.

Et pendant que nous déjeunions, le patron du buffet, très obligeamment, clamait d’une voix forte ces mots rassureurs :

— Messieurs les voyageurs pour la ligne de Cherbourg ont encore douze minutes. Messieurs les voyageurs pour la ligne de Rouen ont encore six minutes.

Et froidement, sérieusement, sans que le moindre tressaillement d’un muscle de sa face indiquât qu’il s’agissait d’une plaisanterie, le jeune vicaire de Beaumont-le-Roger disait :

— 12 minutes pour ceux de Cherbourg et 6 pour ceux de Rouen, ça fait 18… Nous avons le temps.

Le patron du buffet reprenait toujours de sa voix forte :

— Messieurs les voyageurs pour la ligne de Cherbourg ont encore 8 minutes. Messieurs les voyageurs pour la ligne de Rouen n’ont plus que 2 minutes.

Et mon ecclésiastique :

— 8 et 2… 10. Nous avons le temps.

À côté de nous, une manière de vieux colonel sanguin et décoré, ouvrait des yeux énormes.

Bientôt il n’y tint plus :

— Pardon, monsieur l’abbé, ayez donc l’obligeance de m’expliquer l’étrange calcul que vous opérez en totalisant deux nombres qui n’ont jamais été créés pour s’ajouter l’un à l’autre ?

— C’est pourtant bien simple, monsieur, répondit courtoisement mon religieux compagnon : monsieur va à Honfleur, il a encore 8 minutes à lui ; moi, je vais à Rouen, j’ai encore 2 minutes à moi… Ça nous fait 10 à nous deux.

Le colonel n’en entendit pas davantage. Il jeta sa serviette sur la table, paya, sortit et traversa la voie, si ému qu’il n’aperçut pas un train de marchandises venant sur lui.

Il fut coupé en plusieurs morceaux, ce dont je fus ravi, car au rebours de la Grande-Duchesse qui aimait les militaires, moi, je les abomine (exceptions faites pour le brave commandant Ogier d’Ivry et M. Georges d’Esparbès, un de nos meilleurs caporaux de réserve).