Rosière malgré elle/06

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 95p. 29-31).

vi


Sophie et Zouzoune sont bien tranquilles, bien heureuses. Pour injures et coups à un infâme sergent de ville, qui prétendait l’empêcher de continuer à boire à crédit sans l’autorisation d’un ignoble mastroquet, Casimir Bourbeux est nourri et logé, pendant quinze jours, non plus aux dépens de Sophie, mais à ceux de l’administration pénitentiaire.

Comme Zouzoune a retrouvé de l’ouvrage dans un atelier de couture, les deux femmes, avec leurs salaires réunis, se paient de petites douceurs inaccoutumées. Aussi la gosse affirme-t-elle :

— Maman, c’est bien plus chic la vie, quand ton homme n’est pas là.

À quoi Sophie répond, philosophe :

— Pour des choses qu’y a, bien sûr !… Mais j’me réjouis tout d’même rudement qu’y soye lâché, mon salaud d’ conjoint… Dans la vie, vois-tu, faut toujours qu’y ait un truc qui vous démange… Quand c’est pas les puces, c’est l’estomac… Quand c’est pas l’estomac, c’est autre chose. Et j’ te garantis qu’y m’ démange bien fort, mon p’tit autre chose, depuis, huit jours que Casimir a plus couché ici… Tu voiras ça, fifille, quand t’auras tâté d’ la bagatelle !

Zouzoune revient de l’atelier, en métro. Fait inévitable, en ce lieu et à telle heure, elle est comprimée, laminée entre cinq ou six messieurs, à qui la vigueur masculine permet d’assurer quelque jeu à leurs poumons, aux dépens de ceux d’autrui. Fait un peu moins inévitable, mais bien fréquent tout de même, Zouzoune sent soudain qu’on la pince dans le derrière… Qui ?… Ce n’est pas facile à savoir, en métro. Grâce à des efforts véhéments, la petite parvient à tourner assez la tête pour constater que le geste est insolent, inadmissible, scandaleux, puisqu’il n’émane pas d’un jeune et joli garçon, mais d’un ignoble petit vieux, dont la face jamais débarbouillée est celle d’un chimpanzé lubrique.

Que faire ?… Du scandale ?… Quel raffût ! Quel ennui !… Sans compter qu’on pourrait bien lui donner tort, se moquer d’elle. Car tous ces gens-là sont trop pressés, bien sûr, pour s’occuper des affaires d’autrui, et ça leur est fort égal, que Zouzoune ait ou non des bleus sur le pétard… Tâchons de nous tirer d’affaire toute seule… Et la gosse, pour s’écarter des doigts rudes qui malaxent ses fesses virginales, s’insinue, avec une ténacité insidieuse, inlassable, entre le dos et la poitrine qui se trouvent devant elle.

Bon ! Qui est-ce qui grogne, maintenant ?… C’est la poitrine contre laquelle Zouzoune, sans penser à mal, presse tant qu’elle peut son joli petit nichon gauche. Elle lève les yeux vers la tête qui surmonte cette poitrine. Bigre, le joli garçon !… Mais, dans des yeux superbes, quel air de courroux, de dédain, de mépris… Ah ! non ! C’est pas admissible, qu’un chérubin pareil la prenne pour ce qu’elle n’est pas, se figure qu’elle a voulu.

Zouzoune murmure, écarlate :

— Excusez-moi, monsieur… J’ sais pas comment faire pour échapper au vilain vieux qui me pince, là derrière, que c’en est dégoûtant !

Le beau regard bleu et courroucé du chérubin change de direction. Passant par-dessus la tête de Zouzoune, il va foudroyer le vieux singe mal lavé. Puis une bouche bien dessinée, aux lèvres rouges et charnues… — Cristi ! la jolie bouche ! — grommelle d’énergiques menaces à l’adresse des saligauds qui osent manquer de respect aux jeunes filles. Et comme ces yeux si beaux, cette bouche si jolie sont situés au dessus d’épaules athlétiques, voici que le pétard de la gosse se trouve délivré, soudain, des humiliantes prospections aux conséquences azurées.

— Merci mille fois, monsieur.

— De rien, mademoiselle.

Comme il rougit, le beau jeune homme… Plus fort peut-être que Zouzoune elle-même, et ce n’est pas peu dire. Mais il est encore plus charmant comme ça, le monsieur… Quel dommage qu’elle doive descendre à la prochaine station !… Tiens, il descend aussi… Comme ça se trouve !

— Vous prenez le métro tous les jours, mademoiselle ?

— Oui, monsieur, tous les jours, à six heures, à la station Opéra.

— Tiens ! Moi aussi… Comme ça se trouve !