Rose et Vert-Pomme/Mon record

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Rose et Vert-PommePaul Ollendorff. (p. 211-216).

MON RECORD


À M. Apparent-Rari, Nantes.


Non, monsieur, on ne vous a pas trompé ; c’est bien moi, à l’heure actuelle, qui détiens le record du millimètre non seulement pour la France, mais encore pour l’Europe et l’Amérique. Un Australien vient de le battre, paraît-il, mais mon excellent ami et collaborateur Recordman me conseille d’attendre confirmation de cette soi-disant victoire.

Je vous donne avec plaisir les quelques renseignements que vous sollicitez.

La machine que je monte est un vélocipède en bois, construit en 64 par un charron des environs de Pont-l’Évêque, malheureusement mort depuis. La marque est devenue relativement rare sur le marché et je ne connais guère, pour posséder une machine semblable à la mienne, que M. Paul de Gaultier de la Hupinière, un des plus joyeux esthètes de Flers (Orne).

À l’époque où ces machines furent construites, Dunlop était un tout petit garçon et Michelin se préparait à sa première communion, de sorte que les pneumatiques se trouvèrent alors remplacés par un mince ruban de tôle qui, moins souple, peut-être, que le caoutchouc, possède sur cette substance l’avantage d’une rare coriacité.

Pour la tôle, chers amis, les cailloux du chemin ne sont qu’un jeu d’enfant, et les tessons de bouteilles, à peine une diversion.

Je détiens le record du millimètre sur piste et sur route.

Je l’ai accompli sur piste, sans entraîneurs, en moins de 1/17000e de seconde.

Sur route, mon temps est un peu plus long : 1/14000e de seconde, plus une fraction.

Je dois ajouter que, dans cette dernière épreuve, j’eus contre moi un vent épouvantable, doublé d’une pluie torrentielle. Et puis — peut-être devrais-je passer ce détail sous silence — mes entraîneurs, MM. Maurice O’Railly et l’honorable Captain Cap, se trouvaient ivres-morts, comme par hasard.

Je compte, d’ailleurs, battre mon propre temps, dans le courant de septembre prochain.

En cette prévision, je m’entraîne sérieusement, travaillant quatorze heures par jour, moitié sur une descente de lit (représentant un tigre dans des jungles), moitié sur sable mouillé.

Ma nourriture se compose exclusivement de rogue de limande très peu cuite, que j’arrose avec une infusion de chiendent coupée d’un bon tiers de queues de cerises.

Quelle est mon attitude sur la machine ? me demandez-vous.

À cet égard, j’ai toujours suivi un vieux dicton de l’École de Saverne que ma grand’mère me répétait souvent, au temps de mon enfance, et dont je n’ai jamais cessé de bien me trouver :


Rigide comme un cyclamen
Chevauchez votre cycle. Amen !

J’évite donc de me pencher sur le guidon et tout le haut de mon corps tend, sans affectation, à se rapprocher de la verticale.

Voilà, cher monsieur, les quelques détails que vous avez sollicités de mon obligeance bien connue et de ma courtoisie dont l’éloge n’est plus à faire.

Pour les renseignements complémentaires, consultez mon prochain ouvrage (sous presse) : Les Confessions d’un enfant du cycle.