Rouletabille chez le Tsar/10

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DRAME DANS LA NUIT


À la porte de Krestowsky, Rouletabille qui cherchait un isvotchik sauta dans une calèche dans laquelle venait de monter la belle Onoto. La danseuse le reçut sur ses genoux.

— À Elaguine, à fond de train, cria pour toute explication le reporter.

Scari ! Scari ! (Vite ! Vite ! ) répéta Onoto.

Elle était accompagnée d’un vague personnage auquel ni l’un ni l’autre ne prêtait la moindre attention.

— Quelle soirée ! Que se passe-t-il ? Vous ne dormez donc plus ? interrogea la belle actrice…

Mais, Rouletabille, debout, derrière l’énorme cocher, pressait les chevaux, dirigeait la course de l’équipage qui s’enfonçait dans la nuit à une allure vertigineuse. Au coin d’un pont, il ordonna d’arrêter. Les chevaux stoppèrent, fumants, hennissants, cabrés. Il remercia, sauta dans les ténèbres, disparut.

— Quel pays ! Quel pays ! Caramba !… fit l’artiste espagnole.

L’équipage attendit quelques minutes, puis retourna vers Pétersbourg.

Rouletabille était descendu le long de la berge, et, lentement, prenant des précautions infimes pour ne pas dévoiler sa présence par le moindre bruit, il s’avança du côté de la plus grande largeur du fleuve. Bientôt, sur le noir de la nuit, la masse plus noire de la villa Trébassof apparut comme une énorme tache. Il s’arrêta. Il s’était glissé jusque-là comme une couleuvre, parmi les roseaux, les herbes, les fougères. Il était sur les derrières de la villa, près de la rive, non loin du petit sentier où il avait découvert le passage de l’assassin, grâce aux fils de la vierge brisés. Dans le moment, la lune se montra et les bouleaux du chemin qui, tout à l’heure, étaient de grands bâtons noirs, devinrent des cierges blancs qui semblaient éclairer cette inquiétante solitude.

Le reporter voulut profiter immédiatement de cette clarté soudaine pour savoir si l’on avait tenu compte de ses avertissements et si les abords de la villa, de ce côté, étaient gardés. Il ramassa un petit caillou, et le lança assez loin de lui, sur le sentier. À ce bruit insolite, trois ou quatre ombres de têtes se dessinèrent soudain sur le sol blanchi par la lune, mais redisparurent aussitôt, mêlées à nouveau aux grandes herbes touffues.

Il était renseigné.

L’oreille très fine du reporter perçut un glissement qui venait à lui, un léger craquement de branches, puis, tout à coup, une ombre s’allongea à son côté et il sentit le froid d’un canon de revolver sur la tempe. Il dit : « Koupriane ! » et aussitôt une main prit la sienne, la lui serra. La nuit était redevenue opaque. Il murmura :

— Comment êtes-vous là, en personne ?

Le maître de police répondit à son oreille :

— On m’a fait savoir qu’il y aurait quelque chose cette nuit. Natacha est allée à Krestowsky et a échangé quelques paroles avec Annouchka. Le prince Galitch serait dans l’affaire, et c’est une affaire d’État.

— Natacha est rentrée ? demanda Rouletabille.

— Oui, il y a longtemps ! Elle doit être couchée. Dans tous les cas elle fait celle qui est couchée. La lumière de sa chambre, à la fenêtre du jardin, est éteinte.

— Avez-vous prévenu Matrena Pétrovna ?

— Oui, je lui ai fait savoir qu’il lui fallait se tenir, cette nuit, sur ses gardes.

— Vous avez eu tort ; moi, je ne lui aurais rien dit ; elle va prendre des précautions telles que les autres seront renseignés tout de suite.

— Je lui ai fait savoir qu’il fallait qu’elle ne descendît point de toute la nuit au rez-de-chaussée et qu’elle ne devait pas quitter la chambre du général.

— C’est parfait, si elle vous obéit.

— Vous voyez que j’ai profité de tous vos renseignements. J’ai suivi toutes vos instructions… le chemin de la datcha de Kristowsky est un peu surveillé !

— Peut-être trop. Comment allez-vous opérer ?

— Nous le laisserons pénétrer… je ne sais pas à quel personnage j’ai affaire… je veux agir à coup sûr… le prendre sur le fait… Pas d’histoires après, fiez-vous-en à moi.

— Adieu !…

— Où allez-vous ?

— Me coucher !… J’ai payé ma dette à mon hôte… j’ai le droit d’aller me reposer. Bonne chance !

Mais Koupriane lui avait saisi la main :

— Écoutez !

En effet, avec un peu d’attention, on distinguait un léger clapotis de l’eau. Si une barque glissait à cette heure à cet endroit de la Néva et qu’elle voulût rester cachée, elle avait bien choisi son moment. Un nuage énorme couvrait la lune ; le vent était faible. La barque aurait le temps d’aller d’une rive à l’autre sans se trouver à découvert. Rouletabille n’attendit pas davantage. À quatre pattes, il courait comme une bête, rapide et silencieux, et se relevait derrière le mur de la villa dont il faisait le tour, arrivait à la grille, se heurtait aux dvornicks, demandait Ermolaï qui lui ouvrit aussitôt la grille.

— Barinia ? prononçait-il.

Ermolaï lui montrait du doigt le premier étage.

— Caracho !

Rouletabille avait déjà traversé le jardin, se hissait à la force des poignets à la fenêtre donnant sur la chambre de Natacha et écoutait. Il entendit parfaitement Natacha qui marchait, se déplaçait, dans sa chambre obscure. Il retomba légèrement sur ses pieds, gravit le perron de la véranda et en ouvrit la porte, puis la referma sur lui avec une telle habileté qu’Ermolaï qui le regardait faire du dehors, à deux pas de là, ne put entendre le moindre grincement sur les gonds. À l’intérieur de la villa, Rouletabille s’avança à tâtons. Il trouva la porte du grand salon ouverte. La porte du petit salon, non plus, n’avait pas été fermée ou avait été réouverte. Il revint sur ses pas, tâta dans l’ombre un fauteuil, s’y assit, attendant les événements qui ne devaient plus tarder, prêt à tout, la main sur son revolver, dans sa poche. En haut, il entendait distinctement glisser de temps à autre les pas de Matrena Pétrovna. Et ceci devait évidemment donner de la sécurité à ceux qui avaient besoin quelquefois, la nuit, que le rez-de-chaussée fût libre. Rouletabille imagina que les portes des pièces du rez-de-chaussée avaient été laissées ouvertes pour qu’il fût plus facile à ceux qui se trouvaient en bas d’entendre ce qui se passait en haut. Et peut-être n’avait-il pas tort.

Soudain, il y eut une barre verticale de lumière pâle à la fenêtre qui donnait du petit salon sur la Néva. Il en déduisit deux choses : d’abord que la fenêtre était déjà légèrement ouverte, ensuite que la lune venait de se dévoiler à nouveau. La barre de lumière, s’éteignit presque tout de suite, mais les yeux de Rouletabille, maintenant habitués à l’obscurité, distinguaient encore la ligne d’ouverture de la fenêtre… Là, l’ombre était moins opaque. Et il sentit tout à coup son sang lui battre les tempes à gros coups sourds, car la ligne d’ouverture de la fenêtre s’élargissait… s’élargissait… et l’ombre d’un homme se dressa debout sur le balcon. Rouletabille sortit son revolver.

L’homme se dressa immédiatement derrière l’un des volets entr’ouverts et frappa un petit coup sec sur la vitre. Placé comme il était là, maintenant, on ne le voyait plus. Son ombre se confondait avec l’ombre du volet. Au bruit du carreau, la porte de Natacha fut ouverte avec précaution. Et Natacha pénétra dans le petit salon. Marchant sur la pointe des pieds, elle alla vivement à la fenêtre qu’elle ouvrit et l’homme entra. Le peu de lumière qui commençait alors de se répandre sur les choses éclairait suffisamment Natacha pour que Rouletabille pût voir qu’elle avait encore la toilette de ville qu’il avait remarquée le soir même à Krestowsky. Quant à l’homme, c’est en vain que l’on eût voulu le reconnaître ; ce n’était qu’une masse sombre enveloppée d’un manteau. Il s’inclina pour embrasser la main de Natacha. Celle-ci prononça ce seul mot : Scari ! (Vite.)

Mais elle n’avait pas plus tôt dit cela que, sous un effort vigoureux, les volets et les deux battants de la fenêtre étaient rapidement écartés et que des ombres silencieuses surgissaient, rapides, sur le balcon, sautaient dans la villa… Natacha poussa un cri déchirant où Rouletabille crut entendre encore plus de désespoir que de terreur… et les ombres se ruèrent sur l’homme ; mais celui-ci, à la première alerte, s’était jeté sur le tapis, et leur avait glissé entre les jambes ; et maintenant il était revenu au balcon qu’il enjambait pendant que les autres se retournaient vers lui. Du moins, ce fut ainsi que Rouletabille crut voir se dérouler la lutte mystérieuse dans la demi-ténèbre, au milieu du plus impressionnant silence, après le cri effrayant de Natacha. L’affaire avait duré quelques secondes et l’homme était encore suspendu au-dessus du vide quand, du fond de la salle, un nouveau personnage surgit : c’était Matrena Pétrovna.

Prévenue par Koupriane que quelque chose allait se passer cette nuit-là, et prévoyant que cette chose se passerait au rez-de-chaussée puisqu’on lui en défendait l’approche, elle n’avait rien trouvé de mieux que de faire monter en secret sa gniagnia au premier étage et de lui ordonner de marcher là-haut, toute la nuit, pour faire croire à sa propre présence auprès du général, tandis qu’elle resterait cachée en bas, dans la salle à manger.

Matrena Pétrovna s’était donc ruée sur le balcon, criant, en russe : « Tirez ! Tirez !  » Et c’est ce qui arriva dans le moment que l’homme hésitait à sauter, quitte à se rompre le cou ou à redescendre par le chemin moins rapide de la gouttière. Un agent tira, le manqua, et l’homme, après avoir tiré à son tour et fait basculer l’agent, disparut. Il faisait encore trop petit jour pour que l’on pût facilement distinguer ce qui se passait en bas où le claquement sec des brownings se faisait seul entendre. Et il n’y avait rien de plus sinistre que ces coups de revolver qui n’étaient pas accompagnés de cris, au fond de la petite buée du matin. L’homme, avant de disparaître, n’avait eu que le temps de jeter bas d’un coup de pied l’une des deux échelles qui avaient servi à l’escalade des agresseurs ; et ceux-ci, même l’agent blessé, étaient redescendus en grappe au long de celle qui leur restait, glissant, tombant, se relevant, courant derrière l’ombre qui fuyait toujours en déchargeant son browning à répétition ; et d’autres ombres, accourues de la rive, s’agitaient dans le brouillard. Et tout à coup on entendit la voix de Koupriane qui donnait des ordres, excitait ses agents à la curée, ordonnait de rapporter le gibier mort ou vivant. Au balcon, Matrena Pétrovna se mit à crier aussi, comme une sauvage. Rouletabille, à ses côtés, voulait en vain la faire taire. Elle était délirante, à la pensée que l’autre pouvait échapper encore. Elle tira un coup de revolver, elle aussi, dans le tas… ne sachant pas qui elle pouvait atteindre… Rouletabille lui arracha son arme et, comme elle se retournait sur lui avec des injures, elle aperçut Natacha qui, penchée à tomber, sur le balcon, les lèvres tremblantes d’un murmure insensé, suivait autant qu’elle le pouvait les phases de la lutte, essayait de comprendre ce qui se passait là-bas, sous les arbres, près de la Néva où le tumulte de la course s’éteignait. Matrena Pétrovna la releva à la poignée. Oui, elle la prit à la gorge et la rejeta dans le salon comme un paquet. Alors, comme elle allait peut-être étrangler sa belle-fille, Matrena Pétrovna s’aperçut que le général était là !… Il apparaissait dans le premier petit jour comme un spectre. Par quel miracle Féodor Féodorovitch avait-il pu descendre jusque-là ? Comment s’y était-il traîné ? On le sentait trembler de colère ou de douleur sous l’ample capote de soldat qui flottait sur lui. Il demanda d’une voix rauque : « Qu’y a-t-il ? »

Matrena Pétrovna se jeta à ses pieds, fit le signe orthodoxe de la croix, comme si elle voulait mettre Dieu dans son témoignage et, désignant Natacha, elle la dénonça à son mari comme elle l’eût désignée à un juge :

— Il y a, Féodor Féodorovitch, qu’on a voulu, une fois de plus, t’assassiner !… et que celle qui a ouvert, cette nuit, la datcha à ton assassin, est ta fille ! »

Le général se retint de ses deux mains au mur contre lequel il glissait, et, regardant Matrena et Natacha qui, toutes deux, maintenant, se traînaient par terre, en suppliantes, il dit à Matrena :

— C’est toi qui m’assassine !

— C’est moi ! par le Dieu vivant, gémit désespérément Matrena Pétrovna… si j’avais pu te cacher cela, Jésus aurait été bon !… mais je ne parlerai plus pour ne point te crucifier… Féodor Féodorovitch !… questionne ta fille… et si ce que j’ai dit n’est pas vrai… tue-moi !… tue-moi comme une bête malfaisante et maudite… je te dirai merci ! merci !… et je mourrai bien heureuse si ce que j’ai dit n’est pas vrai !… Ah ! je voudrais être morte ! Tue-moi !

Féodor Féodorovitch la repoussait de son bâton comme une pourriture écartée du chemin. Sans rien ajouter, farouche, terrible, elle se redressa sur ses genoux et chercha de ses yeux hagards, de son regard de folle, l’arme que Rouletabille lui avait arrachée. Si elle l’avait eue encore entre les mains elle n’aurait pas hésité une seconde à se faire justice puisqu’elle avait eu le malheur de s’attirer le mépris de Féodor ! Et il semblait à Rouletabille épouvanté qu’il assistait à l’une de ces horribles scènes de famille à l’issue desquelles, au temps du grand Pierre, le père ou l’époux réclamait l’intervention du bourreau.

Le général ne daigna même point considérer plus longtemps le délire de Matrena. Il dit à sa fille qui sanglotait éperdument sur le parquet : « Relève-toi, Natacha Féodorovna. » Et la fille de Féodor comprit que son père ne pourrait jamais croire à sa culpabilité. Elle se glissa jusqu’à lui et lui baisa les mains comme une esclave heureuse.

À ce moment, la porte de la véranda résonna sous des coups répétés. Matrena, bête de garde, prête à mourir du mépris de Féodor, mais à son poste, courut à ce qu’elle pouvait croire être un nouveau danger. Mais elle reconnut la voix de Koupriane qui priait qu’on lui ouvrît. Elle l’introduisit elle-même :

— Eh bien, implora-t-elle.

— Eh bien ! Il est mort !

Un cri lui répondit. Natacha avait entendu.

— Et qui ?… qui ?… qui ?… questionnait, haletante, Matrena.

Koupriane s’avança jusque devant Féodor et lui étreignit les mains :

— Général, lui dit-il, il y avait un homme qui avait juré votre perte et qui s’était fait l’instrument de vos ennemis. Cet homme, nous venons de le tuer !

— Est-ce que je le connais ? demanda Féodor.

— C’était un de vos amis, vous le traitiez comme un fils.

— Son nom ?

— Demandez-le à votre fille, général !

Féodor se retourna vers Natacha qui brûlait de son regard Koupriane, tâchant à deviner ce qu’il apportait avec lui, la vérité ou le mensonge.

— Tu connais l’homme qui voulait me tuer ? Natacha ?

— Non ! répondit-elle à son père, avec un véritable accent de fureur… Non ! cet homme-là, je ne le connais pas !…

— Mademoiselle, dit Koupriane d’une voix ferme, terriblement hostile, vous lui avez, vous-même, de vos propres mains, ouvert, cette nuit, cette fenêtre !… ainsi, du reste, que vous la lui avez ouverte déjà maintes fois ! Alors que chacun ici faisait son devoir et veillait à ce que personne au monde ne pût pénétrer de nuit dans une maison où reposait le général Trébassof, gouverneur de Moscou, condamné à mort par le comité central révolutionnaire réuni à Presnia, voilà ce que vous faisiez, vous ; vous introduisiez l’ennemi dans la place.

— Réponds, Natacha, réponds si, oui ou non, tu as introduit dans cette maison quelqu’un la nuit.

— Père, c’est vrai !

Féodor, comme un lion, rugit :

— Son nom ?

— Monsieur vous le dira lui-même, fit Natacha, d’une voix que la terreur maintenant rendait rauque, et elle désignait Koupriane. Pourquoi ne vous dit-il pas lui-même le nom de cet homme. Il le connaît puisqu’il l’a fait tuer !

— Et si cet homme n’était pas mort, reprit Féodor qui, visiblement, se domptait, ai cet homme, que tu faisais entrer, la nuit, chez moi, avait réussi à s’échapper comme tu sembles l’espérer, nous dirais-tu son nom ?

— Je ne le pourrais pas, père !

— Et si je t’en priais ?

Natacha secoua farouchement la tête.

— Et si je te l’ordonnais ?

— Vous pourriez me tuer, père, mais je ne prononcerais pas ce nom-là !

— Malheureuse !

Et il leva son bâton sur elle. Ainsi Ivan le Terrible avait tué son fils d’un coup d’épieu. Mais Natacha, au lieu de courber la tête sous le coup qui la menaçait, s’était retournée vers Koupriane et lui jetait avec l’accent du triomphe :

— Il n’est pas mort !… Si tu avais réussi à le prendre, mort ou vivant, tu aurais déjà dit son nom.

Koupriane fit deux pas vers elle, lui mit la main à l’épaule et dit :

Michel Nikolaïevitch !

— Michel Korsakof ! s’écria le général.

Matrena Pétrovna, comme soulevée par cette révélation, se redressa pour répéter :

— Michel Korsakof !

Le général qui ne pouvait en croire ses oreilles allait protester, quand il aperçut sa fille qui défaillait et tentait de fuir vers sa chambre. Il l’arrêta d’un geste terrible :

— Natacha ! Tu vas nous dire ce que Michel Korsakof venait faire la nuit, ici !…

— Féodor Féodorovitch, il venait t’empoisonner !…

C’était Matrena qui parlait maintenant et que rien n’aurait pu faire taire, car elle voyait dans la fuite de Natacha le plus sinistre aveu. Comme une furie vengeresse, elle raconta avec des cris, avec des terreurs qu’elle ressentait encore comme si, encore, s’allongeait devant elle la main armée du poison, la main mystérieuse, au-dessus du chevet du cher malade, du cher affreux tyran… elle raconta la nuit précédente et toutes ses affres… et sur ses lèvres, bavardes et glapissantes, cette lugubre évocation prenait un relief saisissant. Enfin, elle dit tout ce qu’ils avaient fait, elle et le petit Français, pour ne se point trahir devant l’autre, pour prendre enfin au piège celui qui, depuis tant de jours et tant de nuits, sans qu’on pût le surprendre, tournait autour de la mort de Féodor Féodorovitch. En terminant, elle montra Rouletabille à Féodor et cria : « Voilà celui qui t’a sauvé ! »

Natacha, en entendant ce tragique récit, se retint à plusieurs reprises pour ne point l’interrompre… et Rouletabille, qui la regardait, voyait qu’elle faisait pour arriver à cela des efforts surhumains. Toute l’horreur de ce qui semblait être pour elle comme pour Féodor une révélation du crime de Michel ne l’abattit point, mais parut, au contraire, lui rendre ses forces, toute la vie qui, quelques secondes plus tôt, la fuyait. Matrena eut à peine achevé son cri : « Voilà celui qui t’a sauvé ! » qu’elle s’écriait, à son tour, en face du reporter sur lequel elle jetait d’effroyables regards de haine : « Voilà celui qui a fait tuer un innocent ! »… Et, tournée vers son père : « Ah ! papa !… laisse-moi, laisse-moi dire que Michel Nikolaïevitch qui est venu ce soir ici, je l’avoue, et que j’ai introduit cette nuit ici, c’est vrai !… que Michel Nikolaïevitch n’est pas venu ici hier !… et que l’homme qui a voulu t’empoisonner, c’était un autre ! »

À ces mots, Rouletabille pâlit, mais il ne se laissa pas démonter. Il répondit simplement :

— Non, mademoiselle, c’était le même…

Et Koupriane crut devoir ajouter :

— Nous avons, du reste, trouvé la preuve des relations de Michel Nikolaïevitch avec les révolutionnaires.

— Où cela ? questionna la jeune fille, en tendant vers le maître de la police un visage atrocement angoissé.

— À la villa de Kristowsky, mademoiselle.

Elle le regarda longuement comme si elle eût voulu aller jusqu’au fond de sa pensée :

— Quelles preuves ? implora-t-elle.

— Une correspondance que nous avons mise sous scellés.

— Était-elle bien adressée à lui ? Quelle sorte de correspondance ?

— Si cela vous intéresse, nous la dépouillerons devant vous.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! gémit-elle. Où l’avez-vous trouvée, cette correspondance ? dites-moi bien où ? où ?

— Je vous dis : à la villa, dans sa chambre. Nous avons fait sauter le tiroir de son bureau.

Elle sembla respirer, mais son père lui prit brutalement le bras !

— Allons, Natacha, tu vas nous dire ce que venait faire ici cet homme, la nuit !

— Dans sa chambre ! s’écria Matrena Pétrovna.

Natacha se retourna vers Matrena :

— Que croyez-vous donc, vous, dites-le ?… dites-le donc !…

— Et moi, que dois-je croire ? gronda Féodor. Tu ne me l’as pas encore dit ! Tu ignorais que cet homme avait des relations avec mes ennemis ! Tu as été peut-être innocente de cela ! Je veux le penser ! Je le veux ! au nom du ciel, je le veux ! Mais pourquoi le recevais-tu ? Pourquoi ?… Pourquoi l’introduisais-tu ici, comme un voleur, ou comme…

— Ah ! papa ! tu sais que j’aime Boris ! que je l’aime de tout mon cœur ! et que je ne serai jamais à un autre qu’à lui !

— Alors !… Alors !… Alors, parleras-tu ?

La jeune fille eut une véritable crise :

— Ah ! père ! père ! ne me questionne pas !… Toi, toi surtout, ne me questionne pas ! je ne puis rien te dire ! rien te dire ! sinon que je suis sûre, tu entends, sûre, que Michel Nikolaïevitch n’est pas venu la nuit dernière ici !

— Il y est venu, affirma encore la voix légèrement troublée de Rouletabille.

— Il y est venu avec le poison. Il y est venu pour empoisonner ton père, Natacha ! gémit Matrena Pétrovna, qui se tordait les mains avec des gestes de naïve et sincère tragédie.

— Et moi, répéta, ardente, la fille de Féodor, avec un accent de conviction qui fit frémir tous ceux qui étaient là, et en particulier Rouletabille… et moi, je vous dis que ce n’est pas lui ! que ce n’est pas lui ! que ce ne peut pas être lui !… je vous jure que c’est un autre… un autre !

— Mais, alors, cet autre, c’est vous également qui l’avez introduit ? fit Koupriane…

— Eh bien, oui ! c’est moi ! c’est moi !… c’est moi qui avais laissé la fenêtre et le volet entr’ouverts… Oui ! c’est moi qui ai fait cela !… mais je n’attendais pas l’autre !… l’autre qui est venu pour assassiner… Quant à Michel Nikolaïevitch, je vous jure, mon père, sur tout ce qu’il y a de plus sacré au ciel et sur la terre qu’il ne pouvait pas commettre le crime que vous dites !… et maintenant, tuez-moi, car je ne puis vous en dire davantage !

— Le poison, reprit froidement Koupriane, le poison que l’on a versé dans la potion du général est cet arséniate de soude qui se trouvait sur le raisin apporté par le maréchal de la cour. Ce raisin avait été remis par le maréchal, qui avait recommandé de le laver, à Michel Nikolaïevitch et à Boris Alexandrovitch. Ce raisin a disparu. Si Michel est innocent, accusez-vous Boris ?

Natacha, qui semblait tout à coup perdre la force de se défendre, gémit, exténuée, mourante, râlante :

— Non ! Non ! n’accusez pas Boris ! Il ne manquerait plus que ça !… n’accusez pas Michel… n’accusez personne puisque vous ne savez pas !… puisqu’on ne sait pas !… Mais ces deux-là sont innocents… croyez-moi ! croyez-moi !… Ah ! comment vous dire ! comment vous dire ! je ne puis rien vous dire !… Et vous avez tué Michel !… Ah ! qu’est-ce que vous avez fait ?… qu’est-ce que vous avez fait ?…

— Nous avons supprimé un homme, fit la voix glacée de Koupriane, qui n’était que l’exécuteur des basses œuvres du nihilisme !

Elle parvint à se redresser avec une énergie nouvelle dont, arrivée à ce degré de désespoir, on l’eût crue incapable… Elle leva les poings sur Koupriane :

— Ça n’est pas vrai !… ça n’est pas vrai !… Des mensonges ! des infamies !… des horreurs de la police !… des papiers fabriqués… pour le perdre. Il n’y avait rien de tout ce que vous dites chez lui !… ça n’est pas possible !… ça n’est pas vrai !…

— Où sont-ils, ces papiers ? demanda la voix brève de Féodor. Apportez-les-moi tout de suite, Koupriane, je veux les voir…

Koupriane se troubla légèrement, mais ce mouvement ne passa pas inaperçu de Natacha qui s’écria :

— Oui ! Oui ! qu’il les donne donc ! qu’il les apporte, s’il les a !… mais il ne les a pas !… clama-t-elle, avec une joie sauvage… Il n’a rien ! Tu vois bien, papa, qu’il n’a rien. Sans cela, il me les aurait déjà jetés à la figure… Il n’a rien. Je te dis qu’il n’a rien… Ah ! il n’a rien ! Il n’a rien !

Et elle s’affala sur le plancher, pleurant, sanglotant, il n’a rien, il n’a rien ! On eût dit qu’elle pleurait de joie…

— C’est vrai ? demanda Féodor Féodorovitch, de son air le plus sombre. C’est vrai, Koupriane, que vous n’avez rien ?

— C’est vrai, mon général, nous n’avons rien trouvé… on avait déjà tout enlevé.

Mais Natacha poussait un véritable hurlement d’allégresse…

— Il n’a rien trouvé !… et il l’accuse d’avoir partie liée avec les révolutionnaires… pourquoi ? pourquoi ?… parce que je le recevais, moi ?… Mais moi, suis-je une révolutionnaire ? dites ?… Ai-je juré de tuer papa ?… Moi ?… Moi ?… Ah ! il ne sait plus quoi dire !… Tu vois bien, papa, qu’il se tait… Il a menti !… Il a menti !…

— Pourquoi, Koupriane, nous avez-vous trompés ?

— Oh ! nous soupçonnions Michel depuis quelque temps… et vraiment, après ce qui vient de se passer, nous ne pouvons plus avoir aucun doute !…

— Oui, mais vous affirmiez avoir des papiers et vous n’en avez pas. Ce sont là des procédés abominables, Koupriane, répliqua d’un ton de plus en plus sombre Féodor… des expédients que je vous ai entendu, maintes fois, condamner.

— Général ! Nous sommes sûrs, vous entendez, nous sommes absolument sûrs que l’homme qui a voulu vous empoisonner hier et l’homme d’aujourd’hui, celui qui est mort, ne font qu’un !

— Et à cause de quoi donc êtes-vous si sûr de cela ? Il faudrait nous le dire !… insista le général qui tremblait de détresse et d’impatience.

— Oui ! qu’il le dise donc, à quoi ?

— Demandez-le à monsieur ! fit Koupriane.

Ils se tournèrent vers Rouletabille.

Le reporter répliqua, en affectant un sang-froid dont il ne jouissait peut-être pas entièrement en réalité :

— Je puis affirmer devant vous, comme je l’ai déjà fait devant monsieur le préfet de police, qu’une seule et même personne a laissé les traces de ses différentes escalades sur ce mur et sur ce balcon,

— Insensé ! interrompit Natacha avec une fougue haineuse contre le jeune homme. Et cela vous suffit ?

Le général saisit brutalement le poignet du reporter :

— Écoutez-moi, monsieur !… Un homme est venu ici, cette nuit… ceci ne regarde que moi… et n’a le droit d’étonner que moi… et de ceci je fais mon affaire… une affaire entre ma fille et moi… Mais vous, vous venez nous dire que vous êtes sûr que cet homme est un assassin… alors, voyez-vous, c’est autre chose !… Cela, il faudrait les preuves, et les preuves tout de suite… Vous parlez de traces, eh bien, nous allons les examiner ensemble, ces traces !… Et je souhaite pour vous, monsieur, que je sorte de cela aussi convaincu que vous l’êtes…

Rouletabille dégagea doucement son poignet et répondit avec un calme parfait :

— Maintenant, monsieur, je ne puis plus rien vous prouver.

— Pourquoi ?

— Parce que l’escalade des agents a passé par-dessus ma preuve, monsieur !

— Et, en vérité, il ne nous reste que votre parole ! que votre foi en vous-même !… Et si vous vous étiez trompé ?

— Il ne l’avouera jamais, papa, s’écria Natacha… Ah ! c’est lui qui mériterait, à cette heure, le sort de Michel Nicolaïevitch !… N’est-ce pas ! N’est-ce pas que vous le savez ! et que ce sera votre éternel remords !… N’est-ce pas qu’il y a quelque chose qui vous empêchera toujours de dire que vous vous êtes trompé !… C’est que vous avez fait tuer un innocent !… Enfin ! vous le savez bien ! Vous savez bien que je n’aurais pas introduit ici Michel Nikolaïevitch si j’avais su qu’il était capable de vouloir empoisonner mon père !

— Ça, mademoiselle, répliqua Rouletabille, en ne baissant pas les yeux sous le regard de foudre de Natacha, ça, j’en suis sûr !

Et il mit un tel ton à dire cela que Natacha continua de le fixer dans une angoisse incompréhensible. Ah ! le croisement de ces deux regards ! la scène muette entre ces deux jeunes gens dont l’un voulait se faire comprendre et dont l’autre semblait redouter par-dessus tout d’avoir été comprise ! Natacha murmura :

— Comme il me regarde !… Voyez !… c’est le démon… oui, oui, le domovoï… le vrai domovoï… Mais prenez garde, malheureux, vous ne savez pas ce que vous avez fait !

Elle se tourna brusquement du côté de Koupriane :

— Où est le corps de Michel Nikolaïevitch ? dit-elle. Je veux le voir. Il faut que je le voie.

Féodor Féodorovitch s’était laissé tomber, comme assommé, sur un fauteuil. Matrena Pétrovna n’osait se rapprocher de lui. Le géant paraissait frappé à mort, abattu à jamais. Ce que n’avaient pu faire ni les bombes, ni les balles, ni le poison, l’idée seule de la coopération de sa fille dans l’œuvre d’horreur qui se tramait autour de lui, ou plutôt l’impossibilité où il était de comprendre l’attitude de Natacha, sa mystérieuse conduite, le chaos de ses explications, ses cris insensés, ses protestations d’innocence, ses accusations, ses menaces, ses prières et tout son désordre, enfin, devant le fait certain, avoué de son entremise nocturne dans cette tragique aventure où Michel Nikolaïevitch avait trouvé la mort, l’avaient brisé, lui, Féodor Féodorovitch comme un fétu. Un instant, il s’était raccroché à quelque vague espoir en constatant que Koupriane était moins assuré qu’il ne l’avait prétendu tout d’abord contre son officier d’ordonnance. Mais quoi ! ceci n’était qu’un détail sans importance à ses yeux. Ce qui importait seul, c’était la signification de l’acte de Natacha ; et la malheureuse ne paraissait même point se préoccuper de ce que lui, Féodor, pouvait en penser. Pas une parole vraie pour le rassurer. Elle était là à se débattre entre Koupriane, Rouletabille et Matrena Pétrovna, défendant son Michel Nikolaïevitch pendant que lui, le père, après avoir failli la broyer tout à l’heure, était là, dans un coin, à agoniser.

Koupriane s’avança vers le malheureux et lui dit :

— Écoutez-moi bien, Féodor Féodorovitch. Celui qui vous parle est le grand maître de police par la volonté du tsar, et votre ami par la grâce de Dieu. Si vous ne demandez pas devant nous, qui sommes au courant de tout et qui saurons garder le secret nécessaire, si vous ne demandez pas à votre fille la raison de sa conduite avec Michel Nikolaïevitch, et si elle ne nous répond pas, en toute sincérité, je n’ai plus rien à faire ici ! On a déjà chassé mes hommes de cette maison, comme indignes de garder le plus loyal sujet de Sa Majesté : je n’ai point protesté ; mais je viens à mon tour vous supplier de me prouver que l’ennemi le plus redoutable que vous ayez eu dans votre maison n’est point votre fille.

Ces paroles qui résumaient nettement l’horrible situation furent comme un soulagement pour Féodor. Oui, il fallait savoir. Koupriane avait raison. Il fallait qu’elle parlât. Et il somma sa fille de s’expliquer, de tout dire ! de tout dire ! Natacha fixa encore Koupriane de son regard de « haine à mort », puis se détourna de lui et répéta d’une voix ferme :

— Je n’ai rien à dire !

— La complice de vos assassins, la voici ! gronda alors Koupriane, le bras tendu.

Natacha poussa un cri de bête blessée et se roula aux pieds de son père. Elle l’entoura de ses bras suppliants. Elle le pressa sur sa poitrine. Elle sanglota sur son cœur. Et l’autre, ne comprenant toujours pas, la laissait faire, lointain, hostile, sombre. Alors, elle gémit, éperdue, et pleura avec éclat, et l’emphase dramatique dont elle enveloppa Féodor sonnait comme des cris d’autrefois quand, au fond de l’appartement des femmes, le père tout-puissant s’apprêtait à châtier la coupable.

— Mon père ! père chéri ! Regarde-moi !… Regarde-moi !… aie pitié de moi ! et ne demande pas que s’ouvre ma bouche qui doit rester close à jamais… et crois-moi. Ne crois pas ces hommes ! ne crois pas Matrena Pétrovna ! Est-ce que tu ne sens pas mon cœur contre ton cœur, mes larmes sur tes joues ! Est-ce que je ne suis pas ta fille ?… Ta fille très pure ! Ta Natacha Féodorovna !… Je ne puis pas t’expliquer, non ! non ! sur la Vierge, mère de Jésus, je ne puis pas t’expliquer ?… sur les saintes icônes… je ne puis pas… sur ma mère que je n’ai pas connue, et que tu as remplacée, ô mon père… ne me demande rien !… ne me demande plus rien !… mais serre-moi dans tes bras comme lorsque j’étais toute petite… embrasse-moi, père chéri !… aime-moi… je n’ai jamais autant eu besoin d’être aimée ! Aime-moi !… je suis malheureuse ! une malheureuse qui ne peut même pas se tuer sous tes yeux pour te prouver son innocence et son amour !… papa ! papa !… à quoi te serviraient tes bras dans les jours qui te restent à vivre si tu ne veux plus me serrer sur ton cœur !… papa ! papa !…

Elle roulait sa tête sur les genoux de Féodor. Ses cheveux s’étaient dénoués et pendaient derrière elle dans un désordre noir, magnifique…

— Regarde dans mes yeux !… Regarde dans mes yeux !… Vois comme ils t’aiment, batouchka !… batouchka !… mon batouchka chéri ! »

Maintenant Féodor pleurait. Ses lourdes larmes venaient se mêler aux pleurs de Natacha. Il lui releva la tête et lui demanda simplement, d’une voix brisée :

— Tu ne peux rien me dire maintenant ? Mais quand me diras-tu ?

Natacha leva les yeux vers lui, puis son regard continua sa route vers le ciel et ses lèvres laissèrent échapper ce mot dans un souffle :

— Jamais !

Matrena Pétrovna, Koupriane et le reporter frémirent dans l’attente auguste et terrible de ce qui allait se passer. Féodor avait pris la tête de sa fille entre ses deux mains. Il considérait longuement ces yeux qui s’étaient levés vers le ciel, cette bouche qui venait de prononcer ce « jamais !… » Puis, lentement, ses rudes lèvres vinrent se poser sur les lèvres pâles de la jeune fille. Et il la tint étroitement embrassée. Elle releva la tête triomphante, égarée, et le bras tendu vers Matrena Pétrovna :

— Il me croit, lui ! Il me croit ! Et vous m’auriez crue aussi si vous aviez été ma mère !…

Ayant dit, elle pencha la tête à la renverse et tomba sur le plancher, inanimée. Féodor était déjà à genoux, la soignant, la dorlotant, chassant les autres :

— Allez-vous-en ! Allez-vous-en tous !… tous !… Toi aussi, Matrena Pétrovna !… Va-t’en…

Ils disparurent épouvantés, balayés par son geste sauvage.



Dans la petite datcha de Kristowsky, il y a un cadavre. Des agents le veillent en attendant le retour de leur chef. Frappé à mort, Michel Nikolaïevitch est venu mourir là et les autres l’ont suivi jusqu’à son dernier soupir. Ils étaient derrière lui quand, râlant, il a pénétré sur les genoux, dans sa chambre. La petite Katharina, la bohémienne, était là. Elle pencha sa petite tête énigmatique sur sa rapide agonie. Les autres fouillaient déjà partout, saccageant tout, faisant sauter les serrures et les tiroirs des meubles, mettant à sac les placards. Et leurs investigations firent tout le four de la maison, s’en allèrent jusqu’au fond des paillasses éventrées, ne respectèrent point le logis de Boris Mourazof, absent cette nuit-là. Ils fouillent… ils fouillent… et s’ils n’ont rien, absolument rien trouvé chez Michel, ils ont déniché une multitude de paperasses chez Boris : des livres d’Occident, des essais d’économie politique, une histoire de la Révolution française, des vers capables de le faire pendre. Ils ont tout mis en tas sous scellés. Pendant ce temps, Michel expirait entre les bras de Katharina qui lui avait ouvert, sur la poitrine, sa tunique, arraché sa chemise sans doute pour lui faciliter ses derniers soupirs. Le malheureux avait reçu, en nageant, car il s’était jeté dans la Néva, une balle derrière la tête. C’était miracle qu’il eût pu se traîner jusque-là. Il espérait sans doute pouvoir mourir en paix dans cette maison. Il croyait évidemment pouvoir l’atteindre, après avoir éventé ses limiers. Il ne savait pas que son dernier refuge avait été dénoncé.

Et maintenant les agents ont terminé leur besogne, de la cave au grenier. Koupriane, de retour de la villa Trébassof, les rejoint. Il est suivi par Rouletabille. Le reporter ne peut supporter la vue de ce cadavre encore chaud, aux yeux grand ouverts qui semblent le regarder, lui reprocher sa mort. Il se détourne avec dégoût et peut-être avec effroi. Koupriane a saisi ce mouvement :

— Des regrets ? lui demande le maître de police.

— Oui ! fait Rouletabille. Il faut toujours regretter un mort. Et, cependant, celui-là était un bandit, un bandit de droit commun. Mais je regrette sincèrement qu’il soit mort avant qu’il ait été confondu.

— À la solde des nihilistes ? c’est toujours votre avis ? interrogea Koupric

— Oui.

— Vous savez que l’on n’a rien découvert chez lui. On n’a trouvé de papiers intéressants que chez Boris Mourazof.

— Ah !

— Que dites-vous de cela ?

— Rien !

Koupriane interroge encore ses hommes. Ceux-ci lui répondent : non, on n’a rien découvert, rien chez Michel. Et soudain Rouletabille constate que la conversation des agents et de leur chef devient plus animée. Koupriane se montre en colère, violent, leur fait des reproches. Les uns se sauvent, vivement, avec des paroles précipitées. Koupriane sort. Rouletabille le suit. Que se passe-t-il ? Il ne peut l’arrêter, mais, arrivant derrière lui, il le lui demande. Alors, en quelques mots brefs, et en marchant toujours devant lui, Koupriane, sans tourner la tête, lui dit qu’il vient d’apprendre que ses agents ont laissé un instant la petite bohémienne, Katharina, seule avec l’officier expirant. Katharina était la petite femme de ménage de Michel et de Boris. Elle devait connaître les secrets de l’un et de l’autre. Il était élémentaire que l’on eût l’œil sur elle ; or, on ne sait ce qu’elle est devenue. Il faut la chercher, la retrouver absolument, car elle a ouvert la tunique de Michel et c’est peut-être là la raison pour laquelle on n’a trouvé aucun papier sur le moribond, quand les agents l’ont fouillé ! Cette absence de papiers, de portefeuille, n’est pas naturelle.

La chasse commence dans le petit jour rose des Îles, déjà teinté de sang. Quelques agents crient des indications. On court sous les arbres, car on est presque certain qu’elle a pris le petit sentier conduisant au pont qui joint Kristowsky à Kameny Ostrow. Quelques nouveaux renseignements jetés par d’autres agents qui accourent, qui surgissent à droite et à gauche de la route, confirment cette hypothèse. Et pas une voiture ! On court. Koupriane est un des premiers. Rouletabille ne le quitte pas d’une semelle. Mais il ne le dépasse pas. Tout à coup des cris, des appels entre agents. On se montre quelque chose là-bas qui glisse sur une pente. C’est la petite. Elle file comme le vent. Course éperdue. On traverse Kameny Ostrow. « Ah ! une voiture ! un cheval ! soupire Koupriane qui a laissé son équipage à Élaguine. La preuve est là ! C’est la preuve de tout qui nous échappe !…

Le terrain maintenant est découvert. On distingue très bien Katharina qui est arrivée au pont Élaguine. La voilà dans Élaguine Ostrow. Que fait-elle ? Se rend-elle à la villa Trébassof ? Que veut dire ceci ? Non, elle se rejette sur la droite. Les agents galopent derrière elle ! Elle est encore loin. Elle paraît infatigable. Maintenant elle a disparu, sous les arbres, dans les futaies, toujours sur la droite. Koupriane pousse un cri de joie. Où qu’elle aille, elle est prise. Il donne quelques ordres haletants pour qu’on barre l’île. Elle ne peut plus s’échapper ! Elle ne peut plus s’échapper ! Mais où va-t-elle ? Koupriane connaît cette île-là mieux que personne. Il prend un plus court chemin pour rejoindre l’autre rive vers laquelle Katharina semblait se diriger et tout à coup il tombe presque sur la petite qui s’est laissé surprendre, qui jette un cri et qui se sauve à nouveau, à toutes jambes.

— Arrête, ou je tire ! crie Koupriane en russe.

Et il sort son revolver. Mais une main le lui a arraché.

— Pas ça ! fait Rouletabille, qui jette l’arme loin de lui. Koupriane, jurant, reprend sa course. La fureur décuple ses forces, son agilité ; il va atteindre Katharina à bout de souffle ; mais Rouletabille s’est jeté dans ses jambes et tous deux roulent sur l’herbe. Quand le grand maître de police se relève, c’est pour voir Katharina gravir en toute hâte l’escalier qui conduit à la Barque, le restaurant flottant de la Strielka. Koupriane, maudissant Rouletabille, mais croyant enfin tenir facilement sa proie, se dirige à son tour vers la Barque, à l’intérieur de laquelle la petite vient de s’engouffrer. Il met le pied sur la première marche de l’escalier. Sur la dernière, descendant du petit navire de fête, une silhouette se dresse : c’est celle du prince Galitch. Koupriane en reçoit comme un coup qui l’arrête net dans son ascension. Galitch a un air rayonnant auquel le maître de police ne saurait se tromper. Évidemment Koupriane arrive en retard. Il en a le sentiment profond, la certitude. Et cette présence du prince sur la Barque lui explique d’une façon définitive le pourquoi de la course de Katharina.

Si la bohémienne a chipé les papiers ou le portefeuille du mort, c’est maintenant le prince qui a le tout dans sa poche.

Koupriane, en voyant le prince passer devant lui, frémit. Le prince le salue et s’amuse avec quelque ironie de sa mine interloquée :

— Eh bien ? lui dit-il, comment vous portez-vous, mon cher monsieur Koupriane. Votre Excellence est levée de bien bonne heure, me semble-t-il. À moins que ce ne soit moi qui me couche trop tard.

— Prince, fait Koupriane, mes hommes sont à la poursuite d’une petite bohémienne, une nommée Katharina, bien connue dans les restaurants où elle chante. Nous l’avons vue monter dans la Barque. L’auriez-vous rencontrée par hasard ?

— Ma foi, monsieur Koupriane, je ne suis point le concierge de la Barque et je n’ai rien remarqué du tout, ni personne. Du reste, je suis d’un naturel un peu rêveur. Pardonnez-moi.

— Prince, il n’est point possible que vous n’ayez point vu Katharina.

— Eh ! monsieur le maître de police, si je l’avais vue, je ne vous en dirais rien, puisque vous la poursuivez. Me prenez-vous pour quelqu’un de vos limiers ? On dit que vous en avez dans tous les mondes, mais je vous affirme que je n’ai pas encore passé à votre caisse. Il y a erreur, monsieur Koupriane.

Et le prince resalua. Mais Koupriane l’arrêta encore :

— Prince, songez que ceci est très grave. Michel Nikolaïevitch, l’officier d’ordonnance du général Trébassof, est mort, et cette petite a volé ses papiers sur son cadavre. Toutes les personnes qui auront parlé à Katharina seront soupçonnées. C’est une affaire d’État, monsieur, qui peut mener très loin. Pouvez-vous me jurer que vous n’avez pas vu Katharina, que vous ne lui avez pas parlé ?

Le prince regarda Koupriane avec un air d’insolence tel que le maître de police pâlit de rage. Ah ! s’il avait pu !… s’il avait pu… mais on ne touchait pas à celui-là !… Galitch s’éloigna sans ajouter un mot et ordonna au schwitzar de lui faire avancer sa voiture.

— C’est bien ! fit Koupriane, je ferai mon rapport au tsar.

Galitch se retourna. Il était aussi pâle que Koupriane.

— En ce cas, monsieur, fit-il, n’oubliez pas d’y ajouter que je suis le plus humble sujet de Sa Majesté !

L’équipage avançait. Le prince monta. Koupriane le regarda s’éloigner, la rage dans le cœur et les poings crispés. À ce moment, ses hommes le rejoignaient :

— Allez ! cherchez ! leur fit-il brutalement en leur montrant la Barque.

Ils se précipitèrent dans l’établissement, pénétrèrent dans les salles intérieures. On entendit des cris de méchante humeur, des protestations. Certainement, les derniers soupeurs ne se montraient point enchantés de cette invasion soudaine de la police. Les agents faisaient lever tout le monde, regardaient sous les tables, sous les banquettes, sous les nappes pendantes. Ils visitèrent l’office, la cale, tout. Pas de Katharina. Soudain Koupriane, qui attendait le résultat de la perquisition, appuyé au bastingage, en regardant vaguement l’horizon, tressaillit. Là-bas, tout là-bas, de l’autre côté du large fleuve, entre un petit bois et le Staraia Derevnia, une légère embarcation abordait. Et un petit point noir en sautait, comme une puce. Koupriane reconnut, dans ce petit point noir, Katharina. Elle était sauvée. Maintenant, il ne pouvait l’atteindre. C’était bien inutile de la chercher dans ce quartier bizarre où ses congénères de Bohême vivaient en maîtres avec des coutumes, des libertés, des franchises qui n’avaient jamais été violées. Toute la population bohémienne de la capitale se serait soulevée. Et puis, à quoi bon maintenant Katharina ? C’est le prince Galitch qu’il aurait fallu prendre. Un de ses hommes s’approcha de lui :

— Malheur ! fit-il. Nous n’avons point trouvé Katharina et cependant elle est venue ici. Elle s’est rencontrée, une seconde, avec le prince Galitch, lui a remis quelque chose, et est descendue dans le canot du bord.

— Parbleu ! fit le maître de police en haussant les épaules, j’en étais sûr.

Il était de plus en plus exaspéré. Il descendit sur la rive et la première personne qu’il vit fut Rouletabille qui l’attendait sans impatience, philosophiquement assis sur un banc.

— Je vous cherchais, cria-t-il. Nous l’avons manquée par votre faute ! Si vous ne vous étiez pas jeté dans mes jambes !

— Je l’ai fait exprès ! déclara le reporter.

— Hein ?… qu’est-ce que vous dites ?… Vous l’avez… vous l’avez fait exprès ?

Koupriane suffoquait.

— Excellence ! fit Rouletabille, en le prenant par le bras, calmez-vous, on nous regarde. Allons prendre une tasse de thé chez Cubat. Tout doucement, là… en nous promenant…

— M’expliquerez-vous ?…

— Mon Dieu ! Excellence, rappelez-vous que je vous ai promis, en échange de la vie de votre prisonnier, la vie du général Trébassof. Eh bien, en me jetant dans vos jambes et en vous empêchant de joindre Katharina, je lui ai sauvé la vie, au général !… C’est bien simple !…

— Vous voulez rire ? Est-ce que vous vous moqueriez de moi ?

Mais le maître de police vit bien que Rouletabille ne riait pas du tout et qu’il ne se moquait de personne.

— Monsieur, insista-t-il, puisque vous parlez sérieusement, je voudrais bien comprendre…

— C’est inutile ! dit Rouletabille… Il est même nécessaire que vous ne compreniez pas…

— Mais enfin…

— Non, non, je ne puis rien vous dire…

— Quand donc me direz-vous quelque chose qui me fera comprendre votre invraisemblable conduite ?

Rouletabille l’arrêta et, solennellement, lui déclara :

— Monsieur Koupriane, rappelez-vous ce que Natacha Féodorovna, en levant ses beaux yeux au ciel, a répondu à son père, qui, lui aussi, voulait comprendre : Jamais !