Rouen Bizarre/Texte entier

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Amédée F RAIGNEAU


ROUEN-BIZARRE


Réédition du livre publié en 1888

chez Schneider Freres,

rue Jeanne d’Arc à

Rouen.

Préface et post-face

de Georges DUBOSC.


Editions du P’tit Normand

4, rue de l’Ecole, 76000 ROUEN

1983

rencontres et des flâneries, tous les

aspects inconnus, tous les coins ignorés, tous les endroits inaperçus où il avait chance, au milieu des banalités courantes, de trouver un brin de nouveauté et un rien d’intérêt. De ce voyage aventureux, reporter de l’impossible, il a eu le bonheur inespéré de revenir avec son bloc-notes rempli de sensations nouvelles : pour Vous, il a étudié les détraquements macabres de la folie, les joies bruyantes et lourdes des cafés-concerts, la pauvre vie de l’armée des misérables et la cocasserie fantasque des métiers imprévus. Il y avait dans cette véritable expédition au pays des soleils et des fous, nombre de difficultés qui auraient, certes, arrêté plus d’un. N’est pas Rouen-bizarriste qui veut : le périple autour du monde rouennais laisse bien loin derrière lui les plus hardies explorations tentées par les Voyageurs que nous sert hebdomadairement M. Gravier. Heureusement, l’ami Fraigneau a eu, dans cette promenade, pour guide-Conty, la plus jolie et la plus délicieuse compagne de voyage qu’on puisse désirer : la douce petite fée, Mlle Fantaisie. Partout où il allait, dans Rouen, sous Rouen, sur Rouen, elle était de la partie ; le lorgnon à la main, elle a visité les cabanons de Saint-Yon, et, lasse de tant d’horreurs, s’est reposée aux guinguettes champêtres du Champ-des-Oiseaux ; d’une oreille distraite, elle a écoute le refrain extravagant et stupide des cafés-con-concerts :

Ohé Durandart !

Tu t’es mouillé la cafetière,

et ne s’en est allée contente qu’après avoir trempé sa lèvre rose à un cintième de chez le Père Lapin. Que pourrait-on, du reste, lui refuser ? elle monte en ballon avec Godard et la voilà dans les airs, planant au-dessus de Saint-Étienne-du-Rouvray, haut dans l’azur, laissant flotter au vent ses pales cheveux blonds, insoucieuse des péripéties de la descente.

Bien en a usé du reste mon noble patron, de prendre comme volonté le moindre de ses caprices : pour prix de ses attentions, elle lui a prêté, en échange, beaucoup de sa grâce, et sa délicate inspiration l’a souvent heureusement guidé : c’est elle qui, devant l’éternel spectacle des vieilles misères du pauvre monde, devant les œuvres perverses auxquelles il se complaît, a su lui donner cet attendrissement discret que relève une pointe d’humour, ce sourire narquois où se cache tout au fond une grande pitié. C’est elle aussi qui lui a appris le mépris hautain des gros ridicules et qui, pour flageller les vanités — par trop bêtes, — lui a prêté la cravache étincelante de sa sœur l’Ironie.

En faut-il plus pour faire un bon livre ? Non, n’est-ce pas, mes bons messieurs, mes belles dames. Si j’ai donc un conseil à vous donner, par ce temps de voyages circulaires, de trains de plaisir et de bains de mer, je vous dirai : « Faites comme l’auteur du Rouen-Bizarre : ne voyagez pas sans fantaisie !

Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute ; aussi, touché du beau zèle de mon patron, moi qui pendant ses longues « ballades » devais garder la boutique, sans même avoir la suprême ressource de l’abandonner à la vigilance d’un bon caniche, comme dans Peau d’Ane, je n’ai eu qu’une seule idée, en rêvassant au coin du poêle : évoquer à mon tour, à côté du Rouen-Bizarre moderne, le Rouen-Bizarre disparu depuis un siècle, la série des vieux types qui, de leurs démarches grotesques, de leurs excentricités, ont amuse la rue aux jours anciens, et s’en sont ensuite allés dans la grande fosse de l’oubli ou pourrissent les accessoires et les décors démodés de l’Eternelle Comédie. Le défilé d’antiques ombres chinoises, reconstitué à grand’peine à coups de souvenirs ramassés de tous côtés, de brochures introuvables, de dessins effacés, de canards poussiéreux, grâce à la complaisance si aimable de quelques collectionneurs, au premier rang desquels nous placerons M. Pelay, dont l’érudition en ces matières nous a souvent dirigé, pourra peut-être intéresser la compagnie. Les vieux rajeuniront au souvenir de silhouettes qu’ils ont jadis connues, les jeunes se rappelleront ces physionomies du passé que leurs pères ont souvent montré à leurs yeux d’enfants. Le décor sera où il vous plaira : partout où le monde de la rue s’est agité, aussi bien sur l’ancien quai, à l’entrée du Pont de bateaux qu’à la promenade de l’Ascension, sur le Cours la Reine. Aussi bien sous les ombrages des Trois-Pipes et de la Saint-Vivien, qu’à l’assemblée de la Saint-Gorgon. Au parterre du Théâtre-des-Arts, comme à la salle des Éperlans. À la Cour d’assises le jour où l’on jugera le faux dauphin Mathurin Bruno, et à la Croix-de-Pierre les jours de rassemblement populaire. À ce défilé bariolé de fantoches, on nous permettra bien de joindre quelques mots d’explication, quelques notices dont l’ensemble pourra former peut-être un pendant bien inférieur à l’Histoire des personnages célèbres dans les rues de Paris, de Gouriet, ou au livre d’Yriarte sur les Célébrités de la rue, ou à un livret aujourd’hui introuvable : Kercheville ou des Originaux de Rouen, en 1800, par Laloie et Frey de Neuville, plaquette aujourd’hui quasi-disparue.

Ce sera là comme un boniment sans prétention, lance au passage de chacune de ces caricatures ambulantes qui ont traversé la place publique et que nous diviserons en trois grandes séries : les excentriques, les originaux et les maniaques ; les amuseurs et les artistes populaires ; les petits métiers et les industries du pavé.

Georges DUBOSC.

LES SOLEILS

Chaque grande ville engendre dans sa lie un type spécial qui varie suivant le rôle que cette cité joue au point de vue commercial ou industriel.

Rouen a donné naissance au soleil.

À quelle date se fixe l’origine du « soleil » ? C’est un mystère que les historiens n’ont jamais tenté d’éclaircir ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que le type, sans remonter aux époques préhistoriques, doit être très-ancien.

Quand l’ouvrier de Rouen, même le plus infime, veut designer un individu brutal, paresseux et ivrogne, vivant au jour le jour et tellement déclassé qu’il a fini par former une classe à part, il dit avec dédain : « C’est un soleil ! »

Quand un vol se commet sur les quais, les douaniers et les agents de police cherchent le « soleil » et ils ne se trompent jamais.

Le « soleil », c’est le pirate de la ville ; il a toujours soif, toujours faim, mais il n’a jamais de travail, jamais de domicile, jamais d’autre ambition que de trouver en hiver un rayon de l’astre auquel il a emprunté son nom ; en été l’ombrage des arbres de nos promenades publiques et le secours des bancs de la Petite-Provence ou du Pont-de-Pierre.

Chose curieuse : il vole souvent, il ne tue jamais. Il connaît à fond la correctionnelle, on ne le voit pas comme accusé à la cour d’assises. Il n’a généralement qu’une passion, l’alcool ; seulement le delirium tremens qui fait voir rouge aux autres, se contente de l’abrutir ou de le jeter, l’écume aux lèvres, en proie à l’épilepsie horrible, sur le pavé des rues noires, sales, étroites, où vivotent dans l’ombre les « caboulots » infects et les propriétaires de petites maisons à gros numéros.

Ce qui sert jusqu’à un certain point d’excuse au « soleil », c’est son originalité ; certes il ne pêche point par excès de banalité, et l’étranger qui arrive à Rouen pour visiter les superbes monumens gothiques de la ville de Rollon, est littéralement ahuri lorsqu’il voit défiler à certaines heures dans les voies les mieux fréquentées, ces individus noirs comme si on les avait taillés dans un bloc de charbon, vêtus ou plutôt dévêtus d’une façon si étrange, traînant des loques à travers lesquelles apparaît la nudité repoussante des corps maladifs, meurtris par toutes les intempéries des saisons, saignants des luttes dans les assommoirs, brûlés par le soleil, dévorés par les insectes.

Ils vont, avec le déhanchement particulier des gens toujours fatigués, les bras ballants, l’œil morne, cherchant dans le sable jaune des cafés les détritus de cigarettes et les « mégots » que les consommateurs ont jetés.

Rien de plus pittoresque et de plus troublant pour les voyageurs qui s’arrêtent à Rouen, que l’antithèse énorme entre ces cafés du quai aux terrasses desquels se réunit dans la journée ce que nous appellerions le high-life Rouennais, si nous n’avions en horreur les locutions anglaises et les bancs verts où s’étalent, en plein soleil, tous les misérables déguenillés, jetant philosophiquement un regard plein d’indifférence, un regard à la Diogène, sur les heureux de ce monde qui peuvent se payer des absinthes gommées à 50 c. et des Sherry-Goblers à 1 fr. 75.

Le Rouennais, lui, s’est tellement habitué au spectacle, qu’il ne s’en aperçoit plus. Le « soleil » est pour lui une chose, un décor compris dans le paysage. Il fait partie du cours Boieldieu comme les arbres, comme la statue de l’auteur de la Dame Blanche, comme les barriques qu’on aperçoit plus loin, comme les mâts des navires, comme les ministres protestans de l’hôtel d’Angleterre, comme les fiacres qui ne marchent pas, comme les tas d’ordures que la vigilance du service de voirie laisse accumulés dans les ruisseaux de la ville.

Comment la race des « soleils » se perpétue-t-elle ? ce n’est certainement pas par l’hérédité, car on voit fort peu de ces tristes individus capables de faire des enfans. La scrofule et l’alcool, les souffrances physiques endurées, les longs mois passés dans les maisons centrales, tout cela devient un empêchement à la paternité… sans parler des femmes ignobles, les seules qui puissent jamais consentir à ces accouplemens étranges sous les ponts ou sur la colline Sainte-Catherine.

D’ailleurs, le « soleil » meurt jeune ou il devient fou. C’est fatal ; il n’y a pas d’exception à la règle. Quand il commence son genre d’existence à dix-huit ans, il est « flambé, » c’est le cas de le dire, à trente ou trente-cinq ans. La pthisie enlève tous les ans aux hôpitaux de Rouen des centaines de jeunes hommes de cet âge qui succombent victimes d’eux-mêmes, de leur désœuvrement, de leur paresse, des habitudes de boire du poison, contractées dans les bouges immondes dont quelques-uns s’épanouissent dans les quartiers les plus fréquentés de la ville.

Non, ce qui assure la perpétuité de cette race, c’est la perpétuité assurée du vice ; c’est le contingent qu’apporte chaque année à cette population particulière le résultat des misères, des malheurs et des défaites dans cette grande lutte pour la vie, où les vaincus ne meurent pas toujours, — malheureusement pour eux !

En parcourant pour bien les étudier, toutes les catégories de « l’horrible » à Rouen, il nous a été donné de voir, de connaître quelques-uns de ces types embourbés petit à petit, s’enlisant chaque jour davantage, se voyant perdus et sachant très-bien qu’il leur était impossible de se sauver. Nous en avons vu qui, dans leurs heures de lucidité, acceptaient tranquillement, l’horreur de leur sort ; nous avons vu chez d’autres, lorsque la raison luttait encore contre l’abrutissement du fil-en-quatre, des désespoirs navrants, des révoltes superbes, mais hélas trop courtes et qui ne laissaient même plus à l’homme « vidé, » la force ou le courage de se tuer, à l’heure où l’écœurement de lui-même le prenait.

Car, parmi ces individus, il y a des êtres humains de toutes les catégories, qui ont roulé lentement jusqu’au gouffre final ; il y a des hommes qui ont occupé des fonctions civiles relativement importantes, qui jouissent, par conséquent, d’une certaine culture intellectuelle et se rendent compte de toute leur ignominie dans leurs momens de lucidité.

Un jour, un de ceux-là tomba foudroyé par l’apoplexie, en plein cabaret. On le transporta à la Morgue, et, quelque temps après, on apprit avec stupeur qu’il avait été notaire dans le Nord et qu’il était encore chevalier de la Légion-d’Honneur.

Une autre fois, cent cinquante « soleils » se trouvaient réunis en un banquet copieux, célébré dans un des « caboulots » de la rue de la Savonnerie, pour boire à la chance d’un de leurs camarades, un ancien fils de famille, qui venait d’hériter d’une fortune assez considérable. Celui-là s’est amendé et, après avoir fait ses adieux à ses compagnons de misère, il s’est retiré dans la province de Constantine.

Nous venons de parler de la rue de la Savonnerie ; on peut dire que c’est là le quartier général des « soleils ; » c’est là qu’ils se réunissent pour boire, pour chanter, et malheur aux sergents de ville qui viennent les déranger ! Ce n’est pas un des côtés les moins pittoresques de la cité que ce coin noir, sordide, cédé pour ainsi dire par les habitans à la partie honteuse de leurs concitoyens. Les malfaiteurs, aux premiers siècles de l’ère romaine, avaient leurs bois sacrés ; il semble que le « soleil » soit inviolable lorsqu’il ne franchit pas certaine zone, où d’ailleurs les autres personnes s’avisent rarement de mettre le pied.

Au centre de ce quartier général se trouve le rendez-vous où l’on boit, et qui mérite certainement une description exacte.

Les propriétaires ont changé ; ils y ont fait fortune, mais ils en sont morts. Le titre, cependant, a survécu invariable, et quoi qu’il advienne, tant que le cabaret existera, il conservera sa dénomination : « chez Alphonse. » D’ailleurs, cet Alphonse, dont le nom passe ainsi à la postérité, est l’inventeur d’une boisson très-alcoolique et qu’on ne débite que chez lui : le phonsot. Le phonsot, vendu chaque jour en quantité considérable dans l’assommoir en question, quoiqu’on ne lui ait jamais fait de réclame, est d’une teinte brunâtre et semble fabriqué avec un mélange d’absinthe, de bitter et de fil-en-quatre. On voit d’ici quel doit être le goût de cette mixture étrange, dont deux ou trois petits petits verres jettent un homme sous la table, et dont l’usage journalier peut tuer lentement, comme un de ces poisons dont les Vénitiens avaient jadis le secret.

C’est toujours plein, chez Alphonse, et on y boit depuis quatre heures du matin jusqu’à minuit ou une heure. On entre là dedans dès qu’on a quatre sous en poche, et grâce à la bonne confraternité des gens plus fortunés on en sort presque toujours ivre ; quelquefois mort.

Deux ou trois issues permettent au public spécial qui fréquente l’endroit de parvenir jusqu’au comptoir, sur lequel brillent des petits goblets d’étain qu’un employé ne cesse de remplir.

Pour un prix des plus modiques, les malheureux qui viennent échouer là peuvent se brûler à loisir la gorge et l’estomac. Les murs sont noircis par le contact des mains d’ivrognes qui s’y sont appuyées ; sous le plafond bas, enfumé, des rangées de bouteilles, et au fond un grand panneau terni par les nuages du tabac : une peinture assez réussie et représentant une vue du port de Rouen. Le port, les navires, le paysage du dernier plan sont perpétuellement dans un épais brouillard.

Il faut avoir l’habitude de fréquenter ce lieu pour pouvoir y respirer, pour ne pas être pris de malaise en sentant les odeurs écœurantes qui s’échappent comme par bouffées des portes entr’ouvertes.

Tandis que les plus pressés s’empilent aux comptoirs, formant un entassement hideux, un méli-mélo de chairs noires, de vêtemens en lambeaux, les autres, les sybarites de l’endroit, s’assoient dans un coin sur des escabeaux et jouent aux dés leurs horribles consommations. Les propos ignobles, les chansons obscènes entrecoupées de hoquets se succèdent. Les barbes hirsutes, les cheveux, parmi les broussailles desquels vivent des légions d’insectes, jettent le soir sur les murs, à la lumière des quinquets, des ombres fantastiques, tandis que l’odeur des détritus de toutes sortes accumulés pendant une journée de vingt heures, des chiques de tabac et des vomissemens d’hommes saoûls, monte lourde dans l’atmosphère corrompue.

Et c’est là le refuge de prédilection des soleils ! c’est là qu’ils trouvent leurs jouissances les plus raffinées ! c’est là le but auxquels tendent leurs efforts, lorsqu’ils travaillent ! c’est là qu’ils contractent les germes de l’alcoolisme qui les tue aussi sûrement qu’une balle de fusil ou qu’une chute d’un sixième étage !

Si cette clientèle n’est pas choisie elle est, en revanche, d’une fidélité à toute épreuve, et voici deux anecdotes assez curieuses qui suffisent amplement à le prouver :

Lorsque le créateur du cabaret et l’inventeur non breveté du phonsot vivait encore et qu’on célébrait sa fête ou celle de son fils, il était d’usage dans l’établissement d’offrir un cadeau à chaque client. Ce cadeau consistait en une pièce d’argent de vingt centimes. On en distribuait cinq cents environ, soit : cent francs.

La remise de cette médaille d’un nouveau genre se faisait le matin de la fête, entre sept et huit heures. Le soir, les cinq cents pièces de quatre sous s’étaient transformées en autant de petits verres et elles rentraient au bercail, c’est-à-dire dans le sac de toile du propriétaire du café, qui les faisait ressortir l’année suivante.

Une fois, il en manqua deux ; on les retrouvait quelques jours après à l’hôpital, dans l’estomac d’un alcoolique — un des clients — qui était mort deux jours après la fête et dont on avait fait l’autopsie !

Le second fait semble établir d’une manière indiscutable que les soleils ont la reconnaissance du gosier :

Quand ce même propriétaire, inventeur du phonsot, mourut, laissant à son héritier, qui devait le suivre de près dans la tombe, une fortune assez rondelette, l’enterrement eut lieu à la Cathédrale. On avait commandé un service de première classe ; le cercueil disparaissait sous les fleurs ; ceux qui n’avaient pu s’en procurer avaient apporté des couronnes de feuillage. Le cortége funèbre se mit en marche suivi des habitués de l’assommoir, et rien n’était plus pittoresque que le spectacle de ces trois ou quatre cents hommes dépenaillés, paraissant plus sordides encore derrière le char luxueux. — Quelques-uns n’avaient pas de souliers, mais tous, tous sans exception, portaient au cou une cravate déchirée dans un morceau de toile blanche ou bleue.

Ombre de Brummel, qu’en dis-tu ?

On sait maintenant comment boit le « soleil ; » on ne saura peut-être jamais comment il mange. Il mange d’ailleurs si peu : de la charcuterie au rabais, des atignolles, un hareng avec beaucoup de pain, voilà son menu habituel. En hiver, l’œuvre de la Bouchée de pain, la soupe de la caserne ou celle des refuges de nuit, les bons de pain municipaux, les produits culinaires du fourneau économique lui suffisent amplement. Il regretterait de mettre dans l’achat d’une nourriture plus recherchée les quelques sous avec lesquels il peut avoir du liquide. En été, les champs de pommes de terre ou de choux, les arbres fruitiers et principalement les pommiers deviennent sa Providence.

Quand il a trop faim, il boit. Et qu’on ne croie pas à une exagération de notre part, pour lui l’alcool est un baume universel ; c’est la panacée à laquelle aucun mal ne résiste. S’il est blessé, il se frictionne à l’alcool ; s’il a la fièvre, il prend de l’alcool comme tisane ; s’il a du chagrin, il se console avec de l’alcool ; s’il éprouve du bonheur, il l’arrose immédiatement avec de l’alcool. On voit quelquefois de ces ivrognes faire de l’eau-de-vie une boisson de table, ainsi que le rapporte, dans une étude très-intéressante sur l’alcoolisme dans la Seine-Inférieure, un spécialiste distingué de Rouen, le docteur Tourdot :

« Un de ces individus, qui portait le surnom mérité d’Hercule, buvait à chaque repas un ou deux grands verres d’eau-de-vie. Cet homme, d’une constitution remarquablement vigoureuse, tomba, vers 48 ans, dans un état de décrépitude effrayant. Il pouvait à peine marcher et se tenir debout ; il ne mangeait presque plus, puis il eut une toux fréquente et opiniâtre, des crachats abondans ; il entra à l’hôpital et mourut. Ce sort est du reste celui de la plupart de ces malheureux. Ceux que n’emporte pas une mort accidentelle ou violente, forment une grande partie de la clientèle des hôpitaux, où ils succombent dans un âge relativement peu avancé. C’est à eux que le célèbre chirurgien Flaubert, qui connaissait déjà très-bien leurs habitudes, administrait l’alcool dans une large mesure, ne voulant pas avec raison les sevrer de leur excitant habituel, alors qu’ils étaient malades dans son service. Leur genre de vie, les phénomènes morbides qu’ils présentaient les faisaient considérer par cet habile praticien comme des malades spéciaux qu’il fallait conséquemment traiter d’une façon aussi toute spéciale. »

Mais, demandera-t-on, où le « soleil » se procure-t-il l’argent avec lequel il vit ? — Le dernier chapitre de ce livre répondra amplement à la demande ; le « soleil » est le roi des Métiers bizarres, le prince de la Bohême ignoble, ainsi qu’on le verra, mais il a également le génie de la petite industrie. Pour satisfaire ses funestes habitudes, il arrive à des prodiges d’ingéniosité ; il ira jusqu’à faire un tri des balayures des quais, pour extraire, de toute cette poussière ou de cette boue, les grains de blé ou de maïs qu’il revendra à des petits propriétaires de Quevilly pour la nourriture de leurs poules.

Le « soleil, » le vrai, que nous distinguons complètement de l’ouvrier des quais vivant d’un travail à peu près régulier et d’un salaire assez rémunérateur ; le vrai « soleil, » disons-nous, n’est presque jamais marié ; comme il n’est pas jaloux et ne pourrait l’être, il mène la plupart du temps, avec quelques-uns de ses compagnons, la vie commune avec la même femme et quelle femme !

Cette association, aussi curieuse qu’immorale, comprend parfois sept ou huit membres qui se cotisent pour subvenir à l’entretien en alcool, en pain et en charcuterie, de l’Hélène d’égout qui ne sème jamais ou presque jamais la discorde parmi ses amoureux momentanés.

La première impression du touriste, à Rouen, c’est qu’avec cette lie de la population, les attaques nocturnes y doivent être nombreuses et les rixes fréquentes. Erreur ! les agents de police, fort peu nombreux pour une ville de plus de cent mille habitants, n’ont à intervenir qu’assez rarement dans des luttes sérieuses ; quant aux agressions nocturnes, elle sont si rares qu’on peut dire qu’elles n’existent pas.

Une fois, cependant, il y a trois ans de cela, les « soleils » se fâchèrent sérieusement ; les paisibles Rouennais furent tout étonnés de voir, pendant deux heures, des barricades sur les quais de la rive gauche ; il y eut même un coup de revolver tiré par… un commissaire de police corse, et le sang coula.

On se trouvait alors en pleine canicule, et les douaniers avaient eu la prétention d’empêcher les « soleils » de percer, pour étancher leur soif, des fûts de vin d’Espagne nouvellement débarqués sur les quais. Les maraudeurs tentèrent un système de conciliation, et déclarèrent que, si on leur octroyait seulement deux tonneaux, ils respecteraient les autres. On refusa, bien entendu ; ils plantèrent alors le drapeau rouge des revendications sociales sur une barrique de vin blanc, et attendirent l’attaque des douaniers, dont le premier fut saisi par eux et jeté à la Seine comme un paquet.

À la suite des arrestations, les « soleils » marchèrent en colonne serrée sur le commissariat de police de Saint-Sever, qui eut, — nouvelle Bastille, — à subir un assaut des plus sérieux.

Deux jours plus tard, les perturbateurs se soulevaient de nouveau, et toute la police de Rouen, à laquelle s’étaient joints les gendarmes, dut organiser sur les quais une chasse des plus excentriques, à travers les marchandises débarquées et qui servaient de barricades naturelles aux insurgés.

Enfin, force resta à la loi, et deux ou trois des maraudeurs moururent à l’hôpital des suites de leurs blessures, causées toutes par des chutes faites en fuyant.

Pendant le jour, on peut observer facilement le « soleil ». Il ne change pas beaucoup de place. Pendant la nuit c’est plus difficile, mais plus intéressant : plus difficile, parce qu’il faut faire provision de patience, de sang-froid, avoir la tête solide, car on ne doit pas hésiter à trinquer avec des « astres » qui boivent des « quarantes » ; avoir le cœur plus solide encore, car on soulève des fanges qui donnent la nausée ; plus intéressant, car dans la journée on ne voit le « soleil » qu’à la ville, tandis que dans la nuit on peut pénétrer chez lui et vivre sa vie pendant quelques heures.

Une blouse déchirée, des mains noires, un brûle-gueule, une vieille casquette couverte de taches de boue et de vin suffisent pour s’introduire partout sans éveiller de soupçons.

L’idéal est de posséder un pantalon de soldat acheté chez quelque revendeur, un veston anglais, jadis jaune, abandonné par quelque capitaine de bateau étranger. Celui qui, en outre, fera tenir ce pantalon avec des ficelles sera reçu comme un frère dans tous les assommoirs où il se présentera.

Le percement des nouvelles voies, la destruction des anciens quartiers ont porté un coup mortel à tous ces petits industriels chez lesquels les sous gagnés dans la journée venaient s’entasser le soir, en échange d’un certain nombre de petits verres. La pioche des démolisseurs a fait une trouée de lumière dans le centre obscur de ce vieux quartier Martainville à la fois si pittoresque et si hideux où l’on voyait grouiller pêle-mêle, des hommes, des femmes et des enfans vivant en cette espèce de cour des miracles sans presque jamais en sortir.

Seulement, comme malgré les travaux de voirie, il faut boire tout de même et comme on ne boit avec plaisir que lorsqu’on se trouve avec des semblables, les « soleils » se sont partagés en plusieurs groupes : Il y a les habitués des assommoirs de la rue du Pont-de-l’Arquet, de la rue des Arpens, de la rue de la Savonnerie. Ces derniers, nous en avons parlé déjà. Ce sont là les trois principales voies fréquentées par les « amateurs. »

Il est dix heures du soir, les maisons de la rue Eau-de-Robec se profilent noires, traçant une ligne de zigzags. Le col relevé, les mains dans les poches, un sergent de ville se promène mélancoliquement sur le petit carrefour formé par la jonction des rues Eau-de-Robec et du Pont-de-l’Arquet. À quelques pas de lui, un établissement mal éclairé, carreaux brouillés, à travers lesquels on aperçoit des ombres fantastiques qui s’agitent ; des profils barbus, des visières de casquettes jetées sur le derrière de la tête. On distingue une sourde rumeur. La porte s’ouvre, un « client » sort ; on entend alors un bruit de voix qui chantent, qui crient ; on entend des éclats de rire et des plaintes ; le vacarme des discussions avinées se mêle aux lazzis grossiers, aux jurons ronflans. On aperçoit, comme en vision, des bras qui se lèvent, des visages de femme, horribles, portant les traces des ravages de l’absinthe et du « quarante » Il y a des barbes blanches et des enfants de douze ans qui se tutoient ; tout ce monde est aligné devant le comptoir ; là on ne s’assied pas ; on n’a pas le temps de s’asseoir ; on s’alcoolise en masse ; on se repose quand on tombe.

En entrant dans la pièce enfumée on est saisi par une fade odeur. Le cœur se soulève ; c’est moins l’horrible émanation du vin frelaté, les senteurs de l’eau-de-vie, que celles du poisson. C’est là, en effet, que se réunissent les marchands et les marchandes de marée, dont les petites voitures encombrent la rue pendant la journée. Aussi, le vocabulaire poissard y est-il débité avec plus de « pureté » qu’ailleurs.

De temps en temps, les casquettes se soulèvent ; il y a même des mains qui se tendent pour souhaiter la bienvenue. C’est un agent de la sûreté qui fait sa ronde : Tous le connaissent ; ils ont eu plus ou moins affaire à lui ; mais ils ne lui en veulent pas. — « Ce n’est pas moi aujourd’hui que vous emmenez, monsieur X… — » — Non, mon brave, ce n’est pas ton tour. » — Prenez-vous un verre, sans façon. — Merci.

Pendant cette courte visite, il se fait un grand silence qui réveille les ivrognes endormis. Ils ouvrent des yeux ahuris, se de mandent quel incident se produit, et reprennent leur sommeil deux minutes après.

Nous avons dit qu’on ne s’asseyait presque pas dans la première pièce ; aussi, ceux qui ne peuvent plus se tenir sur leurs jambes se retirent-ils dans un second local, situé en arrière, où sont placés des bancs et des tables. Là, du reste, on est plus libre pour boire sa tasse de café, chanter à tue-tête ou dormir. Sous le plafond noirci par le gaz, et si bas, qu’il paraît comprimer encore le peu d’air respirable, les grosses voix d’hommes résonnent plus formidables, les cris des femmes plus perçans. Les scènes de pugilat sont si fréquentes, les « discussions de ménage » si ordinaires, que personnes ne s’en émeut. On s’assomme, on roule sous les tables, on crie, on menace ; les autres cliens ne disent rien, ils ne s’interposent que lorsqu’on voit briller les lames des couteaux, et encore pas toujours.

Ah ! quelle différence entre les luttes de Marseille jeune à la foire et celles qui ont lieu fréquemment dans ces « assommoirs ! » C’est là qu’on s’arrache véritablement les cheveux et qu’on se crève quelquefois un œil. La jalousie (qui le croirait, dans un tel milieu ?) est cause, la plupart du temps, de ces scènes auxquelles le sergent de ville, qui se promène dans le carrefour, met fin, quand il ne tourne pas le dos, pour aller un peu plus loin, afin de n’avoir pas à intervenir.

Il y a des bavards parmi les consommateurs ; ceux-là causent politique, et quelle politique ! Ceux-ci chuchotent entre eux ; que disent-ils ainsi a voix basse ! Quel « coup » préparent-ils ?

Du reste, c’est un argot qu’il faut saisir ; mais ce qui est plus difficile à comprendre que l’argot, c’est la voix avinée qui grince comme un instrument faux, ce sont les mots qui sortent difficilement de la gorge et n’ont presque plus de son en passant par des mâchoires édentées.

Un voisin nous adresse la parole ; il croit nous reconnaitre, ce qui nous flatte, et nous demande si nous venons de faire nos vingt-huit jours, parce qu’il ne nous a pas vu depuis longtemps. Nous répondons que nous n’appartenons pas à l’armée. L’interlocuteur nous regarde avec mépris et s’éloigne.

Nous avons su depuis que finir de faire ses vingt-huit jours signifiait sortir de prison. Nous ne sommes plus flatté, du tout.

Quelques instans après un grand gaillard s’approche de nous, et, a voix basse :

« Monsieur, vous avez beau faire, vous n’êtes pas des nôtres. Vous vous êtes noirci les mains et la figure, vous avez un pantalon déchiré ; mais cela ne suffit pas ; d’abord ce n’est pas ainsi qu’on porte la casquette. »

Avec deux petits verres, la conversation continue. L’interlocuteur est un ancien ouvrier forgeron ; c’était un garçon modèle, plein d’intelligence et d’habileté. Seulement, petit à petit, « il est tombé dans le vice, » il boit pour se consoler. « Histoires de femmes, » chuchote-t-il. Maintenant, il est « le coq » de la police. C’est un « sale » métier, il le sait bien, « il espionne, » mais que faire ? il faut manger et boire surtout. Ce soir il n’a absorbé qu’un nombre restreint de consommations. Il voudrait bien posséder une « roue de derrière » et nous ferait voir des choses curieuses. « Ici, dit-il, ce n’est pas drôle ; il n’y a que des gens du monde. »

Nous partons bras dessus, bras dessous.

Quelle singulière physionomie présente la nuit cette rue du Pont-de-l’Arquet. Le samedi on y danse toute la nuit, on s’y bat aussi. Il semble que cette voie jouisse d’une tolérance toute spéciale, au grand désespoir des habitans des rues voisines.

Notre cicerone nous conduit dans ce qu’il appelle « un refuge de nuit. » On y loge pour la nuit à « la corde » et à la « paille ». La « paille » a plus d’amateurs ! Les murs sont nus, crépis a la chaux ; ils ont jadis été blancs, mais ils ressemblent maintenant à leurs locataires. De tous les côtés on aperçoit dessinées des mains noires ; ce sont les ivrognes qui s’appuyaient aux murs en se couchant, et qui ont « déteint. » Ces traces, à force de se rapprocher, ont presque couvert les parois de la pièce.

« On se croirait dans l’antre des conspirateurs de la Main noire, » dit notre guide, qui s’est occupé autrefois de la politique espagnole.

Côte à côte, noirs, hideux, sous la lumière blafarde d’un quinquet, des tas d’hommes sont entassés sous des bottes de paille ; ça et là, des dessins obscènes tracés au charbon. Les pochards ronflent comme des toupies en faisant des rêves d’or. On paye deux sous pour passer ainsi la nuit. Dans ce fouillis d’êtres humains, on distingue des femmes, quelques-unes ont à la mamelle des enfans.

Quelques autres refuges plus curieux existent dans les petites ruelles du quartier des Arpens. On franchit plusieurs étages, on arrive par une échelle dans un grenier. On cherche la porte. — « Baissez-vous, » dit notre compagnon. Nous nous baissons, et nous trouvons, en effet, une ouverture un peu plus grande que celle de la niche d’un gros chien. On s’agenouille (nous allions dire qu’on se met à quatre pattes) pour entrer. Là, il y a des lits, ou, du moins, il y a un lit, un seul, mais fort vaste.

La pièce a un mètre quatre-vingts centimètres de hauteur. Les hommes de haute taille ne peuvent se tenir debout. Le drap est noir littéralement ; on le change tous les mois, c’est-à-dire lorsque, en moyenne, 150 hommes y ont couché. Chose curieuse, les épidémies ne sévissent jamais dans ces endroits. La maladie semble avoir peur d’entrer.

Il est onze heures et demie. Notre guide a un rendez-vous pour minuit et demi, c’est pour cela qu’il avait besoin de cinq francs. Il faut se hâter. « Je vais vous offrir le bouquet, nous dit-il, avant de m’en aller. »

Le « bouquet » nous a paru, en effet, fort réussi. Dans une toute petite rue obscure, habitée principalement par des femmes de mauvaise vie : une masure. Nous entrons et nous voyons à nos pieds une ouverture béante. C’est un sous-sol dans lequel on pénètre par une sorte d’échelle. En bas, sur des matelas sans draps bien entendu, sans oreiller, cinq ou six hommes noirs, déguenillés, dormant à poings fermés. Accroché à la muraille, sur laquelle on aurait récolté une ample provision de salpêtre, un tableau, une véritable toile assez grande et représentant un paysage ensoleillé du midi ; dans un coin, un vieux piano, et, assis sur l’unique chaise, un homme plus vieux encore. Il lit, détourne à peine la tête quand nous entrons, et reprend sa lecture.

Quand nous sortons, nous demandons à notre compagnon quel est ce singulier personnage.

— C’est un savant, répond-il, « il a écrit plus d’un livre, » et il nous dit tout bas un nom, un nom bien connu, imprimé sur un intéressant traité d’histoire naturelle que nos pères ont tous eu entre leurs mains. Le vieillard a près de quatre-vingts ans.

— Mais ces hommes qui sommeillaient ?

— Bah ! c’est un philanthrope et comme il ne dort jamais, il prête son lit à ceux qui n’en ont pas.

Et là-dessus, le « coq » partit, nous laissant tout abasourdi.

Puisque nous parlons de ces « couchers de soleil » d’un nouveau genre, nous sommes obligé, pour compléter le tableau, de donner la physionomie d’un autre coin de Rouen fréquenté par une population plus recommandable mais assez étrange également, et qui se rapproche le plus de la classe « soleil. » Ce sont les débardeurs des quais, les ouvriers de la « Carue, » comme on les désigne dans la ville.

Quand on aperçoit le matin, sur les quais, à l’heure où le travail va commencer, cette descente de la « carue, » qui n’a que fort peu d’analogie avec la descente de la Courtille, à Paris, on se demande d’où sortent ces individus noircis par le charbon, aux vêtemens en loques, plus bizarres les uns que les autres, avec leur façon lente, en ouvriers harassés, de trainer les pieds en marchant, leurs cheveux en broussailles, leurs yeux dont l’expression est singulièrement durcie par la teinte du visage.

Ils débouchent d’un certain nombre de petites rues aussi pittoresques, aussi délabrées, aussi noires que les hôtes qu’elles reçoivent ; ils sortent de guinguettes borgnes ou les « verres » sont souvent en étain, quelquefois en plomb, ce qui leur permet de servir de projectiles à l’occasion ; où le fil-en-quatre dessèche le gosier, comme si on y passait un fer chaud.

Il semble que ces gens-là ne doivent pas dormir et qu’ils ne se débarbouillent que lorsque, à la suite d’un faux pas, ils tombent à la Seine d’où ils sont d’ailleurs retirés sains et saufs par le « directeur » de la morgue, qui s’est créé cette noble spécialité de sauvetage.

Et pourtant, ces hommes ont parfois un domicile, une femme, des enfants ; d’autres couchent chez les logeurs qu’ils payent bien. N’allez-pas, surtout, les appeler « soleils, » ils seraient profondément froissés dans leur amour-propre. Le « soleil » est celui qui ne fait rien et qui vit en vagabond sur les quais ; le « soleil » est le parasite des rives de la Seine à Rouen, comme les moustiques sont les parasites des rives de certains fleuves d’Amérique.

Eux, les « chevaliers de la carue, » comme ils s’intitulent assez modestement, ils travaillent. Besogne faite au jour le jour, il est vrai, et qui permet, lorsque la recette a été grasse, de « lazzaroner » le lendemain, mais besogne honnête, dure, qui ensanglante souvent les mains, brise parfois une épaule ou une échine, bronze toujours le visage exposé aux poussières noires de la cale ou aux rayons du soleil.

Ils ont une sorte de quartier général près des quais ; les ivrognes, les paresseux, ceux qui, pour employer leur langage image, ont « un poil dans la main, » vont rechercher la mauvaise société qui se plait à fréquenter la rue des Arpents ou du Pont-de-l’Arquet.

Les autres s’éloignent peu du théâtre de leurs travaux.

Promenez-vous le soir, vers onze heures, dans tout ce quartier compris entre le boulevard de la Madeleine, l’extrémité de la rue des Charrettes et le dédale des petites rues qui serpentent autour de la douane. Vous entendrez sortir de certains cafés, dont la clientèle est spéciale, des mots étranges, une sorte de patois universel qui rendrait jaloux l’inventeur de la langue volapükite. À force de débarquer des navires anglais, italiens, espagnols, suédois, norvégiens, vénézuéliens même, ces « chevaliers de la carue » en sont arrivés à pouvoir causer avec les marins du monde entier ; et si quelquefois, comme argument principal, il y a un nez défoncé ou un œil poché, en général le rire et la gaîté dominent ; tous les consommateurs se comprennent et sympathisent, et c’est à qui offrira, de l’air le plus gracieux, aux caissières avenantes de l’établissement, le cassis à l’eau de rigueur, ou le kirsch fait avec les noyaux de toutes sortes ramassés dans la forêt Verte.

Puis, plus tard, vers minuit, devant quelques lanternes éclairant timidement la façade d’humbles maisons, on apercevra de petits groupes. Ce sont les travailleurs qui, trop nombreux pour aller se coucher tous, et n’ayant pas individuellement assez d’argent pour payer le logeur, réunissent leurs gros sous et tirent au sort les trois ou quatre « élus » qui se coucheront, ce soir-là, ailleurs que sur les bancs de fer du pont de pierre ou sous les arches de pierre du pont de fer.

Le peintre qui franchirait le seuil de ces retraites où l’hospitalité, sans être absolument écossaise, se débite à très-bas prix, jouirait d’un coup d’œil bien curieux. Ces établissemens ne sont pas très-nombreux à Rouen ; quelques-uns sont fort mal organisés, il y en a d’autres, au contraire, où la recherche du confortable par des patrons ingénieux et intelligens attire la clientèle. C’est dans le quartier de la rue des Charrettes que se trouve la maison modèle du genre. Belle maison à façade récrépie qui flatte l’œil de celui qui passe et qui fait la stupéfaction de celui qui entre.

Le directeur, un excellent homme tout rond, tout gai, un brave à trois poils, décoré de la médaille militaire, auquel nous soumettons notre sentiment de curiosité, sourit :
« — C’est pas drôle du tout, on se fait des idées comme ça ; mais, enfin, si vous voulez, je vous montrerai, vous verrez, ce n’est pas drôle du tout. »

Eh bien ! le brave homme est blasé, car c’est au contraire très-drôle.

De l’établissement proprement dit, nous n’en parlons pas ; non-seulement tout est d’un ordre parfait, mais encore les perfectionnemens les plus minutieux sont apportés dans l’emploi des ustensiles. De temps en temps, une ombre se glisse dans le couloir, on entend un bruit de sous tombant sur un petit comptoir ; après quoi, l’ombre disparait ; elle va se coucher dans les draps d’un individu qu’elle ne connait pas et qui, la veille, a apparu comme elle et s’est éclipsée comme elle.

— « Si vous voulez, je vous montrerai tout à l’heure un gaillard qui ferait fortune aux Folies-Bergère. On lui jette une aiguille sur un plancher, il la ramasse avec son œil. »

Le patron de l’établissement distingue un sourire d’incrédulité et reprend sur un ton philosophique : « Vous allez voir ! vous allez voir ! » Voici un grand et vieux escalier de bois sculpté et, au fur et à mesure qu’on le monte, on entend un bruit vague qui augmente, devient de plus en plus intense, se termine sur le palier par un ronflement gigantesque.

Dans une immense pièce où d’énormes solives coupent le plafond en longues tranches, cent hommes dorment à poings fermés, tandis que leurs ronflemens, auxquels l’oreille s’habitue petit à petit, produit une musique somnolente qui berce, endort, comme le bruit de la vague au bord de la mer.

Trois ou quatre lumignons plantés de distance en distance dans des chandeliers rivés à la tête du lit en fer, éclairent cette scène étrange. On dirait un dortoir de lycée ; mais quel dortoir ! Tous les lits sont semblables ; les tapis, ouatés, poétiquement taillés dans de la perse bleue où sont représentés des paysages romantiques recouvrent des draps, noirs, comme s’ils avaient été trempés dans un tonneau d’encre. On les change tous les mois ; c’est-à-dire lorsqu’une trentaine d’hommes y ont passé et que chacun d’eux a plus ou moins déteint et plus ou moins laissé un peu de la poussière récoltée sur les quais, dans le dur labeur de la journée. De distance en distance, un homme qui a déchargé de la farine, fait boule de neige au milieu de cette symphonie de noir et de bleu qui tenterait le pinceau d’un impressionniste. Quelques yeux s’ouvrent au bruit que font les curieux en pénétrant dans la pièce ; dans un coin, un pauvre vieux à barbe blanche, enlève ses chaussures et cache rapidement sous son lit, à la vue du « patron, » la pipe qu’il achevait de fumer.

— « Voyez comme les sommiers sont bons ; comme tout cela est bien organisé ! » et le directeur de l’établissement lève un drap et découvre un dormeur. Le pauvre diable est nu, mais nu comme la main, nu plus encore, s’il est possible, que le discours d’un académicien. Les règlemens de la maison sont formels ; on ne couche qu’en chemise ; les autres vêtemens ne sont pas assez propres pour se glisser sous les draps et, quand on n’a pas de chemise, ce qui arrive quatre-vingts fois sur cent, on est forcé d’adopter le costume de nuit de notre premier père.

Si quelques cliens ayant de la fortune ont des goûts plus relevés, s’il leur répugne de faire comme le commun des mortels et de dormir dans des draps qui ont déjà servi, ils peuvent se procurer du linge blanc. Coût : douze sous. Dans le cas contraire, c’est six sous et pas de crédit ; on sait qu’il est mort depuis que les mauvais payeurs l’ont tué. Le ronflement à les haut et les bas d’une marée. La série des pièces se succède ; partout le même tableau, quelques hommes ont roulé sur le sol et continuent de dormir, sans s’en apercevoir. Il y a des bouches ouvertes comme des trous, des rictus insensés, des cris de cauchemar et, de temps en temps, le hoquet d’un ivrogne qui fait tout son possible pour cuver le gros vin qui lui pèse sur l’estomac.

Les dortoirs s’étendent sur deux étages, et peuvent recevoir plus de 250 travailleurs. Le premier du mois, tous les lits sont généralement occupés, quelquefois retenus d’avance par les délicats qui aiment à coucher dans des draps blancs.

Et maintenant, dit le directeur, je vais vous faire voir mon musée de curiosité. Cela vous coûtera quelques petits verres, offerts aux « sujets. »

Une petite pièce, au rez-de-chaussée, prés d’une vaste cuisine. Il est onze heures du soir et, autour des tables, un certain nombre d’hommes de la grande carue, jouent aux cartes et boivent.

Silence complet puis, subitement, un juron et un coup de poing sur la table et le calme recommence pour être de nouveau interrompu de la même façon.

À la moindre rixe, au moindre scandale, on est flanqué à la porte. On n’est pas avec des « soleils », ici ; on est au cercle des « chevaliers de la carue. » Quelques-uns dorment dans des encoignures ; ils ont préféré boire leur argent et se reposent jusqu’à minuit, heure à laquelle ils seront impitoyablement expulsés à moins d’être des cliens bien connus, bien notés et jouissant de la considération de tous leurs confrères.

Grand-Louis, dit le patron, on ne veut pas croire que tu puisses ramasser une aiguille avec l’œil.

Grand-Louis lève la tête, hausse les épaules d’un air de pitié et ne répond pas.

— « Allons ! bois un petit verre et fais ton tour. »

Avec la docilité d’un chien de cirque, le gaillard boit, prend ensuite une aiguille, la jette sur le plancher. Puis, le voilà qui renverse la tête, qui se plie, qui se tord, qui se casse littéralement en deux. Il n’y a pas au cirque, à la foire, aux Folies-Bergère, d’homme qui se plie ainsi plus facilement ; les yeux presque fermés, se promènent pour ainsi dire par terre ; l’aiguille reluit, l’œil approche, v’lan ! « ça y est ! » s’écrie Grand-Louis, et il nous prie, après s’être redressé, de cueillir nous-même l’aiguille qu’il a saisie par le coin de l’œil droit.

Le patron nous regarde d’un air de triomphe :

— « Vous le voyez, on n’est pas de Marseille, ici. »

Les autres consommateurs sont indifférens ; ils ont vu la scène se répéter si souvent !

La représentation n’est pas finie ; alléché par la promesse d’une consommation, le baryton de l’endroit veut bien se faire entendre.

C’est un jeune homme trapu, noir comme ses autres compagnons, et cependant il n’a pas leur allure ni leur langage ; il boit beaucoup et ne se montre pas aussi familier avec les camarades ; un certain mystère plane autour de lui et il porte au doigt une bague en or dont il n’a jamais voulu se défaire, même quand il n’avait pas d’argent pour boire ni pour dormir. Il y a, surmontant le bijou, un cachet, peut-être une armoirie presque effacée par une couche de charbon.

Il se lève et nous chante un air d’Hamlet : « Comme une pâle fleur. » La voix est superbe, un peu éraillée cependant par l’alcool ; puis, il nous déclame un passage de Rolla ; ses camarades n’ont pas l’air de comprendre grand’chose, mais ils applaudissent à outrance ; l’un d’eux s’approche et nous dit à l’oreille, d’un air confidentiel : « Il a eu des malheurs, celui-là, allez ! » Nous le croyons sans peine. Cependant, minuit sonne.

« Allons ! les enfans, il faut partir ou monter vous coucher, » dit le directeur. Il n’y a pas de réclamation ; on paye, on se lève ; les uns gagnent leur lit, moyennant six sous ; les autres se décident à aller passer la nuit à la belle étoile jusqu’au moment où le soleil fera redescendre le lendemain matin les hommes de la carue sur le quai.

Ils ne se doutent pas, ceux-là, des envies qu’ils suscitent ; ils ne savent pas tout ce que leur mauvais lit et leurs couvertures sales ont de luxueux si on les compare au lit de camp des Chauffoirs publics, ces tristes asiles qui ne s’ouvrent qu’à la naissance de l’hiver. Tandis que le Rouen qui s’amuse ne craint plus d’avoir trop chaud au théâtre ou au café ; tandis que les bals s’organisent et que les sportsmen du patin attendent avec impatience l’abaissement de la température qui leur permettra de tracer des arabesques sur la glace, tout le Rouen qui souffre, le Rouen des gueux et des meurt-de-faim, le Rouen des sans-travail et des sans-domicile voit avec terreur commencer la saison où il fera froid, où le vent de la nuit mordra la chair à travers les déchirures des vêtemens en loques.

Sur les quais, la boue est dure ; les bâches se cassent comme du verre sous les doigts. Dans les interstices des pavés, comme sur les bancs du pont de pierre, il y a des scintillemens de glace. Plus moyen de dormir à la belle étoile ! Il faut marcher pour ne pas geler ; il faut errer la nuit en évitant les « appariteurs » qui dans le lointain, immobiles sous leur capuchon, ressemblent à des guérites ; il faut battre le pavé en attendant que le jour renaisse et que l’on puisse aller se reposer un peu à l’audience de la correctionnelle, ou à l’église lorsque les bouches du calorifère souffleront de la chaleur.

Alors, dans le silence de la ville endormie, à travers le brouillard qui voile la clarté des becs de gaz, le défilé commence, défilé sinistre, où l’on voit, comme dans les ombres chinoises, des silhouettes bizarres d’hommes, de femmes ou d’enfans, passer le long de la façade des maisons ; Parfois, une masse tombe dans un coin ; la fatigue, la faim, le froid, ont fait leur œuvre. Plusieurs individus meurent ainsi chaque année.

Il est vrai qu’aujourd’hui il y a un faible soulagement à tant de misères : les chauffoirs publics. Que celui qui veut se faire une idée de la promiscuité des infortunes pénètre un soir dans une de ces petites constructions jetées par la charité sur le pavé de Rouen ; que celui qui recherche le pittoresque, même dans l’horrible, frappe à cette porte, et tout ce que l’imagination d’un peintre, fût-il Goya, d’un poète, fût-il Baudelaire, peut enfanter, ne sera qu’une ombre à côté de cette réalité.

La construction, légèrement établie, est séparée en deux par un couloir au fond duquel se trouve la loge réservée à deux sergens de ville de garde. À droite, comme un guichet de prison, une lucarne s’ouvre sur le quartier des hommes ; à gauche, c’est le quartier des femmes.

À l’heure de l’ouverture on fait déjà queue devant la petite construction ; les lits de camp n’étant pas en nombre suffisant, c’est à qui arrivera le premier pour avoir le bonheur de dormir sur une planche inclinée au lieu d’être obligé de s’allonger par terre. Au milieu de la pièce, se trouve un poêle brûlant ; l’atmosphère est tiède, lourde, et comme imprégnée encore des émanations de la veille. Les portes s’ouvrent et chacun entre, après avoir, on ne sait trop pourquoi, donné son nom aux agens, qui l’inscrivent sur un registre. On entend quelques conversations à voix basse, quelques murmures, puis, un grand silence se fait et les ronflemens interrompent seuls le ronronnement du poêle et le bruit de la rafale qui passe. De temps en temps un retardataire se glisse timidement dans la salle, s’approche sur la pointe des pieds, se heurte aux corps qui gisent de droite et de gauche et ne tarde pas, lui aussi, à s’endormir comme les autres. À deux heures du matin, le coup-d’œil du chauffoir est étrange.

Pêle-mêle, des tas d’hommes éclairés par la lueur d’un bec de gaz « traînent » pour ainsi dire, côte à côte. Sur le lit c’est un méli-mélo indescriptible : chemises ouvertes, poitrines nues, pieds nus, torses puissans de débardeurs des quais, barbes blanches au milieu desquelles la bouche entr’ouverte fait un trou noir, gamins hâves, déguenillés, toute la misère réunie, toutes les souffrances physiques confondues et se reposant un moment dans le même sommeil de brute.

Il y a des enchevêtremens de bras et de jambes, des antithèses singulières, des « charbonniers, » noirs comme des nègres, s’inclinant vers des « fariniers, » blancs comme des pierrots. Puis, par terre, et tout autour du poêle, encore, toujours des hommes étendus les uns sur le dos, les autres sur le ventre ; les membres harassés se tordent dans des positions extravagantes ; on voit des visages ravagés par la maladie. Beaucoup de ces gens là sont déjà phthisiques au dernier degré, et l’on entend des respirations essoufflées qui ressemblent à des râles.

D’instans en instans, le sergent de ville passe la tête par la lucarne et contemple ce dortoir confié à sa garde. Il n’est pas encore blasé sur ce spectacle, et il murmure en tordant sa grosse moustache de guerrier en retraite : « Vrai ! on dirait un champ de bataille, » Puis, faisant glisser la porte du guichet de gauche, il ajoute : « Regardez par là, maintenant ! »

Plus terrible, plus navrante est la misère de la femme, parce que cette misère est souvent plus injuste et que l’être sur laquelle elle s’abat est moins fait pour la supporter. Le spectacle du quartier des hommes est lugubre ; celui du quartier des femmes est horrible. Elles sont là, échevelées, le corsage béant ; quelques-unes n’ont pas de souliers ; d’autres pressent dans leurs bras des marmots de trois, quatre ou cinq ans ; il y a des bébés maigres, rachitiques, qui oublient en dormant qu’ils ont eu faim dans le jour et qu’il faisait bien froid sur les quais. Comme dans la pièce d’en face, des malheureuses sont allongées par terre, autour du poêle ; les chevelures défaites trainent dans la poussière du sol.

On pouvait voir un soir, étendue sur le parquet, une pauvre septuagénaire, raide comme un cadavre et dont le visage était entouré d’une auréole de cheveux blancs.

« C’est le second soir, disait le sergent de ville, qu’elle vient ici avec son mari. Seulement, le vieux a en plus de chances, il a trouvé place sur le lit de camp. »

Faut-il avoir souffert, — ou quelle horreur faut-il avoir du travail — pour en arriver a escompter des bonheurs comme ceux-la !

Mais le jour parait, et, qu’il vente, qu’il neige ou qu’il pleuve, il faut partir. Le poêle ne chauffe plus ; l’air est vicié par l’entassement des dormeurs. Allons, dehors ! Et philosophiquement, avec cette démarche lourde de gens qui paraissent porter sur leurs épaules le fardeau de leurs infortunes ; eux, les meurt-de-faim et les gueux, les « sans-travail » et les « sans-domicile » recommenceront leurs longues promenades sans but, à travers les rues et les quais de Rouen, en attendant que le chauffoir leur serve nouveau d’asile le soir.

Une idée revient obsédante quand on quitte ce chauffoir : « N’y a-t-il que de la fatalité dans le sort de ces malheureux ? Ou bien, quels sont les fautes, les paresses, les vices ou les crimes qui ont pu conduire tant d’êtres humains à une pareille dégradation morale et physique ? »

Lorsque le chauffoir est plein, sait-on où va coucher le « soleil » — Au violon municipal ! Quel est le Rouennais qui n’a pas aperçu le soir, en hiver, en traversant la place de l’Hôtel-de-Ville, de dix heures à minuit, une ombre noire se dessinant dans le lointain sur la neige et s’étendant quelquefois de plusieurs mètres à partir de l’entrée du poste de police ?

En approchant, on reconnaît un entassement d’hommes et de femmes. On voit des pantalons en loques, des robes de toile usées, décousues, déchirées, sous lesquelles les membres amaigris par les privations de toutes sortes, par les jeunes désespérés et par les nuits passées sous les ponts, tremblent de froid.

Les femmes portent souvent dans un mouchoir quelques morceaux de pain sortis du bureau de bienfaisance ; les hommes, comme écrasés par une fatalité toujours renaissante, claquent des dents ou soufflent, pour se réchauffer, dans leurs doigts.

Ils sont ainsi cent, cent cinquante, parfois deux cents. Les chauffoirs débordaient, les asiles de nuit étaient combles, les bâches des quais étaient gelées ; le poste de police est devenu le dernier refuge. Le violon municipal s’est transformé en établissement de charité.

À dix heures et demie ou à onze heures, la lourde porte de la prison s’ouvre, et le flot humain s’engouffre dans l’édifice. On entend des soupirs de satisfaction, des rires de brutes produits par la sensation agréable d’une atmosphère tiède sur la peau presque nue.

« — Allons, les vagabonds ! couchez-vous ! » Et les hommes se précipitent dans la cellule no 1 qu’on leur ouvre ; les femmes se jettent dans la cellule no 2. La poussée est violente ; on se dispute une place sur les planches inclinées qui servent de lit de camp. Les faibles, les malades restent sur le pavé. C’est là qu’ils s’étendent, c’est là qu’ils dorment. La communauté de la souffrance éveille chez tous ces déclassés une sorte de sympathie. Pas de discussions, pas de bruit.

Au bout de peu de temps, un ronflement formidable répond au sifflement de la bise dans le vasistas grille qui donne à la pièce l’air et le jour.

Pendant quelques heures, la joie de ne pas souffrir épanouit ces visages ravagés par les désespoirs de toutes sortes. À six heures, la porte s’ouvre de nouveau.

— Allons, les vagabonds ! il est temps de détaler !

Dans la puanteur produite par cet entassement humain, ils se lèvent, les vagabonds, et, lentement, comme à regret, ils quittent la cellule qui les a abrités une nuit et qui les recevra peut-être un autre jour dans des conditions différentes, alors que la faim, cette mauvaise conseillère, les aura conduits fatalement au vol.

À un autre point de vue, le violon est gai et instructif. Si l’expression : « les murs parlent, » peut être appliqué à quelque chose, c’est bien à la prison municipale. En effet, on peut dire que chaque malfaiteur a laissé dans la cellule où il a été enfermé une trace de son passage. On retrouve là, en caractères tracés à la craie ou fouillés dans la pierre, toute la gamme des sentiments humains : cris de douleur, cris de désespoir, cris de rage, cris de haine, cris d’amour. Il y a de la prose et des vers. Des inscriptions naturalistes et d’autres d’un classique à faire honneur à Népomucène Lemercier ; des pensées d’une philosophie profonde ; on trouve de tout, jusqu’à de l’anglais de Biron et, ceci est absolument authentique, du grec ancien, du grec d’Homère !

Ces murs disent tout ce qui s’est passé là-dedans depuis bien longtemps, et toutes les classes de la société se touchent dans cette promiscuité du mal.

Mais, le croirait-on ? le mot que l’on retrouve le plus souvent partout, c’est amour. Les cœurs enflammés, percés de flèches, sont innombrables. Au-dessous de l’un de ces dessins, on lit : « L’amour m’a perdu ! » Le tout accompagné de grands points d’exclamation, gros comme des larmes.

Dans une encoignure, on déchiffre une petite écriture fine de femme :

Voilà huit jours que je suis sur la planche.

Je meurs d’envie d’être sortie pour avoir des nouvelles de celui que j’aime. — C’est X…, l’ange adoré de mes rêves, que je voudrais presser sur mon cœur. Mais ces murs bien hauts nous séparent. Nous nous retrouverons dans l’éternité d’un monde meilleur.

Ô influence du feuilleton sur les cerveaux faibles !

Nous donnons un exemple du style. Il y a sur tous les murs des spécimens nombreux de ce genre de littérature éplorée.

Voici, au milieu des regrets de toutes sortes, un remords sincère :

Je demande bien pardon des larmes que je cause à mon père, à ma mère, à mes sœurs. Au revoir ailleurs.

Le lendemain matin on retrouvait le jeune homme qui avait écrit ces trois lignes pendu au pêne de la porte des cabinets.

Ce qui est étonnant pour le milieu où nous nous trouvons, c’est la rareté, nous allions presque dire l’absence de dessins obscènes ou de termes orduriers. À part les inscriptions : « Mort aux vaches ! » (les vaches sont en termes d’argot les agens de police) — à part des malédictions contre les rouges (les conseillers à la cour et les avocats généraux), il n’y a rien de bien… corsé.

Quelques malfaiteurs sont gais, témoins ceux-ci qui s’expriment dans le langage des muses :

Par les mouchards sur le pont de pierre,
Pour vol qualifié, j’attrapais cinq ans.
Au revoir, adieu, Jeanne et Paul et Pierre,
Je pars pour Gaillon, adieu les enfans !

Voici l’autre spécimen :

Lebrasseur est mis au trou
Pour avoir tenté, en vain,
D’étrangler un gabelou
Qui voulait l’empêcher de boire du vin.

Le dernier vers est un peu long, mais il faut aussi faire la part de l’émotion de Lebrasseur.

Nous parcourons les quatre vastes cellules du violon. Partout, les mêmes inscriptions et les mêmes dessins. Encore des cœurs enflammés, des bateaux, des carrés imitant des cartes de visite. Au centre de l’un d’eux un nom et une adresse américains. N’est-ce pas le comble de la réclame ?

Dans la cellule no 3, à une assez grande hauteur, une croix tracée au crayon et au-dessous :

…Zeus basileus ton antropôn.

L’orthographe grecque est des plus correctes. Cette évocation de « Jupiter, roi des hommes, » dans un lieu pareil étonne et trouble.

D’ailleurs, une autre cellule a également les honneurs de la langue de Sophocle. Sur le mur, blanchi à la chaux, se détache un gros : Anankè ! qui prouve que le prisonnier avait lu Notre-Dame de Paris, ou qu’il s’est rencontré avec Victor Hugo.

Toujours des navires, toujours des cœurs, toujours des insultes aux commissaires de police, au procureur, aux juges, aux gendarmes ; toujours des menaces de vengeance… lorsque la canaille sera victorieuse.

Autre genre d’inscription qui pourrait s’appeler le tableau d’honneur des voleurs : les chevaux de retour, les escarpes de profession, les pantes à tout faire paraissent fiers de leur triste renommée et ils laissent sur les murs le souvenir et la date de leur passage.

Quelques-uns ont fait la courte échelle pour parvenir à tracer tout à fait au haut de la pièce, c’est-à-dire à quatre ou cinq mètres, leurs titres à la vénération des confrères moins célèbres.

Le roi du Bagne, le roi des Voleurs se distinguent au milieu des autres inscriptions. Partout, la fameuse bande à Corbin dont le chef a été, comme on s’en souvient, condamné récemment aux assises, donne de ses nouvelles.

Les surnoms les plus bizarres s’encadrent dans le même panneau. Florentine, dite la femme à Mandrin, coudoie au figuré l’Amour des Batignolles, Mort aux Vaches Ier et le Dab de la Bastille.

(En argot, père se dit Dab.)

Les Petits Godins, un vrai nom de vaudeville, font aussi beaucoup parler d’eux.

Ces malfaiteurs, fiers de leurs prouesses et en guerre perpétuelle contre la société, avec on ne sait quoi qui a la prétention d’être chevaleresque dans la lutte incessante du bien et du mal, ne font-ils pas un peu songer à ces chefs sauvages, dont Fenimore Cooper et Gustave Aimard nous ont raconté les histoires ?

Pour certains repris de justice, le mur de la prison peut servir de bureau de renseignemens.

Grâce à des signes particuliers, ils parviennent a se comprendre. Ils se donnent dans leur argot des indications ou des rendez-vous. Certains chiffres, qui ont peut-être été des nnméros de bagne, sont ajoutés à des mots bizarres, qui disent sans doute beaucoup plus de choses qu’ils n’en ont l’air.

Comme on le voit, le violon municipal ne manque pas d’intérêt ; il ne manque pas non plus de pensionnaires. Les assommoirs se chargent de cette fourniture peu recommandable.

Maintenant, si l’on nous demande pourquoi dans toute la France ce lieu de détention s’appelle un violon, nous répondrons que l’on discute sur la question depuis plus de cent ans et que l’Académie elle-même y perd son meilleur latin.

Ce qu’il y a de certain, c’est que les deux violons peuvent servir également à adoucir les mœurs.

Pour bien comprendre cette population il faut connaitre son langage. Car, le « soleil » a son argot particulier, imagé, original au possible ; on y trouve des expressions étranges dont, chose curieuse, quelques-unes dérivent du latin ; il semble que chacun des representans des différentes classes de la société, réunis dans la déchéance finale, ait mis, pour ainsi dire, le signe de ce qu’il fut autrefois dans le mot qu’il a créé. On découvre des expressions d’une crudité ignoble venues du bagne, des périphrases pleines d’images qui font rêver ; des définitions qu’un poëte envierait ; des mots qu’on ne serait pas étonné de trouver dans la bouche d’un philosophe ; l’ironie elle-même apparait quelquefois terrible dans des locutions courantes.

Mourir, cela s’appelle rire, parce que les défunts ont généralement la bouche ouverte.

L’image est partout, dans la conversation ; n’avertissez pas le procureur de la république si vous entendez deux « soleils » déclarer qu’ils viennent d’étouffer un douanier ; ils en étouffent plusieurs de la sorte chaque jour.

Étouffer un douanier, c’est boire un verre d’absinthe ; l’uniforme du douanier n’est-il pas vert comme la dangereuse liqueur ? D’un autre côté, si l’un de ces loqueteux fait à ses camarades une confidence et leur déclare qu’il vient de fumer une pipe, vous pouvez être à peu près certain qu’il a bu, à l’aide d’un chalumeau, du vin dans une barrique qu’il a percée.

Une pièce d’argent se nomme un blafard, ou la lune ; une pièce d’or, le soleil ; on dit que le soleil a des taches, lorsque la pièce est d’une provenance douteuse et qu’elle aurait pu être tachée du sang de celui à qui elle a été enlevée. Dans ce dernier cas, on se hâte de la laver au cabaret ou au garno, par crainte de la râclette, c’est-à-dire de la police, ou du bourreau (le juge des assises).

Si la robe rouge du conseiller à la cour lui vaut une dénomination aussi désagréable, l’exécuteur des hautes œuvres, au contraire, jouit d’une désignation bien simple, mélange d’ironie et de calembour facile. M. Deibler est le marchand de meubles, probablement parce qu’il tient les bois de justice. C’est peut-être pour une raison à peu près analogue que la place Bonne-Nouvelle, où l’on guillotine, lorsque par hasard la clémence présidentielle n’a pas fait grâce à un condamné à mort, s’appelle le chantier.

Cependant, qu’on n’exagère pas notre pensée et qu’on ne croie pas qu’il y ait même dans la partie la moins recommandable de ces « soleils » des assassins comme on en trouve dans la fange de Paris. Non, si de temps en temps un coup de couteau mortel est donné, ce n’est pas avec préméditation ; c’est encore moins dans un espoir de cupidité à assouvir. L’alcool frelaté et terrible, qu’on appelle cicasse, cissine ou malétra, et le phonsot, cette boisson spéciale dont le nous avons parlé, débités journellement par centaines de petits verres dans certains cabarets, poussent quelquefois le bras à frapper.

Les discussions et, le penserait-on ? la jalousie suscitent aussi de temps en temps un drame sanglant dans l’arrière-boutique d’un assommoir ; il y a parfois des rivalités « patriotiques » entre les divers nationaux, français et italiens, par exemple ; il arrive également au « soleil » de rouer de coups sa « marquise » (sa femme), mais jamais il ne tue pour retirer de son crime un profit. Il est sans haine pour tout le monde, excepté pour les roussins (la police), et surtout pour les curieux (les douaniers des quais). Si, de temps en temps, quelque échappé des prisons centrales lui propose de faire suer le chêne, c’est-à-dire de tuer, il le repousse avec mépris.

Il y a chez tout habitant du pays du « soleil » une nuance de mélancolie et une sorte de profond sentiment philosophique. Quand il n’a pas le sou, il serre la main des amis et leur dit tranquillement : « J’vas m’bâcher. »

Une demi-heure après, on aperçoit une espèce de grosse pelotte sous une bâche recouvrant des marchandises. C’est notre homme qui ronfle. Quelquefois, il ne ronfle plus et le lendemain on le retire mort !

Quand il est riche, quand il a fait un voyageur, c’est-à-dire lorsqu’il a réussi a trouver aux environs de la gare un colis a porter, le « soleil » avale une mitrailleuse ou souffle une chandelle ; c’est sa manière a lui de manger ou de boire. Il est au comble de la joie quand il s’est réchauffé avec un tout ensemble, mélange de café et d’eau-de-vie, ou qu’une main d’acier lui racle la gorge on y laissant cette odeur sui generis de grosse eau-de-vie de cidre mêlée parfois d’absinthe.

Gare, par exemple, au débitant qui se sert sans mesure de verres à la renache, ces récipiens semblables à ceux employés par les prestidigitateurs et remplissant à outrance, grâce à leurs parois épaisses, le rôle de trompe-l’œil.

Veut-on encore quelques-unes de ces expressions bizarres enfantées certainement par des penseurs déclassés ?

La neige s’appelle le tapis ; un notaire, un avoué, un homme d’affaires est une éponge d’or. Être à jeun, c’est faire ballon, parce que l’estomac n’est rempli que de gaz ; un pendu est un joueur de hautbois, et le haricot devient un bourre-coquin ; les jours où l’on ne travaille pas se nomment loupidi (jour où l’on flâne), ceux où l’on travaille s’appellent piochidi (jour où l’on pioche)

On conçoit que, dans cette population curieuse, il y ait des types plus curieux encore, Le « soleil » a ses poëtes, et quand ils ne chantent pas le grand-opéra, on peut les entendre le soir, lorsque le quarante a circulé, entonner quelque refrain pas plus inepte, en somme, que beaucoup de chansons de cafés-concerts et bien plus pittoresque.

Nous n’sommes pas des assassins ;
Si les caleux n’ont pas d’garnos,
Nous nous f…ichons des roussins,
Des douaniers et des sergos.

Les « poëtes » trouvent toujours à boire, même quand ils n’ont pas d’argent ; ils savent s’acquitter en chantant soit leurs œuvres, comme jadis Homère, soit quelques « scies » entendues au paradis des Folies-Bergère, et estropiées toujours d’une façon aussi amusante qu’inattendue :

Une taille de Suresnes,
Des cheveux en boîte d’épingles…

Les musiciens et les plongeurs sont aussi en grand honneur. Tout le monde à Rouen a entendu parler de Petit Jean, un brave homme, classé dans la catégorie la plus honorable des turbineurs (travailleurs) des quais, et qui se jette à l’eau en toute saison et à toute heure, pour repêcher la pièce de dix sous qu’on lance à la Seine. Tout le monde, également, a entendu le soir, de sept à neuf heures, en passant devant quelque gargotte, où les émanations du hareng qu’on grille se mêle aux fumées de la pipe et aux vapeurs de l’alcool, le bruit d’un violon qu’on râcle. C’est un pauvre diable qui n’a pas envie de faire ballon et gagne son dîner à coups d’archet.

Ceux-là sont les honnêtes, les tranquilles ; mais, à côté d’eux et les coudoyant, se trouvent aussi les dangereux qui s’évanouissent cinq, six mois, un an et reparaissent tout à coup complètement rasés. On n’a pas besoin de leur demander d’où ils viennent. Quelques-uns « jouissent » d’une réputation terrible et savent en tirer parti.

Il peut être mis au premier rang de cette catégorie, ce fameux malfaiteur connu sous le sobriquet de l’Épicier, et qui se trouva à la tête de la fameuse émeute dont le souvenir est encore présent à la mémoire de tous.

L’Épicier est légendaire ; il avait toujours de l’or dans ses poches, or qui lui était donné par certaines personnes recevant des marchandises par bateau et espérant de la sorte mettre leur bien à l’abri du vol. Ajoutons que l’Épicier était « honnête » jusqu’à un certain point, puisqu’il respectait les conventions… lorsqu’il n’avait pas trop soif.

Autrefois, les « soleils » avaient leur bal dans une cave des quais, et plus récemment encore sur la place Lafayette ; maintenant, chez eux, l’art de Terpsichore est en décadence et ils se contentent de battre la semelle, quand il leur en reste un morceau, pour résister à la neige, cette grande ennemie du « pays du soleil. »

Le lecteur nous saura-t-il gré de lui avoir ainsi présenté le long tableau de cette vie des « soleils ? » Peut-être, au contraire, nous en voudra-t-il de toute cette boue remuée et qui peut donner la nausée.

Nous avons éprouvé, pourtant, et nous n’hésitons pas à l’avouer, un charme étrange à parcourir ces bas-fonds peu connus d’une grande ville ; à vivre pendant quelques heures la vie de cette population, d’autant plus intéressante à étudier qu’elle fait tout son possible pour se tenir à l’écart. Nous y avons trouvé le piquant, la saveur particulière de l’énorme antithèse, et nous n’avons jamais respiré avec plus de volupté l’air pur et frais, qu’au sortir de ces bouges enfumés où l’atmosphère est viciée comme les individus qui les fréquentent.

Sur la vieille capitale normande, grande par ses souvenirs, grande par ses monumens, grande par la réputation de sagesse et d’intelligence de ses habitans ; sur cette terre que la pioche ne peut remuer sans ressusciter de l’histoire, tout a été dit. L’imagination des poètes a pu parcourir d’un immense coup d’aile les siècles glorieux, depuis Rollon jusqu’à Pierre Corneille ; les artistes ont pu trouver leurs inspirations les plus sublimes dans ce musée incomparable de monumens, qui fait dire tant de bêtises aux Guides, et qui pourrait à la longue faire naître la conception du beau, même dans l’âme d’un fils d’Albion.

Les flèches de nos églises, qui portent jusqu’au ciel le chant de triomphe des hommes qui les ont construites ; les splendeurs du passé jointes aux progrès du présent, tout ce qui est grand, tout ce qui est beau, tout ce qui est fait pour élever l’esprit, d’un côté !

De l’autre, la boue, l’immondice engendrant la larve horrible.

Le « soleil, » noir, déguenillé, atroce, souffletant du plat de sa sandale éculée la gloire de notre sol, et crachant sa chique sur

nos vieux souvenirs.

ROUEN QUI S’AMUSE

Il est bien entendu que, parmi les distractions publiques à Rouen, nous ne comprenons pas la pêche à la ligne, les stations sur les ponts, les voyages sur l’impériale des tramways, les ascensions à la flèche de la Cathédrale, les excursions à La Bouille, les promenades du dimanche, qui, partant de la rue de la République, passent par le cours Boïeldieu, pour remonter par la rue Jeanne-Darc et aller rencontrer, grâce à la rue Thiers, le point de départ. Les bons bourgeois de la ville font cinq ou six fois, le dimanche, ce tour et rentrent dîner le soir, heureux d’avoir salué au passage tous leurs amis, respectueux des bonnes traditions. Il est bien entendu aussi que nous ne signalerons pas, parmi les plaisirs peu coûteux, les conférences de sociétés plus ou moins savantes, les séances du conseil municipal, les visites de ministres et les explorations en basse Seine.

Quant aux théâtres, ils pourraient faire l’objet d’un chapitre spécial qu’on nous saura gré de supprimer.

On aime beaucoup le chant et la musique à Rouen. C’est une passion qui serait excusable si l’on chantait un peu plus juste, et si les réunions orphéoniques avaient moins besoin d’indulgence.

Que l’on se promène le soir dans les rues, sur les quais ; que l’on aille du cours Boïeldieu à la rue des Arpens et, en un quart d’heure, on aura entendu, sous diverses formes, les principaux motifs de nos chefs-d’œuvre classiques. Meyerbeer, Rossini, Halévy, Donizetti, Gounod, Ambroise Thomas, se partagent les faveurs de la foule.

Les fauteuils de balcon sont quelquefois vides, aux Arts ; les banquettes du « poulailler » jamais. Il y a toujours devant le théâtre, à l’heure de l’ouverture, une queue de pauvres diables qui font des infidélités au cabaret et se payent, moyennant cinquante centimes, en même temps que toutes les joies du « paradis, » le plaisir de casser de temps en temps une noix sur le crâne, quelquefois insuffisamment garanti, d’un spectateur de l’orchestre.

Et si, par une belle soirée, au sortir d’une représentation à succès, quelque noctambule se hasarde sur les quais, il entend sortir de derrière les fûts et les sacs de grains nouvellement débarqués, des voix chevrotantes qui exécutent le grand air de Charles VI, le duo de Faust, un motif de Rigoletto. Quant à la Favorite, elle triomphe sur toute la ligne ; sa popularité grandit d’autant plus qu’elle est espagnole.

Le malheureux « soleil » qui se niche la nuit dans un tonneau vide s’endort en chantant :

Dans ce palais, règnent pour te séduire
Tous les plaisirs, tu marches sur les fleurs.

Il y a parfois accompagnement de violon lorsque passe un sergent de ville qui, par hasard, n’est pas sourd.

Le « grillon de nuit » rouennais a, du reste, le respect du libretto. Si un artiste change un mot, il le siffle et il mépriserait profondément, en le traitant de Philistin, le gavroche parisien, Gugusse ou Toto, qui ne connaît l’opéra que par sa parodie :

Ô mon Fernand, tous les biens de la terre
Ne valent pas un civet de lapin
Mangé le soir, à l’ombre d’un sapin
Chez un petit marchand de vin d’Asnières.

Il faut reconnaître, cependant, que, si l’intention de cette partie chantante d’une certaine catégorie de notre population est bonne, l’exécution laisse à désirer. Le fil en quatre ronge les cordes vocales, et les comptoirs de la rue de la Savonnerie nuisent aux amateurs qui se présentent ensuite devant celui du contrôle.

Loin de nous, cependant, l’idée de nous moquer de ces gens là ! Ils ont au cœur l’amour du grand art ; et puis, tout le monde ne naît pas ténor ; heureusement pour M. X… de l’Opéra et M. Y… de l’Opéra-Comique. Ils n’ont même pas assez d’imitateurs puisque le dimanche ces affreux « bastringues, » qu’on décore à Rouen du nom de cafés-concerts, probablement parce que le café se métamorphose en chicorée et le concert en cacophonie, regorgent de client.

Oh ! les cafés-concerts ! les bouis-bouis ! les « beuglans, » ils sont disséminés de toutes parts dans la ville, c’est là que disparaît une partie de la paye de quinzaine d’un grand nombre de nos ouvriers. Travailleurs infatigables qui font tomber goutte à goutte, pour ainsi dire, dans la soucoupe que leur présentent des demoiselles fanées vêtues de rose et de vert, les pièces de deux sous amassées péniblement par un labeur quotidien. Pour ce prix, ils rapportent tard, chez eux, la migraine des mauvais bocks et l’insanité de quelque refrain idiot.

Il faut, pour se faire une idée exacte de ces « centres artistiques, » les visiter tous, les uns après les autres, depuis ceux qui s’étalent dans les quartiers les mieux fréquentés jusqu’à ceux qui se cachent dans les parages excentriques ; depuis ceux où l’on boit le kummel frelaté jusqu’à ceux où l’on sert le vin chaud dans les saladiers ; depuis ceux où l’on glapit jusqu’à ceux où l’on hurle. Le spectacle est quelquefois drôle, le plus souvent écœurant.

Vers dix heures, le grand vacarme atteint son maximum d’intensité. C’est le bon moment pour le curieux d’opérer une entrée. La salle est chauffée à point ; l’air est imprégné de tout autre chose que de l’odeur des foins fraîchement coupés, la bière coule à flots dorés des tonneaux éventrés, un nuage de fumée se heurte au plafond jauni, enveloppant comme dans une gaze impalpable trois chanteuses assises sur des chaises placées au milieu d’une petite estrade élevée de deux marches. A côté, l’horrible piano faux, criard, pleureur, de la boite duquel on retire à la fin de chaque semaine quelques verres, quelques soucoupes, des boutons de culotte, des fleurs fanées et un ou deux sandwichs rances. Sur le piano le chapeau gras d’un musicien maigre. Au comptoir, une femme coiffée à « la chien. »

Drelin ! din ! din ! la caissière agite une sonnette ; une chanteuse se lève d’un geste d’automate, montre ses dents pour faire croire qu’elle sourit, et, les bras ballants, la tête haute, entame d’une voix éraillée le couplet en vogue.

De temps en temps, un petit coup d’œil, comme Judic ! — un petit coup de hanche, comme Théo ! — une petite grimace, comme Céline Chaumont.

Attention ! voici le moment solennel qui approche ; il s’agit de lancer l’ut (!) de poitrine au bout duquel est la quête. Le pianiste parait endiablé il joue des mains, de la tête et des pieds. Bravo ! bravo ! les amoureux (il y en a toujours huit sur dix) applaudissent à tout rompre, et, la déesse descend de son trône rapidement, de peur qu’un consommateur ne se retire trop tôt. Alors, légèrement défigurée par le cold-cream d’occasion qui masque les rides, par le rouge qui colore la paleur maladive des lèvres et fond comme du beurre, sous la chaleur des becs de gaz ; les bras nus, couperosés, se terminant par des mains masculines, la chanteuse se glisse, coule, pour ainsi dire, entre les rangées de tables et de chaises. Elle quête des sous : « Messieurs, n’oubliez pas l’artiste ! messieurs, s’il vous plait, c’est pour l’art. »

Tous les ravaudages mal faits de la toilette apparaissent par les coutures qui baillent et le gros fil blanc avec lequel le dégraisseur a réuni les parties de ce costume rappelant par ses pièces la fameuse galère que les Athéniens vénéraient comme un souvenir sacré.

La sonnette résonne une seconde fois, la dame du comptoir se penche de nouveau, la musique reprend, et, presque sans intervalle, les chanteuses se succèdent, blondes ou brunes, costumées de vert ou de rose. Pourquoi ces deux couleurs de prédilection ? Ont-elles une influence quelconque sur l’esprit des spectateurs ? Nous livrons la question aux philosophes, nous bornant à constater que partout, dans les concerts les plus « chics » comme dans les plus « naturalistes » on retrouvera inévitablement une dame rose et une dame verte. L’amour et l’espérance, peut-être ?

Le spectacle que nous venons de décrire, on peut se l’offrir à bon marché, tous les soirs, dans le quartier le plus fréquenté de la ville. On peut même se payer à la fin de la soirée le luxe d’un billet de tombola, et gagner un chromo, si l’on a de la chance. On constate encore là un soupçon de correction ; le public est mélangé : il y a des chapeaux hauts de forme, des képis de sous-officiers en goguette, des casquettes de marins étrangers ; le baryton, rasé presque de frais, sait qu’il existe quelque part quelque chose qu’on appelle le conservatoire ; Il en parle tout le temps en vidant des bocks et en exhibant sur son gilet beurre frais une grosse chaine de montre avec beaucoup de breloques ; il dit avec une certaine fatuité : « Nous autres artisses, » et prie de remarquer qu’il y a sur la glace une pancarte « de par laquelle on demande aux auditeurs de ne pas chanter en même temps que le baryton. »

Jusqu’à présent, nous n’avons parlé que des cafés-concerts, tout le monde les connait ; on ignore davantage ce que sont les «  caboulots-concerts, » comme on les appelle dans le quartier Martainville. Le « caboulot-concert » c’est le plus clair de la recette d’un certain nombre de petits marchands de vin.

Le dimanche et le lundi soir, six becs de gaz, dissimulés sous des globes bleu, blanc, rouge, s’allument, et, à la vitrine, le passant aperçoit une pancarte où la fantaisie de l’orthographe dispute la palme à la fantaisie de quelques dessins coloriés, représentant généralement un pioupiou qui ouvre une bouche démesurée et un monsieur très-bien, en habit, qui a la spécialité de chanter les romances sentimentales et de faire battre le cœur des jeunes cuisinières en rupture de fourneaux. Tous ces « bouis-bouis » se ressemblent ; qui en a vu un les a tous vus ; le concert se donne dans une pièce située à l’arrière-boutique et séparée de la salle où s’étale le comptoir par un rideau de perse jaune ou de reps, selon la richesse du débitant et le choix habituel des cliens.

Les sceptiques ou les blasés ne pénètrent pas dans le sanctuaire. Ils consomment sur le comptoir, se contentant de saisir un « morceau d’air, » lorsque le rideau se soulève pour l’entrée ou la sortie d’un client. Les autres, « les noceurs, » ceux qui ne regardent pas à manger tout leur argent avec des actrices, s’assoient autour de la table. Ce n’est plus alors du vacarme comme dans les cafés-concerts, c’est du « chahut. »

Il semble qu’il y ait pour ces endroits une spécialité de refrains plus ineptes que ceux auxquels nous sommes habitués, et une spécialité de chanteuses plus grasses encore que celles des cafés-concerts des quartiers moins excentriques. Là, il n’est pas défendu de chanter en même temps que les artistes ; le bon goût, au contraire, consiste à prouver la force de ses poumons, en criant plus fort que son voisin. Les vieux calembours usés volent de bouche en bouche dans la lourde fumée des pipes ; la grosse gaîté franche, sans vergogne, puisée dans le vin aigre, le cidre frelaté, l’absinthe qui brûle la gorge se communique au musicien, au chanteur, buvant un peu dans tous les verres.

Chaque sou qui tombe dans la sébille des artistes est accompagné d’un mot épicé, d’une gauloiserie énorme. Et, avec son air de bonne fille habituée aux réjouissances grossières, la chanteuse rit avec tout le monde, mais de préférence avec les soldats qui se reposent de la monotonie de l’exercice dans la vieille caserne Saint-Vivien, en regardant avec des yeux étincelans l’espèce de Vénus Hottentote que l’illusion puisée au fond des chopines, rend gracieuse, belle, aimable et poétique.

Peu à peu, le bruit grandit, les voix deviennent plus fortes ; le musicien est exténué ou il a roulé sous une table ; la chanteuse boit dans un coin avec un habitué ; il est tard, mais le patron annonce qu’il a obtenu du commissaire central la permission de une heure.

Alors il y a un hurrah parmi les assistans, et tandis que quelque visage pâle de femme attendant son homme, apparaît de la rue, à travers les carreaux, les consommateurs eux-mêmes sautent sur les trétaux ou sur une table. Ils ont soif maintenant d’applaudissemens.

Et chacun, se sentant l’étoffe d’un Paulus ou d’un Chaillier, entonne son air favori : quelque couplet mal retenu d’une scie populaire : « Guguss ! » — Il n’a pas d’parapluie ! » — « Il a z’un œil qui dit ! »

Notons cependant une différence très-saillante entre le civil « du boui-boui » et le militaire.

Le premier a un faible pour les chansons patriotiques, le second, pour les fantaisies gaies ou sentimentales. Chaque dimanche, dans un de ces endroits, on est certain, à un moment donné, de voir se lever quelque vieille barbe grise dont la bouche, s’ouvrant comme un trou, laisse échapper des couplets de Béranger. L’émotion gagne le public lorsqu’on parle de tyran et de liberté.

C’est généralement le coup de la fin ; on est excité, on crie, on braille, on grogne, on gesticule. Les ivrognes se réveillent et essayent de chanter plus fort encore que les autres. C’est heureux lorsqu’on ne trouve pas dans un coin quelque drapeau réservé pour le 14 Juillet et qu’on ne traîne pas, au milieu des bocks et des tables crasseuses, le symbole le plus respectable de la patrie française ; celui qu’on ne devrait pas exhiber avec tant de facilité dans les endroits où l’on s’amuse de la sorte.

Le coup de la fin, c’est le patron de l’établissement qui l’exécute. On a assez chanté, assez bu, assez payé ; à la porte, les clients ! à la porte, les artistes ! et le maître de l’établissement, roulant les épaules comme un ours ou un lutteur de la foire Saint-Romain, ouvre la porte et chasse devant lui tout le troupeau qui s’échappe avec une fumée noire de tabac emprisonnée pendant plusieurs heures.

Nous avons passé rapidement en revue les cafés-concerts, les bouis-bouis, les «  caboulots-concerts » jetant comme des bouffées de leur musique de bastringue aux quatre coins la ville.

Mais le Rouen spécial dont nous nous occupons, ne s’amuse pas seulement chez lui ; une fois ou deux par semaine, en été surtout, il franchit les barrières de l’octroi, il s’éparpille dans la banlieue : il va chercher la verdure plus touffue, l’horizon plus vaste, le paysage plus ensoleillé, l’air plus libre, la fatigue plus agréable que celle des ateliers où l’on est resté pendant six jours ; il « monte à la côte ».

Là encore, il y a des musiciens, là encore on chante et surtout on danse ; là encore on retrouve des établissemens qui ressemblent à la fois au boui-boui, au bal public et au petit restaurant. Là, il y a tous les dimanches et lundis soirs, lorsque le temps est beau, des centaines de braves gens qui font trois kilomètres dans la poussière pour aller manger un lapin en gibelotte qui serait bien meilleur chez eux ; pour entendre les improvisations de quelque trouvère en loques et « pincer un rigodon » pendant qu’un « violoneux » râcle, en souriant mélancoliquement, les vieilles cordes de son violon qui produisent, sous l’archet, le ronflement d’une ficelle bien tendue qu’on ferait vibrer avec le doigt.

Transportez-vous, par une belle journée d’été, dans le quartier du Champ-des-Oiseaux, « montez à la côte, » comme disent nos ouvriers, et allez jusqu’à la route de Clères.

Vous serez, vers six heures du soir, témoins d’un spectacle pittoresque, vous assisterez, à partir de ce moment et pendant trois ou quatre heures, à un défilé ininterrompu, amusant, bizarre.

Le cadre est formé d’un côté par la série des petites maisons de campagne, coquettes, avec leurs séparations de haies vives et leurs jardinets où s’épanouissent des corbeilles de fleurs ; de l’autre, par le trou, rempli de verdure et de petits toits, formé par la cité Jeanne-Darc, dans lequel le soleil couchant jette comme un embrasement d’incendie. Devant, derrière, la route droite, poussiéreuse, qui monte toujours et disparaît bien loin, là-bas, au milieu des grands bois qu’elle sépare comme la raie énorme d’une gigantesque chevelure.

Et voici que le bruit des crins-crins se mêle au son des cloches de Rouen, dont le vacarme arrive diffus, et voici que des groupes nombreux sillonnent la longue avenue. Ce sont presque tous des ouvriers, des marchands des rues, des crieurs des quatre-saisons ou des vendeurs de poissons. On les reconnaît sous leurs habits des dimanches, gênés dans leur marche par les souliers neufs, guindés dans des vêtemens qu’ils ne sont pas habitués à porter tous les jours, avec des manches trop courtes ou trop longues, d’où pendent les grosses mains laborieuses de l’ouvrier, ces mains qui ont travaillé sans faiblir toute la semaine pour faire vivre la femme et les « mioches », et qui paraissent toutes embarrassées de ne rien faire ce jour-là. Quand nous disons rien faire, c’est une exagération, car elles portent dans un panier ou dans une serviette le dîner de la famille, qu’on va aller manger tout à l’heure à « Mon Oncle de Paris » ou ailleurs, en l’arrosant de quelques bons verres de cidre qui fera trémousser tout le monde lorsque le musicien arrivera avec sa vieille guitare.

Le défilé continue, continue sans cesse. Les bambins courent devant, jamais fatigués, se roulant dans les buissons comme une volée de pierrots puis passent des petites ouvrières joyeuses au bras de calicots en goguette et, de temps en temps, quelque vieux couple bien philosophe, portant son modeste repas enveloppé dans un journal, et souriant de cette folle jeunesse qui se fatigue inutilement à monter avec rapidité la côte comme pour saisir un plaisir qui s’enfuit et qu’eux, les vieux, blasés maintenant, recherchent encore néanmoins, en souvenir du temps où ils dansaient comme les autres sur la terre durcie au rouleau.

On monte, on monte toujours ; les conversations deviennent plus animées, les visages plus rayonnans, à mesure qu’on approche du but. Enfin, nous y sommes ; c’est agreste, c’est charmant, un peu simple toutefois, mais au moins cela ne sent pas mauvais comme dans les assommoirs de la ville, où l’on se grise lourdement rien qu’on respirant les émanations de la « cicasse. »

Un petit corps de bâtiment généralement sur la rue ; la façade est ornée d’inscriptions de toutes sortes et de quelques peintures murales explicatives. Tantôt, une casserole dans laquelle, hanté sans doute de l’idée fixe du suicide, un lapin saute de lui-même. Cela veut dire : « Ici, l’on mange du lapin sauté. » Tantôt, une poule noire (couleur moins salissante), couvant des œufs d’un jaune superbe. « Ici, Les œufs à la coque sont excellens. » Derrière le corps de bâtiment, une cour plantée quelquefois de pommiers et dans laquelle sont dressées, les unes auprès des autres, des tables grossières auxquelles adhèrent des petits bancs étroits et souvent peu solides. C’est là-dessus qu’on consomme ; on ouvre les paniers ; les sybarites vont chercher des assiettes et des fourchettes dans l’établissement, où l’on vend également des portions de viande ; les autres, ceux qui ne « font pas les dégoûtés, » se servent tout simplement de leurs doigts et ne demandent au restaurant que le litre de boisson, de cidre, la mesure de lait ou la tasse de café. Et pendant que les enfans se dispersent de tous les côtés, se battent à coups de pommes tombées des arbres, les grandes personnes écoutent la musique.

Car il y a des chanteurs, tout comme au café-concert et au « boui-boui, » et des chanteurs avec des instrumens de musique encore.

Pas de piano, par exemple ; le piano ne fait pas assez de bruit, et puis c’est pretentieux. On regrette l’orgue de barbarie ; le bon vieil orgue qu’on tirait de la cuisine, le dimanche et le lundi, et dont, sans façon, la servante de l’établissement se mettait à « moudre, » absolument comme si elle broyait le café avant d’y jeter la pincée de chicorée traditionnelle. Etait-il assez populaire, l’antique instrument que les arrêtés de police ont tué, par mesure de sécurité, comme si les voleurs avaient besoin de se déguiser en joueurs de musique ambulans, pour s’introduire chez les particuliers qu’ils charmaient, sirènes d’un nouveau genre, par les accens mélodieux de leurs rouleaux en bois d’acajou on d’ébène.

De l’orgue défunt éventré, on fabrique une cage pour faire couver les poules, et on se console de l’ancien compagnon de joie qui n’est plus, en écoutant les accens criards de l’accordéon.

Car, dans ces endroits, l’accordéon triomphe sur toute la ligne ; il y a bien des violons, des crécelles, des guitares, des harpes même quelquefois ; mais tout cela ne vaut pas l’accordéon, surtout quand c’est un Italien ou un Savoyard qui le tient. Dans ce cas, en effet, l’exécutant accompagne la musique en chantant quelque tyrolienne.

La tyrolienne, c’est le succès de l’endroit ; aussitôt la première note lancée, tout le monde se met de la partie ; c’est à qui criera le plus fort, c’est à qui tirera du fond de sa gorge les variations les plus bizarres ; les vieux et les jeunes, les petits enfants eux-mêmes s’en mêlent. Au bout d’un certain temps, les bêtes de la maison semblent, elles aussi, prises du delirium commun, et le passant entend parfois des cacophonies étranges produites par l’accordéon qui grince, les gens qui chantent, le chien qui hurle, les coqs réveillés qui craignent d’être en retard sur l’aurore et se rattrapent du mieux qu’ils peuvent.

A-t-on remarqué que l’ouvrier, dans nos villes, chante beaucoup moins, depuis la disparition de l’orgue de Barbarie ? Le peintre en bâtiment, le vitrier, tous ceux en un mot qui travaillent dans la rue avaient les oreilles rebattues des refrains populaires ; l’orgue leur soufflait les motifs des opérettes en vogue, des vieilles romances sentimentales. Aujourd’hui ils sont muets et n’ont que deux distractions : celles de fumer la pipe toute la journée ou de laisser tomber leur pinceau imbibé de minium sur le pardessus mastic de quelque « pschutteux ».

Lorsqu’on a bien chanté en accompagnant l’accordéon, lorsqu’on a vidé plusieurs bouteilles de cidre ou de boisson, lorsqu’on a été acheter, pour une dizaine de sous, une portion supplémentaire au buffet de l’établissement, on se divise en deux clans. Les gens sérieux qui préfèrent « humer le piot » se mettent à couvert dans une salle mal éclairée où s’alignent deux rangées de tables grasses, recouvertes de toile cirée. Les hommes causent politique en fumant ; comme leurs habits de fête les gênent, ils se mettent en bras de chemises et, les coudes sur la table, la grosse bouffarde des dimanches, en imitation de kummer, à la bouche, ils discutent pour discuter, sans trop savoir ce qu’ils disent. À côté d’eux, les femmes, les yeux gros de sommeil, fatiguées de la route et tenant sur leurs genoux des enfans qui dorment, les poings fermés, la bouche entr’ouverte.

Le second clan est composé de jeunes gens : les couturières dont nous parlions plus haut, les petits employés de commerce, les maçons, les charpentiers, « que c’est comme un bouquet de fleurs. » Ils découvrent toujours au bon moment quelque violoniste et quelque violon, et le bal commence.

Très-drôle, le bal ; il y a là des quadrilles insensés, des valses folles qui se terminent parfois par des chutes sur le sol, par des heurts violens contre Les troncs d’arbres mal éclairés par un reste de lampions du 14 Juillet.

Vers dix ou onze heures, le vacarme diminue, le violon, dont une des cordes s’est rompue dans un trémolo passionné, semble pleurer, tandis que le joueur rit de la quête fructueuse faite dans la soirée, grâce à laquelle il pourra dîner sans musique enfin, lorsque tous ces gens-là seront partis.

Le silence s’est rétabli peu à peu et le défilé commence sur la grand’route. La promenade est muette, le chemin qu’on a parcouru facilement dans la journée parait long, maintenant ; les assiettes et les bouteilles vides se heurtent dans les paniers, qui paraissent plus lourds, quoique moins chargés. Et tandis que le trou formé par la cité Jeanne-Darc semble un gouffre au fond duquel brillent quelques becs de gaz, la lune projette sur le sol les ombres démesurées des hommes portant sur leurs épaules des enfans endormis dont la tête se balance de droite et de gauche.

Puis, longtemps après, on aperçoit quelqu’un qui s’avance, trainant la jambe et côtoyant le talus : c’est le « violoneux. » Il rentre chez lui, lorsqu’il a un domicile, portant à la main le mouchoir dans lequel il a serré les sous de la quête.

À propos de ces types de musiciens qui disparaissent de jour en jour, voici deux anecdotes assez curieuses :

L’été dernier, une de nos plus charmantes divas, qui obtient en ce moment beaucoup de succès en Amérique, se trouvait à Rouen où elle était venue donner plusieurs représentations. Elle eut, un soir de relâche, la fantaisie de « monter à la côte, » entendit chanter et s’amusa beaucoup. Ses compagnons, voulant voir l’effet que produirait sa jolie voix sur un pareil public, insistèrent tant, qu’elle finit par se faire entendre. Le croira-t-on ? elle n’obtint qu’un très-léger succès, et nous sommes même forcé, pour dire toute la vérité, d’avouer qu’il y eut des sifflets. « En a-t-elle une voix, celle-là ! » cria un garçon tonnelier.

La diva, en femme d’esprit, rit beaucoup de son aventure ; elle avait entendu une fois dans sa vie le bruit des sifflets !

La seconde anecdote est un peu plus récente ; elle montrera de quelle façon on peut être quelquefois un artiste de talent sans s’en douter :

Un soir, dans un de ces petits «  bouis-bouis » improvisés, le « baryton » ne parut pas ; il était le seul homme de la « troupe, » on l’attendait ; la recette était perdue avec son absence ! Le directeur eut un trait de génie. Il prit un de ses garçons, le revêtit d’un habit noir, le poudra légèrement, le conduisit sur l’estrade et lui glissa à l’oreille ces mots : « Maintenant, chante tout ce que tu veux, ou je te mets à la porte. »

Le malheureux garçon débita deux ou trois gaudrioles pas trop mal. Son air effaré contribuait à le rendre plus comique encore ; il remporta un succès fou.

Le lendemain, lorsque le véritable baryton se présenta, sa place était prise, et pour gagner sa vie, il dut accepter l’emploi du garçon laissé vacant depuis que son titulaire s’était transformé en étoile de très-petite grandeur.

Tous les ans, pendant un mois, le Rouen qui s’amuse ne manque pas de se transporter de jour ou de nuit à la fameuse foire Saint-Romain qui s’est fondée une vieille réputation.

C’est dans les coulisses de cette foire que nous allons mener le lecteur du Rouen bizarre. C’est beaucoup plus intéressant que les coulisses du Théâtre-des-Arts, et on peut y accéder sans autorisation municipale. Tout ce qu’on peut voir « sur notre première scène », ce sont des mollets plus ou moins bien dessinés sous des maillots plus ou moins clair ; ce sont des pompiers, des figurans et des décors, qui, pour être ininflammables, n’en sont pas moins dangereux s’ils vous tombent sur la tête avec leur portant.

Quelle différence au théâtre de la foire ! et comme les jambes de nos ballerines et les casques de nos pompiers, sont remplacés avantageusement par les sujets variés toujours, avariés quelquefois ; par les trucs ingénieux mis en pratique, par les mille et une petites « ficelles » d’usage courant chez les dompteurs de lions comme chez les éleveurs de puces. Là toute la science est mise à contribution comme pour une gigantesque féerie ; la physique et la chimie n’ont pas de secrets pour certains forains, qui excellent à tirer parti des découvertes les plus récentes.

On comprendra que nous ne puissions pas ici dévoiler tous les mystères de la foire Saint-Romain ; où serait ensuite la surprise pour le public ? où serait le bénéfice pour l’industriel ? Seulement, il est certaines choses que l’on peut dire tout de même, sans nuire à personne. Il y a trois catégories bien distinctes d’établissemens à la foire : les théâtres, les musées et les entre-et-sort. Nous ne parlons pas, bien entendu des boutiques où l’on vend à boire et à manger, ni des marchands de porcelaines. Ceux-là sont des commerçans, et non pas des forains.

Autrefois, on allait au théâtre de la foire pour rire ; elles étaient si grotesques les représentations ! le décor se composait généralement d’une toile de fond grossièrement peinte ; la troupe se recrutait dans la famille du « directeur » à laquelle on ajoutait quelque vagabond famélique lorsqu’on voulait corser le spectacle ; l’« œuvre » était écrite par le chef de la troupe et l’on arrivait à représenter des drames avec des titres dans le genre de celui-ci, qui est authentique « Ernest ou le Cabriolet sans le savoir. »

Aujourd’hui, tout cela est changé. Sait-on qu’il existe à Paris des auteurs de talent, tels que MM. de Jalais ou Frantz Beauvallet, qui, dans certaines occasions, n’ont pas hésité à écrire des pièces spécialement pour tel ou tel grand théâtre de la foire ? Sait-on que ces pièces pour lesquelles on traite la plupart du temps à forfait, ont dans maintes circonstances rapporté plus que telle ou telle comédie jouée sur une scène parisienne ? Sait-on qu’il y a des décors provenant d’artistes qui ont travaillé pour le Châtelet ou la Porte-Saint-Martin ? Sait-on enfin que l’établissement Cocherie, par exemple, paye au cachet et fort cher, son premier sujet ? Que Pietro-Gallici, le « magicien » octroyait jusqu’à 1,000 fr. par mois à son aide ?

Ce n’est rien encore, mais le plus curieux à voir, c’est le dessous de ces théâtres où les trucs les plus perfectionnés sont mis en usage. On trouve des machines continuellement en pression pour fournir la lumière électrique au moment voulu, d’autres machines qui servent à monter les décors pour les changemens à vue. Tout se fait par la mécanique, absolument comme dans un théâtre « sédentaire. »

La partie principale du personnel varie rarement. Quant aux figurans et aux choristes, ils changent avec chaque ville. L’offre répond toujours amplement à la demande et elles sont nombreuses à Rouen les jeunes personnes besoigneuses qui n’hésitent pas à revêtir le soir, moyennant un franc ou quinze sous pour la représentation, le « maillot chair » de l’établissement. Voilà pour les grands théâtres, et ce sont malheureusement les seuls qu’on trouve maintenant à la foire. Les autres ne peuvent plus supporter la concurrence. Ils se transforment peu à peu en concerts exotiques. Un seul tenait bon depuis longtemps parce qu’il avait toujours pour lui les enfans : c’est la Tentation, du père Legrain. Là, les personnages ne coûtent pas cher à entretenir : ils sont en carton et la lumière électrique est remplacée par une flamme de Bengale, qui fait des « apothéoses » splendides de deux minutes.

Mais que va-t-il en rester aux saisons prochaines, de cette Tentation de Saint-Antoine que toutes les générations de Rouennais ont vue depuis soixante ans ? De cette Tentation qui fit songer des penseurs comme Gustave Flaubert et Georges Sand, et qui inspira à Louis Bouilhet de fort jolis vers.

Pourra-t-on même, s’il persiste, lui faire retrouver sa vogue de jadis, alors que le père Legrain était dans toute sa verve, et qu’il paraissait communiquer son souffle endiablé à ses marionnettes éblouissantes.

Pauvre père Legrain ! Il compte quatre-vingts ans bien sonnés, s’il n’est pas encore mort. Comme il est loin de ce temps où, jeune encore et possesseur d’une immense barbe blonde, il représentait à Sotteville, dans une féerie intitulée Geneviève de Brabant, un jeune page de quatorze ans, tout en conservant de superbes côtelettes que lui eut enviées M. Jules Ferry.

La Tentation de Saint-Antoine ! C’est la seule pièce à marionnettes que le théâtre Legrain ait jamais représentée. Pourquoi, en effet, le spectacle aurait-il été changé ? Les enfans le connaissait par cœur, mais ils venaient tout de même l’entendre ; il était si drôle le petit compagnon du saint, traversant la scène au galop de ses courtes jambes et transformé en bougeoir ambulant.

Les personnes plus sérieuses qui s’égaraient sous la tente s’intéressaient au dialogue. On pensait involontairement à ces anciens mystères dont l’imagination de nos aïeux se délectait ; on y retrouvait un je ne sais quoi d’archaïque qui réveillait les souvenirs d’auteurs anciens ; l’action naïve, les vers amphigouriques, car il y a des vers dans la Tentation de Saint-Antoine, tout cela, y compris les six becs de gaz de la rampe, produisaient un singulier effet sur l’esprit.

Tout à coup, une voix, devenant de plus en plus chevrotante et incompréhensible à mesure que l’âge avançait, chantait un « Gloire à Dieu, » tandis que Saint-Antoine s’agenouillait, grâce à une ficelle tirée adroitement. Puis, c’était Proserpine, portant sur la joue la « mouche assassine, » qui venait, quelques instans avant son époux Pluton, essayer de séduire le pieux ermite. On voyait aussi des démons, au grand bonheur, au grand effroi des spectateurs à la mamelle.

Ils faisaient, ces braves petits diables, une guerre acharnée à leur ennemi et chantaient ceci :

Allons, prenons le patron,
Tirons-le par son cordon,
Faisons-le danser en rond,
Messieurs les démons, laissez-moi donc !

Et le chœur des démons continuait plus infernal que jamais.

Nous allons casser la maison
Du bienheureux Antoine,
Nous la réduirons en charbon,
En dépit de ce moine.

Nous allons prendre le cochon
Du bienheureux Antoine.
Nous en ferons du saucisson
En dépit de ce moine.
Nous en ferons part aux amis,
Biribi,
À la façon de barbari, mon ami !

Le père Legrain tirait deux ficelles, et Saint-Antoine désolé levait vers le Ciel deux petits morceaux de bois qui lui servaient de bras, et, au fond du théâtre, on entendait une voix grave chantant :

Rendez-moi mon cochon, s’il vous plaît,
Messieurs, voulez-vous me le rendre.
Il faisait ma félicité.
Il était doux et tendre.

Sait-on que cette naïveté date de près de cent ans ; qu’elle a été conçue et exécutée par un auteur du temps de Louis XVI, qui la fit représenter sur le théâtre de Versailles à l’aide d’ombres chinoises.

On a essayé de faire concurrence au Saint-Antoine de Legrain ; il y a eu des marionnettes rouennaises à la foire Saint-Romain qui jouaient également une tentation. Mais le vieux directeur, l’inventeur du genre, s’en préoccupait peu.

« Ma maison, disait-il, n’est pas sur la place du Boulingrin. » Et, de fait, ses affaires étaient toujours prospères.

Cette « maison » avait donné l’abri et le pain, pendant la plus grande partie de son existence, à un pauvre diable dont l’étrangeté était devenue proverbiale. On l’appelait l’homme au violon.

Cet être incohérent troublait Flaubert et intriguait Théophile Gauthier.

Les cheveux gris tombant en rouleaux et cachant les oreilles, les traits calmes, l’œil éternellement fixe, la barbe d’un blanc d’argent, retombant sur la poitrine ; l’homme au violon rappelait ces têtes de patriarches que l’on retrouve sur tous les tableaux de l’école ancienne.

Il eût inspiré un peintre comme il inspira des poètes.

Les uns trouvaient qu’il paraissait plongé dans une méditation profonde, comme un de ces philosophes indiens qui fait résider le suprême bonheur dans la suprême béatitude ; d’autres admettaient qu’il ne pensait plus et le considéraient comme une statue ; tous étaient frappés du contraste que produisait cette belle tête grave en face de ces visages sourians d’enfans.

Tout ce que l’on savait, c’est que cet homme, qui depuis trente ans « travaillait » à 4 francs par jour, avait remporté jadis un premier prix au conservatoire.

On pouvait du reste se convaincre assez facilement de son talent.

Comme il n’avait pas le droit d’exécuter les airs connus dans son théâtre, sans payer des droits d’auteur, il jouait des morceaux de sa composition, tristes comme lui et remplis d’une mélodie étrange.

Qui sait si ce n’était pas cette remarque que Bouilhet a traduite en vers mélancoliques :

Il fallait chanter, il fallait poursuivre,
Pour le pain du jour, la pipe du soir,
Pour le dur grabat dans le grenier noir,
Pour l’ambition d’être homme et de vivre.

L’homme au violon mourut alcoolisé au commencement de l’année 1888. On sut qu’il s’appelait Albert, et c’est tout.

Encore une des plus pures manifestations de l’invasion de la science ! Des musées pleins d’horreurs s’élèvent maintenant a chaque foire un peu importante. On met aux vitrines extérieures afin d’allécher le public, des hommes à trompe, des femmes à cornes, des enfans ouverts par le milieu, comme des fruits mûrs ou comme ces lapins répugnans que les marchands de victuailles exhibent sur des plats bien blancs.

On ne peut se faire une idée du prix que coûte un pareil musée. Certaines pièces reviennent à deux ou trois mille francs ; il y en à d’articulées qui coûtent même plus cher. Aussi il arrive souvent que « l’affaire » est exploitée par une société. Il existe des musées anatomiques ambulans fondés par actions, et il paraît que les dividendes sont assez respectables.

Détail assez bizarre, et qui est bien une preuve de la grande curiosité humaine : c’est la petite salle qui est généralement séparée de la grande par une tenture, et dans laquelle peuvent seules entrer les personnes âgées de plus de dix-huit ans, qui reçoit le plus de visites.

Mais, nous demandera-t-on, que deviennent ces innombrables « sujets du jour » qui perdent tout leur intérêt en un an, alors qu’ils sont tombés dans l’oubli ?

Que fait-on, par exemple, des Victor Hugo, des Alexandre II, des Gambetta, des personnages célèbres dans le bien comme dans le mal et qui étaient, à certaines époques, les « clous » du musée ? Ici, le truquage est tout indiqué : entre deux saisons, les employés se livrent à des exécutions capitales ; ils coupent la tête aux personnages ayant cessé de plaire, transforment l’accoutrement des mannequins ; ajoutent de la barbe à tel visage rasé, enlèvent des moustaches à tel général. Au bout de trois ou quatre jours, le musée a changé d’aspect. Ainsi, depuis deux ans, la célébrité des « général Boulanger » et des « Pranzini » aura été néfaste aux Jules Ferry, aux Pel, aux Menesclou, aux Gamahut des temps jadis. La tête de Mme Limouzin se dressait peut-être sur le torse de la reine Ranavolo II et ce qui avait été un guerrier zoulou devenait dans certain musée M. de Hérédia alors ministre du commerce.

Au lieu d’une lance à la main, on avait mis un portefeuille sous le bras, et la farce était jouée.

Rien de pittoresque comme le déballage d’un de ces musées de cire. Tous ces personnages se dévissent ; toutes ces têtes sont placées dans de grandes caisses pleines de sciure de bois, comme le panier de M. Deibler ; dans cette grande promiscuité de la célébrité il y a des antithèses inénarrables : c’est ainsi que le président de la république voyage depuis dix ans entre Tropmann et Billoir, les deux assassins légendaires.

L’entre-et-sort, c’est la baraque où le public ne fait qu’entrer et sortir ; c’est le refuge des femmes colosses, des femmes-torpilles, des monstres de toutes sortes, des fosses à reptiles. On entre, on regarde, on paye. Quelquefois, moyennant doux ou trois sous, on peut toucher. Là tous les trucs sont bons, et ceux grâce auxquels le spectateur est mystifié sont les meilleurs.

On vous propose de contempler les êtres les plus laids de la création et on vous met en présence de miroirs concaves ou convexes dans lesquels vous vous apercevez sous des formes de pain de sucre ou de melon. On vous invite à venir voir la Femme-Poisson, et, lorsque vous avez payé dix centimes on vous exhibe l’acte de mariage d’une demoiselle quelconque avec un monsieur qui s’appelle Poisson, tout comme vous pouvez vous appeler Durand, Duval ou Dupont.

Pour l’entre-et-sort, tous les calembours sont bons, et le public n’a pas le droit de se fâcher.

Nous ne dirons rien des sauvages noircis ou des demoiselles qui, sous le titre de « merveilleuses beautés, » vous donnent l’illusion d’un pot de fard tombé dans du coton ; quant aux géans, tout le monde sait qu’on fabrique des bottes grâce auxquelles un homme de taille ordinaire atteint facilement deux mètres de hauteur. Joignez à cela un bonnet à poil exagéré des grenadiers de l’empire, et vous avez un sujet capable de rivaliser avec la tour Eiffel.

Les femmes à deux têtes s’obtiennent à l’aide d’un jeu de glaces, lorsqu’elles n’ont que deux bras ; lorsqu’elles ont quatre bras et quatre jambes, elles se fabriquent à l’aide d’un corset dans lequel on enferme, dos à dos, deux jeunes personnes.

C’est également par un jeu de glaces des plus simples que l’on construit des femmes sans tête ou sans corps. Quant aux femmes torpilles, elles sont mises en communication avec une pile électrique par un point du plancher ou par un cordon à l’aspect inoffensif, suspendu au plafond.

Ils sont également classés dans les entre-et-sort les hercules qui courbent des barres de fer ou plient des pièces de monnaie. Mais qu’on se méfie, si quelques-uns opèrent avec autant de force que d’adresse, il en est d’autres dont les instrumens de travail sont préparés, depuis la pièce en plomb jusqu’aux poids en fer-blanc.

Mais de toutes ces inventions dues à la patience ou à l’intelligence des spécialistes, il en est une qu’il est curieux de signaler : c’est l’art de se faire des rentes en dressant des puces. Là, le truc ou plutôt la difficulté consiste à atteler la puce. Ceci fait, le tour est joué, mais encore faut-il le faire.

Ce métier, dit l’historiographe du dressage des puces (car le dressage des puces a cet honneur d’avoir son historien : un journaliste de Paris), est presque un art. Le personnel se recrute moins aisément qu’on ne le croit, et la dompteuse est parfois forcée d’offrir cinquante centimes et un franc pour une simple douzaine de puces. La table et le logement ne coutent pas cher : le bras du propriétaire et une boîte en carton suffisent. Le chauffage demande des précautions ; il faut une température dans la pièce, mais l’éclairage est nul : c’est une compensation.

Ce genre, qui demande une délicatesse de doigté fort remarquable, a été, croyons-nous, créé par une jeune personne de physique assez agréable, nommée Emma.

Son école d’entrainement est un guéridon de vingt-cinq centimètres carrés. La grande difficulté consiste à atteler avec un imperceptible fil d’argent les fameuses « sauteuses ». Pour cela il faut travailler à la loupe et confectionner à chaque « artiste » un petit corset.

C’est là le tour de force, et pour confectionner cet appareil, il faut plus d’une heure à l’habile dresseuse.

Sur dix sujets ainsi préparés, il en meurt en moyenne six, qui étant trop serrés, périssent étouffés ; il s’en échappe un ou deux qui « passent par maille ». On voit qu’une puce, susceptible d’être présentée en public, représente un assez joli capital.

On leur fait alors trainer des bibelots en papier peint ou en métal léger ; on leur fait simuler des combats de bêtes féroces et même des duels.

Une puce ainsi domptée peut vivre au maximum deux mois. Il s’en rencontre d’incapables ou de fainéantes, et c’est alors une perte sèche. Et détail assez curieux, si on les laisse jeuner pendant vingt-quatre heures, elles maigrissent plus vite que MM. Succi et Merlatti, et se détachent toutes seules du petit cordonnet d’argent qui les retient pour aller chercher ailleurs meilleure pitance et meilleure fortune.

À côté des puces, les lions, tigres, hyènes, chacals et tous les autres pensionnaires habituels des ménageries. Les dompteurs peuvent aussi se classer parmi les entre-et-sort quoique la station qu’on fait chez eux soit d’ordinaire assez longue.

Avant, on intimidait les fauves par des coups de cravache sur le mufle ou des brûlures au fer rouge, ou encore par un abrutissement engendré par des narcotiques assez violens. Aujourd’hui, on fait mieux : quelqu’un a créé la baguette électrique à usage de fauves. À la moindre velléité de révolte, le « roi du désert » ou le prince des jungles » sent passer tout le long de son épine dorsale un courant magnétique qui lui donne à réfléchir et l’empêche de recommencer.

Avant de terminer, n’oublions pas de mentionner d’autres trucs plus simples employés par des industriels plus infimes. Savez-vous pourquoi vous ne cassez pas plus souvent la « pipe » dans certains tirs à la carabine ? Simplement parce que cette pipe, recouverte d’une légère couche de chaux, est en fer. Savez-vous pourquoi, au tourniquet, vous ne gagnez que rarement le gros lot dont l’œil bleu du fond paraît vous contempler avec ironie ? Simplement parce qu’il y a parfois des mécanismes ingénieux faits pour arrêter à temps et grâce à un simple coup de pied, ces tourniquets. Savez-vous pourquoi le « lapin » meurt toujours de vieillesse chez les teneurs de jeux d’adresse ? Simplement parce qu’au billard anglais, il se trouve quelquefois des billes vissées sur le tapis vert.

Savez-vous — … savez-vous ?… mais non, les organisateurs de loteries seraient capables de nous envoyer des témoins.

« Quand je me serai fait trois mille francs de rentes dans l’élevage des lapins, disait un personnage d’un vaudeville démodé, je ne m’ennuierai jamais. Si je ne suis pas assez riche pour me payer une place au théâtre, j’irai tous les jours au Palais-de-Justice »

Partout où s’élève un Palais-de-Justice en France, il y a des quantités de gens qui n’ont pas eu besoin d’élever des lapins pour suivre ce précepte, et si tous ceux qui se pressent à chaque audience dans l’enceinte réservée aux débats avaient trois mille francs de rentes, la baisse ou la hausse de la Bourse causerait à Rouen des révolutions àchaque instant.

Il y aurait à ce sujet un beau lieu commun à développer pour la cent millième fois.

N’est-il pas, en effet, le reflet du théâtre ce tribunal où se jouent chaque jour quelques actes terribles ou gais, non plus imaginés par un dramaturge expérimenté ou par un vaudevilliste joyeux, mais tirés de la vie réelle et comportant un dénoûment qui n’est plus de la convention.

Ne s’émotionne-t-on pas davantage au cours d’un procès en assises dont la conséquence ne sera plus comme au théâtre le coup de hache de carton, mais la descente vertigineuse du couperet de la guillotine sur quelque place d’exécution.

Ne rit-on pas comme à la représentation du meilleur lever de rideau, lorsque l’on entend Jean Hiroux, interrogé sur sa profession, répondre en jetant un regard féroce sur le crâne luisant de l’honorable magistrat instructeur : « casseur de cailloux ! mon président. »

Tout le théâtre est là, depuis l’Ambigu jusqu’au Palais-Royal ; il manque, il est vrai, l’opéra, mais le public « du fond de la salle » au Palais-de-Justice, n’apprécie généralement pas la musique et ne s’est jamais recruté parmi les abonnés du Théâtre-des-Arts.

C’est un coup d’œil bien singulier que celui offert les jours d’audience de correctionnelle aux personnes qui traversent la cour de notre vieux palais.

Bien avant l’heure indiquée et l’ouverture des portes, les « fidèles » sont là. Leurs catégories sont innombrables. Les « patiens » s’asseyent tranquillement sur les marches du grand escalier. Ouvriers sans travail, journaliers des quais, « soleils, » jeunes gens et vieillards, visages imberbes et longues barbes, beaucoup portant, hiver comme été, des vêtemens de toile ; pantalons déchirés, souliers troués laissant voir les pieds sans chaussettes, ils attendent le « spectacle » comme ils font la queue devant le théâtre, les soirs de représentation populaire.

Ceux-là forment la masse, ils se connaissent, ils se retrouvent, ils causent de choses insignifiantes, pour faire passer le temps.

Quelques-uns, pauvres diables sans domicile qui coucheront sur les quais, la nuit, sont trop heureux de trouver pour quelques heures un asile contre l’intempérie des saisons ; ils viennent là, principalement pour se chauffer ou pour fuir la pluie. Vagabonds auxquels est réservée fatalement une place beaucoup plus marquante dans une salle d’audience, quand, par hasard, ils ne l’ont pas occupée déjà. Jeunes gens qui viennent faire, pour ainsi dire, l’apprentissage des choses de la justice et qui sauront remplir, lorsque l’heure sera venue pour eux, le triste rôle qu’ils s’habituent peu à peu à savoir jouer. Au milieu de la réunion, des figures dont l’expression est rendue bizarre par la barbe et les moustaches sacrifiées, tombées sous le rasoir du barbier de Bonne-Nouvelle et qu’on laisse repousser depuis la mise en liberté.

Ceux-là viennent se consoler de leurs malheurs passés par la vue des malheurs presens des autres et font des comparaisons sur la contenance qu’ils ont eue devant les juges et celle des nouveaux venus.

On peut dire de cette triste catégorie, qu’elle forme le roulement perpétuel de la police correctionnelle. Il y a toujours un de ses membres qui est par-mi les assistans, un autree sur le banc des accusés, un troisième dans la voiture des condamnés, un quatrième qui entre à la prison et un cinquième qui en sort.

En somme, corporation aussi malfaisante que peu intéressante, et composée d’individus dont le rôle se borne à charger d’une odeur désagréable l’atmosphère de la salle des débats, et à applaudir à outrance… intérieurement, à cause des gendarmes, quand un condamné jette son sabot à la tête des juges.

Spectateurs qui ne viennent là que dans un but de satisfaction physique, ou pour voir un ami sur le banc d’infamie, ou pour « piger, » selon leur expression, un incident d’audience un peu corsé qui fera le sujet des conversations autour des barriques de vin nouvellement débarquées sur les quais.

Ce ne sont pas des types ; c’est, pour ainsi dire, le fond du tableau sur lequel se détachent d’autres personnages aussi variés qu’invariables.

Nous nous trouvons aussi en présence d’un nouveau genre de spectateur. Très-honnête, celui-là, très-naïf, et auquel on peut en toute sécurité serrer la main. C’est le petit bourgeois ; généralement, un modeste rentier retiré des affaires. Il a vendu de la bonneterie ou du drap pendant vingt-cinq ans. Maintenant, il ne fait plus rien ; il se lève de grand matin, par habitude, lit son journal, se délecte des petits faits divers, qui fourniront à la police correctionnelle son « gibier de prison, » déjeune à dix heures, traverse la rue Thouret ou la rue Saint-Lô, et se rend de là au Palais-de-Justice.

Le premier jour où il s’est aventuré dans le public du « fond de la salle » il a été d’abord décontenancé ; il ne s’est pas amusé, mais il est revenu cependant à l’audience suivante.

Petit à petit, il s’est intéressé aux débats ; il s’est trouvé au premier rang ; il a parlé un peu au sergent de ville de service ; il a appris que, pour prêter serment comme témoin, il fallait lever la main droite en disant ces seuls mots : « Je le jure ! »

À sa troisième visite, il a causé avec l’huissier, il a retrouvé des visages de magistrats qu’il connaissait ; dans le public, on l’a laissé passer comme un « habitué. » Il sait par cœur les questions préliminaires posées aux accusés et aux témoins.

À partir de ce moment tout l’intéresse. C’est fini de sa liberté, il a pris pied à la correctionnelle ! Il appelle l’huissier « son ami » et lui offre une prise ; dans trois mois il l’invitera à dîner. Il adresse ses plus charmans sourires aux magistrats et se persuade que ces derniers lui répondent lorsqu’ils inclinent la tête.

Notre homme est, dès lors, devenu l’hôte du Palais-de-Justice. Allez y chaque jour, vous serez certain de l’y rencontrer.

Avec quel sourire ironique il regarde les « nouveaux » qui se permettent de donner une appréciation erronée sur telle ou telle plaidoirie. Lui, ne se trompe jamais ; lorsque quelquefois le jugement ne correspond pas à l’idée qu’il s’en était faite, il affirme que ce sont les juges qui ont tort.

Le « vieil habitué » sort de chez lui préoccupé comme s’il allait « à ses affaires, » et de fait ce sont de véritables affaires pour lui. Il ne dort pas, la veille d’un procès à sensation, et le soir, devant le foyer, il raconte à sa femme, à ses enfants, à ses amis, qui ne l’écoutent pas toujours, les péripéties de telle audience.

Quelquefois il dit : Nous, en parlant du tribunal, et son plus grand bonheur serait, s’il n’était pas si âgé, de travailler son droit pour arriver à franchir la barrière de bois qui le sépare des avocats.

Et que l’on ne croie pas que ce type est unique. Partout, vous le retrouverez le même, à Paris comme à Rouen, à Marseille comme à Dunkerque.

Le « vieil habitué » de la correctionnelle finit par connaître « l’arsenal » de nos lois, comme le vieux lecteur du Constitutionnel finit par savoir la structure exacte et le nombre de vertèbres du « serpent de mer. »

À côté de ces deux différences bien tranchées, bien nettes, que de nuances diverses qui se fondent pour former un tout curieux dans ce tableau de la correctionnelle !

Voici le désœuvré de toutes les classes et de toutes les conditions, qui a une demi-heure d’attente à endurer et qui vient là comme il irait ailleurs.

Voici l’éternel Anglais suivi de sa « smala. » Lui, il visite les monumens, et quand il a bien examiné le plafond et poussé deux ou trois « aoh ! » de satisfaction, il se retire pour aller pousser un nouvel « aoh ! » devant la flèche nouvellement peinte de la cathédrale, ou une palissade en bois que quelque guide mystificateur, imprimé en Angleterre, lui aura indiqué comme un monument ancien.

Voici le dessinateur qui vient croquer à la hâte quelques « types ; » voici un collégien qui s’est échappé « du bahut » pour quelques heures ; voici le traditionnel pioupiou.

Et devant ce public, toujours renouvelé et toujours le même, passe le défilé sempiternel des escrocs, des voleurs, des vagabonds et des mendians.

À la longue, les « fidèles » de la correctionnelle finissent par être blasés ; ils ne rient plus, ils ne sont plus émus. Mais l’habitude est contractée : aussitôt qu’ils ont marché dix minutes, sans savoir où ils voulaient aller, ils se trouvent devant le grand escalier de pierre du Palais-de-Justice.

Habitude peu funeste, en somme, et qui est moins nuisible pour la santé et pour la bourse que celle des cabarets. Seulement, ô fidèles de la correctionnelle qui vous tenez debout derrière la barrière de bois, puissiez-vous être préservés de jamais vous asseoir de l’autre côté, sur la banquette de bois du « premier rôle, » entre deux gendarmes !

Il y a encore une autre manière de s’amuser, puisque tous les goûts sont dans la nature et qu’on voit même des gens risquer de se casser le cou ou d’être ramassés en bouillie au fond d’un gouffre pour avoir le plaisir d’escalader le Mont-Blanc et de fouler aux pieds les nuages de la Suisse.

On ne doit donc pas s’étonner que la cour d’assises possède ses fervens.

Les bons bourgeois qui, émus par la lecture de quelque feuilleton bien dramatique, ont envie de voir des criminels réels, en chair et en os ; les jeunes personnes délicates à la recherche d’émotions violentes ; les rêveuses d’Antonys ; les coquettes épiant l’occasion d’exhiber un chapeau dernière mode ; les pauvres diables qui ont froid dehors, et voudraient bien se chauffer gratis ; les parens et amis des jurés auxquels on a offert des cartes et qui tiennent à voir leurs proches remplir des fonctions aussi terribles que peu rétribuées, aussi délicates qu’éphémères ; les rares amateurs qui aiment entendre bien plaider et le très-nombreux public pour lequel la cour d’assises est un théâtre et le procès un drame, se frottent les mains à l’ouverture de chaque session criminelle.

La cour d’assises ! Rien que ce nom évoque toute une série de grands souvenirs tragiques. Elle tient tout entière dans ces deux mots, ce que nous appelons la justice des hommes, et dont la terrible sanction est parfois la guillotine. Au milieu d’institutions qui s’effritent comme les vieux murs et tombent pierre par pierre à chaque révolution, la cour d’assises est restée intacte, sans rien perdre de sa grandeur d’autrefois ; elle en impose comme avant et, devant ces magistrats en robe flamboyante ; devant ce défenseur, qui semble porter d’avance le deuil de ceux qu’il sera impuissant à sauver malgré son éloquence ; devant ces douze braves citoyens, qui joueront peut-être ce soir aux dominos autour de la table de famille, mais remplissent en ce moment le grand rôle de justiciers, on s’incline malgré soi, comme lorsqu’on entre dans une église ; on se sent ému comme quand on assiste à une belle cérémonie religieuse.

La cour d’assises a son public, tout comme la correctionnelle a le sien, et ces deux publics ne se ressemblent pas plus que celui qui fréquente l’Ambigu, à Paris, ne ressemble à celui qui paye très-cher ses places aux Variétés. On est tout l’un ou tout l’autre ; on aime le masque tragique, cet horrible masque dont la bouche est déchirée par un rictus de douleur, dont les yeux ressemblent à des boules, ou bien on aime la bonne face joyeuse, comique, de cet autre masque qui, à travers ses mâchoires édentées, a toujours l’air de dire quelque chose de drôle et dont les yeux en coulisses semblent pleurer éternellement de joie

On est partisan de Jules Moineaux ou abonné à la Revue des Causes célèbres, dont Papavoine, Tropmann, Billoir et Pranzini sont les principaux ornemens.

Pour celui qui assiste à une audience, sans s’occuper aucunement de l’accusé qui est, la plupart du temps, fort peu intéressant, il y a quatre sujets d’observations bien distincts : les spectateurs de derrière la barrière, les spectateurs assis, l’avocat et le jury.

Il n’y a peut-être pas de ville où ils soient aussi « typiques » qu’à Rouen, les spectateurs de derrière la barrière.

Traversez la cour du Palais-de-Justice un matin avant l’audience, vers neuf heures. À ce moment, la « queue » commence et elle se perpétuera pendant la journée. Vous verrez, attendant l’ouverture des portes, des groupes de ces soi-disant ouvriers sans travail, pour lesquels la longue angoisse d’un semblable, assis sur le banc d’infamie, est un régal. Il y a toujours parmi eux quelqu’un qui connaît l’accusé et qui donne sur lui des détails inédits. Puis, peu à peu, l’attroupement grossit et, lorsque le factionnaire ouvre à deux battans la lourde porte de chêne, il se fait une grande foulée, et le torrent se verse, se précipite avec bruit ; on se bouscule, on se faufile, on se glisse entre les jambes, pour atteindre le premier la barrière, pour être à la bonne place, pour entendre tout ce qui se dira, pour voir tout ce qu’on pourra voir.

De la place du président, l’horizon est mouvant ; c’est un remuement de têtes et de bras, au milieu de cette teinte bleu sombre engendrée par l’affluence des blouses tachées de boue et ayant trainé sous l’intempérie de toutes les saisons dans les vieux quartiers malsains où l’on mange presque pour rien, où l’on boit à bon marché, où l’on peut éviter facilement les yeux trop curieux et quelquefois malintentionnés.

C’est de ce fond que part le bruit lorsqu’on introduit l’accusé ; chacun veut le voir, et sur cette petite mer mouvante les têtes hérissées se dressent comme des vagues.

Là, le criminel, à moins qu’il n’ait accompli quelques-uns de ces forfaits noirs qui le feraient assommer à la porte si, par hasard, on le remettait en liberté, est, pour ainsi dire, sympathique. L’homme antipathique, « l’homme rouge, » comme on l’appelle, c’est le ministère public qui réclame, au nom de la société, au nom de la loi, une punition méritée.

C’est de ce coin que partent les applaudissemens quand le prévenu tient tête à l’orage amassé contre lui ou quand quelque avocat populaire, plutôt pour obtenir un succès d’audience que dans l’intérêt de son client, flatte les intérêts de la foule ou excuse d’une manière exagérée ses mauvaises passions.

Chose assez curieuse : à Rouen, il n’y a presque pas de femmes dans le public du fond de la salle, mais, en revanche, les enfans y sont très-nombreux, comme d’ailleurs très-nombreux sont aujourd’hui les malheureux qui comparaissent devant le jury et sont loin d’avoir encore atteint leur majorité.

C’est peut-être un des effets du progrès à l’envers, mais combien verrons-nous passer encore à chaque session, de criminels endurcis dont la moustache est à venir !

De l’autre côté de la barrière, cela change. Ici, les dames sont presque toujours en majorité ; le public est plus choisi. Tant qu’on ne juge que des vols qualifiés ou de vulgaires infanticides — il y en a tant de nos jours ! — on ne vient là que parce qu’il pleuvait, que parce qu’on ne savait que faire, que parce qu’on avait des cartes, que parce qu’on savait que Mmes X… ou Z… s’y trouverait, que parce qu’on sait que tout le monde ne peut pas s’asseoir à ces places et qu’on ne veut pas faire comme tout le monde, que parce que le voleur à mis à sac la maison d’une connaissance, que parce que c’est une occasion d’admirer le plafond dont les ornemens dorés et en saillie donnent pour la première fois à qui les voit, la sensation d’un certain nombre d’épées de Damoclés plantées dans du chocolat.

Mais aux grands jours, alors qu’il s’agit d’un drame passionnel, d’un jugement de mort ou même d’une simple condamnation aux travaux forcés à perpétuité, il faut la voir accourir la foule des curieux et des curieuses ! Pour cette grande circonstance, on fait toilette comme pour une grande première, comme quand Faure vient chanter au Théâtre-des-Arts, ou que Mme Agar vient dire des vers au Théâtre-Français.

Ce jour-là, les sièges sont pris d’assaut, presque retenus d’avance, et la salle tout entiére frémit, pleure avec l’avocat, s’indigne avec le ministère public, suit mot à mot, comme l’intrigue d’un roman, l’intrigue de l’interrogatoire. Elle passe par toutes sortes d’émotions, depuis celle du sentiment de curiosité, de répulsion ou même de sympathie qu’inspirent le visage et la tenue de l’accusé, jusqu’à celle du petit frisson dans le dos, lorsqu’à la lueur qui vacille devant son nez, le chef du jury prononce dans le silence solennel de l’immense pièce qui parait vide, tant les souffles sont retenus, le oui traditionnel par lequel un homme est jeté de la prison à l’échafaud, quand le président de la république ne s’interpose pas.

Les mouchoirs jouent un rôle considérable, d’ailleurs, pendant toute l’audience, et il y a des âmes naïves, jeunes et candides ; des jeunes filles venues avec leurs parens (ce qu’on ne saurait trop blâmer) et qui, plus encore que le jury, se laissent attendrir par les grands lieux communs d’une défense présentée avec tant d’art que le fond de la salle lui-même s’insurge, et qu’il est des momens où l’on ferait un mauvais parti à cet « homme rouge » qui, dans son bon sens, trouve qu’il ne suffit pas à un criminel d’avoir l’appui d’une parole chaude, brillante ou bruyante, pour redevenir un honnête homme et un être absolument inoffensif.

Et les avocats ? comme ils connaissent bien leur public, dont l’impression se reflète sur le jury ; comme ils savent que souvent, en cour d’assises, un syllogisme parfait vaut moins qu’un « effet » habilement ménagé ! Et comme à force de présenter cet « effet » ils en sont arrivés à le laisser prévoir d’avance à tous ceux qui ont l’habitude de les entendre.

Qu’un meurtrier comparaisse devant ses juges, et neuf fois sur dix vous arriverez à cet argument : ou le prévenu est un ivrogne, et alors l’ivresse devient une excuse ; ou il est très-sobre, et alors un moment d’égarement ne doit pas être payé par un châtiment de toute la vie.

Qu’un voleur comparaisse : ou il est jeune ou il est vieux. S’il est jeune, ce sont les bons conseils de la famille qui lui ont fait défaut ; ce sont les passions juvéniles trop puissantes ; c’est le service militaire qui refera de ce déclassé un excellent citoyen.

S’il est vieux, on montre cette existence a moitié terminée ; cette famille dont on va faire le désespoir ; ce passé, qui laisse quelquefois à désirer, mais dont les fautes sont toujours des peccadilles.

Qu’une fille soit accusée d’infanticide : ou elle avoue ou elle n’avoue pas. Si elle avoue, c’est son déshonneur qu’elle a voulu cacher aux yeux de tous ; si elle n’avoue pas, c’est la folie, c’est la fièvre, qui se manifestent parfois aux premiers symptômes de la maternité.

Et tour à tour, toutes les passions humaines qui ont été causes du mal reproché se trouvent travesties en effets ; ce qui chargeait tout à l’heure est devenu ce qui excuse.

En ont-ils entendu de cette sorte, les honorabies magistrats depuis qu’ils président aux débats ; aussi, savent-ils à quoi s’en tenir. Mais les jurés, les bons jurés venus de leurs campagnes, et encore tout émus de la solennité de l’audience et du rôle principal qu’ils jouent dans la circonstance ? Quelle lutte perpétuelle entre la raison et la sentimentalité ? La raison, qui parle toujours avec le ministère public, et la sentimentalité, qu’essaye toujours d’éveiller l’avocat, dont c’est d’ailleurs presque le devoir.

Le type du président est aussi bien amusant à observer.

Il y a le président solennel qui pose aux accusés, dans la langue de M. de Buffon, des questions qu’ils ne comprennent pas et auxquelles ils répondent indistinctement oui ou non. Exemple : « Vous ne méconnaissez pas la perpétration de l’exécrable forfait qui pourrait faire douter de l’existence chez vous d’un intellect responsable, si la science n’avait affirmé le contraire par l’organe de l’honorable expert qui se prononça sur votre cas ? »

Si le prévenu sourit, cela suffit à prouver la « noirceur de son âme. » S’il pleure, « il est étreint par le remords. » S’il ne bronche pas, il est d’une « indifférence bestiale. »

Il y a le président rageur — généralement pourvu d’un mauvais estomac. — Celui-là prend à partie tout le monde. Exemples : « Si le public continue à se moucher d’une façon aussi bruyante, je me verrai forcé de faire évacuer la salle. » — « Accusé, toutes vos dénégations ne servent à rien, nous savons d’avance que vous êtes coupable. Entre les témoins honorables qui vous accusent et vous, qui possédez un casier judiciaire puisque vous avez déjà subi une condamnation pour délit de chasse, le doute n’est pas permis. MM. les jurés apprécieront. »

Il y a le président aimable et insinuant, qui cajole le prévenu pour mieux le faire condamner ensuite. Exemple : « Voyons, un tel, parlez avec franchise ; vous n’êtes pas ici devant des ennemis qui ne vous veulent que du mal. Faites appel a vos bons sentiments ; racontez-nous comment cela s’est passé. C’est le seul moyen parfois de s’attirer la clémence des hommes. »

Il y a le président qui fait des mots. — Celui-là est certainement le plus terrible de tous. — Exemple : « Témoin, vous êtes cocher, et cependant vous n’avez pas fait faire un pas à l’instruction de l’affaire. » — «  Ce misérable qui exerçait un métier honteux, a cherché dans la mort de cette malheureuse femme, ce que la vie des autres ne pouvait plus lui fournir. »

Il y a le président moralisateur et satirique. Exemple : « Je dois prévenir l’auditoire féminin que l’affaire que le jury est appelé à examiner est très-scabreuse, et je ne saurais trop engager les dames honnêtes à ne pas assister aux débats.

La curiosité fait naturellement que personne ne se lève.

Alors le président : « Huissier, maintenant que toutes les femmes honnêtes sont parties, faites sortir les autres. »

Il y a le président nourri d’Horace, de Virgile et de Juvénal, qui compare une accusée de mauvaise vie à Messaline, un assassin solide à Hercule, un précoce malfaiteur à Caligula enfant.

Il y a enfin le président qui ronfle pendant la plaidorie et qui, réveillé en sursaut par le bruit qu’il fait lui-même, agite sa sonnette en réclamant le silence.

Comme on le voit, on peut s’amuser réellement au Palais-de-Justice. Il est encore un genre d’amusement que nous ne pouvons passer sous silence. La partie de la population qui se livre à cette dernière distraction contient également des types bizarres surtout à l’apparition de l’hiver, alors que l’affluence des gens augmente dans tous les endroits publics qui sont chauffés. Les réunions et les conférences de la grande salle de l’Hôtel-de-Ville, de la ligue de l’enseignement, de la société normande de géographie ajoutent, au régiment de leurs fidèles ordinaires, le peloton de ceux qui, tout en aimant le feu, n’aiment pas à en faire pour un grand nombre de motifs que nous n’avons pas à énumérer ici.

Les gens très-frileux, ceux qui ne reculent devant rien, viendront même assister aux séances du conseil municipal, ce qui permettra à quelque savant de tenter un jour cette étude approfondie : « De l’influence du calorifère sur l’intérêt les contribuables peuvent apporter aux discussions des affaires municipales. »

Il y a également un endroit où l’on peut se chauffer gratis, mot qui semble devoir être remplacé de plus en plus par l’expression beaucoup moins latine de : « à l’œil. »

Cet endroit est la bibliothèque.

La bibliothèque ! saluez, ô profane ! qui franchissez son seuil ; vous entrez dans un monde à part, spécial, étrange. La bibliothèque, c’est l’arche sainte au milieu de la ville affairée, du public de commerçans et d’industriels, bruyant, rieur et causeur.

À la bibliothèque, on ne fait pas de bruit ; on ne rit pas, on ne cause pas ; ce n’est pourtant pas que nous voulions affirmer que l’on y écrive souvent ou que l’on y lise toujours.

Dans la poussière des vieux bouquins, des manuscrits hiéroglyphiques, des dictionnaires monstrueux, semés par ci par là sur les tables, les garçons de salle sont les seuls qui vont et viennent et se trouvent réellement chez eux ; leur pas rhytmique berce petit à petit les files de lecteurs ayant pour horizon des rayons multicolores de reliures.

De temps en temps, une porte s’entr’ouvre et un être humain, qui ressemble à une ombre, se glisse, timide, et a hâte de se casser en deux sur une chaise. Savant qui veut chercher une explication, poète qui vient trouver une inspiration, curieux obsédé par un souvenir, amateur passionné des romans à grosses émotions ; on les retrouve la, dans la même position, le front généralement dans la main et le coude sur la table.

De temps en temps un susurrement ; une confidence de lettrés, une trouvaille de « fouilleurs, » un bruissement de feuilles… de papier ; un trottinement de rats… de bibliothèque !

Toujours le même spectacle, toujours les mêmes gens ; toujours les mêmes volumes en main. Les habitués de la bibliothèque ne meurent probablement pas, ou, s’ils viennent a disparaitre, ils sont aussitôt remplacés par quelqu’un fait a leur image.

Pendant qu’en été le jardin est plein de cris d’enfans et de gazouillemens d’oiseaux, ils sont là, froids, muets, impassibles ; pendant qu’en hiver le vent souffle dans les bras décharnés des grands arbres, et que la neige, en se détachant des toits, tombe sur le sol avec le bruit d’une masse flasque qui s’abat, ils sont encore là, aussi calmes, aussi insensibles.

Voilà le coup d’œil général sur la bibliothèque, mais dans ce tableau il y a des personnages qui se détachent plus vigoureusement que d’autres ; dans cette réunion, il y a des types curieux.

C’est d’abord l’amateur à outrance de la littérature ancienne, qui savoure Homère, Virgile ou Horace en traduction. C’est étonnant le succès qu’obtient, dans les bibliothèques, l’abbé Delille, d’antique mémoire.

C’est aussi le lecteur des publications périodiques. Celui-là se confine dans la Revue des Deux-Mondes. Il est classique à tous crins ; il pleure avec Laharpe, gémit avec André Chénier et conserverait dans un médaillon en or, si ses moyens le lui permettaient, un cheveu de Népomucène Lemercier.

Il s’écroulerait avec la bibliothèque plutôt que d’abandonner son poste. Voici une anecdocte qui prouve que nous n’exagérons pas :

Un jour, un feu de cheminée se déclare à l’Hôtel-de-Ville où se trouvait alors la bibliothèque. L’alarme est générale ; la bibliothèque est menacée ; les pompiers accourent. Les salles de lecture sont abandonnées rapidement ; les employés se retirent ; la fumée envahit les pièces ; l’eau coule sur les parquets.

Au bout d’une heure, le danger est conjuré, et lorsque l’un des bibliothécaires revient à son poste, il aperçoit au milieu d’un nuage de fumée le lecteur fidèle, qui ne s’était aperçu de rien, ému de rien, et qui, les pieds dans l’eau, lisait gravement un article de la Revue des Deux-Mondes.

Ce type-là est stoïque ; il mérite d’être admiré, en attendant qu’on lui élève une statue.

A côté de cette « curiosité » de tous points digne d’intérêt, en voici une autre d’un genre tout différent : c’est le lecteur qui corrige, complète ou réfute des articles de dictionnaires.

Demandez le Dictionnaire des Contemporains, de Vapereau, ouvrez la page 1085, et lisez au bas de la première colonne, au nom La Rombiére. Quelques lignes ont été ajoutées à la plume par un admirateur du grand jurisconsulte, qui s’est bien gardé de conserver l’anonyme, puisqu’il a signé en faisant précéder son nom de cette petite explication : « Celui qui a tracé ces lignes est le petit cousin du grand homme. »

Et l’on dit que l’amour de la famille et le respect des grands parens s’en vont !

Ajoutons que tous les jours, avant de lire autre chose, le « petit cousin » vient religieusement réclamer au bibliothécaire le Dictionnaire des Contemporains

Du reste, ils ne manquent pas, ces littérateurs d’un genre tout spécial qui parviennent, malgré la meilleure surveillance, à glisser quelques lignes de leur prose dans les livres des autres. On trouve parfois de la sorte des appréciations amusantes, des exclamations admirables, des cris de colère, des malédictions, quoiqu’on ne puisse comparer en général le public des bibliothèques aux genus irritabile dont parle le poète latin.

Est-il assez répandu, aussi, le « client » qui, sous prétexte de s’instruire en lisant, vient faire sa correspondance qui demande un livre, déplie à côté une feuille de papier et trace des missives de la longueur d’un poème, sans retourner une seule fois le feuillet du volume sous la sauvegarde duquel il s’est placé ? Tantôt, c’est le poète incompris et pauvre qui vient réchauffer ses inspirations au calorifère municipal ; tantôt, c’est le potache amoureux qui copie, dans quelque volume bien ignoré, un sonnet charge d’enflammer le cœur de quelque caissière infidèle de brasserie ou celui de la jeune cousine traditionnelle.

Ils connaissent bien, du reste, l’escalier de la bibliothèque, les jeunes collégiens de Rouen ; c’est la que se trouvent le plus facilement les traductions de versions latines ou grecques et, faut-il le dire ? c’est là également qu’ils jettent les yeux sur quelque livre défendu auquel le professeur a fait allusion dans son cours.

Autrefois, un essaim joyeux de jeunes gens se précipitait tous les soirs à la même heure dans la salle, tombant comme une avalanche au milieu de l’assemblée calme. Les habitués, fâchés au commencement, avaient fini par rire ; ils n’avaient plus besoin de montre pour savoir l’heure. « C’est quatre heures dix, » disaient-ils ; et, en effet, c’était quatre heures dix.

Le groupe bruyant venait ainsi régulièrement, à la sortie du lycée, se jeter sur l’Illustration pour voir « les images. »

Depuis quelque temps, les vieux habitués ne connaissent plus l’heure ; l’avalanche ne tombe plus chez eux ; le règne de l’Illustration est passé, et les dormeurs, qui comptaient sur ce bruit pour être réveillés à un moment fixe, ont été obligés de prendre leurs précautions.

Quelquefois, un petit incident vient rompre la monotonie du lieu, mais ils sont bien rares, ces incidens : c’est un amateur qui glisse avec un gros dictionnaire ; c’est un savant qui ronfle ; c’est un « incohérent » de la « tenue » qui se hasarde dans l’antre sacré et fait la terreur des garçons chargés de faire respecter la propreté des livres. Un de ces préposés eut récemment des émotions terribles : il avait affaire à un teinturier qui réclamait un beau volume. Le teinturier avait les mains noires ; le garçon tremblait pour le livre. — Allez vous laver les mains ! — Mais elles sont propres. — Elles sont noires, vous allez déteindre ! — Ma teinture a bon teint, ne craignez rien. » Nous ne savons comment l’incident se vida, mais le lendemain le teinturier revenait avec les doigts jaunes et, pendant une semaine consécutive, le malheureux garçon eut à discuter avec les sept couleurs de l’arc-en-ciel.

Tandis que la plupart viennent pour s’instruire, pour s’amuser, pour se renseigner, il y a la catégorie de ceux qui se rendent à la bibliothèque par métier. Nous ne parlons pas, bien entendu, des académiciens en quête d’une idée pour un discours, des artistes à la recherche d’une conception grandiose, des bibliophiles en campagne pour quelque manuscrit « rare et curieux. » Ce sont les rois de la maison et quelques-uns de ces hôtes, les plus fidèles, jouissent même de la prérogative très-enviée de pouvoir déposer leurs cartons ou leur portefeuille dans les armoires vides.

Le métier vrai consiste à rechercher dans les collections des journaux certaines annonces de la quatrième page. C’est là que l’on court la chance de rencontrer parfois, pour la plus grande joie des avoués, notaires et hommes de loi, des renseignemens sur des héritages à réclamer, sur des recherches faites en vue de découvrir des personnes disparues, etc. Ce travail fatigant est confié souvent à des dames et régulièrement on peut les voir feuilletant les lourds volumes des journaux, notant sur des flèches les trouvailles, hélas ! trop rares pour elles, reprenant le lendemain la tâche de la veille, toujours muettes, toujours gracieuses cependant, toujours penchées sur le lourd volume qui, quand il est terminé, fait place à un autre, à perpétuité.

Tout change ; la bibliothèque seule est immuable et, avec elle, son public. On a eu beau déménager récemment la bibliothèque, on aura beau la changer de place dans cent ans, il y aura encore pour l’observateur, des lecteurs assidus de la Revue des Deux-Mondes, des gens qui annoteront les dictionnaires, des dames qui feuilletteront des collections de journaux, et des potaches qui viendront chanter leur amour en s’accompagnant de la

lyre des poètes défunts.

LA VILLE DES FOUS

QUATRE-MARES — SAINT-YON

À côté de la cité vivante, intelligente, pleine d’animation et de mouvement, une autre cité, entourée d’une zone déserte fermée par une immense muraille blanche et de hautes grilles de fer forgé, quelque chose qui ressemble de loin à une vaste nécropole.

Le passant entend parfois des bruits étranges, des voix de femmes, des hurlemens sourds, des cris déchirans ou des éclats de rire.

Au dehors de ces murs, des hommes actifs, intelligents, dans toute la force de leur raison et de leur santé ; au dedans, des êtres qui n’ont d’humain que l’apparence ; pauvres cerveaux que les accidens, les passions, les excès, les vices, les infirmités héréditaires ont détraqués.

Tous ces morts-vivans se trouvent réunis dans le même lieu ; il semble qu’on les ait éloignés de la ville pour les rapprocher du cimetière.

Si le visiteur est pris d’un indéfinissable sentiment de tristesse lorsqu’il met le pied dans un de ces asiles d’aliénés, il emporte, du moins, en s’en allant, la consolation de se dire que l’homme sain d’esprit n’a rien épargné pour alléger les souffrances de ses frères infortunés. Quatre-Mares et Saint-Yon sont les preuves admirables des progrès accomplis par la charité dans le traitement de la folie.

Qu’on imagine une colonie, mais une colonie modèle, où rien ne manque aux besoins des habitans ; où une population de 2,000 âmes trouve presque tous ses moyens d’existence sans être forcée de les chercher au dehors ; où le gouvernement de deux habiles directeurs fait fonctionner un personnel nombreux ; où la règle est observée scrupuleusement chaque jour, sans une défaillance, sans un symptôme de mauvaise volonté.

Celui qui parcourt ces innombrables bâtimens, et il faut plus d’un jour pour le faire, est émerveillé de l’ordre, de la propreté, de l'aménagement confortable, de la discipline qu’il rencontre partout.

Il serait impossible de faire ici une description détaillée de ces deux établissemens, de ces immenses salles, de ces préaux pleins de fleurs en été, de plantes vivaces en hiver ; de ces coquettes chapelles dont plus d’une petite ville de province serait fière, de ces salles de bains ou toutes les ressources de l’hydrothérapie sont mises en pratique, de ces cuisines, de ces boulangeries qui nourrissent 2,000 bouches, deux fois par jour, et semblent de véritables usines ; de ces grands terrains de culture dont la terre est remuée par des équipes de fous et qu’un homme se fatigue à traverser à pied.

Au milieu de ces arbres, de ces véritables parcs, apparaissent de grands bâtimens en briques, hauts de trois étages ; aux fenêtres on aperçoit d’étroites barres de fer ; c’est là qu’habitent les fous.

Au premier abord, on se croit dans la propriété de quelque riche campagnard, de quelque grand industriel. Soudain, une porte s’ouvre ; on en franchit le seuil ; on a une vision de têtes hideuses ; on se sent regardé par mille yeux ternes ou étincelans, vifs ou hébétés ; on pense involontairement à l’inscription que le Dante plaçait aux portes de l’enfer : « Lasciate ogni speranza, » on a un frisson d’épouvante : on est dans le royaume de la démence.

Quatre-Mares, comme on le sait, est l’asile des hommes ; Saint-Yon, celui des femmes.

À Quatre-Mares, il y a seize quartiers différens où sont disséminés les malades selon leur genre de folie, selon le traitement qu’ils reçoivent, selon la pension qu’ils peuvent payer. Ces seize quartiers semblent être les seize derniers degrés de l’échelle de l’intelligence humaine.

Petit à petit, à chaque cour qu’il traverse, le visiteur tombe sur des spectacles de plus en plus tristes ; sur des monomanies de plus en plus bizarres. On franchit, en une demi-heure, les différentes étapes de la folie, depuis l’aliéné calme, curable, jusqu’au fou furieux dont les bras seront comprimés presque à perpétuité par la camisole de force. Chose assez curieuse, les hommes à l’asile de Quatre-Mares vivent généralement moins que les femmes à Saint-Yon. Cela tient aux ravages antérieurs de l’alcool et à la paralysie à laquelle ils sont plus sujets que les femmes.

Les sept cents malades de Quatre-Mares sont, comme nous l’avons dit, divisés en différentes catégories. Dans la première cour sont les inoffensifs, ceux dont les troubles cérébraux peuvent être combattus par des soins intelligens, par une hygiène bien comprise.

Lorsque nous les avons visités, il faisait un temps admirable, le panorama de Rouen se détachait dans le lointain sous un ciel clair ; les malheureux avait voulu profiter des faibles rayons d’un soleil d’hiver ; ils étaient presque tous dans la cour.

Un à un ils marchent dans les allées, d’un pas allongé, fixant continuellement la terre, absorbés par on ne sait quelle vision constante. Ils se croisent sans dire un mot, et, lorsqu’ils se trouvent en face les uns des autres, font un brusque détour comme s’ils s’effrayaient mutuellement. Ce sont des alcooliques pour la plupart ; leur regard terne, fixe, ressemble à celui de l’oiseau de nuit ébloui par le jour ; de temps en temps une syllabe, un cri rauque, s’échappe difficilement des lèvres ou de la gorge, et voila tout. Ils marchent, ils marchent sans cesse, parcourant cent fois la même allée, serrant les mains sur la poitrine comme si la terrible boisson, dont l’abus les a conduits où ils sont, leur brûlait toujours l’estomac.

Ceux-la sont encore des hommes ; ils reviennent parfois à la santé, ils ont des instans de lucidité, ils causent s’ils le veulent, ils peuvent comprendre.

Dans la seconde cour, le tableau change ; c’est la réunion des épileptiques, des monstruosités de la nature. On voit des visages horribles, des hydrocéphales dont les têtes énormes se balancent sur des corps frêles, malingres, tordus par les crises nerveuses ; ici, un front de taureau, un crâne démesuré se terminant par un menton fuyant ; là, la mâchoire puissante d’une bête féroce, des oreilles courtes, pointues ; le nez, le menton, le front n’existent presque pas.

Quelques idiots s’approchent de nous ; ils nous tendent la main en ouvrant une bouche démesurément grande ; d’autres s’enfuient avec des contorsions de singes ; ils serrent dans leurs bras des troncs d’arbres comme s’ils y voulaient grimper.

Droits, rigides, sous la camisole de force qui emprisonne leurs mouvemens, les épileptiques s’appuient aux murs. Ils semblent ne rien voir, ne rien entendre ; une écume blanchâtre s’échappe sans cesse de leurs lèvres ; c’est répugnant.

La triste excursion continue. Nous gravissons un étage ; des deux côtés d’un couloir immense, des chambres, des salons, des cabinets. Le tout d’une propreté irréprochable, d’un aménagement qui ne laisse rien à désirer. Nous pénétrons dans un des grands salons. Une vingtaine d’hommes sont groupés devant une cheminée ; d’autres lisent ou écrivent, appuyés sur une table ; quelques-uns jouent à la toupie hollandaise. L’extérieur de tous ces gens n’a d’abord rien qui frappe ; ils sont bien habillés, presque corrects dans leur tenue.

Il y a des vieillards, des jeunes gens, des hommes dans la force de l’âge et dont la santé paraît excellente. On espère que quelques-uns auront conservé encore quelque lucidité d’esprit ; hélas ! on ne tarde pas à être rapidement désillusionné. Un homme d’une soixantaine d’années, dont le visage est orné d’une longue barbe blanche, s’approche de nous.

« Monsieur, dit-il, vous êtes, sans doute, le procureur de la république, je le vois à votre chapeau, je vous en supplie, faites arrêter et guillotiner ma fille qui vient d’empoisonner ma soupe. » Et il nous suit en pleurant à chaudes larmes.

Plus loin, un individu écrit à l’encre rouge sur un grand carnet. Il s’arrête de temps en temps, se frappe le front, semble méditer. C’est un poëte ! Depuis cinq ou six ans, il fait par jour trois cents vers. Il a cependant des périodes de tristesse, comme tous les poëtes en ont, même ceux qui ne sont pas aliénés, et il reste morne, taciturne pendant une semaine ou deux.

En ce moment, il est occupé à un grand poëme sur le Tonkin. Ce qu’il y a de curieux, c’est que ses vers ont presque toujours la mesure ; la rime est riche à rendre jaloux un décadent, et, faut-il le dire ? les inversions pas plus fréquentes, pas plus insensées que dans des poésies de « déliquescens. » Notre homme orne son œuvre de dessins, rappelant ceux du moyen-âge. Nous feuilletons le volume, nous y trouvons quelques souvenirs des traductions de Virgile et beaucoup d’odes au soleil, aux oiseaux, au matin, à l’aurore. Antithèse étrange que cet amour de la lumière, de la vie, du mouvement en ce cerveau où toutes les idées ont l’air de se heurter dans un épais brouillard.

Du reste, il y a plusieurs « littérateurs et poëtes » à Quatre-Mares. Nous en avons vu un qui compose spécialement sur la folie. Pour pouvoir causer avec lui, il faut se dire écrivain. Alors, il n’a plus rien de caché ; il s’ouvre complètement à vous.

Il lisait un journal lorsque nous nous sommes présenté devant lui. Il nous regarda fixement ; puis, tout à coup : « Votre travail repose-t-il sur les organisations des cours impériales ou républicaines de notre pays ? » Craignant de froisser peut-être ses opinions politiques, nous lui répondons que nous nous occupons « des politiques étrangères. » — « Tout ça, murmure l’aliéné, ce sont des plaisanteries ; tout le monde est fou, sauf moi ! » Lorsque nous partons, il nous suit à pas de loup, nous tire par la manche et nous remet l’écrit suivant dont les lettres sont mal tracées, et où les idées s’embrouillent à la fin :


LA FOLIE.


Parmi les plus grands noms des hommes qu’on vénère,
Choisissez les plus grands : Vichnou, Sakia-Mouni,
Archimède, Newton, Virgile, Horace, Homère,
Napoléon, Hugo — ceux qui dans l’infini
Des siècles brilleront d’une gloire éternelle ;
Les plus grands bienfaiteurs de notre humanité ;
Ceux que la Renommée a portés sur son aile
Aux célestes splendeurs de l’immortalité.
— Eh bien ! savans, penseurs, conquérans ou poètes,
Tous ceux devant lesquels on fléchit les genoux,
N’étaient rien… presque rien : Supposez dans leurs têtes
Un lobe du cerveau qui s’altère : — ils sont fous,
Fous ! qui sait ! L’oiseau vole et s’abat sur la terre,
L’arbre pense et la fleur se mire dans les eaux.
Pourquoi ? C’est la folie ! Ô profondeurs ! Mystère
Dont jasent dans la nuit les flexibles roseaux.

L’asile possède depuis assez longtemps un sujet bien curieux : c’est un « incohérent » dans toute la force du terme. Les cas, aussi bien spécifiés que celui-là, sont rares.

L’homme que nous avons vu causerait pendant des journées entières, passant d’une idée a une autre, enchevêtrant les mots selon les consonnances qui le frappent, faisant en quantité des espèces de calembours dans le genre de celui qu’il nous décocha en partant, sur un ton de suprême mépris : « Je suis le soleil, vous n’êtes que le solard. »

Ces êtres-là sont inoffensifs ; quelques accès de fureur les prennent cependant parfois, mais à des intervalles très-peu fréquens, aussi la surveillance s’exerce-t-elle facilement. On ne peut en dire autant du quartier des agités ou les gardiens sont presque aussi nombreux que les malades. Qu’on se représente des têtes grimaçantes, des corps s’agitant sous les secousses du delirium tremens, des yeux furibonds, des poings qui menacent, des dents qui grincent. Les employés de l’asile, les internes, le directeur, que les aliénés finissent cependant par reconnaitre à force de les voir, sont parfois les victimes des mauvais traitemens de ces furieux.

Une autre catégorie, c’est celle des grimpeurs. À ceux-là, qui ne rêvent qu’évasion, les murs les plus élevés sont réservés ; ils se promènent comme des fauves en cage, cherchant, flairant une issue ; il y en a qui creusent avec leurs ongles des trous dans la terre, espérant passer ainsi sous les fondations des murs ou des bâtimens.

À Quatre-Mares, les monomanes sont plus nombreux qu’à Saint-Yon ; le délire de la persécution, la folie des grandeurs ont là beaucoup de victimes.

De temps en temps, on aperçoit dans les grands terrains de culture, dont nous avons parlé déjà, des groupes de travailleurs. Presque sans relâche, ils remuent la pelle et la pioche, retournent la terre, arrachent les mauvaises herbes, font des provisions de pissenlits. Cette gymnastique, à laquelle ils se livrent volontairement (en admettant qu’ils puissent avoir encore quelques restes de volonté), est pour eux un exercice des plus hygiéniques.

Du reste, il est à remarquer qu’ils sont plus gais que leurs compagnons, ce n’est pas qu’ils causent entre eux, mais ils chantent, sifflent ou rient. L’un, vieillard robuste, surpasse tous ses compagnons par la jovialité de son caractère. Il chante continuellement, sur le même air de complainte, tout ce qu’il veut dire.

C’est de cette façon qu’il nous a raconté sa vie. C’était un pécheur adroit, il allait vendre son poisson dans tous les ports du département ; un jour il a hérité, il a réuni toute sa fortune en pièces de cinq francs et l’a enfouie. Est-ce la joie de l’héritage, est-ce la crainte des voleurs ? toujours est-il qu’il devenait fou peu de temps après. Il est à Quatre-Mares depuis bien longtemps, et n’a pas l’air de désirer s’en aller.

Nous avons dit que les malades étaient divisés en plusieurs sections : les indigents, les aliénés de seconde classe, de première, de classe supérieure.

Dans quelque classe que l’on se présente, on est toujours émerveillé des bons soins prodigués, de la douceur employée, des égards observés. La nourriture est abondante, saine ; le menu varie chaque jour. Le cidre, le pain, sont fabriqués dans l’établissement, les légumes proviennent du potager, il y a poulaillers, étables superbes, porcheries modèles, écuries, il y a même un four à chaux qu’on exploite, un moulin à vent qui fonctionne, etc. Il ne manque que les salles de théâtre et de gymnastique dont est doté l’asile Saint-Yon.

De coquets pavillons, construits en briques de différentes couleurs et ressemblant à de minuscules villas mauresques, sont réservés aux malades des classes supérieures. Là les malheureux aliénés sont absolument chez eux, ils ont à leur service particulier un ou deux gardiens, et l’on peut affirmer que tout ce que l’imagination humaine est capable d’inventer pour atténuer les effets de la triste maladie, est mis en pratique.

Tel est Quatre-Mares, qui occupe comme superficie un peu plus de la moitié de cette ville des fous.

Saint-Yon possède des bâtiments plus vastes, plus nombreux, mieux aménagés, des jardins splendides et cependant, l’impression qu’on en rapporte est plus pénible. Il y a, en effet, quelque chose de plus émouvant encore que la folie de l’homme : celle de la femme.

Il y a plus de 1,220 femmes à Saint-Yon.

Qu’on se représente cette réunion effrayante de 1,200 folles dont chacune est obsédée d’une idée fixe qui la fait crier, gémir ou rire aux larmes, qui semble l’anéantir dans l’extase ou l’exciter au désordre. Pour soigner cette maladie incurable, pour réprimer cette effervescence insensée, la direction de l’asile a recours aux soins de 125 sœurs de charité. Les fonctions de gardes-malades sont beaucoup plus pénibles qu’à Quatre-Mares. La charité chrétienne seule peut inspirer autant de dévoûment, d’abnégation, de patience.

Dans leur besogne quotidienne, dangereuse parfois, répugnante toujours, ces petites sœurs sont admirables. Elles sillonnent les couloirs qui s’étendent à perte de vue, prodiguant leur aide, mettant leur intelligence au service de celles qui n’en ont plus, travaillant sans relâche ; pensant, dans un milieu où la pensée est morte, soignant des infirmités hideuses, finissant par se créer, par l’habitude, des affections sérieuses dans ce monde d’aliénées. Pas une parole dure, pas un instant de mauvaise humeur, pas l’ombre d’une résistance devant le pieux devoir à accomplir.

Saint-Yon est mieux construit que Quatre-Mares. Il date d’une époque très-récente, les derniers travaux ayant été terminés en 1877. Les bâtimens sont plus beaux, plus vastes, plus confortables ; l’extérieur en parait plus agréable a l’œil. C’est moins « caserne » ou « hôpital » ce ne l’est même presque pas. La masse de constructions multicolores jetées au milieu de pelouses et de jardins touffus, semble gaie. Les toits, l’asphalte des cours, les murs en petites briques de diverses couleurs brillent au soleil et reluisent sous la pluie comme sous une couche de vernis. C’est propre, c’est coquet, ce n’est pas trop tiré au cordeau, grâce à quelques élégantes constructions disséminées de droite et de gauche. Tout cet ensemble a coûté 8 millions environ.

La chapelle est grande à peu près comme l’église Saint-Maclou. La population toute entière de l’asile peut y prendre place. Les murs sont ornés de tableaux religieux, on remarque de jolies verrières, un riche maitre-autel, des piliers qui contribuent à donner au monument un style d’une élégance particulière. Tous les dimanches, cette église est pleine de chants et de musique. Le curieux qui y pénètre n’y trouve rien d’extraordinaire à première vue ; en y prêtant un peu plus d’attention, il remarque des postures singulières, des regards étranges, des lèvres qui remuent avec une sorte de frénésie, des têtes qui se courbent sur les prie-Dieu et restent sans se lever pendant la durée de la cérémonie. De temps en temps, un cri perçant retentit, une épileptique tombe de la stalle réservée aux femmes affectées de ce mal, on l’enlève, on la fait disparaître par une basse porte de côté, c’est l’affaire de deux secondes, le service religieux continue.

L’aumônier monte en chaire ; il fait à ses fidèles des sermons, semblables à ceux que l’on prononce devant de jeunes enfans préparant leur première communion. Un certain nombre de malades saisissent le sens des mots ; d’autres, bercées par ce bruit monotone de paroles, dorment, pour ainsi dire, les yeux ouverts.

Pour combattre autant que possible le délire, pour chasser l’idée fixe qui hante ces cerveaux désorganisés, on a recours aux promenades, aux distractions, à la gymnastique. C’est pour cela que Saint-Yon possède une salle de théâtre ; et qu’on n’aille pas croire que cette salle soit une simple pièce du local : c’est un petit monument spécial, très-artistique, avec des colonnettes s’élançant légères vers un plafond peint, tout comme celui du Théâtre-des-Arts. Les décors sont frais, un peu simples ; c’est un salon, c’est une chambre à coucher, c’est un jardin avec un jet d’eau. Le jet d’eau a la propriété d’émotionner les pensionnaires qui s’imaginent, en le voyant, qu’on va leur appliquer une douche. Remarque assez bizarre : on joue les pièces de Labiche, le plus spirituel vaudevilliste, devant cet auditoire dénué de raison. Et cependant il y a des mots drôles qui soulèvent des éclats de rire ; on applaudit souvent au bon moment. Les Deux Sourds obtiennent également un fort succès ; les intrigues enfantines de Berquin se partagent aussi les faveurs de ces spectateurs tombés en enfance.

Rien de plus curieux qu’une représentation à Saint-Yon. Les malades en parlent quinze jours avant et un mois après. L’animation règne plus vive dans l’établissement. Les pensionnaires chargées des rôles subalternes préparent leurs costumes dont l’excentricité est généralement remarquable ; elles étudient leurs rôles.

On ne peut s’imaginer quelle patience, quels moyens mnémotechniques curieux on doit employer pour mettre dans la tête de ces « actrices » folles, quelques phrases insignifiantes qu’elles débitent sur la scène avec des intonations de jeunes pensionnaires. Elles se rattrapent cependant par leurs gestes, par leurs sauts, par les bonds capricieux qu’elles font pour s’asseoir ou pour se lever.

L’orphéon des aliénés de Quatre-Mares prête son concours « gracieux » pour la circonstance. Aussitôt qu’un assistant se laisse aller à manifester trop haut son contentement, on est obligé de le faire sortir, car, dans cette assemblée éminemment « impressionnable, » il suffirait de quelques éclats un peu forts pour mettre toute la salle en révolution et faire terminer la représentation par une mêlée générale de furieux ou par un accès colossal de delirium.

Tout cela se passe en famille à Saint-Yon; il y a eu cependant une fois une représentation de gala, à laquelle assistaient des députés, des conseillers généraux et d’autres autorités locales. De temps en temps on réunit les économies et on se paye un prestidigitateur on un chanteur comique, auquel les contorsions trop violentes sont interdites, parce que l’artiste ne tarderait pas à être surpassé dans son art par un millier d’extranerveuses.

Les dialogues sont souvent agrémentés d’insanités subites. Ainsi, l’aliénée chargée d’un rôle de soubrette répondra à son partenaire qui lui ordonne de fermer une porte « C’est impossible, parce que je ne puis pas descendre de l’éléphant blanc sur lequel je suis assise, comme reine de Siam. »

Il arrive aussi, et c’est là un fait qui ne se présente pas seulement à l’asile, que quelque interprète, frappée d’émotion en paraissant sur les planches, et en se sentant regardée par la foule des spectateurs, oublie complétement son rôle et se couvre le visage de sa robe, ou bien encore enfonce sa tête dans les profondeurs d’un canapé d’où l’on a toutes les peines du monde à l’arracher.

À peu de distance du théâtre se trouve la salle de gymnastique, construite sur le même plan. C’est le professeur du lycée Corneille qui donne des leçons aux pensionnaires de Saint-Yon. Les hommes ont des travaux manuels fatigans auxquels ils se livrent pendant la journée et qui remplacent avantageusement peut-être les anneaux et le trapèze. Pour les femmes, on est obligé d’avoir recours aux inventions d’Eugene Paz et aux autres appareils. Les malades s’adonnent volontiers a ces exercices, les enfans, les jeunes filles surtout.

Quelques-unes sont d’une adresse peu commune et exécutent des tours qu’un saltimbanque ne dédaignerait pas. Signalons cependant une aversion profonde pour une plate-forme assez large, que l’on n’atteint qu’en gravissant une dizaine de marches. Elles appellent cela « la guillotine » et s’imaginent qu’on va les exécuter.

Pour une population aussi nombreuse, tous les services de l’établissement prennent des proportions énormes. C’est ainsi que les salles de bains et d’hydrothérapie occupent l’emplacement d’une maison entière. Là, l’aménagement est remarquable à tous égards. C’est un bain modèle. Au milieu du local une vaste piscine pouvant contenir une soixantaine de personnes ; de la sorte, et avec les appareils de douches et les rangées de baignoires, tous les habitants de Saint-Yon passent deux fois par semaine une heure dans l’eau.

Autre détail intéressant : la buanderie de Saint-Yon lave et sèche par jour plus de six cents draps. Quelle est la blanchisserie qui peut en faire autant ?

Nous avons dit qu’il y avait quelque chose de plus horrible que la folie de l’homme : celle de la femme. Qu’on parcoure rapidement les cours et les salles, et l’impression qu’on en rapportera sera plus triste, plus tenace que celle qu’on éprouve en quittant Quatre-Mares. Ceci n’est qu’un effet de l’imagination : la femme a l’air de souffrir plus que l’homme, et la folie qui illumine ses yeux, qui fait courir ses cheveux défaits sur son visage amaigri par l’hallucination perpétuelle, parait plus sombre, plus caractérisée, en un mot, par le jeu de la physionomie, par l’expression des mouvemens. On constate cependant plus de guérisons à Saint-Yon ; en un an, en moyenne, il meurt cent malades, il en entre deux cents, cent sont remises en liberté.

Le classement des aliénées en diverses catégories semble parfait. Les chambres de surveillance renferment toujours un certain nombre de sujets dont la folie n’est guère bien manifeste, et qui sont quelquefois envoyées par des familles pour lesquelles l’asile est un refuge de vieillards. Au bout d’une quinzaine de jours, les pauvres vieilles maniaques dont la monomanie n’a rien de dangereux sont remises entre les mains de leurs enfans et retournent à leur domicile.

Les salles de l’asile se suivent selon le degré de folie des femmes qui y sont internées. En les parcourant, on entend, pour ainsi dire, un concert de voix bizarres, dont le bruit va toujours crescendo à mesure qu’on s’enfonce dans les couloirs des bâtimens, à mesure qu’on passe d’un préau dans un autre.

Voici d’abord le quartier des vieilles gâteuses et des petites filles idiotes. Triste lieu où sont assis sur des bancs de bois, des êtres misérables d’une laideur repoussante. Espèce de musée de momies où les vieux visages sont terreux, les yeux morts et chassieux, le corps amaigri par les privations antérieures, par le rude travail de jadis, alors qu’on était jeune et qu’on avait une famille à nourrir. Il y a des creux dans les joues, grâce aux mâchoires édentées ; des mentons qui rejoignent presque le nez, des vieux chefs branlant sous le poids de l’âge et que les cheveux blancs qui s’échappent du bonnet de laine rendent vénérables comme des antiquités.

À côté de ces pauvres vieilles, sur leurs genoux, assis devant elles, des groupes d’enfans monstrueux. De véritables têtes d’oiseaux, des nez qu’on prendrait pour des becs, des bouches qui ressemblent à des gueules, des oreilles informes, des cous élargis démesurément par les goîtres épais. Toutes les fantaisies horribles que la nature se plaît quelquefois à ébaucher sur le corps humain. Matière vivante, manquant à la fois de l’intelligence de l’homme et de l’instinct de l’animal. On se demande comment quelques-uns de ces sujets dégénérés au dernier degré peuvent vivre, comment leur organisation interne peut tenir dans une enveloppe aussi tourmentée par les accidens de la nature.

À part cette salle de jeunes idiotes, on voit peu d’enfans atteints d’un genre spécial de folie.

L’excursion devient plus intéressante dans les autres quartiers. Nous pénétrons dans un grand local ; des rangées de bancs et de tables à droite et à gauche ; au milieu un poêle. Pas de bruit, ou beaucoup moins que dans un salon ordinaire où se trouvent réunies une dizaine de dames. Les malades travaillent à la couture. On se croirait dans un atelier, et on se demande si réellement les malheureuses créatures qu’on voit là sont atteintes d’une maladie. Hélas ! elles sont calmes en ce moment, elles tirent rapidement l’aiguille ou font aller les ciseaux ronds qu’on leur confie ; qu’on les mette un moment dans la rue et leur première idée sera d’aller se jeter à la Seine, de se pendre à un arbre, de se précipiter sous les roues d’une voiture. Elles ont la monomanie du suicide.

Quelques-unes présentent à l’observateur un intérêt tout particulier. Il y a une vieille femme connue sous le surnom de « femme de bois. » Elle déclare qu’elle est faite de bois et qu’elle ne peut mourir. Or, c’est là son désespoir. Elle se dit qu’elle est immortelle et qu’elle ne sert à rien, qu’elle n’a aucune raison d’être en ce monde, qu’elle voudrait ne pas exister et que c’est impossible. Son cœur est de bois, ses yeux sont de bois, sa personne est complètement invulnérable. Et elle pleure, elle se désole en songeant à son éternité. Il est difficile, lorsqu’elle est en proie à une crise plus forte que d’habitude, de la faire manger et de la coucher. « Je n’ai pas besoin de nourriture, murmure-t-elle, puisque je vis quand même. » Elle n’essaye pas de se tuer ; à quoi bon ? Souffrance terrible qui l’obsède jour et nuit.

Nouvelle salle, nouveaux types. Là, le bruit augmente, l’agitation grandit. Monologues perpétuels, chansons monotones, cheveux en désordre, gestes brusques, promenades de long en large avec des arrêts subits, de temps en temps un nom d’homme qui éclate comme une plainte, un petit vêtement d’enfant qu’on tire de sa poche et qu’on regarde en pleurant, une croix, une bague, une pièce de monnaie qu’on serre nerveusement dans des mains qui se crispent. Derniers souvenirs de quelque grande joie, de quelque grand malheur, de quelque drame inconnu qui a jeté dans l’asile une folle de plus.

Enfin, nous pénétrons dans la salle des agitées. Ici, il n’y a pas de description possible, il n’y a pas de tableau pareil que l’imagination d’un peintre puisse reproduire. C’est une confusion de choses qui fait trembler le plus sceptique spectateur.

Des femmes échevelées, les unes livides comme des statues, les autres rouges comme si elles allaient être frappées d’une attaque d’apoplexie, courent, s’agitent, crient, pleurent, frappent, hurlent. Elles grimpent sur les tables, sautent sur les chaises, tiennent des discours incohérens ; l’œil est en feu, la bouche ouverte et tordue écume, les bras menacent. Il y a des visages entièrement couverts par des chevelures qui ressemblent à des crinières et au travers desquelles on voit étinceler des regards de bêtes féroces.

Les sœurs gardiennes sont nombreuses ; elles essayent de raisonner ces folles ; peine perdue. Le mouvement va en croissant, il finit par devenir général.

Alors c’est un délire de menaces, d’injures, de mots orduriers ramassés dans les carrefours et crachés à la face de chacune. Les ongles arrachent le bois des tables ou des fauteuils, les pieds se meurtrissent contre les murs et les meubles. La camisole de force est obligée d’intervenir.

Quand elles sont ainsi rendues impuissantes, les malheureuses crient, crient sans cesse ou s’assoupissent tout d’un coup et reviennent en se réveillant à un calme qui, malheureusement, ne dure pas longtemps.

On voit parfois des crises de fureur prodigieuses. C’est ainsi que récemment une jeune fille de dix-huit ans, enfermée dans un cabanon « matelassé, » a réussi à grimper on ne sait comment jusqu’à la hauteur de trois mètres environ, a atteint l’ouverture d’une fenêtre mettant un peu de jour dans sa cellule, et a enlevé sans qu’on put expliquer de quelle façon une énorme barre de fer fixée dans l’intérieur d’une persienne fermée. Terrible, elle ébranlait les cloisons sous les coups de son arme et déclarait qu’elle tuerait le premier qui s’approcherait d’elle. La crise dura plusieurs heures.

Pendant que nous traversons la salle au milieu des imprécations, une jeune fille s’approche : « N’est-ce pas que je suis belle ainsi ? » Elle tient un petit miroir de deux sous, une de ces petites glaces enchâssées dans un couvercle de boite en fer-blanc ; cet objet ne la quitte jamais. Son accoutrement est étrange, et il est impossible de le lui faire changer. Pas méchante, du reste, elle rit continuellement d’un rire navrant.

Elle traine de vieilles pantoufles, son corps est tordu par des crispations nerveuses ; la tête semble posée de travers sur le cou long, rigide. La jeune fille marche comme un oiseau blessé et répète à ceux qu’elle trouve sur son passage : « N’est-ce-pas que je suis belle ? n’est-ce pas que je suis belle ? » Quand la glace se brise, c’est une prostration qui ne cesse qu’à l’apparition d’un objet semblable à celui disparu.

Là, du moins, les malades sont réunies ; elles voient, elles entendent, elles ont du jour, de la lumière, du soleil. Il est des « sujets » qui n’ont rien de tout cela, qui passent quinze jours ou trois semaines seules, dans un cabanon obscur, attachées sur un fauteuil, doublement emprisonnées par la cellule et par la camisole de force. Et cependant, ces mesures rigoureuses sont nécessaires ; sur cette population où l’action du système nerveux domine toutes les autres, le délire attire le délire, l’exemple est funeste, il se propage machinalement. Il suffirait de la vue d’une de ces folles furieuses pour mettre l’asile en révolution.

Les cas de frénésie semblables sont rares ; il y a cependant à Saint-Yon deux malades qui, chose curieuse, occupent alternativement un de ces obscurs cabanons.

Malgré toutes les précautions pour empêcher les cris, on les entend d’assez loin, comme une plainte ; la porte s’ouvre, le spectacle est effrayant.

Dans une petite pièce de trois mètres carrés au plus, une malheureuse, âgée d’une soixantaine d’années, apparait au milieu de l’obscurité. Ses membres se raidissent sous leurs entraves ; de longs cheveux blancs s’agitent sous les secousses épileptiques et une voix d’une ampleur formidable, ressemblant à un rugissement, répète sans répit : « Hosannah ! fils de David ! Hosannah ! fils de David ! » Une écume sanglante rougit les lèvres, les yeux s’ouvrent démesurément et regardent avec une fixité de visionnaire, les veines du cou s’enflent à se rompre et la voix continue « Hosannah ! fils de David ! » La porte se referme, le son du chant sinistre reste dans l’oreille du visiteur, et lui aussi entend bourdonner longtemps après avoir quitté l’asile : « Hosannah ! fils de David ! »

Saint-Yon possède en ce moment un sujet tout à fait exceptionnel. Il n’est pas, même a la Salpétrière, un exemple plus frappant de nervosité poussée à sa dernière limite. C’est une jeune fille de vingt-trois ou vingt-quatre ans, brune, avec de magnifiques yeux noirs qui ont un singulier reflet. Le premier venu n’a qu’à la regarder fixement pour l’hypnotiser et lui faire exécuter dans ce moment de sujétion tout ce qu’il lui ordonnera.

Dans l’asile des femmes, comme dans celui des hommes, les malades sont divisées en plusieurs classes. Il y a des pensionnaires qui occupent des chalets particuliers et qui vivent de la sorte entièrement chez elles, sous la surveillance d’une sœur.

Un corps de bâtiment, séparé du reste de l’établissement, sert de refuge aux pensionnaires. Là, les malades reçoivent les soins les plus assidus, les plus intelligens, les plus doux. Elles ont des salons bien meublés, bien ornés, avec des pianos, des journaux, des livres ; elles sont servies comme à la table d’hôte d’un restaurant. Tout ce qui peut améliorer leur état, tout ce qui peut apporter un allégement à leurs souffrances est mis en usage. C’est une douce consolation, la seule peut-être que le visiteur puisse emporter en s’en allant.

Telle est, dans son ensemble, la ville des fous. L’impression qu’on en rapporte, lorsqu’on l’a visitée, est pénible ; elle obsède étrangement l’imagination et donne le vertige. À la vue de tous ces êtres qui ont pu jadis, vivre comma nous, penser comme nous, on a peur ; on se demande où commence la folie, où elle finit, et on se souvient de cette grande pensée de Montaigne : « La plus subtile folie se fait de la plus subtile sagesse ; il n’y a qu’un demi-tour de cheville pour passer de

l’une à l’autre. »

LES MÉTIERS BIZARRES

L’originalité se meurt ! l’originalité est morte !

Aujourd’hui, tout le monde veut ressembler à chacun, et dans quelques années, peut-être, le progrès aidant, Durand et Dupont, les deux poètes humanitaires de Musset, auront raison :

Notre globe rasé, sans barbe et sans cheveux,
Comme un gros potiron, roulera dans les cieux
.

En attendant qu’un ingénieur ait créé le « Niveau Égalitaire » — dont la première idée est due à ce brigand célèbre qu’Hercule assomma, et qui, avant de mourir dans l’impénitence finale, forçait les voyageurs à être de la même longueur que son lit ; — en attendant cet instrument perfectionné, tout ce qui sort du lieu commun disparaît. On démolit nos vieilles maisons du XIIIe et du XIVe siècle pour les remplacer par des « Cinq Étages » en pierres de taille ; on renverse nos ponts suspendus si pittoresques et si élevés, pour les remplacer par des ponts fixes si vulgaires et si bas ; Chicago devient le type de la ville réellement belle, et les cheminées industrielles font concurrence aux monumens gothiques.

Encore, s’il nous restait quelque chose de tout ce grand changement ! Mais, hélas ! la foule suit le mouvement. Où sont, dans notre Normandie, ces costumes variant à l’infini avec les localités et jetant dans le paysage splendide, mais un peu uniforme, sa note changeante ? Aujourd’hui, le paysan du pays de Bray porte le chapeau haut de forme, cet horrible « tuyau de poêle, » et se fait habiller chez Crémieux. Quant aux paysannes, il y a longtemps qu’elles ont jeté le bonnet cauchois par dessus le pressoir à cidre, pour des « capotes à fleurs, » des « cabriolets » parisiens et autres genres de coiffures engendrées par l’imagination, sans cesse en travail, des modistes de la capitale.

Il semblait que quelque chose restait encore debout au milieu de ces changemens à vue. On retrouvait encore dans chaque ville quelques types étranges, quelques métiers bizarres, quelques petites industries curieuses. En remuant la boue des bas-fonds, on pouvait pêcher quelque singularité amusante parfois, intéressante toujours.

Mais où sont les neiges d’antan ? comme dirait Claude Michu, le poète rouennais.

Les industries bizarres ! il n’y en a presque plus à Rouen, et il est probable que d’ici quelques années, il n’y en aura plus du tout. Peut-être même est-il temps de les passer en revue aujourd’hui de crainte qu’on ne les trouve plus demain. Combien reste-t-il encore de Réveille-Matin, de Chineurs, de Dormeurs, d’Éleveurs de vers de terre, de Dresseurs de merles ? Les Gérard, les Graisseurs, les Tire-Bouchons, et les Trouvères eux-mêmes s’en vont ! Types curieux que peu de gens connaissent et qui vivent cependant grâce à une industrie dont ils meurent quelquefois, mais pour laquelle ils n’ont jamais payé de patente.

Passons-les en revue ; ils le méritent, car ils forment un petit peuple à part, nullement banal, nous l’assurons.



LES RÉVEILLE-MATIN

Ils sont une dizaine au plus, logés les uns dans le quartier Saint-Sever, les autres aux environs de la rue Martainville ; d’autres enfin dans le dédale des petites rues avoisinant la place du Vieux-Marché.

À l’heure on dorment les gens vertueux et où les noctambules quittent les brasseries, on les voit sortir de chez eux. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il tonne, ils cheminent d’un pas égal et s’appuient généralement sur un solide gourdin.

Tout à coup, on les voit s’arrêter devant la devanture d’une boutique. Ils lèvent leur gourdin, en frappent la fermeture métallique et crient : « Ohé ! Boulanger ! ohé ! Boulanger ! »

On peut croire tout d’abord a une manifestation politique. Mais les sergens de ville (quand il y en a par hasard dans la rue) restent calmes, ils savent de quoi il s’agit.

Au bout de deux ou trois minutes, une tête enfarinée paraît a une lucarne ; une voix d’être a moitié endormi s’écrie : « C’est bien ! on y va ! » La lucarne se referme et l’homme au gourdin se retire tranquillement avec la satisfaction du devoir accompli.

Et c’est de cette façon qu’entre une heure et trois heures du matin, sont réveillés tous les garçons boulangers de Rouen.

Nous avons dit que les réveille-matin étaient environ au nombre d’une dizaine. Comme il y a dans la ville cent deux boulangers, chacun des industriels bizarres dont nous nous occupons possède en moyenne dix cliens. Après les dix stations, les dix cris de « ohé boulanger ! » les dix réponses de « c’est bien ! on y va ! » les dix individus à gourdin vont se coucher. Ils ont gagné environ un franc dans leur nuit ; — de quoi vivre pendant le jour suivant. Cependant, comme le métier est pénible, comme les affaires ne sont pas toujours prospères, ils s’arrangent de façon à avoir des abonnés. Chaque réveille-matin a sa clientèle spéciale qui lui rapporte, bon an, mal an, 300 fr. environ, y compris les étrennes du jour de l’an et les petits verres vidés sur les comptoirs des marchands de vin.

Le réveille-matin humain vaut mieux que n’importe quelle pendule, car, tandis que l’instrument d’horlogerie ne sonne que pendant un temps déterminé, l’homme frappe avec son bâton jusqu’à ce qu’on lui ait répondu. Il a raison des sommeils les plus lourds et des ronfleurs les plus opiniâtres. Quand le garçon boulanger, fatigué par son travail, n’entend pas les appels, le réveille-matin pousse la complaisance jusqu’à lancer un caillou dans la fenêtre du retardataire. La vitre est cassée, mais la consigne, — qui est de ne pas ronfler, — est sauvée.

Dire que c’est grâce à ces industriels infimes que nous devons quelquefois notre pain, sans retard et pas trop chaud !



LES DORMEURS

On dit qu’il n’y a pas toujours assez de travail pour tout le monde. Voici un métier que chacun peut faire et qui donne un démenti à cette assertion. Ce qu’il y a de drôle, c’est que la besogne dont il s’agit s’accomplit généralement en dormant.

L’atelier est situé place du Vieux-Marché, sur l’asphalte qui entoure les hallettes.

Passez là vers deux ou trois heures du matin, vous apercevrez sur le sol des groupes d’hommes, de femmes et surtout d’enfans. Si vous ne prenez garde, vous vous prendrez les pieds dans des jambes, dans des bras et vous tomberez en écrasant quelqu’un. Ces hommes, ces femmes, ces enfans dorment tranquillement, ils ne se réveillent qu’à l’aube naissante, alors que l’on entend dans le lointain le bruit des voitures de maraîchers et le hennissement des chevaux venant de la campagne.

Quand la lanterne éclairée parait à l’horizon, le dormeur se dresse sur son séant. Le marchand de légumes ou de fruits arrête son véhicule et on peut entendre la conversation suivante.

— Ohé ! le dormeur ?

— Quoi ?

— Combien ta place ?

— Six sous !

— Six sous ! c’est trop cher ; je prends a quatre.

— Non ! j’y suis, j’y reste ! C’est la meilleure place ; le client débouche par là.

Il y a des discussions de prix, des marchandages à n’en plus finir, des transactions à un centime près.

Vers quatre heures en été, vers cinq ou six heures en hiver, les groupes d’hommes, de femmes, d’enfans, se sont fondus. Ils sont remplacés, selon la saison, par des melons, des citrouilles, des carottes, des artichauts ou des navets. Les dormeurs, pour prix de leur place, ont touché les quelques sous nécessaires à leur existence. Et ils recommencent, le lendemain… le surlendemain… toujours… jusqu’à ce qu’une bonne fluxion de poitrine, contractée une nuit de pluie ou de neige, les jette d’abord sur le lit de l’hôpital et ensuite dans la « boîte à dominos » finale.

Métier terrible que celui du dormeur ; combien est préférable celui d’éleveur de vers de terre !



L’ÉLEVEUR DE VERS DE TERRE

Ce n’est pas un monopole délivré par l’État que l’élevage des vers de terre, et cependant nous ne connaissons à Rouen qu’un industriel qui se livre à cette besogne. Et encore, nous ferions mieux de dire « nous connaissions, » car le bonhomme est mort quinze jours avant l’apparition de ce volume. D’ailleurs, malgré l’absence de concurrens sérieux, et quoique la main-d’œuvre ne lui coûte pas cher, notre « négociant » ne gagnait guère plus de douze sous par jour, avec son petit commerce, et souvent il chômait, lorsque la pêche était fermée ou qu’il y avait une épidémie sur ses « élèves. »

Mais, en revanche, quelle existence tranquille, dénuée de toutes ces émotions qui usent l’homme avant l’âge !

Comme on devient rapidement philosophe en élevant des vers de terre !

Quels sont les pécheurs qui ont connu le bonhomme Pervers, comme l’appellent ses cliens, par un horrible calembour ! Il n’habitait pas près de la Seine, mais au contraire loin, dans les terres, au fond du quartier du jardin des Plantes. Il possédait un masure avec une cour d’une centaine de mètres. C’est là qu’il se livrait à sa culture favorite et qu’il faisait rapporter, à sa façon, le lopin de terre dont il avait hérité, et sur lequel dix potirons auraient du mal à venir en même temps. La cour est séparée en tranches d’un mètre carré environ par des rigoles peu profondes : elle présente l’aspect d’un grand damier. Au milieu de chaque carré, un numéro indicateur. Pas un arbre, pas une plante. La maison masque de la rue la vue du jardin ; alentour, des terrains déserts ; le bonhomme Pervers était complètement chez lui.

Il ne sortait que pour ramasser dans la rue le fumier des chevaux, qu’il faisait sécher et éparpillait ensuite dans ses petits casiers en les arrosant copieusement d’une eau dont il était l’inventeur, et dont la puissance était telle qu’elle serait capable, nous disait-il lui-même, de « tirer les vers du nez » au plus fin Normand de la région.

Lorsque la pêche était ouverte et même souvent quand elle ne l’était pas, le bonhomme Pervers, la tête recouverte d’un large chapeau de paille, attendait ses acheteurs, toujours les mêmes.

— Allons, le vieux, trois sous de vers et des bons !

Il prenait une petite pioche de jardin, s’avançait vers un des carrés et soulève la terre. Alors, apparaissait la masse gluante et rougeâtre des « élèves » du bonhomme. Il y en avait de toutes les longueurs et de toutes les grosseurs, selon les casiers. Quelques-uns étaient âgés d’une semaine, d’autres énormes, « bien nourris », bien arrosés, depuis longtemps se tordaient, démesurés, avec des apparences d’aspics.

L’industriel les pesait, les soupesait, versait le tout dans la boîte en fer-blanc de l’acheteur et mettait les trois sous dans une tirelire. Il venait par jour en moyenne quatre ou cinq acheteurs, et cela suffit au « négociant » sans ambition et sans autre désir que de voir tomber de temps en temps un peu de pluie sur ce qu’il appelait son « bétail. » Détail curieux : le bonhomme Pervers affirmait que son eau était également excellente pour faire repousser les cheveux — Avis aux amateurs !



LES CHINEURS

Voici un métier plus connu et qui occupe beaucoup plus de bras. Il existe des chineurs en toutes choses ; ceux dont nous voulons parler aujourd’hui, et qui sont absolument des types locaux, pourraient aussi bien s’appeler les « Pirates de Robec. »

On sait qu’il y a des quantités d’objets dans la rivière de Robec ; qu’on y trouve de tout et même un peu d’eau. Lorsque cette eau est claire, on aperçoit dans le « lit du fleuve » des débris de porcelaine, des semelles de bottes, des morceaux de plomb, des chiffons, des chiens crevés et des petits chats en décomposition, enflés comme des outres.

On trouve… on trouve… l’énumération serait trop longue et finirait peut-être par devenir nauséabonde.

Or, ces eaux changeant de couleur à chaque instant, sont un véritable Pactole pour un certain nombre de pauvres diables ; c’est grâce au Robec qu’ils vivent ; c’est grâce à lui qu’ils mangent, qu’ils boivent et qu’ils peuvent coucher a la corde dans quelque taudis de la rue du Pont-de-l’Arquet ou de la rue du Ruissel. Maigres, efflanqués, avec leurs pantalons en loques et pour lesquels les « grands jours » qui se préparaient jadis sont arrivés depuis longtemps, ils pêchent à la ligne dans la riviére.

Les uns ont des ficelles au bout desquelles est attaché un fort hameçon ou un engin quelconque qui happe l’objet désiré reposant au fond de l’eau ; les autres sont armés de petits filets comme pour la chasse à la crevette ; d’autres enfin, plus ambitieux et plus téméraires, descendent simplement le soir au milieu de la rivière lorsque la nuit met son voile sur l’œil de la police, ainsi que l’aurait écrit Fénélon.

Et sait-on le parti que les chineurs retirent de ces amas d’ordures ?

Les vieilles semelles sont dépouillées de leurs clous : l’acier est revendu à des « gniafs » ainsi que le cuir qui, découpé par petites plaques, sert pour les réparations de talons.

Les débris de vaisselle sont donnés pour quelques sous aux habitans des communes voisines qui désirent hérisser leurs murs de coupans d’assiettes ou de culs de bouteilles.

Les morceaux de plomb, fondus et réunis, finissent par former des lingots respectables dont on se débarrasse à un prix qui défie la concurrence des marchands patentés.

Les chiffons sont soigneusement triés, les morceaux d’étoffe de laine servent à réparer les vêtemens ; les morceaux de toile trouvent leur place chez les brocanteurs.

Quant aux chiens et aux chats, on pense peut-être qu’ils sont abandonnés ? Point du tout.

Ces animaux en putréfaction fournissent, horresco referens, les meilleurs asticots grâce auxquels nos lectrices devront peut-être de manger un délicieux gardon ou une anguille savoureuse.

Mais toutes ces trouvailles rapportent peu ; il en est d’autres beaucoup plus importantes. C’est incroyable le nombre de couteaux, de bagues et de boucles d’oreilles en cuivre et en argent, de menues pièces de monnaie que les chineurs retirent par an de l’eau du Robec.

L’explication du fait n’est d’ailleurs pas difficile : une bonne secoue un tapis par une fenêtre, et cela suffit quelquefois pour qu’une pièce tombe a l’eau ; un enfant, en jouant. laisse choir par la fenêtre un couteau ou un objet quelconque qu’il a pris sur une table, et voilà autant de trouvé pour les chineurs. Il est bien difficile d’établir une moyenne de gain pour ces industriels du ruisseau ; d’ailleurs, peu leur importe, ils boivent généralement illicô le produit de leur pêche, sachant bien que le lendemain le « fleuve » roulera encore pour eux ses trésors.

En somme, le chineur est utile à la ville. Grâce à lui, le curage de Robec ne se fait pas seulement une fois par an, comme l’exige l’arrêté préfectoral, mais tous les jours, comme l’impose aux chineurs la dure loi de la lutte pour la vie.



LE CHEVAL DE CÔTE

À côté de la « plus noble conquête de l’homme, » il y a le cheval de côte, avec cette différence que ce dernier est un malheureux bipède qu’on n’a jamais eu l’idée de classer hors de la race humaine et que M. de Buffon ignorait probablement, dans son siècle a manchettes de dentelles.

Le cheval de côte travaille, dans une certaine mesure, à l’alimentation de Rouen, mais afin de pourvoir à sa propre alimentation. Il est béni des maraîchers et des fraîches et opulentes maraîchères venant chaque matin de la campagne pour se rendre aux halles. Sa petite industrie est bien simple et fort honnête. On peut affirmer qu’il gagne son pain à la sueur de son front, et que, ainsi qu’on le disait dans les vieilles romances de 1830, « il arrose son gain du fruit de son labeur. » Système d’arrosage que, par les temps de sécheresse, nous sommes loin de recommander aux jardiniers les plus laborieux.

Le matin, vers cinq ou six heures certaines rues sont encombrées du va-et-vient des petites charrettes à bras dans lesquelles se dressent des pyramides de choux, de carottes, de navets et autres légumes indispensables au pot-au-feu bourgeois. — La charge est lourde et les montées pénibles ; on a besoin de renfort ; on donnerait bien trois ou quatre sous pour trouver de l'aide. Ce renfort souhaité, c'est le cheval de côte. Il s'avance vers le maraîcher, exhibant des bras nerveux, des biceps superbes.

— Allons ! les enfans, faut-il un coup de main ?

Et il s’attèle à la carriole. En quelques minutes les obstacles sont franchis ; les légumes gravissent la côte sans encombre ; tout le monde est satisfait : le marchand, de la difficulté vaincue ; le cheval de côte, des quelques pièces de billon qu'il a reçues pour sa peine.

À certains endroits, comme aux abords du pont de pierre, la clientèle est généralement assez nombreuse, aussi est-ce là le rendez-vous des petits industriels connaissant bien leur « partie. » Rien n'est plus curieux que d’assister parfois à cette montée des légumes. Il y a des files de carrioles qui stationnent en attendant le renfort promis, et alors, pour ne pas perdre une minute, pour défier la concurrence toujours redoutable, le cheval de côte se multiplie, il prend le galop ; c’est à croire qu’il s’emballe comme un véritable cheval — nous ne parlons pas, bien entendu, des chevaux de fiacre. — Il sue à grosses gouttes ; quelquefois, il se heurte contre un obstacle et tombe. Mais il est bien vite remis sur pieds.

Quand il a bien « traîné » de la sorte pendant une heure ou deux, il rapporte 1 fr. ou 1 fr. 50 à sa femme, car il est à noter que le cheval de côte est presque toujours marié et père d’une nombreuse famille.

À côté de certains de ces industriels bizarres dont nous venons de parler et qui ne pèchent pas précisément par l’excès de probité, les individus dont nous nous occupons aujourd’hui tiennent une place à part. Ce sont, en général, d’honnêtes travailleurs essayant de gagner comme ils le peuvent leur existence et celle des êtres qu’ils doivent soutenir.



LE DISEUR DE BONNE AVENTURE

Eh oui ! il y a encore des gens qui croient à ça, dans notre siècle de lumière et dans notre ville qui sera bientôt éclairée in l’électricité.

Eh oui ! il y a encore à Rouen des somnambules extra-lucides, dont le nom s’étale en réclames à la quatrième page des journaux. On trouve de nos concitoyens qui peuvent encore croire a la magie, aux tables tournantes, aux sorcelleries, aux succubes et aux incubes, aux « envoultemens » et à la puissance de la dame de trèfle accompagnée de l’as de pique et du roi de cœur.

Mais laissons de côté les somnambules, ils feront l’objet d’un chapitre spécial.

Il y a quantité de ces sorciers, ou prétendus tels, tandis qu’il n’existe dans notre Ville qu’un diseur de bonne aventure. C’est d’ailleurs le « type » le plus excentrique qui se puisse rêver ; on le rencontre partout, et, comme il n’a pas de domicile fixe, comme il loge selon la saison et le produit de son industrie, tantôt dans un wagon vide, tantôt dans une guérite déserte, tantôt sous l’arche d’un pont, dans une péniche ou sous une bâche, nous ne pouvons indiquer d’une façon précise l’endroit où les superstitieux pourraient le trouver sûrement.

Le diseur de bonne aventure est un solide vieillard, âgé de soixante-douze ans ; sur les quais, il est connu sous le nom de père Louis. Sa clientèle se recrute presque exclusivement parmi les ouvriers italiens, travaillant au déchargement des navires, et tout son attirail de sorcellerie tient dans un sac qu’il porte sur l’épaule.

Les séances se donnent soit dans quelques-uns de ces assommoirs, fabriques d’alcoolisés ; soit par terre, sur les quais, au milieu des tonneaux de vin.

Pour deux sous, on peut se payer une bonne aventure simple; pour quatre sous le père Louis a beaucoup plus de chances de dire vrai ; pour six sous, il ne se trompe jamais. Les prédictions se font à l’aide de cartes, d’une perruche verte et… d’un petit buste en plâtre de Racine.

Le père Louis, après avoir touché d’avance le prix du travail, prend des airs inspirés, lève les bras au ciel et prononce pendant une ou deux minutes des paroles inintelligibles. Soudain, il pousse un cri guttural, déploie un mouchoir blanc sur lequel sont tracés des carrés à l’encre rouge. Il place ses cartes, siffle la perruche qui vient se poser sur la tête du pauvre grand poète de Louis XIV qui, de sa dernière demeure, doit être bien étonné s’il voit ce qui se passe sur les quais de Rouen.

Pendant ce temps, l’Italien « consultant » se sent ému, il attend la vérité de la bouche du père Louis.

Les cartes sont mêlées avec mille tours de passe-passe, puis, au bout de peu de temps, quand on n’a payé que deux sous, la perruche, sur l’ordre de son maître, cueille trois cartes avec son bec. On devine le reste. Les horoscopes sont généralement satisfaisans, depuis le jour où un malheureux superstitieux a eu la faiblesse de se jeter à la Seine à la suite d’une prophétie lui annonçant qu’il ne vivrait pas jusqu’à la fin de l’année.

La perruche du père Louis s’explique à la rigueur ; les cartes sont indispensables, mais le buste de Racine ? C’est là le vrai côté mystérieux de l’affaire.

Le diseur de bonne aventure gagne par jour, grâce aux petits « bouibouis » interlopes où il est bien reçu, douze ou quinze sous, en moyenne.

C’est peu, assurément ; mais c’est encore

beaucoup quand on songe à cette dîme prélevée sur une superstition aussi ridicule.

LES GRAISSEUX

Catégorie qui peut se rattacher à la grande famille des chineurs, mais dont l’industrie est toute spéciale et beaucoup moins lucrative. Les graisseux, eux aussi, pêchent en eau trouble ; mais leur quartier général est loin du Robec. Ils dédaignent les débris de faïences, les morceaux de fer, et recherchent surtout la viande. Ce sont les carnivores du métier, et quels carnivores !

Voici en quoi consiste leur singulier travail :

Ils se rendent le matin aux alentours des abattoirs et y restent une partie de la journee, postés à l’ouverture des bouches où vient se précipiter l’eau des ruisseaux. Quelques-uns, les « richards » de la bande sont possesseurs de petits filets ; mais la majorité des graisseux se contente de quelque vieille écumoire en fer-blanc, trouvée rouillée au milieu des décombres du nouveau marché aux bestiaux. Les cyniques opèrent simplement avec la main, en ayant soin de ne pas trop écarter les doigts.

Et puis, ils attendent avec cette patience proverbiale qui est la vertu des saints et la grande force des pêcheurs. De temps en temps, un petit morceau de viande — bœuf, mouton ou porc — s’arrête au filet, à l’écumoire ou à la main.

D’un mouvement brusque, l’industriel enlève cette proie et la jette dans un bissac qu’il porte ordinairement retenu par une ficelle a la ceinture de son pantalon. Ce ne sont que des miettes de quelques centimètres de longueur ; provenant soit des abattoirs, soit des maisons ouvrières du quartier où la cuisine se fait un peu sur le seuil de la porte et où le pavage du ruisseau remplace, dans beaucoup de cas, la pierre d’évier.

Au bout de trois ou quatre heures, il y a généralement au fond du bissac une sorte de pelote des viandes les plus diverses. Débris de tripailles, caillots de sang, petits fragmens de peau ou d’os ; puis, provenant des ménages voisins, des détritus de pot au feu et, quelque-fois, la tête d’un canard ou l’extrémité de la patte d’un lapin.

Le graisseux n’a pas de place bien définie ; comme le pêcheur de poissons, il se fie un peu à la chance ; il est fataliste sans s’en douter.

Cependant, il manifeste une préférence pour le grand égout qui débouche au cours la Reine à quelque distance du pont du chemin de fer. On peut souvent le voir là, le pantalon relevé, les jambes nues et attendant avec calme ce que va rendre pour lui ce grand tube digestif d’une cité, qu’on appelle l’égout.

Quand la journée a été mauvaise, quand le graisseux est talonné parle besoin, il laisse de côté son amour-propre de spécialiste et dans l’obscurité, il devient chiffonnier, avec cette différence qu’il n’a ni hotte, ni lanterne, ni crochet. Il remue à la main les tas d’ordures.

Voilà pour la façon d’opérer ; pour le travail. Il nous reste à expliquer quels sont les bénéfices du graisseux, car nous aimons à croire que personne n’a pu s’imaginer qu’il se nourrissait de sa pêche. Non ! l’industrie consiste à en nourrir les autres.

Rentré chez lui, l’individu prend une grande poêle et la place sur des morceaux de bois qu’il s’est procurés de droite et de gauche et qu’il allume. On comprend qu’autrement l’achat du combustible ne serait pas payé par le bénéfice de ce qu’on fait cuire.

Dans cette poêle, on a vidé le contenu du bissac. Il y a un crépitement, puis, la viande généralement très-grasse puisqu’elle flottait sur l’eau, se transforme en graisse que l’on recueille dans un vase et que la femme du graisseux revend à des pauvres diables pour faire leur cuisine. On a été jusqu’à prétendre que c’étaient les graisseux qui alimentaient les marchands de pommes de terre frites de certaines petites foires suburbaines. Nous sommes loin de le croire, et nous pensons qu’il y a là une exagération capable de porter préjudice à d’honorables commerçans faisant, eux aussi, il faut l’avouer, un métier bien bizarre.

On comprend que le graisseux n’amasse pas des sommes folles avec le fond de son bissac. Une journée de 50 centimes, y compris les morceaux de chair cuite revendus pour des chiens ou des chats, est une bonne journée.

Mais la vie ne lui coûte pas cher, grâce aux bons de pain du bureau de bienfaisance, grâce aux chauffoirs et à la Bouchée de pain, en hiver ; grâce à la soupe distribuée le matin à la porte des casernes, grâce aux portières qu’il ouvre ou qu’il referme.

Il vit heureux, sans souci du lendemain, sans avoir les préoccupations d’un testament à faire et avec la considération que donne un métier libre, quelque infime qu’il soit.



LES TIRE-BOUCHONS

Il ne s’agit pas d’un instrument, mais d’un homme. Le tire-bouchon rouennais, comme le graisseux et le pirate du Robec, gagne sa vie dans l’eau et il la gagne même assez largement.

Il est bien au courant des heures de la marée et, selon ces heures, il monte ou descend avec la Seine. Tantôt il est en amont du nouveau pont, mais le plus souvent en aval. Il affectionne les endroits ou le fleuve forme un coude brusque ; il adore les roseaux dont les tiges réunies forment pour lui une sorte de grillage naturel ; mais sa prédilection est pour les petites baies temporaires engendrées sur les quais par les travaux du port. C’est là que le courant dépose les bouteilles vides et les bouchons. Notre homme n’a qu’à les ramasser et, quand il y a beaucoup d’ouvriers travaillant aux alentours, la récolte est toujours des plus fructueuses.

Quel est le statisticien assez téméraire pour oser fixer, même approximativement, le chiffre de bouchons que charrie la Seine en un an ? Quel est le grand calculateur qui pourrait nous dire la chaîne immense qu’on formerait avec ces bouchons en les ajoutant les uns aux autres ? Quel est l’Eiffel en liége qui saurait calculer les dimensions d’une tour construite seulement avec ces bouchons ?

Sur tout le cours de la Seine, de Paris au Havre, il y a des tire-bouchons, et tous font, paraît-il, leurs affaires, puisque leur race se perpétue.

À Rouen, ce métier est d’ordinaire un petit supplément, une sorte de cumul pour les ouvriers des quais employés à décharger les navires. Quelques-uns cependant, les « purs, » se contentent de ce seul genre d’existence qui ne doit pas engraisser outre mesure les pauvres hères.

Le savant qui a déclaré que dans la nature tout se transformait mais que rien ne se créait, ne se perdait, aurait trouvé dans le métier des tire-bouchons un des exemples parfaits de sa théorie, indiscutée d’ailleurs.

On distingue deux sortes de tire-bouchons, les grands et les petits. Les seconds, n’ayant pas toujours de domicile et gênés de leurs richesses, les cèdent à bas prix aux premiers.

Ceux-ci possèdent une chambre en ville dans un quartier excentrique. Ils jettent dans un même panier tous les bouchons semblables. C’est une véritable sélection. Puis, ils font un second tri et mettent de côté les morceaux de liége pouvant servir sans être transformés.

Ces bouchons se débitent à bon marché et trouvent toujours beaucoup d’acheteurs.

Les autres bouchons, ceux qui sont percés, coupés, usés, salis, sont hachés avec des instrumens spéciaux, et deviennent, selon leur dimension, leur qualité, leur forme, d’excellente marchandise pour les pharmaciens ambulans, les camelots, les marchands d’orviétan, les fabricans de colle. Ils servent encore à la fabrication de ceintures de natation ; ils ferment ces petits flacons de liqueurs contenant à peu près dix gouttes de liquide et qui se vendent aux enfans.

Croit-on que les rognures se perdent ? Erreur !

Avec les rognures on fait cette sorte de fermeture imperméable qui unit le tuyau de certaines pipes communes au fourneau ; on fabrique également des petits carrés imperceptibles que les collectionneurs d’insectes collent au fond de leur boîte pour pouvoir y piquer l’épingle indicatrice de leur grand-paon ou de leur pyrètre.

Voilà, comme on le voit, un véritable métier et qui ne manque pas d’une certaine originalité.

Les tire-bouchons gagnent par jour jusqu’à quinze sous qui, la plupart du temps se transforment le soir, sur les comptoirs de zinc, en un certain nombre de petits verres de

fil-en-quatre ou de phonsot.

LES CHERCHEURS DE « MACHABÉS »

La désignation du noyé par le mot « machabé » n’est peut-être pas très-respectueuse, mais nous sommes obligé de laisser à chaque métier tout son pittoresque, même dans l’horrible. D’ailleurs, l’expression est bien connue et employée un peu partout, en France. Quel est le créateur du mot ? Nous l’ignorons ; mais c’est certainement un homme peu ordinaire et qui avait fait des études classiques.

Ceux qui lisent la chronique locale de nos journaux ont vu sûrement des centaines de fois un entrefilet débutant ainsi :

« La série des suicides continue. Hier, un sieur X… s’est jeté à la Seine, etc… »

Ou bien encore : « Un bien triste accident s’est produit hier à la hauteur du quai… Un homme est tombé à la Seine, en déchargeant un bateau… »

Deux ou trois fois par semaine, le même entrefilet qu’on essaye de varier dans la forme, mais qui dans le fond est le même, apparaît aux lecteurs. Ce qui permet d’établir une statistique d’au moins 130 ou 140 noyés par an, à Rouen, dans la Seine.

L’administration municipale payant 6 fr. chaque cadavre retiré du fleuve, il est facile de comprendre que le métier de chercheur de machabés recrute des adeptes et qu’il y ait un certain nombre de vivans auxquels ces morts profitent.

Tout d’abord, avant de donner des détails sur le métier, il nous faut faire une exception pour le brave directeur de la morgue, M. Robin, le sauveteur rouennais si connu et dont la poitrine recouverte de médailles attend encore une croix qui serait largement méritée.

M. Robin retire, à lui seul, les sept ou huit dixièmes des cadavres que le flot entraîne ; mais il ne s’en fait pas une industrie, il accomplit un devoir.

Les vrais chercheurs de machabés sont les autres ; ceux pour lesquels un accident devient une aubaine et un cadavre le moyen de gagner de quoi manger et de quoi boire. Ils possèdent généralement une vieille barque et vont à la sinistre pêche que l’on sait.

Dans les endroits ou le courant vient déposer toutes les immondices qu’il traîne avec lui, dans les roseaux poussant au bord des îlots de la Seine, on les voit avec leur longue gaffe et leurs crocs. Ils remuent la vase, sondent les endroits qu’ils connaissent bien, comme gardant les corps, et n’ont pas perdu leur jour née quand ils ne reviennent pas bredouille.

Lorsqu’ils ont entendu dire qu’un accident s’est produit, qu’une personne est tombée à l’eau, il faut voir avec quelle rapidité de rames il se rendent à l’endroit indiqué, afin de soutenir la concurrence des autres confrères en pêche aux machabés. Pendant des heures entières, ils travaillent, alléchés par l’espoir du gain, et quelquefois on peut apercevoir, le soir, un bateau portant à l’avant une petite lumière rouge et à l’arrière quelque chose d’indécis qui suit le sillage. Ce quelque chose prend des formes humaines quand la lune permet aux yeux de percer la transparence des eaux.

Le rameur fume sa pipe ou chante joyeusement. Car le lendemain il ira toucher au commissariat central six francs, en présentant un reçu de cadavre !

Voilà, certes, un métier qui n’est pas gai. Ajoutons qu’il ne nourrit pas son homme et que ce dernier, dans ses loisirs, cumule d’autres fonctions. Ainsi, grâce à sa barque, il peut marauder un peu, le long des îlots si nombreux dans le parcours de la Seine.

C’est lui qui cueille les roseaux lorsque leurs tiges s’épanouissent. C’est lui qui les revend ensuite à d’autres individus dont la spécialité est de teindre ces roseaux en rouge, en vert ou en bleu et de les offrir après au public, par bottes. C’est, pour les petites bourses et les petits salons, une imitation — polychrome — du panache qu’on aime tant en France.

Le chercheur de machabés ne se gêne pas non plus pour offrir aux jeunes gens, malgré les règlemens municipaux, des bains froids en pleine eau. Presque toujours, il n’y a pas d’accident et le possesseur de la barque gagne dix ou quinze sous. Quand, par hasard, son client se noye, l’industriel peut se consoler en le repêchant et en passant le lendemain an commissariat central.

Il arrive aussi quelquefois, et le fait se présente malheureusement assez souvent à Rouen, qu’à la suite d’un accident fatal en Seine les recherches soient longues pour retrouver le corps. Dans ce cas, le pêcheur de cadavres traite à forfait avec la famille du défunt. On lui verse la moitié de la somme avant qu’il ne commence ses opérations, et le reste lorsque ses recherches sont couronnées de succès.

Détail singulier : l’administration paye 6 fr. pour un noyé et ne donne rien que des éloges ou, quelquefois une médaille, à l’homme qui a retiré vivante de la Seine la personne au secours de laquelle il s’est porté.

Ce qui prouve bien que la vertu puise sa récompense en elle-même, ne manqueraient

pas d’ajouter les moralistes.

LES AMBULANS DE L’ADMINISTRATION

Il y a ambulant et ambulant, comme il y a fagot et fagot. Les marchands ambulans font un métier reconnu et sont porteurs d’autorisations de toute sortes. Mais il existe aussi à Rouen une catégorie bien distincte de ces individus. Ce sont, pour la plupart, des vagabonds qui ne possèdent qu’une idée fort restreinte de ce que peut être un domicile, et qui, cependant, vivent un peu du budget de la ville pour la plus grande sécurité de ses habitants.

On ne peut pas dire qu’ils travaillent, car ils ne font presque jamais rien ; on ne peut pas dire non plus qu’ils ne travaillent pas, car ils s’arrangent in avoir toujours sur eux deux ou trois sous qui les mettent à l’abri de la loi sur le vagabondage, et un reçu de la mairie qui prouve qu’ils peuvent rendre service à l’administration.

Ni chair ni poisson. — Il y a pas mal de gens qui arrivent ainsi, avec beaucoup d’intelligence, à tourner les difficultés.

L’ambulant n’a qu’un moyen de gagner son existence : c’est de se promener de droite et de gauche, principalement dans les quartiers mal famés et d’ « espérer » les événemens. Qu’un ivrogne s’abatte sur le pavé, il est là et il attend le sergent de ville. Quand ce dernier arrive, il y a presque toujours un rassemblement au milieu de ce que les auteurs classiques appellent « un suppôt de Bacchus. » Le représentant de la force publique (toujours pour parler dans le meme style) a besoin d’un aide pour porter jusqu’au poste le plus voisin le pochard. C’est alors que l’ambulant apparaît dans toute sa gloire. Il prend l’ivrogne par les pieds pendant que l’agent soutient la tête et, le lendemain, l’administration reconnaissante décerne au « porteur de bonne volonté » la modeste somme de 25 sous.

Qu’une rixe éclate entre « soleils, » qu’un délinquant fasse des manières pour aller devant le commissaire, l’ambulant est encore la. C’est le « rempart » volontaire de toutes les polices, simplement parce que cela lui rapporte quelque chose. Il est probable que pour il double, il rosserait le guet.

Quand les affaires ne donnent pas, l’ambulant ne se fait pas un cas de conscience de corriger le hasard. C’est ainsi qu’il grisera a mort un compagnon de rencontre, pour avoir ensuite le bénéfice de l’apporter au violon.

Le commissariat de police devient pour lui un petit mont-de-piété, où l’on prête sur ivrognes. Comme l’alcoolisme fleurit beaucoup à Rouen où il y aura, si cela continue, autant de « caboulots » que de consommateurs, l’ambulant est à peu près sûr de ne jamais mourir de faim.

Détail piquant : il a une sainte horreur des agens de la sûreté.




LES GÉRARDS


Miâou… Miâou… Miâou ! »

Pauvres chats de Rouen ! pauvres Minets, Raminagrobis, Kiki et autres. Voici le Gérard qui passe ; sauvez-vous, si vous tenez à ne pas vous transformer en manchon ou en chapeau haut de forme !

C’est que, beaucoup plus que les gros chiens dont le coup de gueule est terrible, mais heureusement rare, le Gérard est votre ennemi.

Ennemi qui ne se réconcilierait avec votre race qu’au jour où vous seriez remplacés le soir dans les rues, près des tas d’ordures, par des lapins, ces lapins dont vous jouez si bien le rôle lorsque le Gérard vous fait sauter malgré vous dans sa grande casserole à moitié pleine d’oignons.

« Miâou… Miâou… Miâou ! »

Ils sont nombreux dans la vieille ville, les individus sans respect de la loi protectrice des animaux et qui soupent volontiers le soir d’un quartier de ce diminutif du tigre, à la fois symbole de l’infidélité et de la douceur des caresses. Ils imitent le miaulement de façon à ce que les chats eux-mêmes s’y méprennent, et ils ont dans leurs larges poches un peu de valériane, appât aux séductions duquel ne peuvent résister, paraît-il, les représentans les plus sérieux de la petite race féline.

Le Gérard a une préférence indiquée pour les rues tortueuses, sombres, rendez-vous préférés des chats et lieux généralement peu visités par la police. Il se met a l’affût comme un chasseur, répand sur le sol un peu de valériane, étale sur un tas d’ordure voisin deux ou trois morceaux de mou de veau (les mêmes morceaux peuvent servir longtemps) et miaule.

Au bout de quelques minutes deux petites lumières brillantes, comme si elles jaillissaient d’une lampe électrique, percent l’obscurité. Le chat s’avance et l’on assiste a un duo curieux entre l’homme et l’animal. Déjà, la valériane a produit son effet ; les deux petites lumières se rapprochent, le tas d’ordures n’est plus qu’à un pas ; quel régal que ce mou !

Mais soudain, on entend un cri prolongé comme un appel au secours, puis quelque chose se débat violemment ; un petit coup sec d’os qu’on broie… les deux yeux du chat sont éteints ; le Gérard possède sa proie !

Quelquefois, il se produit des luttes terribles entre la victime et son agresseur. Il y a de ces gros matous, de ces superbes angoras dont la vie est dure, dont la griffe est longue et qui protestent de leur mieux contre l’intention qu’on a de les réduire à l’état de fourrures.

Mais l’homme est armé d’un maillet ou d’un marteau qui brise les reins ou écrase la tête. Le duel est vraiment par trop inégal.

Pour prendre le chat, le Gérard se sert d’un collet, comme le font les braconniers, ou bien encore d’un piége inventé récemment pour, ou du moins contre, les rats, et qui n’est lui-même qu’une réduction du piége à loup ordinaire.

Il est inutile d’ajouter que si le moyen que nous venons d’indiquer est le plus pratique, le plus sûr et le plus en vogue dans le monde des Gérard, les autres moyens n’en sont pas moins employés et toujours jugés excellens lorsqu’ils donnent de bons résultats.

Ainsi, on tue le chat à coups de pierres ; on lui tend un morceau de viande, et on lui brise la colonne vertébrale d’un coup de bâton ou même d’un revers de main, comme dans le « coup du lapin », bien connu de nos paysans normands.

Par les beaux soirs, cette chasse est assez difficile ; la clarté du ciel vient en aide aux malheureux animaux et leur dévoile les trucs de leurs adversaires. Mais quand il n’y a pas de lune, les chats se laissent prendre au « miâou » fatal et succombent. Alors, le Gérard les jette tout chauds dans les grandes poches de son pantalon ; une blouse dissimule le tout et la farce est jouée, au grand désespoir des Mer’Michel du quartier.

Quand les affaires vont bien, quand on sait miauler, on peut prendre de la sorte trois, quatre et même cinq chats dans sa nuit. Y a-t-il beaucoup de chasseurs qui tuent autant de lièvres dans leur journée ?

Et maintenant, que fait le Gérard de sa provision ?

Quand il a des cliens, et presque tous en ont, il leur vend l’animal a raison de 75 centimes ou un franc ; en outre, il garde pour lui la fourrure, qui vaut plus cher que la peau de lapin et est même quelquefois achetée a prix d’or par des rhumatisans attachant comme remède, a cette peau, une vertu qu’elle ne possède certainement pas.

Qui se nourrit de ces chats ? Ceci est un mystère que nous nous garderions bien d’éclaircir. Laissons a ceux qui voudraient manger un jour du lapin, dans certains endroits, leurs douces illusions. Il y a des sauces qui corrigent tout et des morceaux savoureux dont il ne faut pas toujours rechercher l'origine. Beaucoup de personnes, pendant le siége, ont mangé des chats ; elles affirment que c’est un comestible excellent en gibelotte. Ce comestible, c’est le Gérard qui le procure. On doit donc lui en savoir gré.

Une particularité : les chats des grands quartiers de la ville sont plus difficiles à prendre, mais plus appréciés que les autres, parce qu’ils sont mieux nourris.

Que si l’on nous demande quel est le genre du Gérard, nous répondrons qu’il a presque toujours des péchés correctionnels sur la conscience ; qu’il ne fait rien que ce métier assez lucratif ; qu’il reconnait lui-même qu’il est un « soleil » et qu’il s’est intitulé Gérard en souvenir du grand tueur de fauves algériens, Jules Gérard.

Voilà un hommage posthume auquel ce dernier ne s’attendait certainement pas.



LES DRESSEURS DE MERLES

À côté de l’homme qui tue, l’homme qui élève, l’homme qui perfectionne, l’homme qui éduque : le professeur laïque pour merles sauvages.

Comme tous les bienfaiteurs de l’humanité, le dresseur de merles est modeste. Peut-être ne cherche-t-il pas dans les honneurs de ce monde la récompense de ses bienfaits.

Le métier est simple : étant donné un jeune merle qui ne sait rien, lui apprendre à siffler des airs variés.

Le merle, à son état primitif, ne coûte rien ; on n’a qu’à le « cueillir » dans les bois. Quand on est parvenu à lui donner un talent de chef d’orchestre, on le revend huit, dix, douze et jusqu’à quinze francs. Pour ce dernier prix, il siffle des airs d’opéra.

Quand le sujet se montre rébarbatif, on lui crève les yeux. C’est une manière de lui faire le caractère et de lui apprendre à bien se tenir en société.

La nourriture a, parait-il, une influence sur la voix du merle. Quand on lui donne à manger des « vers blancs », il chante comme un poète.

Voici ce que font les dresseurs :

Ils se rendent dans les principaux moulins de Rouen et, avec une faible rémunération offerte aux gardiens, on rapportent une moisson assez abondante d’« annelées » que digère très-bien le volatile.

Au bout d’un mois, pour les oiseaux qui ont des dispositions naturelles ; de six semaines pour les « philistins », le sifflage commence et, avec lui, la vente.

Il y a trois ou quatre dresseurs de merles à Rouen. Ils habitent tous au dernier étage de vieilles maisons et n’ont pas d’enseignes à leur porte.



LES SAUVAGES DE MARTAINVILLE

C’est étonnant, n’est-ce pas ? Et pourtant c’est vrai, rigoureusement vrai. Il y a des sauvages à Rouen et des sauvages qui mangent de la chair crue, s’il vous plait.

Ce qui peut seulement laisser planer des doutes sur leur origine, c’est qu’ils mâchent du verre écrasé et peuvent tenir dans leur main des charbons incandescens, ce que les vrais sauvages ne font pas.

Tout le monde a vu, dans les foires suburbaines et à la foire Saint-Romain qui vient régulierement tous les ans assourdir les oreilles, ces malheureux noircis de charbon, vêtus de quelques loques et que les barnums exhibent avec des épithètes ronflantes et des coups de grosse caisse plus ronflans encore.

En temps de sécheresse et quand le sujet ne transpire pas trop, l’illusion est assez complète pour qu’on ne regrette pas ses deux sous, mais quand il fait très-chaud ou que la tente du forain vient a s’effondrer sous l’eau du ciel, il arrive fréquemment que le « terrible guerrier zoulou rapporté enchaîné, de son pays barbare, par un brave capitaine de vaisseau, » se transforme en quelque Rouennais bien connu de l’église Saint-Maclou à la rue des Espagnols.

Et, en effet, c’est ce quartier du vieux Martainville qui fournit aux forains de Rouen et des environs la plupart de leurs sauvages. Il y a là une population étrange qui ne vit que d’expédiens, sur laquelle la police a incessamment l’œil et qui, fuyant le Rouen nouveau, s’élargissant sans cesse, se voit entourée pour ainsi dire par un cercle de lumière et cherche encore quelques refuges obscurs dans des rues mal famées et dans des cabarets borgnes.

Pour ces gens, tous les métiers sont bons ; ils sont tour à tour débardeurs, commissionnaires marrons, ouvreurs de portières, etc. Quand l’automne arrive, ils ont leur bonne saison ; ils se font sauvages pour la foire Saint-Romain. Il y a, du reste, un entraînement à subir et une sorte d’initiation à supporter. N’est pas sauvage qui veut, et c’est plus difficile que de porter un sac de grain ou de percer un fût de vin.

Les curieux qui osent affronter les arrière-boutiques de certains marchands de fil-en-quatre et de tasses de café à un sou peuvent voir des groupes de trois ou quatre individus s’exercant à manger de la chair crue, ce qui n’est pas difficile, et s’efforçant, ce qui est beaucoup moins simple, à serrer entre leurs doigts des charbons brûlans. Inutile de dire que pour ce dernier exercice il existe un truc. On s’enduit la main d’une préparation que le laboratoire municipal n’a pas encore analysée, mais dans laquelle, à en juger par l’odeur, l’oignon ou l’ail doit entrer en grande quantité. On arrive à mâcher les morceaux de verre sans se blesser : il ne s’agit que de savoir rouler méthodiquement, avec sang-froid, et… avec la langue, des débris de bouteilles qu’on vide préalablement pour se donner du cœur.

Quand on est parvenu à un certain talent, on s’engage à un barnum ou bien on monte une société qui, pour ne pas avoir de capital, ne manque certainement pas d’intérêt. La difficulté pour la société, c’est de pouvoir payer d’avance à la ville la location de quelques mètres carrés de boulevard nécessaires à l’exploitation du métier.

Quels sont les bénéfices du sauvage ? On comprend que tout dépend de l’habileté du barnum, de la bonne apparence de la baraque et de la prédilection du public pour le spectacle qu’on lui offre. Néanmoins, le mangeur de chair crue ne gagne pas moins de 2 fr. ou 2 fr. 50 par jour, ce qui n’est pas mal, on en conviendra, quand tant de braves ouvriers s’éreintent sur les quais, de midi à six heures pour gagner moins.

Les Sauvages de Martainville sont fiers de leur titre et de leur profession ; chose bonne à noter, ils se soutiennent entre eux et forment une des petites associations les plus étroites de la ville.

Puisque nous parlons de certaines bizarreries de Martainville, il nous faut signaler quelques jolies jeunes filles, sans profession marquée, généralement en excellens termes avec les sauvages et qui s’engagent dans les tirs de la foire. Elles ont la spécialité, par leurs œillades meurtrières, d’attirer les bons petits collégiens en rupture de famille et désireux de faire preuve en public de leur adresse au pistolet et a la carabine.



LE CROQUEUR

Voulez-vous vous faire croquer ? Cela vous coûtera vingt ou trente sous, selon votre tête, et pour ce prix-là vous aurez un portrait ressemblant et la satisfaction d’avoir contribué, dans vos moyens, au relèvement du grand art en France en général, et dans la ville de Rouen en particulier.

Il n’y a que deux croqueurs à Rouen, l’un, dont la modestie est tellement forte qu’il ne veut pas se faire connaitre ; l’autre, réputé de la rue aux Chiens à la place du Vieux-Marché : nous avons nommé Rousselin.

Contrairement au vieux proverbe qui affirme que les poètes et les autres artistes meurent de faim dans un grenier, Rousselin et son confrère vivent très-bien de leur crayon au rez-de-chaussée.

Le premier se paye même de temps en temps le luxe de se révéler poète dans l’intimité. Rien de Lamartine d’ailleurs, ni même de M. X… le célèbre barde rouennais.

Le croqueur a la spécialité de travailler dans les cafés. Il arrive avec son carton sous le bras, s’attable, fixe un consommateur, et, au bout de cinq minutes, lui propose son portrait, « ressemblance garantie. »

La plupart du temps, le consommateur accepte ; en peu d’instans, les traits frappans sont tracés sur une feuille de papier. C’est toujours très-réussi, et cela ne coûte jamais cher. Par exemple, il ne faut pas être exigeant et savoir se borner à un profil intelligent. La pose de face ne convient qu’aux gens possesseurs d’une longue barbe et de sourcils épais, parce qu’alors Rousselin en est quitte pour fabriquer une broussaille quelconque, qui rappelle les maquis de Corse et fait frémir au souvenir des vendettas possibles.

Métier honnête avant tout que celui du croqueur, et, ce qui est un charme de plus, métier éminemment libéral. Le croqueur a le sentiment inné du beau, et, s’il se trouve parfois dans l’obligation de portraicturer quelque client très-laid, il ne faut pas lui en vouloir. N’est-il pas, avec les autres petits industriels que nous avons décrits jusqu’à présent, une des victimes du struggle for life, où les impuissans sont les seuls qui succombent ?



LES TROUVÈRES

La patrie de Boïeldieu est aussi la terre où la mélomanie a le plus fructifié. Il y a peu de villes où l’on aime autant la musique qu’à Rouen. Il faut que cet amour soit bien enraciné pour n’avoir pas été détruit par les concours monstres d’orphéons dont le bruyant souvenir tinte encore aux oreilles de nos concitoyens.

Les délicats ont pour eux les théâtres et les concerts — civils et militaires, — d’autres affichent une préférence marquée pour les beuglans, où font florès la Grosse Caisse sentimentale, la Main de ma Sœur et En r’venant de la Revue ; d’autres encore descendent de plusieurs échelons et vont le soir dans des bouges enfumés déguster une consommation aux refrains de quelque scie inepte.

Tous ces chanteurs, depuis le premier ténor de grand-opéra qui est payé quatre ou cinq mille francs par mois, jusqu’au baryton de la Brasserie des Décadens, qui gagne cinquante sous par jour, plus le blanchissage de deux chemises par semaine, sont des pensionnaires de l'établissement pour lequel ils travaillent. Ceux-là n’ont rien de particulier ; ils sont artistes ou « artisses, » selon qu’ils atteignent l’ut de poitrine ou qu’ils s’arrêtent en chemin au sol dièse.

Le seul, le vrai, l’unique chanteur dont le métier soit réellement bizarre est le Trouvère, cet être éminemment fantaisiste et ambulant

Et qui n’a pour tout bien qu’un mot : la liberté.

Quel est le promeneur qui, en circulant le soir, dans quelqu’une de ces ruelles, sombres en plein midi, dont les vieilles maisons font le bonheur des aqua-fortistes et les vieux pavés le désespoir des piétons ; quel est le promeneur, disons-nous, qui n’ait saisi au passage un petit air de violon s’échappant par le carreau cassé d’un de ces cabarets comme il en reste encore dans le vieux Martainville, malgré la rage d’hygiène dont nous sommes possédés et la « furia » des démolisseurs ?

Et si, ce promeneur, hanté par les récits des Mystères de Paris, pose le pied sur le seuil de l’établissement, le spectacle dont il est témoin peut le dédommager amplement du retard qu’il s’impose.

Au milieu d’une grande salle, basse de plafond et dont les solives, usées par l’âge, apparaissent, comme la carcasse de quelque bête énorme ; dans la fumée des pipes et des petites lampes à pétrole, à travers le va-et-vient de deux ou trois grosses filles, dont les bras rouges débordent des manches retroussées, malgré le bruit des conversations, le choc des verres, le grognement des toutous faméliques et le ronflement des ivrognes, un violoneux, calme et digne, exécute sur son instrument le grand air de Lucie de Lammermoor ou la dernière ineptie de Paulus.

Respect à ce musicien, car c’est le Trouvère ! C’est lui qui apporte dans cet antre, on se trouvent parfois réunies toutes les mauvaises passions humaines, un cri de poésie. Dans cette pièce horrible, dont les murs noircis sont recouverts, en quelques endroits, d’inscriptions ou de dessins obscènes, c’est lui qui évoque le souvenir du soleil, du grand air, de la liberté chez (les êtres devenus peu à peu les prisonniers de l’alcool.

Il chante comme Homère, cet aïeul, mais au lieu d’une lyre, il porte un violon. Au bout d’un certain nombre de siècles avant et après Jésus-Christ, ce progrès était tout indiqué et n’a, par conséquent, rien de bien étonnant. Le Trouvère s’interrompt de temps en temps pour faire une quête qui produit au plus cinq ou six sous, ou pour boire une tasse, que quelque ancien figurant, ému par les souvenances d’antan, lui offre sur la table qui était jadis de bois blanc et qui a fini par être cirée en noir, grâce au contact des coudes, des mains et des visages.

Sa petite représentation terminée, le Trouvère se retire et va ailleurs recommencer son métier : la quête, et vider un nouveau verre : sa consolation.

Parfois, dans la nuit du samedi ou du dimanche les sergens de ville de ronde repêchent dans quelque ruisseau de la rue des Espagnols un homme assoupi auprès d’un violon.

Il peut arriver au Trouvère de ces surprises alcooliques.

Combien sont-ils à Rouen ? Quatre ou cinq au plus. Que gagnent-ils ? C’est un mystère. Quand la faim se fait trop sentir, on porte le violon au « clou » et on se contente de chanter sur les bateaux-onmibus, jusqu’au jour où l’on a retrouvé cent sous pour « dégager » l’instrument harmonieux. Quelques-uns de ces chanteurs-musiciens ne quittent pas le quartier où ils opèrent et ne sont connus que de leurs habitués ; mais il y en a d’autres dont la renommée s’étend de la Bouille à Saint-Adrien, qui font tourner les têtes lorsqu’ils passent, et qui, grâce a leur physique pittoresque, deviennent les enfans gâtés de la foule, cette brave foule aussitôt désarmée lorsqu’elle a un peu ri.

Parfois, deux trouvères se rencontrent dans le même lieu, apprennent à se connaitre, à s’apprécier, et, sans avoir lu les théories de Darwin, s’associent pour la lutte de la vie. C’est de cette petite sélection musicale que sont : issus Goffard et Gamelin.

Goffard et Gamelin ! qui ne les a vus ? qui ne les a entendus ? qui ne les a applaudis ? qui n’a jeté dans le fond de leur chapeau de forme… troublante, comme dirait Stéphane Mallarmé, l’obole due au talent ?

Braves et dignes artistes, qui font oublier aux Rouennais la monotonie des jours de pluie, les embarras de la rue Grand-Pont, l’inanité des séances du conseil municipal et la fermeture de la bibliothèque.

Quand le chanteur paraît, le musicien n’est pas loin, et vice versa. Il faudrait être Paul de Saint-Victor pour décrire le premier ; il faudrait être Victor Hugo pour chanter le second.

Et que l’on n’aille pas croire que les deux associés manquent de talent. L’un dit la chansonnette à ravir et si la romance existait encore, il l’aurait tuée par son ironie. L’autre est un violoniste distingué ; on l’a vu, aux beaux jours du Théâtre-Lafayette, diriger l'orchestre ; on l'a applaudi parmi les musiciens du Théâtre-des-Arts. Il faisait à la fois pleurer son violon et rire la galerie.

Puis, l’amour de l’indépendance les a pris ; ils se sont faits trouvères ; ils ne doivent rien à personne, ils ne demandent rien à personne. Ils ont pour eux la grande liberté de la rue et les bravos d’un public spécial. Faut-il leur en faire un reproche ? Ils sont les premiers dans tout le quartier Martainville, ils n’auraient peut-être été que les seconds ailleurs…

Nous venons d’expliquer le trouvère ; que l’on n’aille pas, surtout, le confondre avec le chanteur des rues. Il existe entre ces deux catégories des différences profondes. Le chanteur des rues est un mendiant ; le trouvère est un artiste. L’un a toutes les humilités de son état, l’autre possède tout l’amour-propre de sa vocation et rien n’établit mieux la dissemblance des deux types que l’anecdote suivante :

Un haut fonctionnaire de département passe un jour au cours Boïeldieu et aperçoit sur un banc un malheureux violoneux auquel il donne vingt sous, croyant avoir affaire à un chanteur des rues.

Le trouvère refuse, le fonctionnaire insiste : « Je ne prendrai, répond l’obligé, que si vous acceptez de m’entendre. » — Eh bien ! soit ! ce sera à un autre moment.

Le soir, un domestique porte au milieu du dîner une carte au fonctionnaire dont nous parlons. On était en famille et le domestique reçoit l’ordre de faire pénétrer l’intrus.

On voit alors paraître le trouvère de l’après-midi qui, sans gêne et avec le plus grand sang-froid, se met a exécuter deux des plus brillans morceaux de son répertoire.

Stupéfaction générale et applaudissemens mérités. On félicite le musicien, on crie bis, on veut lui donner de l’argent, mais lui, repoussant toutes les offres avec la majesté d’un ancien Romain :

« Toutes mes excuses, monsieur le…, mais à mon grand regret, il faut que je m’en aille, on m’attend chez le père Lapin. »

Et le trouvère se retira avec des salutations du meilleur monde.

Hélas ! au moment où nous tracions ces lignes, Goffard mourait.

Cet homme qui vivra longtemps dans le souvenir des Rouennais mérite, dans ce livre spécial, une biographie.

Une tête énorme d’hydrocéphale soutenue par un cou de taureau qui semblait presque maigre quand on le comparaît à la boule qu’il supportait ; un torse puissant, des épaules larges, des jambes très-courtes et un peu en cerceaux, des yeux ronds, clairs, bons comme ceux d’un gros terre-neuve, un nez bizarre, assez court, formant, avec les lèvres très-lippues, quelque chose comme un mufle ; des mains énormes. Un biceps formidable qui faisait d’une pincette de cheminée un tire-bouchon, des cheveux blonds coupes assez courts pour permettre toujours d’apercevoir la peau blanche de la tête, le tout surmonté d’un chapeau incohérent, pointu comme un toit de pagode chinoise, tel était Goffard, le bon, le brave Goffard, celui que nous avons tous connu, auquel nous avons tous parlé, celui que tous les étrangers venus dans notre ville pour vingt-quatre heures ont rencontré le jour ou la nuit, et au passage duquel ils se sont retournés, ahuris.

Maintenant que Goffard est mort, il va manquer quelque chose à Rouen.

Lorsqu’il créa de toutes pièces son personnage de Quasimodo, Victor Hugo, doué de la seconde vue comme le sont, parait-il, les grands poètes, avait prévu Goffard.

Goffard, à Paris, eût fait peut-être fortune ; il y serait, en tous cas, devenu légendaire. Il a préféré rester dans sa ville natale. Rouen lui en sera éternellement reconnaissant. Il était reçu partout avec un sourire, et pour lui toutes les bourses se fussent ouvertes ; mais il refusait l’argent. Si, dans ces derniers temps, assombri par la misère, il avait eu recours à une association avec Gamelin, pour donner des concerts sur les bateaux-omnibus, il avait du moins l’art : use de dire qu’il ne travaillait que pour l’art, car c’était Gamelin seul qui faisait la quête.

Il était devenu le dieu protecteur des restaurans de nuit de la rive gauche. Quand on entendait de la rue les soupirs d’un violon, on disait : « Goffard est là. » C’était suffisant pour qu’on entrât.

Et il s’interrompait pour vous tendre sa grosse main, avec un mouvement de molosse bon enfant qui donne la patte.

Il avait pour tout le monde le même épanouissement de visage, c’est pourquoi tout le monde l’aimait. Il ne fut venu à personne l’idée de lui refuser un service, mais il n’eut jamais l’idée d’en demander un.

Les ouvriers du port, les débitans, les petits commerçans devenaient joyeux en le voyant ; combien de fois a-t-il payé d’un simple hiatus énorme de ses mâchoires le verre qu’on lui avait servi ? Les sergens de ville le respectaient ; tout ne lui était-il pas un peu permis dans cette ville dont il était le « fou » attitré ?

Mais fou comme un Chicot ou comme un Triboulet ; car sous cette carcasse épaisse, sous cette masse de chair informe, il y avait une étrange intelligence et une âme de vrai musicien.

Quand un imbécile se moquait de lui, quand une plaisanterie dépassait les bornes, quand la familiarité devenait obsédante, Goffard se redressait, se drapait dans sa dignité couverte de loques, et, tout en dodelinant de la tête, il avait des réparties mordantes, des ironies acérées sous leur forme prudhommesque, des mots de grand seigneur blessé.

La seule chose qu’il aimât réellement au monde était son violon, à la fois sa consolation et son gagne-pain. Il ressentait pour lui l’amour d’un père pour son enfant. Quand il pleuvait, il enlevait son veston pour en recouvrir son instrument.

Que lui faisait à lui l’averse ? C’était une « bonne blague » qui lavait, et voilà tout.

Cependant, à intervalles irréguliers, assez fréquens en ces derniers temps, lorsque la faim déchirait trop les entrailles, il « allait coucher le petit, » c’est-à-dire qu’il mettait au mont-de-piété son violon.

En sortant de là, il était triste : il ne savait que faire de ses mains.

Brave Goffard, va ! que de gens dont tu ne connaissais même pas le nom et qui ont éprouvé une émotion sincère à la nouvelle de ta mort !

Sait-on que ce pauvre diable descendait d’une vieille famille française, dont quelques-uns des membres, très-honorables et justement respectés, habitent encore Rouen ? Sait-on que, s’il avait voulu, il aurait pu porter un titre de noblesse qui lui appartenait, et faire peindre de belles armoiries sur les bois de son violon ? Sait-on que son trisaïeul fut un des peintres du roi Louis XVI, et qu’il a laissé des éventails qui sont de purs chefs-d’œuvre ? Sait-on qu’il est le parent d’un des plus hauts prélats de Bretagne ? Mais qu’importe tout cela ?

Goffard était lui, et c’est suffisant.

Sa vie, accidentée comme un paysage de la Suisse, est pleine d’anecdotes. Une fois même il vint s’asseoir pour un délit sur les bancs de la correctionnelle. Il sortit triomphant de la salle du tribunal. Est-ce qu’on aurait trouvé à Rouen un juge pour condamner Goffard ? Est-ce que Goffard était même capable d’une mauvaise action ?

Il eut, il y a quelques années, un « suicide » qui le rendit célèbre quinze jours durant : manquant d’argent et n’en obtenant pas d’un parent rapproché auquel il s’était adressé, il déclara qu’il allait se tuer et disparut dans une pièce voisine. Au bout de cinq minutes, le parent entendit des cris plaintifs ; il se précipita affolé dans la chambre et trouva le malheureux violoniste gisant inanimé dans une mare rouge. À ses côtés, un vieux pistolet. On n’avait pas entendu de détonation, mais Gofard semblait mort. Il portait au milieu du front une hideuse blessure ; on distinguait nettement le trou fait par le projectile ; un filet sanglant serpentait sur la pâleur du visage.

Cette scène se passait a neuf heures du soir. Le parent alla chercher le commissaire de police, qui vint constater le décès. Tout à coup, on perçut une sorte de ronfement sonore ; puis le mort remua, se leva lentement à la stupéfaction générale, esquissa un sourire fantastique et murmura : « La bonne blague ! la bonne blague ! » Et il se tordait dans un éclat de rire prodigieux.

Goffard s’était simplement souillé de vermillon, il s’était peint sur le front le trou qu’aurait fait une balle, et il s’était couché calme, digne, se vengeant ainsi de la mauvaise volonté de son parent.

Le commissaire se mit à pouffer, le parent, déridé, donna cent sous, et Goffard se paya immédiatement, dans un caboulot de la rue Saint-Sever, un « balthazar » succulent.

Une fois, il fut nommé chef d’orchestre d’un théâtre à Lyon. Il n’avait pas d’argent et partit à pied, son violon sous le bras. Au bout de huit jours, exténué de fatigue, couvert de poussière, il arrive à Lyon, et se dirige vers le théâtre ou, ce soir là, les musiciens répétaient sous la direction du sous-chef.

Il entre dans la salle, monte au pupitre, lève son archet et, de sa grosse voix indescriptible :

« Allons ! commençons ! »

Tout le monde rit ; le régisseur accourt. — « Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? — Je suis Goffard, votre chef d’orchestre : j’arrive de Rouen à pied. »

Quand le directeur vit l’homme, il résilia immédiatement, lui paya son retour avec une indemnité et prit un autre chef d’orchestre.

Goffard eut fait éclater la salle au milieu du passage le plus dramatique des Huguenots !

Il joua un jour un rôle politique bien amusant. Des électeurs républicains avaient eu l’idée géniale de l’envoyer chanter les louanges, mises en vers, de leur candidat, dans un canton de la Seine-Inférieure. Goffard, mû par on ne sait quelle idée, modifia les paroles avec une verve endiablée, tourna en dérision le candidat qu’il était chargé de défendre, et fit élire celui qu’il était chargé de combattre.

Il eut un succès prodigieux !

Il dort aujourd’hui dans la paix éternelle ; son violon est muet ; le registre de l’état civil donna à Goffard quarante-sept ans, mais Goffard était comme la vertu, il n’avait pas d’âge. Puisse-t-il être récompensé là-haut des heures de franche gaîté qu’il a fait passer à ses concitoyens !

Nous n’entendrons plus sa grosse voix, nous ne verrons plus sa grosse tête.

Il est mort, parait-il, sans souffrances ; que la terre lui soit légère !



LES RACOLEURS

À notre époque commerciale où tous les moyens de réclame sont bons, le racoleur peut être fier de son métier. Il est, en effet, la réclame vivante et d’autant meilleure qu’elle se cache sous des apparences absolument trompeuses.

Vous êtes assis en tramway à côté d’un monsieur bien mis et dont les façons paraissent des plus correctes. Tout à coup, un voyageur dont le visage est pâle et les traits défaits, se met à tousser à plusieurs reprises. Vous le regardez avec tristesse en songeant à la phtisie, quand votre voisin entame à voix basse la conversation.

— « Le malheureux garçon, a-t-il une mauvaise mine ? — C’était ce que je pensais. — Et dire qu’il existe contre cette maladie un remède souverain. — Vraiment ? — Oui, monsieur, moi aussi je ne voulais pas le croire, mais depuis que ma femme a été sauvée, j’ai bien dû me rendre à l’évidence. »

Et alors il vous donne des détails navrans : une maladie terrible, tous les médecins désespérés ; chaque remède très-coûteux essayé vainement. Ah ! si l’on s’en rapportait à la réclame des médicamens infaillibles !

— Voyez-vous, monsieur, toutes ces spécialités médicales sont faites pour tromper le public. Ma femme a été sauvée par quelque chose que bien peu de gens connaissent. »

Naturellement, vous vous enquérez du remède. Votre voisin a l’air de chercher dans sa mémoire et finit par vous indiquer sa panacée.

Vous descendez de tramway sans plus songer à la conversation que vous venez d’avoir, mais, à votre premier rhume, à celui d’un parent, d’un ami, d’un indifférent même, vous vous souvenez du remède, et l’inventeur en profite pendant que le racoleur et son compère, l’homme à la toux, se promènent ailleurs en voiture publique ou en chemin de fer, l’un toussant et l’autre le plaignant sans cesse.

Voilà un des types de racoleur ; il y en a des quantités, variant à l’infini.

Les uns sont chargés d’allécher les acheteurs pour la vente d’un immeuble, d’un café, d’un restaurant ; les autres opèrent sur une échelle moins vaste encore. Le métier s’étend du racoleur qui, embrigadé dans la claque, fait son possible pour attirer à l’acteur des applaudissemens, jusqu’à celui qui se charge de fournir dans certains cas une famille aux gens qui n’en ont pas ; du racoleur s’occupant de causer un rassemblement devant une vente publique jusqu’à celui qui, en période électorale, fait plus de bruit à lui seul qu’une réunion anarchiste ; de l’homme qui opère en cravate blanche jusqu’à l’homme qui porte la blouse.

Inutile de dire que les bénéfices sont toujours en raison directe des services rendus.



L’HISTORIEN LOCAL

Eh oui ! — De même que Tacite ou Tite-Live célébraient par leurs œuvres immortelles la grandeur de leur patrie, il y a à Rouen un ou deux braves écrivains, sans grandes prétentions littéraires, qui ont trouvé l’ingénieux moyen d’occuper intelligemment leurs loisirs et de gagner en outre un peu d’argent.

Ce sont les historiens locaux ; ceux qui élèvent à la gloire des petites communes un monument digne de leur passé. L’historien local a une façon bien simple de travailler. Il écrit au maire de Saint-Pierre-sur-la-Lézarde, à celui de Mesnil-en-Caux ou de Risqueville-sur-Scie, une lettre dont voici à peu prés la formule :

« Monsieur le Maire, vous n’ignorez pas que la commune de Risqueville-sur-Scie, dont vous êtes le digne représentant, a joué au moyen-age un rôle considérable dans la civilisation européenne. Lorsque Charles-Quint rêvait de conquérir la France, son seul but et son unique désir étaient d’ajouter, comme un riche fleuron à sa couronne, la ville de Risqueville-sur-Scie.

« J’ai fait, depuis longtemps, une étude approfondie de ce pays. En consultant les secrets de la terre ; en fouillant ces terrains révélateurs où chaque grande secousse géologique a laissé son empreinte impérissable ; en retrouvant, par ci par là, des détritus d’animaux antédiluviens, j’ai pu me rendre facilement compte du rôle prépondérant joué par Risqueville-sur-Scie aux époques préhistoriques.

« Réveiller tous ces souvenirs endormis dans la poussière des siècles, retracer à nos laborieuses populations des campagnes, que vous administrez avec tant de zèle, l’existence de leur ancêtres ; reconstituer un passé de grandeur et le laisser en héritage à vos petits neveux, tel serait mon but et la consolation de mes vieux jours.

« Il ne dépend que de vous, Monsieur le Maire, que Risqueville-sur-Scie possède ce monument — œre perennuis — comme disait Horace, et que je sois entièrement satisfait.

« Que faut-il pour celà ? — bien peu de chose. Que la ville de Risqueville-sur-Scie, par l’organe de son conseil municipal, me charge d’écrire ses annales ; je le ferai dans des conditions très-avantageuses et vos petits enfans sauront enfin l’histoire de leur pays, dans tous ses détails. »

Inutile de dire que la même lettre peut servir pour toutes les communes du département. On n’a qu’à changer le nom de la localité.

De cette façon, l’historien local a toujours du pain sur la planche et aussitôt qu’il a « traité » dans les conditions qu’il désire, il se met à l’œuvre.

Sa façon de procéder est simple.

Il se rend à la bibliothèque d’abord, cherche tout ce qui a été écrit sur la question, rédige des quantités de notes.

Il va à la préfecture, ensuite, consulte les archives admirablement bien tenues, voit également tout ce qui a été écrit sur la question et rédige également des quantités de notes.

Quand son dossier est à peu près complet, il dresse une table chronologique et fait suivre, année par année, mois par mois, les achats de terre faits par les grands seigneurs, les changements de domaines, etc., etc.

Il arrive de cette façon jusqu’à nos jours ; donne la liste de toutes les municipalités ; parle de l’état des récoltes à telle ou telle époque et parvient à fabriquer un livre qui lui rapporte sept ou huit cents francs et fait la joie de toute une commune.

Le métier ne serait pas bizarre si l’historien local ne faisait que chanter la gloire d’une ou deux cités. Ce qui ajoute à l’originalité de l’entreprise c’est que l’auteur n’a aucune préférence marquée et qu’il fabriquerait 759 volumes sur les 759 communes du département, absolument comme il débiterait 759 pots de moutarde à 759 clients.



LE CAPTEUR DE CHIENS

Le poète Châtillon, qui ne pouvait souffrir les chiens parce que beaucoup portaient des paletots tandis que lui n’en avait pas, a dû se réjouir du haut de sa dernière demeure, s’il a eu connaissance du nombre exorbitant de représentans de la race canine immolés en fourrière l’année dernière. Il est vrai que les malheureux « toutous » supprimés n’étaient pas de ceux qui pouvaient porter ombrage à la jalousie du pauvre Châtillon. C’étaient, comme le poète, des vagabonds de la pire espèce. Ils n’avaient pas le cou pelé par l’emblème de servitude, et le seul collier qui se soit enroulé autour de leur gorge est la corde avec laquelle ils ont été étranglés.

Maigres, efflanqués, on les voyait, dans les rues des quartiers excentriques principalement, enfonçant leurs têtes dans les tas d’ordures, les entr’ouvrant d’un coup de gueule, et faisant concurrence aux chiffonniers. Parfois, un homme passait, s’arrêtait, saisissait la bête par la peau du cou, et s’en allait à grands pas ; il avait fait une capture pour la fourrière. Trois jours après, le chien était mort. On en tue de la sorte 500 environ par an.

On sait que rien ne se fait sans fôrme dans l’administration. On ne peut pas tuer un chien sans noircir pas mal de papier. La fourrière coûte à la municipalité une somme assez respectable par an ; il y a pour cela tout un petit service organisé. Les chiens possèdent leurs chasseurs, leur geôlier et leur bourreau, qui a beaucoup plus à faire que M. Deibler, fort heureusement, du reste.

Chaque matin, un commissionnaire spécial, nommé Thuillier, se présente au poste de la place de l’Hôtel-de-Ville, on lui donne pour compagnon un sergent de ville. Les deux hommes se mettent en campagne. Le second ne fait rien ; il regarde, il constate ; il est là pour l’ornement, presque pour le décorum. C’est Thuillier qui agit, Thuillier tout seul. Chaque chien errant qu’il capture lui est payé un franc on un franc cinquante. Les morsures qu’il reçoit sont par dessus le marché ; ce sont les désagrémens du métier.

Rien d’amusant comme cette chasse qui se fait généralement aux premières heures du jour. Les chiens, avec le flair qui les caractérise, sentent de loin un ennemi. Si quelques-uns moins fins se laissent approcher, il en est beaucoup d’autres qui se sauvent, la queue entre les jambes, se faisant le plus petits possible. L’alerte est bien vite donnée dans la gent canine ; il semble que les fuyards apprennent la nouvelle à leurs semblables qu’ils rencontrent sur le chemin. On voit de tous les côtés, rasant les murs, disparaissant dans les ruelles sombres, les bêtes de toutes races, de tout poil, de toute taille, et, derrière eux, à leurs trousses, le commissionnaire suivi par son sergent de ville dont le sabre bat les jambes et qui doit faire de singulières réflexions sur le métier de son compagnon.

Après cette promenade excentrique qui a duré deux ou trois heures, les chasseurs reviennent au poste. Là, on leur délivre un reçu et ils vont remettre leur proie entre les mains de l’exécuteur des hautes œuvres… canines, un équarrisseur qui s’appelle Haitte.

La fourrière se trouve très-loin, dans la rue du Trou-d’Enfer, auprès d’un cimetière. Les vagabonds à quatre pattes sont attachés dans un chantier en attendant que leur sort se décide. Ils ne sont pas malheureux, d’ailleurs ; pour beaucoup même, les derniers jours qu’ils passent en cet endroit doivent leur paraître les meilleurs de leur existence. Ils sont bien nourris ; on leur donne du pain, de la soupe, de la viande de cheval. On pense involontairement à ces condamnés auxquels on n’ose rien refuser à leurs derniers momens et dont tous les désirs sont satisfaits.

Ils se trouvent quelquefois réunis huit, dix, douze au même endroit, et alors les aboiemens vont leur train. Les petits chiens, les roquets, les boule-dogues sont d’habitude les plus nombreux, mais il se trouve parfois aussi de beaux animaux qui n’ont pas de colliers, qui ont perdu leurs maîtres ou qui ont été chassés pour une raison quelconque. Ceux-là inspirent plus de pitié à l’homme chargé de les abattre, et souvent il leur fait grâce de quelques jours. Mais, lorsque le propriétaire ne s’est pas présenté au bout d’un certain temps, il faut exécuter la sentence prononcée par l’arrêté préfectoral.

Le supplice n’est pas long ; l’équarrisseur passe un nœud coulant autour du cou de l’animal, le hisse de la sorte le long d’un petit poteau, saisit un lourd maillet et assomme le chien qui souvent pousse à peine un cri.

Le lendemain, le poste de police reçoit un petit papier : « Doit, pour avoir abattu tant de chiens.… » c’est 1 fr. ou 1 fr. 50 par tête.

Le corps du supplicié appartient à son bourreau. Lorsque le chien a la chance d’être réclamé par son propriétaire, ce dernier paye 2 fr. à M. Haitte pour les frais de nourriture pendant trois ou quatre jours.

Veut-on savoir maintenant combien il y a de chiens de garde à Rouen ? 2,421. Les chiens d’agrément sont au nombre de 3,411, sans compter tous ceux que leurs propriétaires n’ont pas déclarés.

Les chasseurs de chiens ont encore, comme on le voit, de beaux bénéfices à réaliser.



LE MONDE DU SURNATUREL

Rebouteux, sorciers, diseurs de bonne aventure, phrénologues, cartomanciens, chiromanciens et vous tous, braves gens, qui vivez mal, mais honnêtement — peut-être — de la sottise humaine, n’appelez pas sur nous les malédictions posthumes de Cagliostro, de Lavater ou de Mlle Lenormand !

Soyez clémens et, sans « faire le grand jeu » pour tenter d’attirer sur notre tête la vengeance du « huit de pique » la carte la plus funeste que l’on puisse retourner, — excepté an baccarat, — songez que pour parvenir jusqu’à vous, nous avons été forcé de payer assez cher le temps fort long où, avec des apparences de parfait croyant, nous avons écoulé vos prédictions qui nous ont annoncé des fortunes colossales, des héritages américains, des honneurs impériaux et des amours éternelles !

D’ailleurs, un peu de réclame ne vous messied pas, puisque les noms de plusieurs d’entre vous — les plus intéressans d’ailleurs — s’étalent à la quatrième page des journaux avec des sous-titres assez alléchans pour tuer quelquefois le scepticisme des personnes qui s’imaginent qu’on ne trouve plus rien de drôle en ce monde.

L’Annuaire de Rouen a oublié d’indiquer dans sa liste des professions le nom des habitans bizarres de la ville qui se font un métier d’exploiter la mine du surnaturel. Il y en a pourtant un certain nombre, et nous pouvons dire surement qu’on en trouverait plusieurs dans chaque arrondissement de notre ville.

Les uns vivent cachés comme le grillon de la fable ; ils ont leur clientèle habituelle qui leur suffit ; les commérages entre voisines amènent de temps en temps une nouvelle recrue, cela suffit à faire bouillir la marmite du liseur de lignes de la main.

Il y en a d’autres dont la réputation est solidement établie, et qui se dérangent même pour donner des consultations dans la banlieue.

Les quartiers Orbe, Saint-Sever et de la Vicomté sont les plus favorisés ; chacun avec un genre spécial.

Il semble, d’ailleurs, que ce qui reste encore du vieux Rouen qui s’en va soit bien fait pour servir de cadre à ce qui reste des vieilles superstitions qui s’en vont. On rencontre, dans l’enchevétrement des antiques maisons croulantes sous le poids des années, dans le tohu-bohu des anciens quartiers, dans la danse des immeubles branlans, penchés, tordus comme des vieillards infirmes, couverts de taches blanches de « rabibochages » qui ressemblent à de la lèpre, on rencontre tel ou tel taudis qui fait rêver aux sorcelleries d’antan ; il semble que les gens demeurant là ne doivent pas ressembler à tout le monde…

Et, si vous entendez parler, autour de la fontaine de la Croix-de-Pierre, d’un enfant délivré d’une entorse par le « rebouteux, » ou d’un mal de dents par le « guérisseur, » vous arrivez insensiblement à vous imaginer que c’est peut-être vrai.

Alors, si vous êtes plus curieux, si vous voulez pénétrer dans l’antre de « l’homme surnaturel, » vous serez tout étonné de vous trouver en face d’un petit vieux, ridé comme une pomme de Canada. Il manifestera d’abord une sorte de crainte — justifiée d’ailleurs par certain article du code, interdisant l’exercice illégal de la médecine — mais le vieux ne tarde pas à se rassurer ; il vous entraîne dans une petite pièce, où une couronne d’oranger sèche sous un globe. Pas de décorum ; — d’ailleurs tout est simple maintenant chez les sorciers, et certains salons de somnambules sont — horresco referens ! meublés de reps vert comme le salon d’un petit rentier paisible ; les fenêtres sont voilées par des rideaux à ramages, comme on en trouve dans les hôtels meublés d’une certaine apparence.

« — Asseyez-vous, monsieur ; pourquoi êtes-vous venu me trouver ? » — « J’ai mal aux dents ; on m’a dit que vous aviez un remède infaillible, et je suis accouru vers vous. »

Le petit vieux reprend tranquillement : « Aucun homme n’est infaillible ; mais, si vous avez la foi, vous serez guéri. » Il prend un long clou dans une boîte de carton, touche la dent qui fait souffrir, descend quelques marches de son escalier de bois et enfonce ce clou dans la rampe.

C’est là tout le sortilège.

Et quand vous demandez votre note, on vous répond que vous ne devez rien. Vous êtes obligé d’insister pour faire accepter votre obole.

Puisqu’il est établi que les petits ruisseaux font les grandes rivières, le vieux rebouteux doit être riche si chaque clou qu’il a enfoncé lui a rapporté seulement quarante sous.

Mais ce qui l’embarrasse, c’est qu’il sera avant peu obligé de changer la rampe de son escalier, où il n’y aura bientôt plus de place pour la tête… d’un clou.

Le croira-t-on ? Il y a à Rouen des centaines d’individus intelligens, quelques-uns mêmes patentés qui, ayant été guéris radicalement, ont une confiance aveugle dans le bonhomme.

Nous devons avouer, pour rendre hommage à la vérité, que nous n’avons pas plus souffert des dents après l’avoir quitté qu’avant de l’avoir vu.

De temps en temps, les cliens sont étonnés d’apprendre que leur « guérisseur » est absent pour trois ou quatre jours. Il a emporté ses clous ; il fait sa tournée à la campagne.

Ce type du monde du surnaturel n’est certainement pas le plus curieux à étudier. Il y a à Rouen les cartomanciennes et les chiromanciennes qui sortent de la banalité foraine ; il y a aussi un brave homme que nous ne nommerons pas, et qui se fait deux mille francs de rentes en jetant simplement un sort contre les rats.

Si les gens qui se font une spécialité de guérir les malades avec quelques frictions savamment appliquées et un certain nombre de signes cabalistiques appartiennent en général au sexe laid, les somnambules, au contraire, font toutes partie de la plus belle moitié du genre humain.

Ces aimables personnes pour lesquelles votre avenir n’a pas de secrets, à condition que vous leur offriez un présent plus ou moins rémunérateur, font, paraît-il, d’assez bonnes affaires à Rouen, puisque leur métier suscite des concurrences.

Il va sans dire que nous ne voulons parler ici que de la vraie somnambule, de celle qu’on endort, qu’on hypnotise et qui parle après comme la sibylle de Cumes, avec force contorsions.

Pour arriver jusqu’à elle, c’est très-simple ; mais pour s’en aller, c’est beaucoup plus difficile. Votre crédulité a fait de vous une proie qui doit rapporter le plus possible, et si vous ne vous montrez pas ferme dans votre volonté, les « supplémens » d’information, les « évocations » d’esprit, les « doubles-visions » et autres inventions fantastiques feront de vous, au départ, l’homme le plus renseigné et le plus « décavé » de la ville.

Il est juste d’ajouter que, dans certains endroits de « confiance, » on traite à forfait, mais on ne rend pas l’argent quand les prédictions ont cessé de plaire.

Rien ne ressemble plus à une somnambule extra-lucide qu’une autre somnambule extra-lucide. Ces devineresses, qui lisent si clairement dans le passé, le présent et l’avenir, habitent presque toujours un logement où l’on voit à peine clair. Quelquefois, le client qui sort, heurte dans le client qui entre son meilleur ami sans le reconnaître.

Car, il ne faut pas qu’on s’imagine que les somnambules chôment beaucoup. Il y a des gens — de tous les mondes — qui viennent les consulter à tout propos. Tantôt c’est un bijou perdu qu’on veut retrouver, tantôt un diagnostic qu’on réclame pour une maladie. (En ce dernier cas, il faut que la somnambule touche une mèche de cheveux de la personne pour la santé de laquelle on la consulte.)

Tantôt un renseignement sur un mariage projeté.

Or (c’est là, du reste, ce qui fait la force des somnambules), la langue française, que la diplomatie a choisie peut-être précisément à cause de ses ambiguïtés, permet de fabriquer, sans trop s’avancer, des tournures de phrases qui s’interprètent dans tous les sens.

Nous le savons mieux que les autres, n’est-ce pas ? nous Normands, qui avons la réputation, assez justifiée d’ailleurs, de ne dire ni oui ni non.

« Ne dire ni oui ni non » toute la force de la somnambule est là !

Pourtant, il est une autre force qui sert à frapper l’imagination et qu’on emploie beaucoup aujourd’hui, surtout chez les « voyantes » de bas étage (ainsi dénommées peut-être parce qu’elles habitent souvent au quatrième ou cinquième) : c’est l’électricité.

Que Mlle X…, qui s’intitule « nécromane assyrienne, » ait fait payer en l’honneur de Ramsès XXVIII, ses consultations vingt-cinq francs ; que la brune M lle Y…, dont le talent grandira, car… etc., ait emprunté aux Maures des secrets sur l’avenir, secrets qu’elle ne dévoile qu’à prix d’or ; que ces premiers sujets n’usent pas de trucs grossiers, cela s’explique. Leur clientèle riche, composée en général de gens qui ont de l’instruction, saisirait trop facilement les « ficelles » et perdrait confiance.

Là, tout est correct ; les « bourdes » arrivent solennelles, et la mère de la somnambule elle-même prend, sous son bonnet de dentelles, des apparences de panneau décoratif. Panneau dans lequel, hélas ! des per sonnes qui passent pour intelligentes tombent elles-mêmes quelquefois.

La mère de la somnambule, une brave femme qui a toujours plus ou moins prédit l’avenir dans sa jeunesse, est un de ces types étranges dont la place est marquée à la droite de Mme Cardinal.

C’est dans les quartiers pauvres où vivent agglomérées les populations ouvrières et où s’épanouit encore la fleur de la crédulité que les somnambules de bas étage « travaillent ». Pour celles-là, tous les moyens sont bons.

Nous avons vu de braves mères de famille revenir tout ahuries d’une de ces audiences électro-spirites. Comment ne pas avoir foi dans cet être extraordinaire qui a de l’écume à la bouche quand on lui dit « dormez ! » parce qu’il a eu soin de placer préalablement un morceau de savon entre ses lèvres ? Dans cet être qu’on ne peut toucher sans éprouver des commotions, inexplicables pour ceux qui ignorent les effets d’une petite pile électrique dissimulée sous une tournure ou sous un oreiller !

Les mystères de la science s’unissant aux autres, on parvient à des résultats inespérés, et pour peu qu’une réponse évasive ait été justifiée par des faits postérieurs, la foi devient inébranlable et la somnambule remplace d’un seul coup, le médecin, la Clef des Songes et tous les raisonnemens plus ou moins judicieux.

Cela ne coûte pas cher d’ailleurs ; on peut facilement pour quarante sous, en marchandant, obtenir des révélations surprenantes sur l’avenir.

Dans le dédale des petites rues abruptes, escaladant les boulevards, vous pourrez, ami lecteur, satisfaire votre curiosité et, qui sait ? vous offrir peut-être le bonheur d’un héritage en perspective ou l’espoir d’une longévité dont M. Chevreul et les rares survivans de la Grande-Armée ont seuls jusqu’à présent le secret.

Presque toujours — neuf fois sur dix — le sommeil de la somnambule est simulé ; pourtant il existait tout récemment encore dans le fond du quartier Saint-Sever, à proximité de Quevilly, un sujet étonnant ; un de ces sujets comme il s’en trouve plusieurs à la Salpêtrière et un seul à l’asile Saint-Yon.

C’était une jeune fille d’une vingtaine d’années, phtisique au dernier point. Celle-là s’hypnotisait réellement et le phénomène était assez étrange.

Vous transmettiez, pour ainsi dire, vos idées à cette jeune fille en lui prenant la main ; de sorte que les réponses qu’elle vous faisait, au milieu de contorsions douloureuses à voir, étaient précisément les réponses que vous auriez fait vous-même à vos questions.

Pickmann, le célèbre magnétiseur que tout le monde connaît aujourd’hui, rendit un jour, si nous ne nous trompons, visite une fois à cette fille et en revint émerveillé.

Il y a quelques mois, cette étrange personne mourait de la poitrine, et l’individu qui l’exhibait assez mystérieusement alors, après l’avoir montrée auparavant aux foires des environs de Paris, s’engageait comme « jongleur indien » dans une baraque de saltimbanques.

Nous avons dit ce qu’était l’exploitation du somnambulisme à Rouen ; inutile d’ajouter que les devineresses les plus extra-lucides n’entendent rien à la politique.

Sous ce rapport, les chiromanciennes et les cartomanciennes dont il nous reste à nous occuper seraient peut-être plus fortes.

L’art de Desbarolles a en effet de nombreux adeptes à Rouen, et on rencontre encore assez de personnes qui ont foi dans les révélations des lignes de la main ou dans le langage des cartes.

Ici, nous ne sommes plus dans le domaine exclusif de la fantaisie et sans admettre comme la superstitieuse Carmen que

Les cartes sont sincères
Et ne mentiront pas,

on voit se réaliser parfois des prophéties

surprenantes pour la plus grande gloire des gens du métier.

C’est dans les quartiers excentriques que sont les « bureaux » des cartomanciennes et des chiromanciennes ; il y en a une petite colonie qui « vivote » très-modestement dans l’ombre des rues Orbe, Poisson, Coignebert, Saint-Nicaise, etc. Quand on n’est pas arrivé dans ses vieux jours à la position désirée de concierge ou d’employée au balayage ; quand on a la chance de posséder quelque oiseau empaillé ou quelque corbeau bien dressé ; quand on a le physique de l’emploi, quelques vieux jeux de cartes et qu’on connait les règles élémentaires de la « réussite, » on se fait cartomancienne. Cela rapporte en moyenne deux francs cinquante par jour, et ne nécessite pas de longues fatigues ni de grands efforts d’intelligence.

Que le lecteur ne s’imagine pas, pourtant, qu’il assisterait, pendant une consultation, à une scène rééditée de quelque roman d’Alexandre Dumas père, ou de Xavier de Montépin. Le logis est simple, toujours propre ; l se compose, la plupart du temps, d’une seule pièce. Il y a des rideaux très-blancs au lit et à la fenêtre; la table sur laquelle la cartomancienne opère est, neuf fois sur dix, en acajou ; on rencontre fort peu d’oiseaux empaillés, mais on voit toujours un ou deux chats, de ces chats qui faisaient frisonner Edgar Poë, et que Baudelaire trouvait « sibylliquement mystérieux. »

La cartomancienne — ce qui établit encore une différence entre elle et la somnambule — ne répond pas à toutes les questions ; elle se prononce après les cartes ; ce sont ces cartes qui parlent, elle ne s’en fait que l’interprète.

On nous excusera d’avoir recours, en la circonstance, aux lumières d’un spécialiste et de donner, dans le cas où le lecteur voudrait lire lui-même sa bonne aventure, la signification exacte des principales cartes :

Charles — le roi de cœur — est un homme qui cherche à vous faire du bien ; César — le roi de carreau — est un homme qui cherche à vous nuire ; Alexandre — le roi de trèfle — est un homme juste qui rendra de grands services ; David — le roi de pique — (monstrum horrendum), c’est Larousse qui parle latin, — signifie, quand il est renversé, la perte d’un procès. — Avis donc aux gens qui en ont !

Ajoutons que le huit de trèfle prophétise de grandes espérances.

La cartomancienne — du moins à Rouen — est toujours doublée d’une chiromancienne ; les deux métiers se confondent ; tout dépend du choix de l’amateur et du plus ou moins de confiance qu’il accorde à l’une ou à l’autre science.

D’ailleurs, quand des personnes anciennes, mais jouissant encore d’une certaine réputation, telles que Platon, Ptolémée, Avicenne, Averrhoès et même Salomon, assure-t-on, se sont préoccupées de cette question qui a dû passionner Artaxerxès Longue-Main, on comprend très-bien qu’un certain nombre de Rouennais de toutes catégories portent intérêt à la chiromancie.

Nous engageons fortement nos aimables lectrices, voire même nos lecteurs, qui auraient l’idée de se faire lire les vérités insérées dans le grand livre du destin, d’employer plutôt la cartomancie que la chiromancie. Rien en effet n’est plus désagréable que de tenir pendant un certain nombre de minutes (le temps est en rapport direct avec la somme versée) la main ouverte devant une brave vieille femme qui se livre à des appréciations diverses sur la ligne de cœur, la ligne de tête ou la ligne de vie.

Cette variante de la pêche à la ligne de la main ; cette division de la paume de la main en quartiers cabalistiques n’a rien d’intéressant, quoi qu’elle soit très-compliquée.

Vous doutez-vous, en effet, qu’il y a eu dans les âges anciens des polémiques sanglantes sur cette grave question de la main ? Savez-vous qu’on est arrivé à établir qu’il existait cent soixante-dix espèces de mains, ce qui fut nié et donna lieu à toutes sortes de controverses. Les Bohémiens du moyen-âge en ont su quelque chose et quelques-uns ont même payé de leur vie leur profession de foi trop exclusive.

Les chiromanciennes de nos jours croient encore à l’influence des planètes sur l’avenir des hommes, et nous avons très-gravement écouté une bonne dame qui nous a pris 3 fr. 75 pour nous expliquer « comme quoi » le mont de Jupiter se trouve sous l’index, le mont de Mercure sous le petit doigt, et le mont de la Lune à la racine du poignet. Que le Ciel, surtout, vous protège du mont de Mars ! Autrement, vous aurez des instincts sanguinaires, et, si vous arrivez jamais à être chef d’un pays, vous ferez la guerre simplement parce que vous aurez eu, en naissant, une petite bosse sous le médius.

Pas bien terrible, comme on le voit, le monde du surnaturel à Rouen, et beaucoup moins dangereux que les sorciers des campagnes, qui conjurent les sorts et font, hélas ! trop souvent, mourir les bestiaux des bons paysans crédules, ou maigrir la bourse des croyans. Mais, il faut le dire, la superstition ridicule existe aussi bien dans les grandes villes qu’aux champs, et ce que nous venons de raconter suffit à le prouver.

Et maintenant, que les somnambules, les cartomanciennes, les chiromanciennes et les rebouteux nous pardonnent de nous être tant occupé d’eux, et que l’avenir leur soit plus favorable que le présent !



LES SORCIERS DE CAMPAGNE

N’avez-vous pas, en voyageant dans la grande campagne, été une fois témoin du spectacle suivant :

Sur la route qui se déroule comme un immense ruban gris, coupant en deux les champs de blé ou les prairies, une vieille, vieille femme s’avance, courbée sur un bâton. Chef branlant, bouche édentée qui favorise la grimace d’un rictus énorme et le rapprochement du nez et du menton.

Elle marche avec une certaine rapidité, malgré la faiblesse de ses jambes. De temps en temps, elle s’accroupit sur ce sol vers lequel elle est constamment penchée, arrache sur la lisière du chemin quelques herbes qu’elle entasse dans un panier, et reprend sa course en murmurant des mots que personne ne saisit, qu’elle-même, peut-être, ne comprend point.

Enfin, voici le village, dont le clocher se rapproche à chaque pas que vous faites. La vieille arrive au terme de sa course, et plus elle avance plus on dirait qu’elle se hâte. Les deux ou trois personnes qu’elle a rencontrées l’ont regardée avec étonnement, se sont retournées quand elle a été passée ; plus loin, une femme a fait le signe de la croix ; une autre l’a montrée du doigt en parlant à sa voisine ; des portes se sont brusquement fermées pendant que les chiens aboyaient et que les petits enfans ouvraient de grands yeux en collant leur front aux carreaux.

Petit à petit, la rumeur grandit. À mesure que la vieille s’enfonce davantage dans le village pour regagner sa maison, la dernière, là-bas, dans un coin isolé, les conversations s’animent, les groupes se forment, les gamins s’assemblent pour méditer quelque mauvais coup. Tout à coup, l’explosion se fait : « La sorcière ! la sorcière ! » Partout on entend le mot mystérieux prononcé avec frayeur, avec colère, quelquefois avec une sorte de sentiment de respect, comme on en a pour une chose qu’on ne comprend pas ; rarement avec ironie. Les gamins, qui ont toujours besoin de se venger de quelque chose, ramassent des pierres et les jettent, jusqu’au moment où la pauvre vieille, tremblante, brisée de fatigue, ne comprenant rien, roulant dans sa bouche quelques paroles incohérentes, disparaît par sa porte entre-baîllée, tandis que les cailloux pleuvent, accompagnés des injures et des malédictions et du cri répété par chacun : « La sorcière ! la sorcière ! »

Puis, quand la « sorcière » a refermé sa porte, le ton des conversations s’élève. — « La vieille ! c’est elle qui a donné le coup de la mort a not’ vaque ! — C’est elle, pour seu, qu’avait jeté un sort sur nos poules que n’pondent pas ! — N’est-ce pas, Guillaume, qu’cé-t-elle qu’a fait péri ta mé, avec ses herbes du diable ? » Et c’est ainsi pendant longtemps, sur les places et devant les portes, jusqu’au moment où un de ces braves gars normands, plein de ce bon esprit du pays de sapience, un peu sceptique sur tout ce qu’on raconte de surnaturel, et n’ayant jamais craint de rencontrer le diable, le soir, sur la grand’route, hasarde que si la vache est crevée, c’est parce qu’elle a eu la cocote ; que si l’on ne voit plus les œufs des poules, c’est parce que tel gamin du village aime trop les omelettes ; que si la mère de Guillaume est morte, c’est parce qu’elle avait quatre-vingt-douze ans, et qu’à cet age-là on ne peut prendre des assurances sur la vie.

Ces excellentes raisons mettent généralement fin à l’incident, pour quelque temps du moins, car aussitôt qu’un malheur se représente, la jeteuse de sorts est maudite de nouveau, les pierres recommencent à pleuvoir jusqu’à ce que le garde champêtre s’en mêle, lorsqu’il daigne le faire.

Nous ne voulons pourtant rien exagérer et soutenir que dans notre région, où la population est si intelligente, il y ait des sorciers dans tous les villages, et que les restes d’une vieille superstition ne s’évanouissent pas rapidement.

Cependant, les rapports de la gendarmerie sont là, et l’on est quelquefois bien étonné de ce qu’on y découvre. Il y a encore tel ou tel petit village de la Seine-Inférieure ou de l’Eure qui possède son sorcier ou son rebouteux, et ce dernier fait souvent du tort au brave officier de santé, ignorant des effets que peut avoir sur un rhumatisme le mélange d’une queue de rat, cuite avec une patte de crapaud dans un bouillon d’orties cueillies à minuit.

On rirait volontiers des imbéciles qui se laissent prendre à ces sornettes, s’il ne leur en cuisait pas parfois d’une manière trop douloureuse ; on rirait bien encore plus de ces sorciers et rebouteux qui sont, la plupart du temps, de vulgaires escrocs, si, rarement il est vrai, une vengeance atroce de quelques superstitieux ne venait appeler la commisération du public sur les malheureux, victimes de cette vengeance.

Enfin, on ne peut réprimer une juste indignation, lorsque l’on voit, comme cela se produit aussi, de pauvres diables ne faisant rien pour se faire passer comme sorciers et poursuivis comme tels par la haine publique, exposés aà des dangers qu’ils n’ont pas soulevés ; victimes, parfois, de leur triste réputation, comme cette vieille femme parfaitement innocente que des habitans d’un hameau de l’arrondissement d’Yvetot auraient, il n’y a pas bien longtemps encore, brûlée dans sa chaumière si les gendarmes n’étaient intervenus.

Quels sont ces rebouteux ? Quels sont ces sorciers ? Il n’y a entre eux de différence que dans le degré. Le rebouteux est moins dangereux. Dans sa catégorie, il est possible de trouver des gens qui savent faire une application heureuse des « simples, » qui possèdent la recette de quelque remède de grand’mère, jamais nuisible, quelquefois salutaire pour des indispositions peu graves. Le vrai rebouteux peut remettre un nerf déplacé et guérir une foulure ; malheureusement, les rebouteux sont comme le vin : en en trouve peu de bons et beaucoup de mauvais. Quant aux sorciers, ils sont comme les pièces péruviennes, ils ne valent rien du tout.

Vous savez bien cela, braves campagnards crédules, qui formez heureusement la minorité de nos populations. Cependant, qu’une épidémie éclate sur vos bestiaux, et, au lieu d’aller, comme la plupart des vôtres, chez le vétérinaire, vous avez quelquefois recours au sorcier. Par exemple, soyez tranquilles ; si le premier ne trouve quelquefois pas le remède, le second en a toujours un à votre disposition, et cela coûte cher, sans en avoir l’air. Écoutez bien cette petite aventure arrivée à un fermier d’un petit bourg de l’arrondissement de Neufchâtel :

Notre homme avait deux vaches malades. Ces deux animaux constituaient toute sa fortune ; il ne voulait pas les perdre et alla voir un « sorcier » du voisinage, à l’heure « — Je viendrai chez vous demain, et je guérirai vos bêtes. » À l’heure fixée, le guérisseur se présente : « Mettez au feu un chaudron, remplissez-le d’eau et laissez bouillir ! » Le fermier accomplit l’ordre pendant que son compagnon exécute une petite danse autour du feu allumé dans la cour, et qu’il chante sur l’air de Au clair de la lune quelque chose d’absolument incohérent. L’eau bout. « Jetez trois œufs dans la marmite. »

L’ordre est encore suivi. Les œufs devenus durs, le sorcier les retire et les mange tranquillement.

Pendant ce temps, les vaches poussaient dans l’étable des beuglemens plaintifs. Le repas terminé, le guérisseur jette au fond du chaudron deux poignées de terre, quelques herbes, un cochon d’Inde vivant et la patte d’une poule, qui, vivante aussi, a dû subir cette amputation. — Il manque à la sauce une pièce de dix francs ! » C’est la grosse question ; il faut toujours de l’argent pour ces sauces-là.

Le fermier crédule ouvre sa cassette, et en tournant avec un manche à balai ce mélange bizarre, le sorcier escamote habilement la pièce de dix francs, et se retire.

Le mystère est terminé ; le mauvais sort est écarté.

Par bonheur, dans le cas que nous citons, les vaches ne moururent pas parce qu’elles ne devaient pas mourir. Il en résulta pour le « sorcier » une vogue énorme et il fait depuis ce temps de bonnes affaires.

Aussitôt qu’un animal est malade, on le fait venir. Quant au fermier, c’est désormais un convaincu, et s’il lit ces lignes, il sourira de pitié de notre incrédulité.

Voici un autre fait plus amusant qui s’est passé dans l’Eure, aux confins du département de l’Orne :

Un cultivateur voulait savoir s’il gagnerait un procès intenté contre un voisin et en parlait au cabaret. Un individu qu’il ne connaissait pas et de passage dans la ville, entendit la conversation. Quand le cultivateur fut seul il l’aborda : « Je suis sorcier et je puis vous renseigner. — « Cela me coûtera-t-il cher ? — Vingt sous. — Bon, venez chez moi. »

Le sorcier se fait payer avant la séance, puis donne les instructions suivantes « Mettez dans la poche droite de votre pantalon une pièce de quarante sous ; dans l’autre un cigare d’un sou. Faites porter un panier d’œufs, tenez-vous droit, croisez les bras et ne bougez plus. »

Tout cela est exécuté à la lettre.

Alors, le devin prend les œufs délicatement et les dépose sur les bras croisés du patient qui ne peut faire un mouvement, de crainte de laisser choir son fragile fardeau. Une quarantaine d’œufs sont ainsi échafaudés à merveille.

« Combien, demande le sorcier, tout cela peut-il valoir ? — Quatre francs. — Bien, ne bougeons plus. »

Et alors, sans se gêner, il plonge la main dans les poches du cultivateur, enlève d’un côté les quarante sous, de l’autre le cigare qu’il allume.

Le malheureux crédule se rend enfin compte qu’il a affaire à un escroc. Mais comment agir ?

S’il bouge pour se défendre, les œufs tombent et le préjudice sera plus grand que celui causé par le vol.

Il se contente de crier, mais quand on arrive pour le délivrer de sa charge, le vagabond a disparu depuis longtemps, en fumant le cigare obtenu grâce à la naïveté du fermier.

Nous ne savons si l’imbécile a gagné son procès, mais il méritait bien de le perdre et ce n’est pas vous, n’est-ce pas, habitans de nos campagnes, qui le plaindriez ?

Comme on le voit, malgré le siècle de lumière dans lequel nous vivons, les derniers sorciers n’ont pas encore disparu complètement. Ils s’en vont, pourtant, peu à peu ; nous ne sommes plus comme au temps de l’abbé Delille, qui disait sans périphrase, chose vraiment curieuse :

Naguere, des esprits hantaient chaque village.
Tout hameau consultait son sorcier, son devin.

L’esprit public a tué presque complètement les esprits surnaturels ; il les aura tués avant peu tout à fait.



Et maintenant, paulo minora… Nous avons expliqué avec des détails les métiers bizarres peu connus. Il en est d’autres, au contraire, qui nourrissent aussi leur homme, mais dont tout le pittoresque s’est enfui à la longue.

Mentionnerons-nous les ramasseurs de bouts de cigares, ces pauvres diables qui peuvent arriver à gagner, lorsqu’ils sont habiles et que le « mégot donne », 3 ou 4 fr. par jour ? Parlerons-nous des chercheurs de mousse, ces petits industriels dont la forêt des Sapins et la forêt Verte sont les magasins ? Signalerons-nous aussi une autre branche de la même industrie, celle des Teigneurs d’herbes, ainsi nommés parce qu’ils séjournent aux abords des ruisseaux où se jette l’eau des teintureries, et transforment ainsi, grâce au liquide qui ne leur coûte rien, la mousse jaunâtre et chétive en une superbe mousse verte qui fait la joie des fleuristes et le bonheur des dames ? Parlerons-nous du chiffonnier, l’antique chiffonnier, en train de rendre son dernier soupir dans une boîte Poubelle ?

Il faudrait alors tomber dans les infiniment petits et examiner, pour ainsi dire, tout ce qui vit dans la boue d’une grande ville comme Rouen. Là encore apparaît toute la vérité de l’axiome : « Rien ne se perd, rien ne se crée. » Par exemple, il y a bien des choses qui se transforment et quand le fumeur jette le bout de quelque excellent cigare, est-il certain que, grâce à un infime industriel du pavé, il ne prisera pas, haché menu, ce détritus qu’il vient d’abandonner ?

Il y aurait encore un métier bizarre à raconter, c’est celui de chercheur de métier bizarre, que nous avons rempli consciencieusement pendant deux mois.

Mais cela intéresserait-il bien le lecteur ?

Post-face


par


Georges DUBOSC

Par quelle figure plus cocasse et plus burlesque, d’une naïveté d’orgueil plus outrecuidante, pourrions-nous commencer cette galerie populaire, que par celle du poëte dramatique Olivier Ferrand, qui s’intitulait modestement : disciple de Molière ; régisseur du Parnasse ; successeur d’Apollon ; artiste du Théâtre-des-Arts de Rouen, du Théâtre-Français, du théâtre du Hâvre ; membre de l’Athenée d’Evreux ; écuyer de Francony ; homme de lettres, à Rouen, rue Saint-Vigor. Jacques Olivier Claude Ferrand, auquel M. Th. Lebreton, dans la Revue de Rouen, et M. A. Canel ont consacré des notices intéressantes, était né le 25 mai 1747, à Saint-Paul-sur-Risle, prés Pont-Audemer ; son père était aubergiste à l’enseigne de la Poule Dure, un titre peu engageant pour les voyageurs affamés. À Rouen où il était arrivé assez jeune, il était tout simplement marchand de coton ; à cette époque où l’on bobinait encore le fil de coton à la main, on l’avait affublé dans son quartier, où il se faisait remarquer par ses excentricités, du sobriquet de Ferrand-Tournette. Comment la muse des détraqués, l’inspiratrice des bons toqués, le toucha-t-elle un jour au front et vint-elle le marquer du signe des bons poëtes ? C’est un secret que lui-même, si prodigue de révélations sur tout ce qui le regarde, ne nous a point révélé. Les originaux de cette espèce sont rares ; avant lui on ne connaissait guère que Maître André, le perruquier, auteur du Tremblement de terre de Lisbonne, dont Henri de La Pommeraye a rappelé la physionomie. Dans le Mariage de Colombine, Ferrand nous apprend cependant à quel âge sa vocation d’auteur dramatique s’est déclarée :

 
À cinquante ans passés, j’embrasse cette carrière
Je suis poëte et acteur comme a été Molière
Mon Savetier de Péronne, est ma première comédie
Et le Pont-Audemer, monsieur, est ma patrie.

Ailleurs, il dira aussi :

 
Quand j’ai commencé mes ouvrages
J’avais à peine cinquante ans,
L’on disait dans tous les villages
Cet homme a beaucoup de talents.

Déjà sa réputation grotesque était établie : la drôlerie de sa physionomie falote n’avait pas, en effet, peu servi à populariser l’apprenti-poëte. Autant qu’on en peut juger par un joli dessin d’Hyacinthe Langlois (Bibliothèque de Rouen) gravé par lui-même en médaillon, Olivier Ferrand avait le masque grimaçant d’un polichinelle du XVIIIe siècle, sculpté à coups de couteau par un sculpteur de Nuremberg. C’est, sous les mèches de la perruque qui se termine par une courte queue, une figure de Cadet-Roussel, vieilli et osseux, sillonné de petites rides s’entremêlant aux coins des yeux ; le nez long, accentué, se recourbe en bec de corbin au-dessus d’une bouche que le rictus entr’ouvre, laissant à découvert les dents ébréchées et cassées. Un habit noir à haut collet, laissant passer le bouillonné d’une cravate lâche, la culotte courte et les bas chinés complètent son habillement, dans la gravure sur bois, de l’École des poëtes où Ferrand est représenté chevauchant un Pégase efflanqué, qu’attend l’équarrisseur.

Pour son coup d’essai, Olivier Ferrand, abandonnant inopinément sa boutique de dépenteur de cotons, débuta avec une comédie vaudeville en un acte, le Savetier de Péronne, qui fut jouée au Théâtre de la République, aujourd’hui le Théâtre-Français, le 12 nivôse de l’an VIII, sous la direction des artistes réunis de l’Ambigu-Comique de Paris.

C’était, mise à la scène, dans un mélange de vers boiteux et de prose incohérente, l’histoire des débuts du célèbre orateur de la Révolution, l’abbé Maury. Déjà les pamphlets du temps avaient représenté le fougueux défenseur des droits du clergé, en un équipage invraisemblable ; déjà, dans l’Ombre du Mardis-gras ou les Mascarades de la Cour, on l’avait montré entouré d’un cortège de recarreleurs de souliers, il lui manquait cependant l’apothéose caricaturale que Ferrand lui préparait. Le Savetier de Péronne était précédé sur l’affiche par le Réveil du Charbonnier ; on annonçait également que Ferrand l’aîné, l’auteur, y jouerait le rôle de Gilles, l’apprenti-savetier. La pièce était, du reste, ainsi distribuée : le père Maury, Monval ; la femme Maury, Mme  Adelaïde ; Charlotte, Mlle  Maillot ; Jacques, Francois ; Ferval, Roger ; Gilles, Ferrand ; un notaire, Vasseur. On s’amusa fort à cette première représentation, qui ne se passa point sans quelque tapage ; Théod. Lebreton, dans son étude sur Ferrand, prétend que l’exhibition de Ferrand sur la scène donna un grand succès à la pièce. C’est tout au moins inexact, car les affiches ne font pas mention d’une autre représentation que celle du 12 nivôse. Il est vrai d’ajouter que, dans cette soirée mémorable, Ferrand fut couronné sur la scène, par un public qui, sans pitié, s’égayait de la vanité du pauvre fou. Lui-même a indiqué à maintes reprises ce triomphe.

Oui mon Savetier de Péronne
Sur la scène eut un grand éclat.

Il vous a valu la couronne ?
Non c’est le chat ?

Déjà un auteur inconnu, décochant à Ferrand l’aîné, auteur-savetier du Savetier de Péronne quelques épigrammes, lui avait prédit, dans le Journal de Rouen, les palmes du triomphe ;

Jouis donc, cher Ferrand, de tes succès divers !
Viens te faire applaudir ! la couronne s’apprête ;
Ta muse, dès ce jour, ne craint plus les revers ;
Les lauriers de Mydas vont croître sur la tête.

De Rouen, le Savetier de Péronne passa au Havre où il fut joué avec Mlle  Le Kain ; là encore on lança à Ferrand des couronnes. « Toute la scène d’Ingouville, dit-il, était descendue ce soir là, à la comédie. La salle était pleine. »

Ce triomphant accueil tourna complétement la tête au malheureux Ferrand : depuis ce jour, une immense vanité s’empara de lui, le poussant à se mettre en scène à tout propos et hors de propos. Il y a peu d’exemples, même parmi les excentriques et les originaux les plus ambitieux, d’un orgueil aussi bouffi, d’une outrecuidance aussi gonflée, avec une naïveté et une sincérité d’un comique aussi réjouissant. Partout, il est l’auteur du Savetier de Péronne, le fameux Ferrand, rival de Molière. Avec la bravacherie en moins, il y a chez lui, dans l’emportement dithyrambique qui le pousse à s’encenser à tout moment, quelque chose de cet autre Normand, Georges de Scudéry. N’a-t-il pas inventé de se faire figurer dans tous les innombrables à-propos et impromptus dramatiques qu’il a composés par la suite ? Tantôt il y figure sous les traits du poète Duranville ou de l’auteur Dur-en-vers, un pseudonyme qu’il s’est appliqué fort justement ; il s’abaisse jusqu’à paraître en jardinier « avec un bonnet rouge et « une plaude de toile » ; il se déguise même en afficheur. Peu lui importe, pourvu qu’il puisse faire son éloge lui-même, l’éloge du célèbre Ferrand ; « Partout, dit-il, « on m’appelle, on me tend les bras, » Il aime aussi à se comparer à Molière, à Voltaire :

Voltaire, pour premier ouvrage
Fit, une belle tragédie ;
Molière eut un très grand suffrage
À son Tartufe, comédie ;
De nos plus grands auteurs qu’on vante
Ferrand l’emporte bien sur tous.

Avec la plus imperturbable sérénité, il reçoit à brûle-pourpoint les coups d’encensoir qu’il se fait casser sur la figure par ses contradicteurs complaisants. Oyez plutôt ce que lui dit Le Gascon dans La Diligence du Havre à Rouen : « Ah ! si jamais Molière s’avisait de ressusciter, il ne serait pas à la noce avec vous ; car malgré que cet auteur est de grand talent, il n’a jamais fait dix-sept pièces de comédie comme vous, en si peu de temps. »

Et Ferrand de répondre : « Mais s’il n’en a pas fait autant, elles sont meilleures. » Cette fécondité est, du reste, son principal titre de gloire : partout il s’en vante, il s’en targue. « Tout cela part de là, » disait-il en frappant sur son crâne difforme, qu’il appelait le bacquet de science, le fameux bacquet de science, qu’il était seul à posséder. « Des pièces, s’écriait-il, mais j’en fais comme de la toile. Jadis, nos grands auteurs étaient six mois avant de finir une pièce, et moi qui en ai fait vingt-trois en quatre ans, je les ai bien surpassés, Ah ! quel dommage que je n’aie point commencé il y a vingt ans. Le théâtre a bien perdu, je vous le promets. » Ici, Ferrand ne dit point toute sa pensée, qu’il complète ainsi dans le Faux Jardinier :

 
Voltaire avait un cœur bien tendre,
C’est une justice à lui rendre.
Molière aussi ne l’avait pas.
Je suis venu trop tard, hélas !
Si avant eux l’on m’eût vu naître,
Lequel aurait osé paraître ?

Et de fait, lequel aurait osé se mesurer avec l’auteur de ces innombrables chefs-d’œuvre ? À partir du jour où il a saisi sa fertile plume, Ferrand enfante quatre ou cinq pièces par années. Il a toujours quelqu’impromptu à rimer, quelque scenario à échafauder :

 
Incessamment encore, quelque chose de nouveau,
Qui très souvent la nuit occupe mon cerveau.
Sans avoir jamais vu du tout François premier (?)
J’ai trois pièces assorties sous peu de mon chantier.

Il ne se passe pas un fait politique, une actualité, un fait divers, qu’il ne le mette sur le métier, C’est la Prise de Saint-Domingue par les Français, en l’an X. C’est le Meunier général, fait arrivé au général Lecourbe ; la Paix générale avec les Puissances ; la Revue de l’an XI ou le premier Consul à Rouen et au Havre ; le Naufrage au Port, fait historique arrivé au Havre, en thermidor an VII ; la Diligence du Havre à Rouen ; la Famille indigente ou le Savoyard généreux, fait arrivé à Rouen ; les Vélocifères ou la Manie du jour ; le Réveil des Cloches ou le Carillonneur de Village ; les Brigands de la Vendée, fait arrivé à Passy-sur-Eure ; l’Inconnu généreux ou les Malheurs du Houlme ; la Prise de Vienne ou l’Écrivain public ; la Prise de Berlin ; la Paix avec les Puissances du Nord ; la Conquête du Portugal ; les Événements d’Espagne ; les Aguignettes à ma Tante ; la Visite du jour de l’an ou l’Arrivée des Oranges ; la Revue de la Garde nationale de Rouen ; la Reprise de Vienne par l’Empereur ; le Passage du Danube ; la Reprise de Varsovie ! S’il avait vécu plus longtemps, l’infatigable Ferrand aurait mis en vaudevilles toutes les victoires et conquéte de Napoléon.

Mes bons amis, quand je compose,
C’est sur la Côte-des-Sapins ;
J’écris en vers ainsi qu’en prose,
Assis auprès des joncs-marins.

Les curieux produits de son usine, de sa fabrication personnelle, s’envolent en petits cahiers de huit feuilles chez Berthelot, rue des Faulx, qui les édite à bon marché. Ferrand, qui n’est pas riche, « que sa fortune, dit-il, oblige à aller à pied comme Piron, » s’est créé pour l’écoulement de ses opuscules, toute une classe d’abonnés au mois, curieux de sa littérature. Il faut voir avec quels soins il les ménage, comment il s’excuse auprès d’eux de ne point faire ces pièces plus longues. À la suite de l’Espagne régénérée (1808), il l’indique en ces termes : « Comme la plupart de mes abonnés sont allés passer trois mois à la campagne, je ne ferai qu’à leur retour des pièces plus longues, et pour qu’il n’ennuie pas au public, je lui donnerai des in-promptus, proverbes et bluettes sur les assemblées des environs de Rouen. » Et aussitôt il se met à composer la Foire de Sotteville ou les Fromages à la crème en réquisition, la Foire de Bonne-Nouvelle ou l’Ouverture du Grand-Cours, les Aventures de Saint-Romain et les amusantes piécettes sur l’Assemblée de la Saint-Gorgon, à Canteleu, rappelant certains usages curieux qui s’étaient transmis jusqu’à l’époque de Ferrand.

Tu verras, ô ma bonne amie.
Toutes les filles du canton,
Qui veulent avoir par envie
Chacune un petit Saint-Gorgon !

Non seulement Ferrand avait une série de lecteurs attitrés, qui pour leurs deux sous pouvaient se régaler l’esprit de ses billevesées, mais lui-même ne manquait pas d’adresser ses vers en toutes occasions, au jour de l’an, aux jours de fêtes, à toutes les personnes qui voulaient bien en accepter les dédicaces, conçues dans ce goût, par exemple :

Pour ma première pièce de la nouvelle année,
Agréez mes respects et mes civilités.

Réduit à la mendicité, dit l’auteur de l’Histoire des Théâtres de Rouen, qui le prend assez lourdement avec Ferrand, il entrait dans les maisons riches pour offrir ses poésies : on lui donnait quelques gros sous, il bégayait un impromptu et prenait l’aumône pour la juste rémunération de son salaire. Ainsi, en usa-t-il avec le premier Consul, auquel il fit offrir ses œuvres complètes avec dédicaces, par le sous-préfet du Havre, et avec la Contat, lorsqu’elle vint à Rouen :

Ah ! si vous veniez au Parnasse
Que de fêtes et de grandeurs,
Monte sur le cheval Pegase,
J’irai vous présenter des fleurs !

Il faut avouer que cette manière de faire sa cour et d’offrir ses hommages à la fille de la harengère de la place Maubert, n’était pas des moins originales.

Quel que fût le succès de ses pièces sérieuses, de Sophie et Dorval, de Gilles bloqué par les eaux, dans l’Isle Lacroix, qui fut joué au Théâtre de la République, pendant le carnaval de l’an X, le 11 ventôse, avec l’auteur dans le principal rôle ; quel qu’ait été le bruit fait autour de son exhibition dans une scène qu’il avait intercalée dans le Mameluck à Paris, exhibition qui fut interdite provisoirement par Delaistre, commissaire du gouvernement, Ferrand rêvait d’autres projets pour atteindre la célébrité et la gloire.

Ferrand a su braver le feu
Aussi bien que l’eau tout ensemble ;
Ma foi cela n’est point un jeu,
Qui que ce soit ne lui ressemble.
Comment fera-t-il à présent
Pour aller faire un jour sa ronde ?
Dans un ballon, assurément.
Il pourra faire le tour du monde !

Il recula devant la gloire d’une ascension, mais il ne résista point au plaisir de se faire acclamer comme écuyer et débuta au cirque installé dans la rue Du Guay-Trouin, sous le titre d’Amphithéâtre d’exercices d’équitation, dirigé par Francony père. Déjà Ferrand avait fait partie pendant l’année 1804-1805 de la troupe d’acrobates, danseurs de corde, équilibristes et maîtres d’armes de Robba, parmi laquelle on remarquait Mme  Jolibois et Quarte, qui faisaient les tourneuses ; et Robba père, qui enlevait à la force des dents une table de six pieds de long. Ferrand se contentait alors de donner des scènes bouffonnes de sa composition et de tenir un rôle dans des pantomimes, dans Arlequin dogue, dans Arlequin magicien, dans Arlequin squelette, une vieille pantomime qu’on reprend encore de nos jours, et dans Arlequin maitre d’école, où il remplissait le rôle du peintre. Tout cela devait conduire le célèbre Ferrand à monter sur le panneau. Son début eut lieu vraisemblablement vers 1808, lors de la rentrée de Francony père, qui à la suite d’une chute pour laquelle il avait reçu les soins du docteur Forleuze, avait dû céder l’exploitation de son cirque à son gendre et premier écuyer Bassin. Le grand succès du cirque était le saut du tonneau par le cheval Aimable. Ferrand s’avisa de renouveler le même exercice sur le cheval Abaster, qu’il décora du nom de Pluton.

Chacun aura dans la mémoire, dit-il, dans le Réveil des Cloches, une de ces pièces jouées en vendémiaire an XII, au Havre,

Que vous avez monté Pluton.

Après avoir fait l’exercice sur son cheval, Il improvisa, pour consacrer ce beau jour, un couplet qu’il débita au public :

Ah ! messieurs, pour moi quelle gloire !
Qui m’arrive encore aujourd’hui.
J’aurai toujours dans la mémoire
D’avoir joué chez Franconi.
Au galop, autour du manège,
Le public m’a très applaudi,
On pourra dire jusqu’à Liège :
Ferrand a fort bien réussi.

Pour s’exercer à l’art hippique, il n’est que juste d’ajouter, au dire de son ennemi et rival J.-B. Bailly, qu’il s’était déjà montré, en public, à cheval sur un cochon.

Ferrand lui-même, auquel tenait si fort le titre d’écuyer de Franconi, a compose une pièce pour immortaliser son nouvel exploit, le Poète au manège ou l’Auteur de Normandie protégé d’Apollon. La protection du dieu des poètes s’explique autrement par ce fait, qu’en voulant faire le saut du tonneau, Ferrand avait fait un chute sans gravité. Déjà même on colportait le bruit de sa mort :

Il a voulu passer à travers un tonneau,
Une chute l’a mis à deux doigts du tombeau.

Mais Ferrand, ressuscité, montra bien qu’il existait encore, en publiant le Mort vivant ou l’Auteur ressuscité, dans lequel il s’écriait :

Non, votre auteur n’est pas mort,
Ceux qui le disaient avaient tort.

D’autres déboires, du reste, attendaient Ferrand, déboires qui devaient le frapper dans ce qu’il avait de plus cher, dans son orgueil d’auteur. Qu’on se moquât de sa laideur, il était le premier à en rire, lui qui a tracé de sa personne le portrait suivant :

Cet auteur n’est ni beau ni laid,
Malgré sa figure antique,
Avec son nez de perroquet,
Sur la scène, il est très comique.

Il permettait même de contester son talent d’acteur, mais il ne put supporter qu’on l’attaquât dans sa gloire d’auteur dramatique. C’est cependant ce qu’osa Joseph-Barthélémy Bailly, un cordonnier de Forges, qui a écrit quelques vers anti-républicains et un curieux opuscule : Une Passion. Dans l’École des Poètes, comédie-vaudeville en un acte, en vers et en prose, parue en 1807, en pleine vogue de Ferrand, Bailly ne recula point devant le péril de maltraiter l’illustre auteur du Savetier de Péronne. Sans user de subterfuges, il l’attaqua en face, en ne dissimulant point son but : « Je me propose, dit-il dans sa préface, de faire l’analyse de ces misérables productions, tant celles qui ont paru que celles qui sont encore à paraître. » Il a la résolution ferme de traiter comme elles le méritent « ces pièces aussi absurdes les unes que les autres, ces pièces insipides et dégoutantes. »

« La lutte qui va s’établir entre nous, dit-il, va divertir quelque temps les habitants de la ville, aussi bien que ceux de la campagne. »

Et, sur cette déclaration de guerre, il entra en lice, se moquant impitoyablement des titres que se décerne Ferrand, « être vil et rempant » ; il rappelle les farces qu’on lui a jouées partout où il est passé, à Rouen, au Havre, à Evreux, à Paris. Il se complaît à montrer les faiblesses de sa versification. Est-il, après ça, extraordinaire,

Que son médiocre talent
L’ait plongé dans la misère ?

Et, sur ce dernier trait, il termine sa pièce, ou plutôt son pamphlet, en le menaçant de nouvelles attaques.

Pour le coup, Olivier Ferrand ne sut que répondre, et sa grande douleur le rendit muet. En annonçant le Poète vengé, il se contenta d’ajouter que cette pièce « était la parodie d’une comédie intitulée l’École des Poètes, qui se vend, par un aventurier que je ne connais pas et qui s’est permis de critiquer et de satyriser les ouvrages de l’auteur du Savetier de Péronne. »

Elle fera du bruit dans l’univers
Ma réponse contre lui, aura bien deux cents vers
Pour me montrer d’abord trés prudent et très sage,
Aucune réponse de moi il n’aura davantage.

Et l’Auteur vengé ou les deux Écrivains rivaux, comédie-vaudeville, imitée de Boileau, parut avec cette épigraphe « Beati pauperes spiritu. » « Pardonnez-lui Seigneur, car il ne savait pas ce qu’il faisait. » Et, certes, il ne savait pas ce qu’il faisait, le pauvre Bailly, car Ferrand, furieux, ne lui ménage point les coups. Il commence par le ridiculiser, sous le nom de Griffardin, « aventurier, colporteur, marchand de plantes, se disant homme de lettres, et qui veut figurer ce jour au rang des poètes » ; puis il lui rend attaque pour attaque, coup pour coup, insulte pour insulte.

Un calomniateur est un être bien plat.
Oser dire que mes pièces sont d’un mauvais génie !
Celle que tu vendis est une salopperie !
Chacun en la lisant s’écrie : ô l’imbécile !
Va donc étudier quelque temps à Sotteville.

Il s’en prend ensuite directement à Bailly et le morigène d’importance.

Ah ! si jamais je vais à Forges
(Ce n’est pas pour vendre de l’orge),
Dans ce village, m’a-t-on dit,
Un pauvre homme a perdu l’esprit.
Quelquefois il fait des planètes,
Ou bien l’École des Poètes,
Cette pièce, sans la blâmer,
Est retenue.....

Et maître Anselme, un des personnages de la pièce, de répondre :

— Au Théâtre-des-Arts, peut-être ?…

Est retenue chez l’épicier.

répond Ferrand, tout fier de ce trait du Parthe. À la fin de la pièce, après s’être disculpé d’être monté sur un cocchon, en disant qu’Alexandre en avait fait autant lors de son entrée dans Babylone, l’auteur du Savetier de Péronne, après cette vigoureuse algarade, qui rappelle la dispute de Trissotin et de Vadius, tend la main à son adversaire et se réconcilie avec lui.

Est-ce cette attaque véhémente et inopinée, sont-ce ses chagrins et ses mésaventures qui rendirent malade le pauvre Ferrand ? on ne peut le savoir ; toujours est-il que lui qui vivait seul, n’avait point voulu se marier,

Si je n’avais que quarante ans,
On pourrait parler mariage,
Faisons taire les médisants
Qu’on voit dans les villes et villages.
À soixante-deux ans passés
Il faut rester souvent tranquille
Et satisfaire mes abonnés
À la campagne comme en ville.

Lui, qui ne rêvait que de son labeur littéraire et de la gloire qu’il pourrait en recueillir, mourut subitement à Rouen, le 8 novembre 1809.

Les railleurs ne cessèrent point leurs plaisanteries devant son tombeau, et le

Journal de Rouen publiait quelques jours après sa mort ce méchant quatrain :

À trois ou quatre pieds sous terre
Ci-git qui se crut un Voltaire.....
Pour qu’au même rang Ferrand fût,
Que fallait-il donc ?… qu’il mourût.

Vasseur, un autre inconnu, qui pourrait bien être un camarade de troupe, écrivit aussi alors une comédie : les Muses éplorées ou Gilles régisseur du Parnasse, pour servir d’apothéose à Ferrand, imprimée chez Pierre Lecomte, rue Malpalu, 58. On y voyait Ferrand dialoguant avec Terpsichore, la mère Angot et montant au sommet du Parnasse, porté par le cheval Pégase.

Le meilleur éloge qui fut fait du pauvre fou métromane qui avait amusé Rouen pendant si longtemps, tomba peut-être de la plume du grand artiste qui fut Hyacinthe Langlois :

Enfin, grâces aux fruits de ma muse échauffée,
Dévots, poètes, chanteurs n’en soyez point jaloux,
Je suis, comme Jésus, l’humble jouet des fous
Malheureux comme Placute et battu comme Orphée !

Olivier Ferrand avait surtout été un excentrique littéraire, un grotesque, préférant le plancher de la scène au pavé de la rue, mettant toute sa gloire à être pris pour un auteur véritable de la famille de ces originaux du livre qui s’appellent : le Rouennais Carel de Sainte-Garde, Bluet d’Arbères, comte de Permission, ou, de nos jours, le Normand Eliacin Jourdain, le producteur d’innombrables romans, l’auteur de la Mort de Marguerite de Bourgogne, drame en un acte, pour faire suite immédiate et logique à la Tour de Nesles, d’Alexandre Dumas, le poète de la Comédie Normande, mystère en vingt-trois actes, et de « Stenio, drame honoré, en 1841, d’une lecture par M. Victor Hugo », qui n’a rien à voir, du reste, avec le beau poème lyrique de Louis Bricourt. Avec le type dont nous allons esquisser le profil, nous entrons dans la catégorie des Inventeurs et des bienfaiteurs de l’humanité, comme le comte de Bacqueville qui domptait les chevaux, comme le tailleur Lautterbach qui apprenait l’Art de marcher et de respirer ; comme Berbiguer de Terre neuve au Thym, qui enseignait l’art de se délivrer des farfadets en plantant des branches de serpolet.

À proprement parler, le dominatmosphérisateur Le Barbier ne fut point un des types de la rue ; on l’aurait certes offensé dans ses hautes et puissantes convictions scientifiques en le confondant avec la foule des bateleurs, musiciens ambulants, ou marchands d’orviétan. Reprenant les vieilles idées des meneurs de nuées, ces faiseurs de tempêtes sur lesquels l’archevêque Agobard nous a laissé tout un traité, et que Charlemagne proscrivait dans ses Capitulaires, Pierre Lucien Le Barbier, dit Barbe-Grise, avait la prétention de faire, suivant l’expression populaire, la pluie et le beau temps, à son gré. « Les nombreux titres d’honneur, dit Mlle  Émilie Bosquet dans la Normandie romanesque, qu’il s’était décernés, expliquent quelles étaient les superbes prétentions de son pouvoir et de sa science. » Jamais Le Barbier ne manqua de signer ainsi ses différents ouvrages : Pierre L. Le Barbier, Français, Dominatmosphérisateur, dominaturalisateur, doministérisateur, dominhominisateur, rétremppérisateur, prolongavisateur du monde entier, températurisateur, presqu’omnipotensutilisateur omnibus, et par un hyper doux et sans interruption de travaux, sans augmentation de consommation de combustible, soit bois soit charbon, donamillionisateur, donamilliardisateur et par la pluie tombant à propos donaminedorisateur.

Pierre Lucien Le Barbier était né à Rouen vers 1796 : riche, instruit, il s’était laissé séduire par les théories du mesmérisme. De l’étude de ces mystérieux problèmes du magnétisme étaient résultés une exaltation poétique, un désordre pittoresque, une illumination surnaturelle qui avaient conduit Le Barbier à penser qu’il était doué d’une omnipotence absolue sur tous les éléments de la nature et de atmosphère. Comme Jean Journet, l’apôtre du fouriérisme, l’excentrique rouennais, l’exalté Le Barbier n’était épris que du bonheur de l’humanité, et cherchait à faire partager à tous les bienfaits imaginaires de la généreuse utopie dans laquelle se complaisaient les rêveries de son esprit. Un de ses premiers actes, avant de se vouer à l’apostolat de la dominatmosphérie, est d’abandonner toute son argenterie, ses bijoux d’or, pour faire renoncer à l’emploi des assignats et coopérer à remettre l’argent en circulation. Débarrassé de toutes autres préoccupations, il commence alors son rôle de dompteur d’éléments et d’assembleur de nuages : dans une gravure fort rare de la collection Pelay, nous le voyons tout à son nouveau rôle. La tête de l’apôtre de la dominatmosphérie est petite, le visage est sérieux, l’allure tendue, le regard extatique. On sent qu’il est absorbé par sa passion, que tout son être y est occupé. Il ne porte point la longue barbe de Chodruc-Duclos ou du Mapah, la barbe de tous les prophètes toqués, mais la moustache et les favoris courts à la Custine ; sa tête est surmontée d’un invraisemblable chapeau de castor à haute forme et à bords minuscules qu’il porte rejeté en arrière. Par-dessus sa redingote de drap noir, qui dépasse, il porte une de ces blouses de toile bleue, à ceinture, qui furent tant à la mode, vers 1820, parmi les porteurs de Cauchoise. D’une main il tient une fleurette et des brins d’herbe et de l’autre sa canne, sa fameuse canne en fer blanc, munie d’un entonnoir et percée de trous, accessoire indispensable pour ses expériences atmosphériques. Mieux qu’un tambour-major, mieux que le célèbre bâtonniste Pradier, il la manœuvrait, lui faisant faire des tours, des évolutions rapides, avec une dextérité merveilleuse, dans le seul but de gourmander les nuages, de faire tomber la pluie, ou d’empêcher les orages et les tempêtes. Il faut avouer qu’avec le climat de Rouen la fonction que remplissait Le Barbier n’était point une sinécure. Aussi le voyait-on, en cet équipage, dans toutes les rues de Rouen, sur toutes les places et les carrefours, sifflant, soufflant, haletant, au milieu d’un tourbillon de moulinets de sa canne en fer blanc, aveuglante sous l’éclat du soleil.

C’était là le rôle d’initiateur populaire de Le Barbier ; mais d’autres moyens extraordinaires et d’autres expériences étaient encore au pouvoir du dominatmosphérisateur. Dans son ouvrage La Dominatmosphérie, ou la nature ouvrant ses trésors à l’observateur, Instruction pour les marins, à l’effet de se procurer l’agitation de l’air et la variation des vents, éviter les calmes, les tempêtes (1817. Deux édit. Rouen, Marie, 1822, in-4o, 8 p.). Le Barbier indique comment on peut agiter l’air et faire naître les tempêtes : « Pour obtenir l’agitation de l’air pendant longtemps, j’employai, dit-il, un soufflet de cuisine de la valeur de trois livres quinze sous, un tirefond de deux sous six deniers pour fixer le conduit de l’air sortant du soufflet. Il ne faut pas agiter l’air d’une façon trop continue. » D’autres moyens sont encore préconisés par Le Barbier : il suffit de siffler « une marche de tambour » entre ses dents, de se servir d’un plumasseau « dont on use pour continuer ou augmenter l’air sur du charbon qui fait cuire « une côtelette » du cotillon marin ou de la pompe marine.

Notre bienfaisant toqué ne se borna point à ce rôle d’Éole ambulant, il fut aussi à ses heures un Jupiter tonnant. Pour rassembler les nuages, il procéda à de nombreuses expériences, dans lesquelles il engloutit une partie de sa fortune ; il rassemblait de gros tas de fumier, les faisait battre et arroser par une soixantaine d’ouvriers qu’il employait à ce travail dans sa propriété de Lescure, et les faisait éventer avec d’énormes soufflets. Si quelque nuage complaisant laissait d’aventure tomber quelques gouttes d’eau, Le Barbier exultait de joie. Il courait de tous côtés, harcelant les ouvriers, les excitant à souffler plus fort et plus longtemps, prodiguant aux travailleurs les exhortations enflammées et quand le nuage crevait enfin en une lourde averse, Le Barbier, trempé jusqu’aux os, mouillé, dégouttant, grotesque et sublime, rentrait chez lui, avec la sérénité d’un dieu antique. Souvent ces expériences sur les fumiers eurent lieu devant l’Hôtel-Dieu, près d’un des pavillons habitait le docteur Achille Flaubert père, qui a dû raconter les bizarreries du pauvre fou à son fils Gustave, qui s’en est souvenu lors de son roman sur ces deux autres toqués, Bouvard et Pécuchet.

Quels n’étaient pas les merveilleux résultats acquis par la dominatmosphérie ? Le Barbier va nous l’apprendre. « En 1814, il empêche par la tempête la seconde expédition anglaise contre les Anglo-Américains d’arriver se joindre à la première qui commençait à brûler la ville de Washington. » Pour prix de ce petit service sans lequel, dit Le Barbier, « ils auraient été polonisés, » le dominatmosphérisateur, réclama 25 millions aux États-Unis. Vers 1826, il devient, grâce à ses expériences « le protecteur du Grec l’intrépide Canaris, par des vents du sud-est, afin de ne pas laisser entrer dans les Dardanelles un vaisseau turc. De 1832 à 1833, par neuf nuits sur vingt-cinq, il donne une abondance générale qui fait cesser les émeutes. »

Il favorise la prise d’Anvers et la prise d’Alger. « Le sieur Le Barbier, écrit-il, avait promis cette année de diriger la température en Espagne de manière favorable à notre armée, en s’en rapprochant. Il a prouvé de Rouen ce qu’il aurait obtenu plus facilement près le théâtre de la guerre. » C’était là le côté politique des inventions mirifiques de Le Barbier. Les attestations nombreuses des services qu’il avait rendus à la marine n’étaient pas moins extraordinaires. C’est le sloop l’Amitié, de Bayonne, capitaine Saucier, qui, le 6 décembre 1814, évite la tempête avec un soufflet de cuisine ; l’Aimable-Françoise, de Bordeaux, fuit un danger semblable avec un soufflet ; la galiote la Seine, capitaine Billard, le 30 octobre 1815, se tire de péril avec un plumeau.

Faut-il, après tant de services, être étonné que Le Barbier se soit qualifié de contre-maître de Napoléon, et qu’il ait pu affirmer « que pendant l’existence de Barbe-Grise, il n’y avait plus d’hyver possible, plus de guerre possible sur terre et sur mer » Aussi Le Barbier, par une pétition aux Chambres, demandait-il à être adjoint à toutes les ambassades et consulats. Entre temps, le célèbre excentrique rouennais s’occupe de bien d’autres inventions : il a trouvé le moyen de sucrer les melons en en trempant la queue dans une dissolution sucrée ; il lance un « Projet de souscription et d’assurance de Rouen, ou Paris la capitale, le climat de la France, le paradis terrestre exerçant son influence sur tous les climats. » II proposait dans ce projet « une souscription d’assurance contre la pluie pendant le jour afin qu’aucuns travaux ne soient interrompus. » Pour un ouvrier le prix était de 15 cent. ; pour les vieillards des deux sexes, les femmes enceintes ou relevées de leurs couches, celles qui ont besoin de se promener et leurs enfants, les rentiers même oisifs, par semaine 50 cent. La souscription fut ouverte en 1822 au café Dufour, rue des Charrettes et rue de la Vicomté.

L’amélioration de la Basse-Seine, qui a préoccupé tant de monde, avait été aussi résolue par Le Barbier. Dans sa brochure « Avis au commerce, aux armateurs du genre humain » (Rouen, Marie, 1827), il nous apprend que lui, qui a déjà creusé la rade d’Honfleur, se propose de creuser le port de Quillebeuf et d’approfondir toute la Seine de douze pieds en 24 jours. Tous ces travaux étaient faits à l’aide d’un bateau, armé de dix râteaux raclant et draguant tant bien que mal le fond du fleuve.

En 1823, Le Barbier avait rétabli déjà trois fois la passe de la Carriére à Saint-Jacques et formé des alluvions qui rapportaient 5 millions. Ce sont du moins les allégations avancées par lui dans une communication à la Chambre des Pairs, où il raconte ses expériences à Caudebec.

Plus tard, vers 1834, Le Barbier qui, entre autres nouvelles inventions, était parvenu à retremper toutes les femmes et à leur rendre beauté et jeunesse, et qui malgré tout son pouvoir n’avait point su conserver sa fortune, crut devoir tirer parti de sa science merveilleuse. C’est ainsi que lors de l’inauguration de la statue de Pierre Corneille, en 1834, il lança un avis dans le petit journal La Clochette, invitant le public, moyennant finances, à deux voyages jusqu’à la Bouille, la Mailleraye, Villequier et Vieux-Port sur le navire « La Foudre, Le Louis-Philippe ou même Le Vésuve à défaut des deux autres », pour assister au Grand creusement de la Seine. On pouvait souscrire au domicile de Le Barbier, rue aux Ours, n° 42, qui « sur invitation, disait la lettre d’avis, se rendra au milieu de réunions nombreuses ou noces ».

Désillusionné sur le sort réservé à ces expériences, Le Barbier dans ses dernières années avait perdu la confiance et la force en sa destinée ; il se croyait persécuté par d’invisibles ennemis dont les menées occultes contrariaient ses expériences : le 17 décembre 1836 il mourait triste et délaissé.

Combien d’autres originaux n’aurions-nous point à citer avant de clore cette rapide revue des grands hommes du pavé. Dans ses Excentriques, Champfleury a donne une place fort large à l’abbé Chatel, fondateur d’une nouvelle religion. Ne devrions-nous point aussi mettre au premier rang des originaux l’abbé François-Clément Dubois, qui fonda, à Rouen, le schisme des Clémentins, vers 1802, et qui créa une petite église qui eut ses dogmes, ses rites jusque vers 1850. Parmi les originaux des lettres, pourrait-on oublier J. Bruno Chevalier, de Limetz, né près de Vernon, qui avait de longues conversations avec le Père Éternel, et qui divisait les dieux en 300 classes ? N’ayant point trouvé d’imprimeurs à Rouen pour ses élucubrations, il s’avisa de graver lui-même, au couteau, sur une planche de bois de pommier, ses ouvrages dont plusieurs exemplaires en rouge et noir ont été tirés sous le titre de Complément au Père Éternel. La métromanie, dont Ferrand fut l’exemple le plus célèbre, compte aussi d’illustres exemples dans notre département : ce furent, entre autres versificateurs, Placide Augé, ancien libraire, dit le Barde de Goderville, qui, pendant près de soixante ans, chanta, dans des vers innombrables, tous les événements qui se passèrent dans son canton : construction d’une halle, comices agricoles, édification d’une église, jeu de boules, et dont le plus beau titre de gloire sera le grand concours des peuples de la terre ! Voilà plus près de nous le père Blanchet, un maigre vieillard dont la spécialité était de composer des odes dithyrambiques où il chantait les charmes et la beauté de Suzanne Leblanc, la chanteuse d’opérette bien connue. Mais où sont les neiges d’antan ? Pour vivre, le père Blanchet, qui avait la spécialité d’être correspondant pour les « pays chauds » internes au lycée, composait des réclames en vers.

Là, de très-beaux buvards garnis argent, ivoire,
Et couverts maroquin ; des buvards non garnis
Pour être un peu moins cher, mais tout aussi jolis
Témoignent des progrès de la papeterie,
Aidée dans son essor par l’ébénisterie.

Malheureusement, Blanchet est mort avant l’apparition du savon du Congo ! Disparu aussi Lefebvre, un bon toqué dont la manie était de sortir avec des bouffettes de rubans rouges sur ses souliers, et de se promener dans un canot bizarre décoré de cercles multicolores. Disparu l’écrivain imaginaire, Panel, sur lequel Beuzeville a donné quelques notes dans l’Almanach populaire, en 1856, qui, pendant trente ans, tous les samedis, jetait dans la boite du Journal de Rouen un ramassis de notes incohérentes sur les signes du zodiaque. Disparu le vieux père Jean Darius qui, né en 1758, vécut plus de cent ans, tour à tour soldat, puis basse-taille au Théâtre-des-Arts avant de terminer sa carrière à l’Hôtel-Dieu. Disparu le vieux et aimable libraire Durand, dont la physionomie, mille fois reproduite par Bérat, fut aussi curieuse de nos jours parmi le monde littéraire, que l’avait été, au XVIIIe siècle, celle du marchand d’estampes, Lecanu, dont le portrait a été gravé par Houel.

À côté de ses excentriques, de ses maniaques ou de ses visionnaires, la rue a aussi ses figures tristes, d’un grotesque navrant, idiots bizarres, dont elle a fait ses fous, qu’elle habille de ses oripeaux abandonnés, qu’elle nourrit au petit bonheur, et dont elle se réjouit pendant quelques années, lamentablement. Parmi ces apparitions terrifiantes, pitoyables et comiques, quelques-unes sont particulièrement restées dans l’esprit des anciens rouennais. Si nous exceptons ces types de mendiants dessinés par Langlois : joueur de clarinette aveugle portant son enfant sur le dos, et mendiant à la jambe de bois, accompagné d’un cerf apprivoisé, sur lesquels nous n’avons point de renseignements, voici tout d’abord Petit-Jean, qui vécut de 1820 à 1843, traînant sur le pavé de Rouen sa défroque militaire. Une très belle lithographie d’Auguste Lecuyer, tirée chez N. Périaux, nous montre cette figure osseuse, an grand nez accentué, retombant sur une bouche à lèvres épaisses à moitié entr’ouvertes. Les yeux égarés louchent légèrement, les cheveux frisés débordent sous un de ces énormes shakos tromblons de garde national, surmonté d’un panache qui se balance. Revêtu d’un habit bleu boutonné, dont les basques pendent par derrière, on d’une grosse veste ornée d’épaulettes, la poitrine couverte de décorations en fer blanc, de médailles trouvées sur le pavé, portant plus de décorations que la Limouzin n’a pu en vendre. Tout harnaché d’ordres et de chamarres, il parcourait les quartiers de la ville, escorté d’une marmaille en délire, sautant et pirouettant, et faisant virevolter au-dessus de sa tête une grosse canne de tambour-major qui ne l’abandonnait jamais. On l’appelait : on lui faisait raconter que Napoleon Ier n’était point mort, ou bien on le faisait chanter sa chanson :

Jean, Jean, Jean, ta femme est-y belle ?
Oui, oui, oui, elle est demoiselle.
Qu’est-ce qu’elle fait ? — Elle fait du ruban
Pour border la culotte à Jean !

qu’il terminait par un cri bizarre « crrrrrizzzzh », lancé dans une grimace.

Vagabondant particulièrement dans le quartier de Cauchoise, où les fabricants de la Côte d’Or l’assistaient de leurs aumônes, Petit-Jean, qui adorait les militaires, paradait souvent en tête de la 4e compagnie de la Garde nationale, dans les revues et les promenades militaires. Petit-Jean habita, pendant une grande partie de sa vie, chez sa mère, qui demeurait dans une des maisons de l’entrée de la rue de Bapeaume, près de la barrière du Havre.

C’est en ce travestissement de guerrier pacifique que nous le représente un dessin de Polyclès Langlois (collection Pelay), qui a été gravé, et dont la popularité fut telle, qu’on le reproduisit sur les enveloppes des bâtons de sucre de pomme. De Petit-Jean, il existe aussi une très belle lithographie, datée de 1823, et signée d’Eust. Bérat. Le joyeux dessinateur rouennais a encore reproduit Petit-Jean, vu de dos, dans un croquis à la plume, paru en 1847, dans une planche du journal le Sylphe, lithographiée chez Perruche.

Un autre type disparu, qui fut célèbre pendant de longues années, de 1825 à 1855 environ, est le Marchand de mouron. C’était aussi une sorte d’idiot, du nom de Pimort, né en 1809, cachant sous une physionomie hébétée un abrutissement cynique et crapuleux ; la hotte sur le dos, les paniers au bras, remplis de verdurette, coiffé d’un vieux chapeau mou, les habits en loque, la poitrine débraillée, on le rencontrait dans la ville, jetant, d’une voix avinée, son appel aux clients : V’là du mouron ! v’là d’l’herb’au chat ! v’là d’la grasse poulette ! v’là des feuilles de lierre ! C’était là un de ces misérables qui tiennent autant du gueux des champs que du gueux de ville, gagnant leur pauvre vie avec les aubaines que la nature, toujours bonne aux pauvres, offre obligeamment à tous venants : marchands de balais de brinches, ramasseurs de mousses, sarcleurs de pissenlits, vendeurs de primevères ou de coucous, arracheurs de fougères, fabricants de tailles pour les boulangers, voleurs de fleurs dans les cimetières, vendeurs de roseaux et d’herbes folles, cueilleurs d’herbes médicinales, c’est de cette grande famille, appelée dans le langage des halles, les hommes sauvages, que faisait partie le Marchand de mouron. Sous son travestissement ignoble, il a souvent été représenté par des dessins de Polyclès Langlois, par une lithographie de de Pouilhy, éditée chez Berdalle, en 1834, et reproduite par Piéters, par des croquis de Bérat, dans un numéro du Sylphe, dont nous avons déjà parlé. Il ne faudrait pas croire que le Marchand de mouron sut toujours bonne grâce à ses portraitistes improvisés des complaisances de leur crayon. Un beau jour, en janvier 1830, en apercevant une de ses caricatures exposées à la vitrine d’un marchand d’estampes du passage Saint-Herbland, il fut pris d’un accès de susceptibilité furieuse, et attaqua devant le tribunal correctionnel l’imprimeur lithographe Perruche, en 500 fr. de dommages et intérêts. Après plaidoiries de Me  Deschamps, pour Pimort, et conclusions de Me  Renard, avocat du roi, le Marchand de mouron fut renvoyé de sa plainte. Il ne se tint pas pour battu et attaqua le dessinateur Pieters, auteur du dessin. Nouvelles plaidoieries de F. Desehamps, pour Pimort, de Me  Calenges, pour Pieters, et débat qui se termine par un jugement où il est dit « que la lithographie n’offrant aucun caractère de diffamation ou d’injures, la loi du 17 mai 1819 est inapplicable, » et, par suite, Pieters est déclaré renvoyé des poursuites dirigées contre lui, et Pimort condamné aux dépens. Pieters se vengea de ces mésaventures judiciaires, en publiant une nouvelle charge du Marchand de mouron, avec cette inscription : « déclaré ressemblant, par jugement du tribunal correctionnel » (Journal de Rouen, 13, 14, 22 janvier 1830). Le Marchand de mouron n’était pas ennemi cependant d’une douce réclame, c’est ainsi qu’il consentit à figurer au Théâtre-des-Arts. Odry était venu jouer La Canaille, une pièce à laquelle les allusions politiques avaient donné un certain retentissement. Il y avait eu du bruit le soir de la première, donnée devant un public nombreux. Odry imagina d’y faire figurer le Marchand de mouron. C’est à lui qu’il s’adressait au premier acte, quand, l’apercevant un balai à la main, il lui disait : « Que fais-tu là ? Tu nettoies ta belle patrie ! elle en a besoin…. » Inutile d’ajouter que cette apostrophe violente était soulignée par un tonnerre d’applaudissements. Avec l’âge, le Marchand de mouron, comme le sire de Framboisy, avait pris femme et avait eu une enfant, sa fille Marie, à qui il faisait faire le grand écart. Le trio n’était guère recommandable. Il devait bientôt se disjoindre. Le Marchand de mouron, qui était devenu alcoolique, dut être enfermé Saint-Yon, après de nombreuses scènes, dans lesquelles il se prétendait persécuté par une famille de l’aristocratie, à laquelle, suivant lui, mais faussement, il disait appartenir.

Le Marchand de mouron fut remplacé par un autre type, le Marchand de balais, Gorgenoir, flanqué de sa femme, trainant sur son dos un paquet de balais liés par une hart, pendant la période qui va de 1856 à 1870. L’un valait l’autre. Peut-être le Marchand de balais, qui habitait sur la côte de Bapeaume, au milieu des bois, était-il encore plus déguenillé, plus hirsute et plus répugnant que son prédécesseur. Dans la Chronique de Rouen (1873), M. M. Forsan, a esquissé la silhouette du Marchand de balais. L’amusant dessinateur Hadol, qui a longtemps habité Rouen, avant de donner à l’Éclipse, de Gill, ces jolis dessins de la Semaine comique, a croqué alertement le Marchand de balais dans une série de types rouennais. On l’y rencontre au milieu des Quatorze-Sous, auprès de la femme hydropique, du petit nain, coiffé d’une calotte de velours à gland d’or, et il semble, en le voyant, qu’il va se mettre à crier :

Balais, balais.
En hiver comme été
Toujours des balais !

Cette collection de grotesques serait incomplète si nous ne rappelions le souvenir de la femme-homme Bardou, toujours affublée d’un costume masculin, vers 1845, des Laumonier père et fils, deux simples d’esprit, courant les rues, et d’un autre pauvre niais, Gautier, qui vivait vers 1840, et qui passait son temps à affuter un vieux couteau sur toutes les bornes.

Avec les vieilles rues et les carrefours sont disparus les endroits propices aux rassemblements populaires, où opéraient les orateurs et les poètes du pavé, et particulièrement les chanteurs ambulants, vrais improvisateurs en plein vent, ayant souvent plus d’originalité que les auteurs en vogue, avec une indigence sans prétention et une indépendance moins ambitieuse. Rouen autrefois comptait en grand nombre ces héros inconnus de la musique, du chant, du bel art de l’éloquence et de la prestidigitation. Leur quartier général était particulièrement fixé aux abords du pont de bateaux. Aux époques de troubles, comme après l’émeute tentée par Bordier et Jourdain, le rassemblement de ces pauvres gens, à cet endroit, parut suspect, et fut interdit par un arrêté assez curieux de la municipalité, en date du 12 août 1789. Il était défendu « aux jongleurs, faiseurs de tours, bateleurs, chansonniers, de se réunir en ce lieu, et particulièrement aux diseurs de bonne aventure, qui se servent de longs tuyaux, qui les mettent à portée de parler à des particuliers, à une longue distance, sans être entendus des autres assistants, et forment attroupement sur le port et places publiques. » (Archives municipales. Reg. des délibérations.) Grand était, en effet, en ce temps, le nombre des musiciens ambulants, et particulièrement des chanteurs de rue. Le plus ancien fut probablement ce Poirier le Boiteux, qui eut la singulière idée de mettre en chansons l’histoire de Rouen. D’après M. Ch. Lormier, un érudit rouennais, qui a publié, en 1873, une réédition des chansons de Poirier, le chanteur aurait vécu à la fin du siècle dernier, car les permis d’imprimer sont de 1774, 1776, 1778. Poirier s’intitulait chanteur de Paris, Rouen, Versailles, etc., suivant la cour. On le croit rouennais, toujours est-il qu’il connaissait parfaitement la ville, dont il a célébré les habitants, les quartiers, la vie et les mœurs :

Que Rouen est une aimable ville,
Que Rouen fournit d’agréments !
On y voit tant de filles gentilles,
Qu’on y passe des jours charmants !

s’écriait-il. Aussi, dans ces recueils de chansons, Rouen tient-il une large place, et son Histoire de Rouen, qu’il publia après son Origine et Antiquités de Paris, est-elle des plus intéressantes. Veut-on un exemple de la manière de Poirier le Boiteux. Voici un passage de l’Histoire de Jeanne Darc :

Elle étoit de Lorraine.
Fille d’un laboureur,
Qui, avec bien de peine.
Vivoit de son labeur ;
Un ange de lumière,
Annonçant à sa mère,
Qu’alors qu’elle naîtroit,
Elle l’élève sage,
Que Dieu, par son ouvrage.
La France sauveroit.

L’Histoire de Rouen, revue, corrigée, augmentée, fut longtemps populaire, et, il y a quarante ans, on la chantait encore en chœur dans les ateliers de Rouen. Sept éditions en parurent successivement chez Berthelot, l’imprimeur du poète Ferrand, chez Lebourg, chez la veuve Ferrand, chez Bloquel et chez Lecréne-Labbey.

Parmi les chanteurs populaires du commencement du siècle, un des plus célèbres fut certainement Jean-Baptiste-Alexandre Morainville. Morainville, avec le père Lajoie, fut le type classique du marchand de chansons. La figure large, colorée, joviale, le teint frais, les yeux malins et rieurs, les cheveux longs renvoyés en arrière, Morainville avait adopté pour coiffure un vaste chapeau relevé par devant, et orné d’une plume, et, pour vêtements, l’habit à basque et la cravate de foulard multicolore nouée à la Collin, sous un large col rabattu. Ainsi nous le reproduit une belle lithographie de Lange, à Chartres, rééditée dans l’ouvrage que M. Jourdain a consacré au chansonnier populaire. Morainville était né à Rouen le 7 mars 1795. Son père, qui était logeur, l’avait destiné à être ouvrier imprimeur ; mais, à seize ans, il s’engagea. Blessé à Dresde, il revint à Rouen, et commença à composer ses chansons, dont le premier recueil parut à Rouen chez la veuve Ferrand, rue Ganterie. Celui-ci s’intitulait Recueil de la Gaîté, ou Recueil de chansons, rondes, ariettes, romances, vaudevilles. En épigraphe, étaient placés ces vers :

À jouir qu’on s’évertue,
Et, de peur qu’il ne nous tue.
Mes amis, tuons le temps.

Morainville, à la dernière page, avait l’honneur de prévenir le public qu’il se chargeait de la composition des couplets de fête, mariages, etc…, en le prévenant au moins un jour à l’avance. On le trouve sur le port ou chez lui, rue du Rosier, n° 7, à Rouen. » Fait prisonnier à Waterloo, le chanteur populaire resta huit mois captif en Angleterre. En revenant en France, le 23 mai 1816, il alla s’installer à Chartres, chez M. Lebatte, imprimeur. Il reprit bientôt son violon, son archet et son parapluie rouge, et se remit à débiter ses nouvelles chansons, courant de foire en foire, de village en village. Dans ses pérégrinations, il lui arriva une cocasse aventure. Morainville avait souvent l’habitude de se travestir en femme pour chanter ses gaudrioles de carnaval. Ses charmes plantureux séduisirent le garde-champètre de Courval, qui, tombé subitement amoureux, demanda sa main. Morainville devait, du reste, peu après, convoler en justes noces et épouser, le 5 juillet 1822, Marie-Marguerite Lejour, de Brest, marchande de chansons, qui, pour toute dot, lui apportait un tambour de basque. Depuis ce jour, son épouse fut associée à sa gloire, et toutes les chansons que publia depuis Morainville sont suivies de cette indication : chantée par lui, son épouse et sa famille. Parmi les plus célèbres de ses curieuses productions, qui étaient écrites avec une verve et un sentiment poétique peu communs, certaines se sont longtemps chantées : les Garçons du pays en goguette, à la Gloire du grand Saint-Lundi, le Laboureur, les Moissons, d’une inspiration très-élevée et d’un sentiment qui rappelle Pierre Dupont, les beaux Jours, le Mariage, la belle Fermière, les jolies Villageoises, les rondes des Beaucerons. Bon nombre des chansons de Morainville demeurées populaires ont été reprises par des faiseurs de chansons modernes, qui ne se sont point fait scrupule de s’approprier les couplets les plus amusants : Les Aventures d’un Gas de Falaise, ou les Navets de Mauvilliers.

Qu’ils sont gros, qu’ils sont longs !
Qu’ils sont fermes, durs et ronds !
Qu’ils sont beaux, qu‘ils sont frais,
De Mauvilliers les navets !

Les événements locaux contemporains trouvaient chez Morainville, qui toujours en campagne, dans le pays chartrain et le Perche, était à même de les voir, un chantre inspiré. C’est ainsi qu’il célébra, sur commande, la nouvelle Halle de Brou, l’Inauguration des chemins de fer, la première Course du Département d’Eure-et-Loir à Iliers, chanson hippodramatique et cavalière. Il devait par la suite, après avoir, pendant quelque temps, tenu auberge à Chartres, s’improviser éditeur de canards et récits d’évènements politiques ou de crimes fameux, imprimés sur papier à chandelle, avec des têtes de clous. C’est ainsi qu’il écrivit, imprima et chanta, tour à tour : L’exécution de l’arrêt qui condamne Fieschi à la peine de mort, Le Phénomène extraordinaire d’une Fille double, née à Gouville en 1838, La grande Complainte sur les voleurs de la nouvelle bande d’Orgères, et surtout L’Arrêt de la cour d’assises d’Eure-et-Loir, qui condamne aux travaux forcés à perpétuité les nommés Jousse et Mélanie Michel, comme coupables d’empoisonnement sur la veuve Jousse, et d’assassinat sur Adélaïde Couvret, femme Jousse. On nous permettra bien de citer un des couplets de cette complainte que l’on peut hardiment placer à côte des modéles du genre :

La fille Michel est un monstre,
Qui poussait ce fatal projet,
Son caractère le démontre.
Elle sut nier chaque fait.
Mais, par différentes manœuvres,
Elle dit : « Oui, du scélérat,
« Je suis enceinte de ses œuvres,
« Mais innocente de l’assassinat. »

Ce fut là la dernière manière de Morainville, qui mourut vers 1840, mais en laissant de nombreux successeurs.

Dans le genre de littérature populaire qu’il avait choisi pendant les dernières années, un homme devait se rencontrer, qui devait être le premier des canardiers rouennais, le plus ingénieux et le plus adroit des marchands de papelard, le roi des crieurs de complaintes, le goualeur par excellence, nous voulons parler de Duchesne, le vendeur de papiers publics. Avant de se créer une réputation dans ce genre spécial, Duchesne, vers 1828 et 1829, avait, l’un des premiers à Rouen, installé un théâtre de marionnettes, dans la rue des Champs, précédant le guignol installé par Raddoux, vers la rue des Maillots-Sarrazin, théâtre qui fut détruit par un incendie. Cette scène qui s’intitulait Spectacle des points de vue theâtral, dirigée par Duchesne, ne comptait pas moins de 300 marionnettes. Pour 6 sous aux premières, on pouvait y voir représenter L’apothéose de Napoléon Ier, entouré de Pétrarque, Charlemagne, Alexandre, Scipion, Constantin, le duc de Richelieu, venant recevoir le roi de Rome « en avant du temple de mémoire. » Le premier, Duchesne fit jouer, à la foire Saint-Romain, vers 1837, la Tentation de Saint-Antoine, bien avant qu’il ne fut question du théâtre du père Legrain.

On joue la comédie
Par des hommes de bois.
Le diable est en furie,
Saint Antoine aux abois.

On y représenta aussi la Naissance du Sauveur et l’Adoration des Rois Mages.

Duchesne, en même temps qu’il était directeur de théâtre forain, était, avons-nous dit, marchand de canards. Tous les événements politiques ou militaires, tous les incidents de la rue, tous les faits judiciaires, étaient pour lui prétexte à chansons, à récits imaginaires, ornés et embellis de détails inventés pour faire frissonner ou faire rire. Duchesne confectionnait lui-même le texte de ces canards, mi prose, mi vers ; un camarade, le sieur Lacrique père, qui fut jadis peintre chez le père Legrain, décorateur, l’ornait d’illustrations naïves et typiques, que Duchesne gravait ensuite sur bois — grossièrement, — avec un couteau ; le tout était tiré dans les imprimeries populaires, chez Bloquel ou chez Baudry. Le nombre de ces feuilles — véritables petits journaux — est immense. Parmi les plus curieuses, citons l’Arrivée d’un habitant de la Bouille à Paris, le Médecin à la corde Thibert, avec un bois des plus curieux,

Approchez-vous, chrétiens fidèles.
Eh pour entendre le récit
D’un grand crime que commit
Un homme bien criminel.
Avec une corde et un clou
Il se vantait de guérir tout.

une série d’événements politiques et de crimes. Parmi les événements locaux, l’Inauguration du Pont-Suspendu.

Honneur, honneur.
Cent fois honneur
À l’intrépide ingénieur
Qui fit le pont sur la largeur
De notre rivière,
Car d’une autre manière,
Dieu ! quel travail s’il eût fallu
Faire en long ce Pont-Suspendu !

Dans ses travaux littéraires, Duchesne fut souvent aidé par d’autres chansonniers populaires de l’époque, par Louis Grava et par Hyacinthe Lelièvre, un des amis intimes de Gringalet. Hyacinthe Lelièvre, qui s’intitulait Blaguignac, membre de l’ordre libre des trois couleurs, président de la société des Enfants sans souci, ex-sergent du 18e bataillon de génie, professeur d’écriture et de langue française, mort souffleur au théâtre des Arts, a écrit un très grand nombre de chansons, pots-pourris, parades, revues, dans son Almanach grotesque ou Portefeuille d’un fou, paru en 1827. C’était lui qui était le fournisseur habituel de Duchesne, quand celui-ci, distrait par ses occupations de directeur, ne pouvait mettre la main à la patte. Uno avulso non deficit alter ! Lelièvre était-il empêché ? L’usine à canards ne chômait pas : sa fille Eulalie Lelièvre composait la complainte demandée, et c'est ainsi qu’elle a signé la Complainte de Decaux, dit Salomon, assassin de Mme  Desnoyelles, de Neufchâtel, en 1834. Cette cargaison d’actualités illustrées, soumises au visa de l’autorité, était écoulée par Duchesne dans les campagnes de la Basse-Normandie, du pays chartrain et de la Beauce. La feuille de visa présentée par Duchesne aux administrations (collection Pelay) est certes l’un des documents les plus intéressants de l’histoire du colportage à cette époque.

Duchesne, physiquement, est un type : rasé, les cheveux en arrière, le nez bourbonnien, les quartiers populaires l’avaient surnommé Louis XVI. Il avait conservé la tenue de l’ancien régime : un énorme carrick vert à collets superposés, qu’il agrémentait d’un chapeau haut de forme. Dans les derniers temps de sa vie, resté canardier par conviction, il assista à l’éclosion de la presse ; il s’était même fait une spécialité, en vendant l’Époque, un énorme journal qui ne valait pas moins de cinq sous.

Plus près de nous, parmi les impresario des théâtres de marionnettes, nous ne pouvons oublier Basté, qui, après avoir été quelque temps décrotteur, rue Sainte-Croix-des-Pelletiers, ouvrit dans la rue des Capucins un théâtre d’ombres chinoises. Après avoir été quelque temps associé avec le père Legrain, il ouvrit, rue Lafayette, un atelier de photographie bien connu.

Parmi les rivaux de Morainville, nous avons cité le père Lajoie, un des types les plus connus du Rouen populaire. Si Morainville fut aubergiste et exerça quelques petits métiers, ne fût-ce que celui de vendeur d’instruments pour savoir l’heure sans montre, le père Lajoie, de son côté, à son métier de chanteur populaire, ajouta celui de marchand de berlingots. Une belle lithographie de Bérat, datée de 1824, nous le représente, la figure large et ouverte, l’œil fin, les cheveux noirs et bouclés, tombant sur le col de l’habit, le gilet à fleurs entr’ouvert, s’apprêtant à souligner le couplet, et tenant à la main son crin-crin de violoneux. Ce qui le caractérise particulièrement, c’est son chapeau à trois cornes, le véritable chapeau du chanteur ambulant, le chapeau de Volange dans Janot, pointant ses cornes longues menaçantes vers le ciel.

Ainsi équipé, sur le port ou sur la place du Vieux-Marché, dans son cercle habituel de poissardes et de harengères, il était à son aise pour dégoiser ses grivoiseries et chanter son répertoire, assurant son creux par quelques hum ! hum ! lancés avec fracas. « Çà n’est pas encore au cimetière Saint-Maur, qu’on en trouvera un pareil ! » Il chantait ainsi les Embarras du sergent-major de la garde nationale, le petit Forgeron de Cythére, la nouvelle Bourbonnaise, le Nigaud dupé, le Billard, la jeune Thémire, la Chanson des Douillons,

Les filles ainsi que les garcons,
Sont très-contents de mes douillons.

la Reine de Prusse, l’Amour fugitif, Vive la Pompe, le vieux ménétrier Thomas, et bien d’autres qui sont réunies dans quelques cahiers : le Chansonnier du père Lajoie, l’Almanach chantant du père Lajoie pour 1817, le Recueil de romances nouvelles par le père Lajoie. Marchand de berlingots, le père Lajoie se promenait, lançant avec adresse ses paquets de bonbons jusqu’au premier étage, et chantant gaiement :

Lajoie n’est pas mort !
Puisqu’il vit encor.
Accourez la pratique,
Lajoie, en un mot,
D’un bon berlingot
Vous guérit la colique !

À ses diverses professions, Lajoie joignait celle de violoneux pour noces, un métier populaire qui n’est pas encore disparu. Dans un de ses almanachs chantants, lui et sa famille préviennent, en efet, les personnes qui désirent des musiciens pour danser en société, qu’on le trouvera tous les jours chez lui, rue de la Chèvre, 69. »

Quelques années après Lajoie, on entendit avec plaisir Bignon, dit Le Borgne, qui chanta longtemps la romance, avec une fort jolie voix de ténor léger.

Le Borgne avait obtenu jadis le prix Monthyon : c’était un chanteur populaire de beaucoup de talents, très-supérieur comme éducation à la moyenne de ses confrères. À côté de ces célèbres chansonniers de la rue, il faut encore citer plus tard, de 1845 à 1868, le père Boulard. Boulard, coiffé d’une large casquette, le nez chaussé de grosses lunettes bleues cachant ses yeux rouges, portant devant lui un grand panier carré rempli de chansons et de cahiers pendus tout autour, et où il remisait son mouchoir et sa tabatière, chanta un peu dans toutes les rues de Rouen, qu’il traversait d’un pas lent, cadencé, avec la démarche digne et hésitante des perroquets sur leur perchoir. Ainsi nous le montre un dessin d’Hadol (collection Pelay). Tour à tour, il interprétait son répertoire sur la place Lafayette ou près du Théâtre. C’est là qu’il fit entendre le fameux refrain bonapartiste :

L’Empire, c’est la paix.
Chantons, vive la paix.
Que la main du Seigneur
Protège l’Empereur.

qu’il prononçait l’Eeempereur, l’torchon brrrrûle à la maison, et l’air des IIirondèèèèles.

La fameuse chanson de : Vive la Crinoline ! fut son principal succès, avec la Saint-Vivien et Il a des bottes Bastien. Tout le monde riait à se tordre à ce couplet :

Notre portière Mme  Taquet,
Savez-vous ce qu’elle imagine ?
Elle prend les cercles d’son baquet
Pour s’faire une crinoline.

Boulard, avant de s’établir chanteur ambulant, avait longtemps fait le métier — car souvent c’en est un — d’aveugle ! Un arrêté du maire, M. Barbet, sur la mendicité, l’avait guéri, ainsi que bien d’autres, du reste. Chanteur ambulant dans l’après-midi et le soir, Boulard qui, toute sa vie, habita le quartier ville, où il logea dans l’impasse du Couaque et rue Picchine, deux vieilles rues rouennaises disparues depuis l’ouverture de la rue Edouard-Adam, était en même temps chef sonneur à l’église Saint-Vivien.

Les derniers chansonniers de la rue, car on ne peut compter pour tels ces camelots interlopes qui débitent les inepties de leur répertoire sur nos carrefours, ont été : Dauvergne, l’homme orchestre, qui devint constructeur-mécanicien à Elbeuf, le père Cabassol, et le père Julien, qui, soit sur la place Lafayette, soit à la foire Saint-Romain, installé sous son parapluie rouge, a chanté toutes les romances au goût du jour, accompagné par un groupe de dilettanti, auquel il plaçait, non sans difficulté, les billets de sa tombola finale.

À côté de ces types caractérisés, de ces amuseurs dont le souvenir est resté dans la mémoire de beaucoup, il en est d’autres quasi-oubliés, dont on ne se souvient que par quelque refrain de chanson ou par quelque caricature perdue dans les cartons des collectionneurs. C’est tout d’abord la tribu innombrable des petits industriels du pavé, des gagne-petits de la rue, dont chaque métier en plein vent s’imposait par l’originalité de son boniment, de sa réclame et de son cri d’appel, ayant chacun leur personnalité bien particulière, en tout dissemblable de la banalité du camelot moderne.

Parmi les portraits marquants de ce musée populaire, le marchand de cirage, sans avoir les allures du petit décrotteur dessine par Bouchardon dans les Cris de Paris, était bien l’un des types les plus drôles qui aient amusé la rue vers 1833. C’était un ancien contre-pître de Gringalet, répondant au sobriquet de Bétinet qui promenait son industrie sur une brouette, de place en place et s’installant de préférence soit au bas de la rue Grand-Pont, soit sur la place du Vieux-Marché auprès de l’ancienne fontaine. Un flâneur, un paysan lourdaud passait-il d’aventure, Bétinet, par un boniment habilement préparé, l’engageait à mettre le pied sur la sellette et à tâter des effets de son mirifque cirage. Quand avec le plus grand soin, à grand renfort de brosses, il avait fait reluire d’un éclat emprunté le lourd godillot de l’amateur, il le laissait ainsi un pied ciré et l’autre boueux et crotté jusqu’à la cheville, au milieu d’un cercle de badauds qui riaient fort de l’aventure. Le plus souvent, pour faire cesser cette plaisanterie, le client achetait une provision de cirage, c’est tout ce que demandait l’ingénieux Bétinet, qui, la farce jouée, s’en allait porter sa brouette ornée d’une cage où chantait un oiseau apprivoisé, dans quelque autre endroit. Vers 1835, Bétinet, comme tous les colporteurs et les industriels du pavé, fut menacé par une ordonnance de police ; c’est alors que pour se venger il improvisa les couplets suivants qu’il chantait à tue-tête :

Vous n’aurez plus l’avantage
De faire briller vos souliers.
N’y’aura plus d’marchand d’cirage
Avec leurs oiseaux privés.
Quelle chance
Quand j’y pense !
N’est-ce pas avoir du guignon ?

On vous lance
Une ordonnance
Pour vous mettre à la raison.

À la même époque à peu près, d’autres types encore se partageaient la rue : le marchand de poil velu ou de poil à gratter, installé souvent sur la place du Vieux-Marché, faisant précéder sa vente aux marmots du quartier de quelques tours de physique et d’une jonglerie éblouissante de couteaux lancés en l’air ; le marchand de douillons que Bérat, dans une belle lithographie, nous a montré portant devant lui son éventaire, avec une grosse tête réjouie et des cheveux longs de Béranger populaire ; la marchande d’écorces de citron à deux liards la pièce, une de ces friandises du menu peuple recherchées par tous les gamins passant au bout du pont de pierre. Très laide, avec un œil crevé, la marchande d’écorces de citron, avec son tablier à bavette blanche, son mouchoir noué en marmotte à la Fanchon, était parisienne et avait, en dépit de sa laideur, séduit sa clientèle par la propreté et le soin avec lequel elle menait sa petite industrie. Voilà encore la marchande de lacets, lançant avec une désinvolture alerte sur un motif de chanson son appel au chaland : « Il y a trois aiguilles à coudre, une aiguille à passer la laine, un cure-oreilles, un cure-dents, un passe-lacets, une épingle en or, les huit articles pour un sou et la planète pardessus tout. » Voici le marchand de mouchoirs, le petit nain de la rue Beffroy, que Parelle dans une lithographie (collection Pelay) a représenté avec sa veste courte de gros drap, enserrant son torse énorme, son bonnet de coton incliné sur l’oreille ; Deschamps, car il s’appelait ainsi, avait la réputation de rouer de coups son épouse Mme Deschamps, et pour être plus à l’aise dans cette opération conjugale, il montait, dit-on, sur son comptoir ; Voici encore l’huissier Fennebray, en tenue de recors, long et sec comme un protêt, en culotte courte, chapeau long et en accordéon, sabots fendus et tenus avec des ficelles : d’une avarice sordide on lui prête dans le dessin qui reproduit son type décharné, ces mots caractéristiques : « Je vous salue…, je passais par là…, je viens d’acheter la ferme de…, située à… en Caux…, moyennant 200,000 fr., et je m’en vas… » Voici un autre marchand de cirage, avec la tenue militaire, poussant un cri bizarre ; c’était un ancien Polonais réfugié en France, après avoir vaillamment combattu pour l’indépendance de son pays ; voici la mère Denis, une vieille folle, obséquieuse, courant tous les cafés de Rouen, vers 1824, pour offrir aux clients une marchandise préservatrice dont l’annonce ne pouvait être faite qu’à l’oreille. Aux refus qu’elle recevait, elle ne répondait que par une révérence de paysanne tenant sa jupe à deux mains. Telle nous la représente un dessin de la collection Pelay. Parmi les industriels de la rue comment ne pas citer le père Robillard, un grand vieillard à la jambe de bois, à la longue barbe, aux cheveux rejetés en arrière, qui, le premier, installa une boutique sur le Clos Saint-Marc pour y vendre des antiquités ; comment ne pas citer le plus célèbre de tous, l’illustre Godard, marchand de pots de chambre, roi des commissionnaire, passé grand maître dans le bel art de l’engueulade, expert en grossièretés salées et en invectives colorées, profès dans le catéchisme poissard, sorte de Mayeux local, n’ayant cependant du célèbre type inventé par Traviès ni la laideur ni la difformité, mais possédant un cynisme et une liberté de langage semblables. Pendant longtemps on parla des hauts faits du commissionnaire marchand de pots de chambre. Un de ces traits, tant soit peu scatologique, est resté célèbre parmi les vieux Rouennais. Comme beaucoup de ses collègues, parmi les diverses industries auxquelles il se livrait, Godard mettait au premier rang cellui qui consiste à ramener les chiens perdus à leur propriétaire. Afin d’être mieux assuré de toucher la récompense, Godard ne se faisait faute de retrouver les chiens qui n’étaient point perdus. Ainsi en usa-t-il avec le chien du pharmacien Mézaize, dont l’officine existe encore sur la place de la Pucelle.

Pour récompense il ne reçut que des injures et des menaces d’une correction prochaine. Dans son expédition contre le chien de la maison Mézaize, Godard avait eu un complice, qui attendait une part de la récompense promise. Le malin commissionnaire, échaudé une première fois, se garda bien de raconter sa mésaventure à son acolyte qui eut à supporter seul, en venant réclamer sa part, la colère du propriétaire. Tous deux jurèrent de s’en venger et ne trouvèrent rien de mieux que d’aller prouver à la porte de la pharmacie, par des témoignages sans réplique, la liberté dont jouissaient leurs entrailles. Tandis que le pharmacien indigné leur demandait compte de leur conduite, Godard impassible répondait : « Ne craignez rien, je fais mes aises ! »

Le type du Godard, engueuleur, devait faire fortune à une époque où les bals masqués étaient fort à la mode : aussi pendant quelque temps, les Godard furent-ils fort nombreux dans les réunions où le monde rouennais s’amusait. Avec son bonnet de laine, son bourgeron, ses chausses, le Godard fit la concurrence aux forts de la halle et aux débardeurs, dont Gavarni venait d’inventer le costume pittoresque.

Presque de nos jours on n’a point oublié le vieux marchand de coco que tout le monde a pu voir sur le quai, trimballant sur son dos sa boîte à jus ornée de petits drapeaux tricolores. C’était bien là le type légendaire du marchand de coco, rendu célébre par le drame de Dennery et Cormon, le vieux grognard à la moustache grise, au képi planté sur l’oreille, agitant sans cesse sa sonnette et versant aux soleils du quai, dans le gobelet d’étain, une verrée de sirop de calabre ou de limonade « fraîche et bonne. » Qui ne se souvient aussi parmi les flâneurs de la rue, du rnarchand de chante-pleure, portant attachée sur une longue perche toute une collection de robinets, de cannelles, de tire-bouchons et lançant son appel « chante-pleure de buis, de bois, de buis, de bois, de buis, de bois ! » tout en clopinant et en tirant la jambe, d’une voix nasillarde et sonore ? Qui ne se rappelle de cet ancien soldat à la moustache grise, toujours coiffé d’un fez turc, frappant à coups redoublés avec un petit maillet sur des fragments de porcelaine, ou des tessons de faïence, pour amasser les badauds auxquels il vendait une colle ou une pâte pour « raccccommoder la faïence ou la porcelaine ». Faut-il aussi, parmi les commerçants de la rue, rappeler le couple du marchand de berlingots et de sa femme promenant leur éventaire, bas monté sur une table qu’ils tenaient chacun d’un côté, et jetant pendant la soirée leur cri bien connu des gamins :

J’en ai du rouge et du blanc
Mes enfants
Ça sort du four du marchand
Tout bouillant !

Pendant quelque temps on prétendit qu’ils avaient hérité d’un million : le conte était faux, comme pour l’ouvrier des quais, devenu millionnaire de par un héritage de sa mère, descendante des comtes d’Avenel.

Faut-il évoquer la mémoire des innombrables marchands de plaisirs, qu’ils se promènent avec leur boîte ronde surmontée d’un tournant, ou qu’ils aient un poste fixe, comme l’aveugle abrité sous la statue de Boieldieu ? N’ont-ils point échappé à l’oubli : l’albinos secouant à tour de bras sa pâte de guimauve, se déroulant en longs filaments autour d’une armature en acier, toute tintinabulante de sonnettes et de clochettes de cuivre ; le marchand de gaufres, qui n’était autre que le père Moisseron, l’ancien contre-pître de Gringalet, toujours correct et propret, vêtu de blanc on de nankin des pieds à la tête, rasé de près, les cheveux gris soigneusement peignés, le nez chaussé de lunettes d’or, promenant gravement et avec une dignité solennelle, sur un plateau de bois orné d’un peu d’étoffe rouge, une pyramide de gaufrettes saupoudrées de sucre, et agitant de la main droite une cliquette au bruit sec, strident et prolongé, tout en criant : « Sans pareil ! »

Le père Moisseron, dont le nom appartient à l’histoire de la banque, nous amène à rappeler le nom de quelques types rouennais qui se sont créés une réputation dans le bel art de la lutte. Citons tout d’abord Roussel, le sauveteur qui, d’après la légende, aurait été sur le point d’épouser la fille d’un préfet, sauvée par lui au moment où elle se noyait ; Parfait, dit milord l’Arsouille, qui lutta vers 1845, et enfin Joseph, le fameux Joseph, dit le Meunier de Darnétal. Tout le monde à Rouen se rappelle cette physionomie osseuse, et ces bras longs et énormes qui enserraient l’adversaire et le forçaient à s’avouer vaincu. Joseph a été aussi connu dans les annales de la lutte que Faouet, qu’Arpin, que Marseille, que Bevanger, l’élégant parisien, Etienne le pâtre ou Rabasson. Le Meunier de Darnétal est mort, il y a quelques années, à l’hospice du Havre, où il a été procédé à son autopsie. Mort aussi le Savonnier Vimard, qui se créa une réputation méritée de lutteur et de tireur à la canne. Vimard, dans les derniers temps de sa vie, était garde champêtre de Sotteville. Hercule était devenu le protecteur des champs et de la ville !

Dans l’histoire du théâtre à quatre sous, la Normandie a le droit de revendiquer les plus illustres farceurs de la rue, les plus célèbres amateurs du pavé. Gaultier-Garguille était Normand et Bas-Normand ; Gros-Guillaume était du même pays ; Bruscambille fit éditer ses facéties à Rouen, et Antoine, l’illustre Bobéche, fut directeur de petit théâtre à Rouen, où il fut aussi machiniste au Théatre+des-Arts. Gringalet, le célèbre Gringalet, parmi les paradistes et les acteurs de petit théâtre, a été peut-être, dans la première partie du siècle, le personnage le plus populaire, le plus aimé et le plus fêté de toute la Normandie ; nous ne pouvons mieux faire que lui donner la place d’honneur dans cette galerie des célébrités rétrospectives de la rue. Le nom de Gringalet était déjà bien connu dans les fastes de la parade, avant que le pître rouennais ne l’illustrât. Noël du Fail dans les Contes d’Eutrapel (ch. XXIV), a mis en scène un bon compaignon du nom de Gringalet. Ce farceur, compatriote et contemporain de Pierre Faifeu, dont Bourdigné nous a transmis la drolatique légende, faisait très-probablement partie de la basoche d’Angers. Un autre Gringalet compta au nombre des farceurs de l’hôtel de Bourgogne en même temps que Guillot-Gorju et que le gros et ventripotent Goguelu. On a de ce Gringalet un livret imprimé à Troyes en 1682 : Débats et facétieuses rencontres de Gringalet et de Guillot-Gorju, son maître. C’était donc pour le pître rouennais un nom de guerre, le nom d’un type ancien, repris pour son compte. C’était même le nom d’une fête grotesque qui se passait à Dieppe, vers le carnaval, et s’appelait la Gringalet. Pour porter un sobriquet aussi significatif, il fallait de toute nécessite offrir le physique de l’emploi ; aussi Gringallet était-il très-maigre et long, portant le chapeau gris à corne, la perruque rousse, l’habit écarlate indispensable, comme il le disait lui-même. Tel il est représenté avec son gros nez et ses petits yeux, dans une lithographie datée de 1820 et signée d’Alph. Cossard, qui fut fort probablement le nom d’un de ses compagnons de théâtre. Quoiqu’il devînt, pendant une période de sa vie, directeur de théâtre, Gringalet fut surtout un pître, l’un des derniers parmi les pîtres amusants et vraiment originaux, laissant bien loin derrière lui ses imitateurs rouennais, les Marquis de Bourse-Plate, les Vol-au-Vent, les Frisé-Beau-Poil, les Frise-Poulet. C’était un pître lettré, sachant saisir au vol l’actualité, qu’il traduisait en pochades narquoises et satiriques. Daubant avec pleine licence sur les travers, les modes, les usages et particulièrement le pouvoir, avec une verve grossière mais toujours comique, il confectionne pour ainsi dire sur les planches le feuilleton satirique de la journée, n’épargnant personne. S’il a dans ses productions le ton gausseur du paradiste, s’il possède du banquiste les coqs-à-l’âne, les grivoiseries, parfois même les bons mots obscènes, il aime aussi à faire étalage de l’érudition qu’il a attrappée dans cette demi-instruction que donne la vie de la rue ; comme Bruscambille, il abuse de la citation latine, de ce latin macaronique des Aventures de Michel Morin, mais sans jamais devenir prétentieux et en conservant toujours la gaîté burlesque qui caractérise son talent.

Gringalet s’appelait, de son vrai nom, Jean-Marie Brammerel ; il était né en 1789, dans la Côte-d’Or. Lui-même, dans une lettre écrite au journal le Censeur de Rouen, sous le titre Épître au Censeur, « Le chanteur Monsieur Gringalet au rédacteur, Monsieur N… etc. » a donné d’intéressants détails sur les débuts de sa vie. Nous croyons d’autant plus devoir les publier que l’opuscule qui contient cette lettre : Pleurez, pleurez, farceurs, Gringalet n’est plus !…, par Hyacinthe Lelièvre (1847), Rouen. (Delaunay-Bloquel), est devenu fort rare.

« Le fabricant de mon chétif individu, écrit Gringalet, était un honnête et bon menuisier du département de la Côte-d’Or : il était renommé surtout pour la confection de ses cercueils, aussi les morts du pays le firent-ils vivre longtemps dans une douce aisance, ainsi que la bonne Marguerite Vallat, ma mère, ce qui me faisait dire quelquefois aux vignerons nos voisins, que notre commerce de bière valait mieux que leur commerce de vin. On voit déjà qu’à peine au sortir de l’enfance, le calembourg avait fait élection de domicile chez moi ! Ô calembourg, farouche et burlesque calembourg ! quelle influence tu as exercé sur mes bizarres destinées… »

« Ma jeunesse n’eut rien d’extraordinaire ; néanmoins, ma crue se développa si rapidement que mes parents disaient à chaque instant : « Voyez donc comme ce petit homme pousse » mais cette grandeur anticipée m’occasionna une forte indisposition, le sang se mêla dans les organes bilieux (on voit que j’étais déjà un homme à bile), et bientôt je ne fus plus qu’un petit homme jaune (Tom Jones) ; enfin je surmontai cette vilaine maladie, grâce à l’absence des médecins. »

« Or donc, dès que l’âge m’eut affranchi de l’épithète incivile de moutard, on m’expédia à Paris pour y apprendre l’état de fondeur. Ce métier, tout pénible qu’il était, fut de mon goût ; je m’y perfectionnai en peu de temps, et j’eus même la gloire de contribuer à la confection et à l’érection de la colonne Vendôme. »

« Cette profession exigeait la connaissance du dessin : je me livrai à l’étude de cet art avec passion ; mes progrès furent rapides et m’ouvrirent une nouvelle carrière. »

Dès lors, commencèrent pour Gringalet, qui aimait à faire montre de ses convictions patriotiques et libérales, des vicissitudes et des tribulations nombreuses ; il s’amusa à chansonner vertement la rentrée des Bourbons, dans ces vers qui méritent d’être conservés :

AIR : Connaissez-vous le grand Eugène ?

Le blanc est la couleur que j’aime,
Il est l’emblème du bonheur
De la beauté, le bien suprême
Il peint la vertu, la candeur ;
Aussi l’on a vu, dans la France,
Arriver, depuis quelque temps (bis)
Avec la couleur d’innocence,
La famille des innocents (bis).

On ne comprit pas Gringalet dans cette famille, car on alla le faire réfléchir, lui et sa Muse, on police correctionnelle, d’où un jugement l’envoya à la Force, méditer sur la variété des couleurs. « Être condamné pour avoir chanté le blanc, dit plaisamment le joyeux Gringalet, qui ne désarmait point devant les rigueurs de la justice, est-il rien de plus noir ? ». À sa sortie de prison, Gringalet, respirant enfin l’air de la liberté, comprit qu’avec son esprit jovial et frondeur, il lui fallait une profession lui permettant de développer les qualités de son caractère caustique et goguenard. Le hasard le servit à propos et il commença sa nouvelle carrière en entrant comme décorateur dans quelques petits théâtres. C’est ainsi qu’il vint à Rouen avec la troupe Cossard, artiste acrobate et mimique, ou il était à la fois peintre et comique grimé, très-probablement vers 1818.

La troupe était alors installée au Théâtre-des-Quatre-Colonnes, situé sur le port, à peu près entre les rues du Bac et de la Tuile, théâtre populaire dont le public se composait des ouvriers des quais, des mariniers, des soldats et d’une foule de badauds qu’attiraient surtout les lazzi et les drôleries de Gringalet qui faisait la parade au balcon ; on y jouait un peu de tout, le drame, le mélodrame, la pantomime arlequinade grivoise… Les grands succès étaient surtout réservés au drame, à la Vallée du Torrent, à Victor ou l’Enfant de la forêt, au Monstre et au Magicien. En 1827, on y joua une pièce du cru où Gringalet tint le rôle principal, le Satyre rouennais. Une lithographie de Pigal nous montre l’artiste, avec de longs cheveux et coiffé d’un bonnet phrygien, s’avançant vers un satyre couché au pied d’un arbre. À la fin de juillet 1825, la ville de Salins, dans le Jura, ayant été presque détruite par un incendie, partout en France et particulièrement à Rouen, on organisa des représentations au bénéfice des incendiés. Le Théâtre-des-Arts, le Théâtre-Français n’y manquèrent point ; Gringalet voulut aussi concourir à cette bonne œuvre et donna un spectacle extraordinaire au bénéfice des malheureux sinistrés. Parmi les artistes qui composaient alors la troupe de Cossard, on comptait un comique jeune, Coquard, et le père Moisseron dit Gilotin qui jouait les contre-pîtres de Gringalet ; le père Moisseron était l’un des parents des costumiers bien connus dans notre ville.

Vers 1827, toute la troupe vint s’établir, pour quelque temps, sur la place Saint-Sever, d’où elle émigra le mercredi 5 novembre 1828, à un petit théâtre élevé à l’entrée du Cours-la-Reine, construit sous les auspices et sur les plans de Gringalet ; il pouvait contenir environ 700 personnes et prit successivement le nom de Théâtre des variétés amusantes et Théâtre des jeux comiques. Il était situé à peu près à l’entrée de la gare d’entrée des marchandises du chemin de fer de l’Ouest, à l’endroit où fut ensuite installé le Bal de Terpsichore. Le spectacle, qui avait lieu tous les soirs à six heures et demie, était des plus variés. Successivement, pendant la saison de 1831, on y joua : les Frères d’armes, vaudeville ; le Drapeau tricolore, à-propos patriotique ; Cotillon III ; le Concert de village ; Louis XV chez la Dubarry ; les Roses de M. Malesherbes ; les Ouvriers, tableau grivois en un acte ; le Chaperon rouge, vaudeville en un acte ; le Mariage à la hussarde ; les Polonais en 1831 ; la Chercheuse d’esprit ; les Perroquets de la mère Philippe ; Voltaire chez les capucins ; Angéline ou la ' Champenoise; la Famille d’Anglade ou le Vol ; le Panier de cerises ; Tartuffe et Ninon. En 1832, on donnait les Aveugles mendiants, la Famille des Jobards, Vadé à la Grenouillére, le Château des Apennins. La troupe ne manquait point du reste d’artistes de valeur. Il y avait là le père Dumilieu, qui excellait dans le genre poissard et parlait avec pureté le patois purin. Le père Dumilieu devait créer le rôle de Gros-Bleu, débitant de cidre, dans la Folie à Saint-Sever, et devait diriger bientôt le Theâtre-Cirque-Olympique, de la rue Lafayette. Il y avait aussi Jesse Émile, un borgne qui jouait en perfection le rôle de Barbeau, dans l’Homme qui bat sa femme, puis Félicien, un jeune comique qui débutait bientôt à Bordeaux, et Mlle  Pauline. Gringalet, dans cette troupe, tenait l’emploi des comiques, tout en gardant l’emploi de pître et de bonisseur de la parade où il excellait et pour lequel il recevait 2 fr. 50 par jour. Lui-même a donné quelques détails sur l’organisation intérieure de la baraque : « Je vous apprendrai, dit-il, que les chevaliers de notre ordre, ou gens de notre profession, se nomment banquistes et non banquiers, distingo ad majorem (distinguons la marjolaine). L’orateur chargé de la parade, pître ; son interlocuteur ou compère, contre-pître ; l’annonce du spectacle, bonissement ; l’éloge de la pièce, le pallas ; la foule des flâneurs qui s’amuse aux bagatelles de la porte, le treppe et pris individuellement les pantres…. Mais revenons. La qualification de paillasse est loin de blesser ma susceptibilité plébéinienne… Eh mon Dieu ! qui pourrait se fâcher de ce titre soporifique depuis que Bérenger l’a chanté, illustré, décoré même, et que tant de gens comme il faut… Enfin… suffit… c’est clair… Au reste, qu’on m’appelle paillasse, bateleur, baladin, saltimbanque, pierrot, histrion, cabotin. Ces aimables épithètes me sont indifférentes… Je suis philosophe, et d’ailleurs cela vaut encore mieux que d’être traité d’épicier. »

Et, de fait, Gringalet possédait le sentiment de la poésie populaire et une originalité native qui donnait beaucoup de saveur aux productions et aux chansons qu’il composait. Ne pouvons-nous mieux faire que citer les titres de quelques-unes ? Voici : le Faux pas de Mlle  Babet Barbotte, horlogère sans mouvement, de la rue du Cadran, fille de M. de TonCuir, fabricant de parapluies pour la troupe, et breveté pour l’invention des bottes sans coutures et sans tiges, complainte joviale et gaie, composée en duo, sur l’air de la Bourbonnaise par GRINGALET, votre serviteur (chez Bloquel) ; voici une autre chanson faisant allusion à l’arrêté, pris par un maire de Rouen, enjoignant à tous les brouettiers d’avoir une sonnette à leurs brouettes et à leurs camions. C’est intitulé le Carillon des brouettes, chanté en grande volée, par GRINGALET, ex-fondeur de cloches de la rue Beffroy et apprenti sonneur à la cathédrale de Sotteville. Dédié aux conducteurs de carrosses à une roue.

Le couplet satirique suivant devint rapidement populaire :

Si les cocus que je connais en ville
Avaient chacun un’ sonnette au menton,
De Saint-Gervais au faubourg Martainville
On entendrait un fameux carillon !

Jusqu’à sa mort, alors qu’il était couché sur son lit d’hôpital, Gringalet chanta joyeusement : voici même la dernière chanson échappée à sa plume. Elle porte comme titre : Haine aux médecins ou la Colère de Gringalet :

Mon docteur, pour voir ses malades
À cheval et cabriolet ;
En disant que ses camarades
Paieront et voiture et bidet ;
Cet ordonnateur de tisane,
Chez moi, serait reçu très-mal ;
C’est assez de payer un âne,
Sans payer encor le cheval.

Les médecins les moins célèbres
Ont des amis dans tous quartiers ;
Ils en ont aux Pompes funèbres ;
Ils en ont chez les menuisiers.
Ces pourvoyeurs de cimetières
Sont adorés des fossoyeurs,
Et des gentils apothicaires
Ils ne font point couler les pleurs

Aux médecins j’ai confiance,
Car si l’on en croit leurs discours,
Ils gouvernent notre existence,
Nous vivons, grâce à leurs secours ;
S’ils sont les arbitres suprêmes
De nos jours, de notre santé,
Pourquoi n’ont-ils pas, pour eux-mêmes,
Un secret d’immortalité.

. . . . . . . . . . . . . . .

Cet Esculape est très-sévère ;
Et ne fait pas crédit longtemps :
Je lui dois la mort de mon père
Et celle de mes deux enfants ;

Mais, dans le compte qu’il réclame,
Il ne m’a pas trop écorché,
Puisque le trépas de ma femme
Passe par dessus le marché.

À l’hôpital si je succombe
Sans avoir fait mon testament,
Je veux qu’on grave sur ma tombe
Ces quatre lignes seulement :
« Celui qui joua tant de rôles,
« Et qui goûte ici le repos,
« Vécut de calembourgs très-drôles
« Et ne mourut pas de bons maux. »

Dans ces parades qui pouvaient passer pour des modèles du genre où s’est exercé le grave conseiller Gueulette, Gringalet ne déployait pas moins de verve. Son esprit plébéien se complaisait en inventions burlesques et joyeuses, soulignées par une malice vigoureuse et fine. Ces gaudrioles, délices des loustics d’ateliers, frisaient parfois des matières scabreuses et plus d’une qui aurait eu l’heur de plaire à Grosley qui écrivit sur un ancien usage de la rue Vertbois, ou à Vatout, l’auteur de la belle chanson du Maire d’Eu, faisaient la joie de son public populaire, peu délicat sur le choix de ses plaisanteries et médiocrement soucieux des élégances du rire. Avec lui, l’antique esprit gausseur des confréries normandes, des farces des Conards ou des Goliards, semble renaître, approprié à la satire au gros sel des évènements contemporains. Le patriote qu’il est lui fait trouver souvent, lorsqu’il parle des Bourbons, des saillies amusantes. Il fallait, parait-il, entendre le ton de la réponse de Gringalet à Gilotin, quand celui-ci lui demandait, narquoisement, ce qu’il aimait mieux de deux sous ou de six blancs ? — Deux sous, deux sous ! De quels applaudissements n’était point saluée cette scène de parade, improvisée un beau jour à la foire Saint-Romain.

GILOTIN. — Eh bien, Gringalet, tu as l’sac !

GRINGALET (avec un énorme sac). — Oui patron, mais vous ne savez pas ce qu’il y a dedans.

GILOTIN. — Montre-le donc ? C’est donc bien extraordinaire.

GRINGALET. — Oh ! oui, patron, mais je ne peux pas le montrer, c’est trop beau ! Vous ne pouvez pas vous figurer ce que c’est.

GILOTIN. — Allons, coquin ! Dis nous vite ton secret !

GRINGALET. — Eh bien, patron, c’est des PASTILLES ROYALES ! ! ! Voulez-vous les voir ?

Et Gringalet de tirer de son sac, des pommes de terre. On juge des rires et des applaudissements du public du temps, auquel les caricatures et les chansons avaient donné l’habitude de considérer Louis XVIII comme le Gros Cochon. Quel dommage pour les amateurs des spectacles en plein vent qu’il n’existe point de recueil de ces belles parades et que l’on n’ait point fait pour Gringalet ce qu’on a fait pour les improvisations de Taconnet, de Louis-le-Borgne ou de Bobêche !

Après avoir été pendant longtemps au théâtre du Grand-Cours, Gringalet entra au théâtre des Folies de M. Lambert : « une longue et douloureuse maladie le força, dit-il, de céder cette joyeuse et bruyante tribune à d’autres célébrités comiques, aux Vol-au-Vent, aux Frise-Poulet, aux Croque-mon-Œuf, qui agitèrent les grelots de Momus, aux accents enchanteurs d’une clarinette enrhumée et aux sons argentins d’une grosse caisse, lesquelles inondèrent à qui mieux mieux tout le voisinage du chemin de fer d’un déluge de marches et de contre-danses, le tout, comme moi, pour la gloire et le boulanger. » Qui sait où l’étoile de Gringalet l’eût conduit ? Petit directeur de théâtre, il pouvait le devenir d’un grand, mais il eut à subir des revers, fut poursuivi par des fournisseurs, eut à suporter un procès onéreux avec le directeur privilégié du Théâtre-des-Arts. Il n’en ouvrit pas moins une nouvelle loge sur la place Lafayette, vers 1843. On en lit une description pittoresque dans le feuilleton des Mystères de Rouen, signé de Nathanaël, paru dans le Censeur, de Rouen (n° 4, 25 août 1844) « Tout près de là, est un théâtre modestement décoré du titre de spectacle. Un balcon peint en décor sur lequel se promène un singe, sert à faire la parade pour attirer les badauds. On donne deux représentations les jours ordinaires et trois ou quatre les dimanches et fêtes. L’affiche, écrite à la main, est placardée à la porte et annonce sous des titres fabuleux et du plus sanglant mélodramatique des pièces que ces acteurs composent ou défigurent comme il leur plaît en les jouant. Le balcon est celui qui sert au fameux Gringalet, de rouennaise mémoire, paillasse de père en fils. »

C’est cette description et ces renseignements erronés qui amenèrent une réponse curieuse et fort spirituelle de Gringalet, sous le titre Épître au Censeur, 14 janvier 1845, lettre adressée à Nathanaël (Octave Ferré) qui ne put paraître, le journal en butte à des poursuites judiciaires ayant dû cesser de paraître. Elle fut publiée après sa mort par Hyacinthe Leliévre, et reproduite dans la Chronique de Rouen. (13 et 16 juillet 1871.)

La trop grande confiance qu’avait Gringalet dit un de ses biographes, son peu d’ordre dans ses affaires qu’il avait confiées à des agents infidèles, causa sa ruine. Après avoir transporté son théâtre dans la salle des Deux-Colonnes, à Sotteville, il fut bientôt réduit à l’indigence et dut vendre des chansons sur la voie publique. Tous ces déboires ne devaient pas altérer sa bonne humeur. Lui-même a décrit ainsi sa nouvelle profession : « Aujourd’hui j’exploite en vrai philosophe mon théâtre en plein vent, ce qui me dispense des frais de garde et m’affranchit du droit des pauvres, me permet de causer avec mon parterre et d’en accepter une prise de tabac ; mon pittoresque accoutrement et ma coiffure classique et romantique tout à la fois me servent d’affiches, laissant aux grands titulaires le soin d’être timbrés. Enfin, je chante et distribue à mon bénévole auditoire les inoffensives ballades que ma muse grivoise m’inspire tout en répétant ce refrain d’un royal farceur de l’ancien régime : « Tout est perdu fors l’honneur ! » Et de fait comme homme privé Gringalet était des plus estimables. Bon, d’une humanité excessive, pour sa famille, pour sa femme qui était la veuve d’un ancien officier de l’armée, il était la providence du quartier Martainville, qu’il habita longtemps, soit rue Tout-Pas, 2, au deuxième, soit rue des Crottes, 16, où fut son dernier domicile. Lorsqu’il dirigeait les petits théâtres, il donna de nombreuses représentations au profit des indigents et soulagea de nombreuses infortunes. Nous avons vu qu’il avait donné une représentation pour les incendies de Salins, il joua aussi au bénéfice d’une bouchère de la rue Malpalu, qui avait eu le bras coupé par le train d’une lourde voiture ; au bénéfice de Franconi, lors de l’embrasement de son cirque ; au bénéfice de la souscription pour élever une statue à Pierre Corneille. Cette représentation rapporta 131 francs.

Depuis longtemps, Gringalet, par suite des vicissitudes de sa vie agitée était souffrant. À la suite d’une violente altercation qu’il eut avec des Anglais dans un restaurant du Clos-Saint-Marc, il tomba malade et une fièvre violente se déclara ; on dut le transporter à l’hôpital où il fut soigné par l’excellent docteur Delzeuze, qui en même temps qu’habile praticien était un littérateur distingué. Pendant les trois semaines de souffrances que dura sa maladie, Gringalet fit montre d’un caractère stoïque et donna les plus grandes preuves que sous son enveloppe grotesque se cachait une fort belle âme. « L’hôpital, disait-il à ses derniers moments, est un théâtre comme un autre, mais je ne me croyais pas destiné à venir y jouer une si longue tragédie. » Le 26 juin 1845, à midi, ayant conservé toute sa connaissance, il expira à l’Hôtel-Dieu, dans les bras d’un ami. Son acte de décès porte la mention suivante : « Jean-Marie Brammerel, dit Gringalet, cinquante-six ans et un mois, ouvrier peintre en décors, rue des Crottes, 16. » Tous les artistes, du plus petit au plus élevé, accompagnèrent sa dépouille mortelle jusqu’au cimetière Saint-Maur, où il fut inhumé.

La marotte de Gringalet, le sceptre de la blague qu’il avait longtemps manié devait, après sa mort, tomber entre les mains de son successeur, Décousu, qui joyeusement continua la tradition du boniment avec plus de grimaces et de contorsions, mais certainement aussi avec un esprit moins acerbe et moins sarcastique.

Qui n’a connu la large face rubiconde et épanouie, la trogne truculente et vermeille, ornée de bubelettes cramoisies du célèbre pître Décousu qui, pendant cinquante ans, a fait la fortune de toutes les baraques foraines où il a tenu l’emploi de bonisseur ?

À son aspect, le vaux-de-vire d’Olivier Basselin vous revenait en mémoire :

Beau nez dont les rubis ont coüté mainte pipe
De Vin blanc et clairet,
Et duquel la couleur richement participe
Du rouge et du violet.

Décousu n’était pas de la famille des pîtres lettrés et instruits, sachant accommoder en lazzi ingénieux une érudition factice, comme Bruscambille ou Gringalet, il rentrait plutôt dans la série des pîtres de la vieille roche, ronds et francs, dépourvus d’ambition et donnant tout pour une énorme facétie ou un calembourg inédit. Par sa corpulence, par sa grosse bonne humeur, éclatant en lourdes charges, il appartenait plutôt à la tradition ancienne de Gros-Guillaume ; si l’on voulait lui trouver un précurseur absolument dans la même manière il faudrait surtout citer le père Rousseau, l’ancien aboyeur de la Malaga, le pître de la Révolution et du Directoire. C’est la même physionomie rougeaude et bourgeonnée, les mêmes grimaces, la même lourdeur grotesque dans la pantomime, la même gaîté populacière soulignée par un tirement de langue et un clignement d’yeux. De son vrai nom, Décousu s’appelait Déléan et était né à Rouen en 1802. C’était donc un contemporain de Victor Hugo.

Ce siècle avait deux ans…

Tout d’abord ouvrier fileur, par suite du manque de besogne, il fut employé dans les travaux du Pont de Pierre, vers 1829. En faisant manœuvrer le mouton qui servait à enfoncer les pilotis, il eut deux doigts de la main écrases. C’est à cette époque qu’il commença à jouer comme acteur improvisé, sur les théâtres de société dans une loge située sur la place Lafayette, au Lingot d’Or, et plus tard au théâtre des Variétés, plus connu sous le nom de théâtre de la mère Lambert. La famille Lambert a joué un rôle très considérable dans l’histoire des petits théâtres rouennais. La mère Lambert était en fait, la directrice siégeant au contrôle ; le père Lambert s’occupait de la machination ; le fils Lambert jouait les Frisé-Beaupoil, les Janot ; Mlle  Lambert, les amoureuses. Décousu s’essaya alors dans l’emploi des comiques et joua le répertoire d’Odry, le Rempailleur de chaises, Sans tambour ni trompette. En même temps (et dans ce genre, il réussissait beaucoup mieux que dans celui qu’il avait tout d’abord choisi), il s’essayait dans la parade, ayant pour contre-pître le père Moisseron.

Vers 1830 il prit décidément cet emploi et débuta à la foire Saint-Romain, dans la loge de Bassereau, le premier timbalier de France, imitant sur quinze caisses roulantes la fusillade et la canonnade de la prise du pont d’Arcole. On voit que Plessy n’a rien inventé ! Depuis il ne s’est guère passé une année sans qu’on revît Décousu sur le théâtre de ses exploits, toujours attache en qualité de pître à quelque grande loge, principalement à celle de Cocherie. En 1865, Décousu faisait partie du théâtre du jongleur de couteaux Castigliano, où l’on représentait un drame, Marius le corsaire ou l’Esclave espagnole ; en 1873, il était au Théâtre parisien de Carolina, physicienne du gouvernement. La réputation de Décousu était universelle. Sur tous les champs de foire de France, parmi les gens du voyage, le pître rouennais était connu. Il y a quelques années, Décousu vieilli et malade, entra, pour se reposer, à l’Hospice-Général : toujours jovial et gai, de temps en temps pour distraire ses pauvres vieux camarades, Décousu retrouvait ses plus amusantes grimaces, ses cocasseries les plus drôlatiques, et donnait une véritable représentation. C’était fête alors chez ces pauvres gens qui, au souvenir des calembredaines de leur jeunesse, retrouvaient un peu de gaîté au milieu de leurs misères. Les sœurs, rangées au fond de la salle, n’étaient point les dernières à rire aux éclats des pantalonnades de leur vieux pensionnaire.

Quand revenait la foire Saint-Romain, quand les échos de la vieille fête rouennaise — roulements de caisses, sonnerie de cloches — arrivaient jusqu’à l’établissement du boulevard, Décousu ne pouvait plus y tenir. L’ancien homme qu’il n’avait jamais dépouillé se retrouvait tout entier. Le vieux pître tout perclus de rhumatismes et de douleurs, avait la nostalgie du tréteau. Par une condescendance bien naturelle, les sœurs lui donnaient alors la permission de sortir, et Décousu en profitait pour rendosser la souquenille rouge et aller s’asseoir devant la baraque de Cocherie, où il savourait la joie de n’être pas tout à fait oublié du menu peuple qu’il avait si fort égayé. Le soir — vision disparue — il regagnait le lit d’hôpital, où il rêvait du paradis où toutes les belles âmes des farceurs et amuseurs de populaire, depuis Tabarin jusqu’à Bobèche, se retrouveront et pourront dépenser leur verve dans une parade des morts, comme oncques n’en vit jamais.

Trêve de plaisanteries ! Depuis trop longtemps ce boniment s’éternise, et j’entends le patron s’écrier que le spectacle finira trop tard et que, tout à mes souvenirs du passé, j’oublie de moucher les chandelles.

Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre,

pourrait-il me dire avec justice. Avant de rentrer derrière la toile, il me permettra bien, cependant, de remercier tous ceux qui, dans ce modeste ouvrage fait à coups de souvenirs, m’ont aidé de leur collaboration, et particulièrement l’impresario-marionnettiste Linoff, qui a mis si gracieusement sa mémoire infatigable à ma disposition. Tel qu’il est, avec ses fautes, ses défaillances, ses redites et ses lacunes, ce petit travail se recommande à vos bontés et à votre indulgence.

Mesdames et Messieurs, c’est pour avoir l’honneur de vous remercier. Si vous êtes contents et satisfaits, faites-en part à vos amis et connaissances.

Georges DUBOSC.