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Rouletabille chez le Tsar/15

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XV

« JE VOUS ATTENDAIS ! »


À l’hôtel, une lettre de Gounsovski : « N’oubliez pas, cette fois, de venir demain déjeuner avec moi. Bon souvenir d’amitié de madame Gounsovski. » Nuit horrible sans sommeil, nuit toute retentissante des bruits de l’explosion, des clameurs des blessés. Ombre solennelle du père Alexis, tendant à Rouletabille une fiole remplie de poison et lui disant : « C’est Natacha ou toi ! » Puis, surgissant dans les ténèbres, le spectre au front ensanglanté de Michel Nikolaïevitch, l’Innocent !

Au matin, lettre du maréchal de la cour.

Monsieur le maréchal ne devait pas avoir une très bonne nouvelle à apporter au jeune homme, car c’est en des termes sans enthousiasme qu’il l’invitait à déjeuner pour le jour même, de très bonne heure, à midi… désireux qu’il était de voir une fois encore le reporter, avant son départ pour la France. « Allons bon ! se dit Rouletabille, voici mon congé que m’apporte M. le maréchal ! » Et il en oublia, cette fois encore, le déjeuner Gounsovski. Le rendez-vous était au grand restaurant de l’Ours. Rouletabille y entra à midi. Il demanda au schwitzar si le grand maréchal de la cour était arrivé. Il lui fut répondu qu’on ne l’avait pas encore vu et on le conduisit dans une immense salle où ne se trouvait encore qu’une personne. Celle-ci, debout devant la table des zakouskis, s’empiffrait. Au bruit que firent les pas de Rouletabille sur le parquet, l’unique client affamé se retourna et leva les bras au ciel en reconnaissant le reporter. Quant à celui-ci il aurait donné tous les roubles qui étaient dans sa poche pour n’avoir pas été reconnu. Mais il se trouvait déjà en face de l’avocat célèbre pour son fameux coup de fourchette, l’aimable Athanase Georgevitch, la tête tout emmaillotée de bandes, de pansements au milieu desquels on n’apercevait distinctement que les yeux et surtout la bouche.

— Comment cela va, petit ami ?

— Et vous ?

— Oh ! moi, ce ne sera rien que ça ! dans huit jours on n’en parlera plus donc !

— Quelle terrible histoire ! dit le reporter. J’ai bien cru que nous étions tous morts !

— Non ! Non ! ce n’est rien que ça ! Nitchevo !…

— Et ce pauvre gaspadine Tchichnikof, avec ses deux pauvres jambes cassées ?

— Eh ! Nitchevo !… Il a deux bons solides appareils qui lui referont deux bonnes solides jambes ! Nitchevo ! Ne pensons plus à ça. Ce n’est rien !… Vous venez déjeuner ici ? Très bonne maison célèbre ici !… Caracho !

Il s’empressa de lui en faire les honneurs. On eût dit que le restaurant lui appartenait. Il en vantait l’architecture et la cuisine « à la française ».

— Connaissez-vous, lui disait-il, une plus grande salle de restaurant « chic » au monde ?…

De fait, il semblait à Rouletabille, qui levait la tête vers la haute voûte vitrée, qu’il se trouvait dans un hall de gare où était attendu un illustre voyageur, car il y avait des fleurs et des plantes partout. Mais le visiteur que le hall attendait, c’était le mangeur russe ! L’Ogre qui ne manquait jamais de venir manger chez l’Ours ! Montrant les rangées de tables qui alignaient leurs nappes blanches et leurs services éclatants, Athanase Georgevitch, la bouche pleine, disait :

— Ah ! cher petit monsieur français, il faut voir cela à souper, avec les femmes, et les bijoux, et la musique ! On n’a aucune idée de cela en France, aucune. La gaieté, le champagne !… et des bijoux, monsieur, pour des millions de millions de roubles !… Nos femmes sortent tout, tout ce qu’elles ont. Elles sont parées comme les saintes châsses … Tous les bijoux de famille, tout le fond des coffrets ! Ah ! c’est magnifique, tout à fait russe ! moscovite… Que dis-je ? Asiate !… Monsieur !… le soir, dans la fête, nous sommes asiates ! Je vais vous dire quelque chose à l’oreille… Vous voyez que cette énorme salle est entourée de fenêtres à balcons… Chacune de ces fenêtres donne sur un cabinet particulier… Tenez, monsieur, cette fenêtre-là… oui, là… c’était le cabinet du grand-duc… oui, lui-même… un joyeux grand-duc. Eh bien, un soir où il y avait ici un monde fou !… des familles, monsieur ! des familles… d’honorables familles… la fenêtre du balcon s’est ouverte… et une femme toute nue, toute nue comme cette main, monsieur, a été jetée dans la salle qu’elle a traversée en courant… C’était un pari, monsieur, un pari du joyeux grand-duc… et la demoiselle l’a gagné ! Mais quel scandale !… Ah ! n’en parlons plus !… Cela nous porterait malheur !… Mais est-ce assez asiate, hein ?… vraiment asiate ?… Et cela, qui est beaucoup plus triste, tenez, à cette table… c’était la nuit du 1er janvier russe… à souper… une réunion de toute beauté… toute la capitale. Là, au fond, la musique, à minuit juste, venait de commencer le Bodje tsara Krani, pour l’inauguration de la joyeuse année russe, et tout le monde s’était levé, comme de juste, et écoutait en silence, comme il faut, loyalement… Eh bien, à cette table… il y avait avec sa famille un jeune étudiant très bien, très correct, en uniforme… Ce malheureux jeune étudiant, qui s’était levé, comme tout le monde, pour écouter le Bodje tsara Krani, mit, par mégarde, son genou sur une chaise. Alors, vraiment, la position n’était plus déjà correcte : mais ce n’était pas une raison pour le tuer, n’est-ce pas ? Certainement non ! Eh bien, une brute en habit, un monsieur très chic a pris dans sa poche un revolver et l’a déchargé sur l’étudiant, à bout portant… Vous pensez quel scandale, l’étudiant était mort !… Il y avait là, à côté, des journalistes de Paris qui n’en revenaient pas, ma parole ! M. Gaston Leroux, tenez, était à cette table, quel scandale !… Il y a eu une bataille. On a cassé des carafes sur la tête de l’assassin, car c’était, ni plus ni moins, un assassin, un buveur de sang… un Asiate ! On a enlevé l’assassin qui saignait de toutes parts pour le soigner ; quant au mort, il resta étendu là, sous une nappe, attendant la police… et les soupeurs ont continué de boire aux autres tables… Est-ce assez asiate ?… Ici, la femme nue… là, un cadavre… Et les bijoux et le champagne ?… Qu’est-ce que vous dites de ça ?…

— Son Excellence le grand maréchal de la cour vous attend, monsieur !

Rouletabille serra la main d’Athanase Georgevitch qui retourna à ses zakouskis et suivit l’interprète qui lui entr’ouvrit la porte d’un cabinet particulier. Le haut dignitaire était là. Avec cette politesse pleine de charme dont les Russes de la haute société ont, plus que tous autres, le secret, le maréchal fit entendre à Rouletabille qu’il avait cessé de plaire.

— Vous avez été très desservi par Koupriane, qui vous rend responsable des échecs qu’il a essuyés dans cette affaire.

— M. Koupriane a raison, répondit Rouletabille. Et Sa Majesté doit le croire puisque c’est la vérité. Mais ne craignez plus rien de moi, monsieur le grand maréchal, car je ne gênerai plus M. Koupriane, ni personne… Je vais disparaître !

— Je crois que Koupriane s’est déjà chargé du visa de votre passeport…

— Il est bien bon, et il se donne bien du mal…

— Tout cela est un peu de votre faute, monsieur Rouletabille… Nous croyions pouvoir vous considérer comme un ami… et vous n’avez jamais manqué, paraît-il, l’occasion de prêter votre concoure à nos ennemis…

— Qui est-ce qui dit cela ?

— Koupriane !… Oh ! il faut être avec nous !… Et vous n’êtes pas avec nous !… Et, quand on n’est pas avec nous, on est contre nous !… Vous comprenez, n’est-ce pas, je crois ? Il le faut ! Les terroristes en sont revenus aux procédés des nihilistes, qui ont trop bien réussi contre Alexandre II. Si je vous disais qu’ils sont parvenus à se ménager des intelligences jusque dans le palais impérial !…

— Oui, oui ! fit Rouletabille, d’une voix lointaine, comme s’il était déjà détaché de toutes les contingences de ce monde… je sais que le tsar Alexandre II trouvait quelquefois sous sa serviette une lettre renfermant sa condamnation à mort…

— Monsieur, il s’est passé, hier matin, au château, un événement qui est peut-être plus effrayant que cette lettre trouvée par Alexandre II sous sa serviette…

— Quoi donc ? On a découvert des bombes ?

— Non !… C’est un événement bizarre et incroyable… Les édredons, tous les édredons de la famille impériale ont disparu hier matin[1].

— Non !…

— C’est comme je vous le dis !… et il a été impossible de savoir ce qu’ils étaient devenus… jusqu’à hier soir où on les a retrouvés à leur place, dans les chambres. Nouveau mystère !

— Oui-dà !… et par où donc étaient-ils passés ?

— Est-ce qu’on le saura jamais ?… On a retrouvé seulement deux plumes, ce matin, dans le boudoir de l’impératrice, ce qui tend à faire croire que les édredons ont dû au moins passer par là… Ces plumes, les voici, je dois les porter à Koupriane.

— Montrez voir ! pria le reporter.

Rouletabille regarda les plumes et les rendit au maréchal en lui demandant :

— Et quelles conclusions tirez-vous de là ?

— Nous sommes d’avis qu’il faut voir dans ce fait un avertissement des révolutionnaires… Du moment qu’ils peuvent enlever les édredons, vous pensez qu’il leur serait aussi facile d’enlever…

— La famille impériale ?… Non, je ne pense pas que ce soit cela !…

— Et que pensez-vous donc ?

— Moi, plus rien !… non seulement je ne pense plus rien… mais je ne veux plus penser à rien… Dites-moi, monsieur le grand maréchal, il est bien inutile, n’est-ce pas, qu’avant mon départ, j’essaie de voir Sa Majesté ?…

— À quoi bon ! monsieur ! Maintenant, nous savons tout !… Cette Natacha, que vous avez défendue contre Koupriane, était bien la coupable… La dernière affaire ne doit plus, raisonnablement, nous laisser aucun doute. Et elle est réglée dès maintenant. Sa Majesté ne veut plus entendre parler de Natacha sous aucun prétexte.

— Et qu’allez-vous faire de cette jeune fille ?

— Le tsar a décidé qu’il n’y aurait aucun procès et que la fille du général Trébassof serait dirigée administrativement sur la Sibérie. Le tsar, monsieur, est bien bon, car il aurait pu la faire pendre. Elle le méritait.

— Oui, oui, le tsar est bien bon !…

— Comme vous êtes triste, monsieur Rouletabille, vous ne mangez pas ?…

— Pas d’appétit, monsieur le maréchal… dites-moi, l’empereur doit bien s’ennuyer à Tsarskoïe-Selo ?

— Oh ! il a tant à travailler !… Il se lève à sept heures ! Petit déjeuner anglais, tea and toasts. À huit heures, il se met au travail jusqu’à dix. De dix à onze, promenade…

Dans le préau ? demanda innocemment Rouletabille.

— Vous dites ?… Ah ! vous êtes un enfant terrible !… Certainement, vous faites bien de vous en aller… certainement. Jusqu’à onze heures, il se promène donc dans une allée du parc… De onze heures à une heure, réception ; à une heure, déjeuner jusqu’à deux heures et demie, en famille.

— Qu’est-ce qu’il mange ?

— De la soupe ? Sa Majesté adore la soupe ! Elle en prend à chaque repas. Après le repas, elle fume, mais jamais le cigare… toujours la cigarette, cadeau du sultan… et elle ne boit qu’une seule liqueur : le marasquin. À deux heures et demie, elle va prendre un peu l’air… dans son parc, toujours… Puis elle se remet au travail jusqu’à huit heures : un travail effrayant, colossal de paperasses et de signatures. Pas de secrétaire pouvant lui démêler cette ingrate et bureaucratique besogne. Il faut signer, signer, signer, lire, lire, lire des rapports. Et c’est le travail sans commencement et sans fin ; des rapports s’en vont, d’autres arrivent. À huit heures, dîner ; et puis encore des signatures, le travail jusqu’à onze heures. À onze heures, elle se couche…

— Et elle s’endort au bruit rythmé du pas des gardes sur le chemin de ronde… termine Rouletabille, sans sourciller.

— Oh ! jeune homme ! jeune homme !…

— Pardonnez-moi, monsieur le grand maréchal, dit le reporter en se levant… je suis, en effet, un très mauvais esprit et je sais que je n’ai plus rien à faire en ce pays. Vous ne me verrez plus, monsieur le grand maréchal ; mais, avant de partir, je tiens à vous dire combien j’ai été touché de l’hospitalité de votre grande nation. Cette hospitalité est quelquefois un peu dangereuse, mais elle est toujours magnifique. Il n’y a que les Russes au monde qui sachent recevoir, Excellence, et je le dis comme je le pense ; ça ne m’empêche pas de vous quitter, car vous savez aussi mettre à la porte !… Adieu donc !… sans rancune !… Mes hommages très respectueux à Sa Majesté… Ah ! encore un petit mot… Vous vous rappelez que Natacha Féodorovna était fiancée à ce pauvre Boris Mourazof… Encore un qui a disparu et qui, avant de disparaître, m’a chargé de faire remettre à la fille du général Trébassof ce dernier souvenir… ces deux petites icônes… je vous en charge, monsieur le grand maréchal !… Votre serviteur, Excellence !…

Rouletabille redescendit la grande Kaniouche… « Maintenant, se disait-il, c’est à mon tour d’acheter mes cadeaux… » Et il traversa, à pas lents, la place des Grandes-Écuries, le pont du canal Katherine. Il entra dans Aptiekarski-pereoulok et alla pousser la porte du père Alexis, sous la voûte, au fond de son obscure cour.

— Salut et prospérité, Alexis Hütch !…

— Ah ! c’est toujours toi, petit ! Eh bien ? Koupriane t’a fait part du résultat de mes analyses ?

— Oui, oui… dis-moi, Alexis Hütch, tu ne t’es pas trompé, dis ?… Tu ne penses pas t’être trompé ?… Réfléchis bien avant de répondre. C’est une question de vie ou de mort !…

— Pour qui ?…

— Pour moi !…

— Pour toi, petit grand ami !… Tu veux rire… ou faire pleurer ton vieux père Alexis ?…

— Réponds !…

— Non ! je ne puis m’être trompé !… La chose est aussi sûre que nous sommes là tous les deux : arséniate de soude dans les maculations des deux serviettes… trace d’arséniate de soude dans deux des quatre verres… rien dans la carafe, rien dans la petite bouteille, rien dans les deux autres verres… je le dis devant toi et devant Dieu !…

— C’est bien cela ! merci, Alexis Hütch. Koupriane n’aurait pas voulu me tromper… On n’est pas une crapule… Eh bien, voilà… Sais-tu, Alexis Hütch, qui a versé le poison ?… C’est elle ou moi !… Et, comme ce n’est pas moi, c’est elle !… Et puisque c’est elle, moi, je vais mourir !

— Tu l’aimes donc, elle ? demanda le père Alexis.

— Non ! répondit Rouletabille avec un sourire désenchanté. Non, je ne l’aime pas… Mais, si c’est elle qui versait le poison, ce n’est pas Michel Nikolaïevitch, et, moi, j’ai fait tuer Michel Nikolaïevitch. Tu vois bien que, moi, je dois mourir. Montre-moi tes belles images…

— Ah ! mon petit, si tu voulais permettre à ton vieil Alexis de te faire un cadeau, je t’offrirais bien ces deux pauvres icônes qui sont certainement de la meilleure époque du couvent de Troïtza… Regarde comme elles sont belles, et vieilles, et patinées. As-tu jamais vu une aussi belle mère de Dieu. Et ce saint Luc, crois-tu qu’on lui a soigné la main, hein ?… Deux petites merveilles, petit ami… Si les vieux maîtres de Salonique revenaient au monde, ils seraient contents de leurs élèves de Troïtza… Mais il ne faut pas te tuer à ton âge !…

— Allons ! batouchka (petit père), j’accepte ton cadeau, et, si je rencontre sur un prochain chemin les vieux maîtres de Salonique, je ne manquerai point de leur dire qu’ils n’ont personne ici-bas pour les apprécier comme certain petit père d’Aptiekarski-pereoulok, Alexis Hütch !…

Ce disant, Rouletabille enveloppait et mettait dans sa poche les deux petites icônes. Ce saint Luc plairait certainement à Sainclair. Quant à la mère de Dieu, elle irait tout droit, bien sûr, à la Dame en noir.

— Comme tu es triste, petit fils ! Et comme ta voix me fait de la peine !

Rouletabille détourna la tête pour voir entrer deux moujiks qui portaient un long panier.

— Que voulez-vous ? leur demanda le père Alexis en russe, et qu’est-ce qui vous amène ? Avez-vous l’intention de remplir votre panier de mes marchandises ? Auquel cas je vous salue bien et suis votre serviteur.

Mais les deux autres ricanèrent :

— Oui, oui, nous sommes venus justement pour débarrasser la boutique d’une vilaine marchandise qui l’encombre.

— Que voulez-vous dire ? interrogea Alexis Hütch assez inquiet, et s’approchant de Rouletabille : Petit, regarde-moi donc ces gens-là, leur tête ne me revient pas et je ne comprends pas où ils veulent en venir…

Rouletabille regarda les nouveaux venus qui s’approchaient du comptoir, après avoir déposé leur grand panier près de la porte. Ils avaient une allure sarcastique et méchamment moqueuse qui le frappa tout d’abord. Alors, pendant qu’ils continuaient à jargonner avec le père Alexis, il bourra sa pipe, et tranquillement l’alluma. Sur ces entrefaites, la porte fut de nouveau poussée et trois autres hommes entrèrent, habillés simplement comme de bons petits tchinownicks. Eux aussi avaient de drôles de façons en regardant tout autour d’eux dans la boutique. Le père Alexis s’effarait de plus en plus et les autres lui riaient indécemment à la barbe.

— Je parie que ces gens-là sont venus pour me voler !… s’écria-t-il en français… Qu’en dis-tu, petit fils ? Si j’appelais la police ?

— Garde-t-en bien, répondit Rouletabille, impassible. Ils sont tous armés. Ils ont des revolvers dans leurs poches !…

Aussitôt, le père Alexis commença à claquer des dents… Comme il tentait de se rapprocher de la porte de sortie, il fut assez brutalement repoussé et un dernier personnage entra. Celui-ci était fort correctement mis. C’était tout à fait un gentleman, sauf qu’il avait une casquette à visière de cuir sur la tête.

— Ah ! mais, dit-il tout de suite en français, c’est le jeune journaliste français de l’hôtel de la Grande Morskaïa… Salutation et bonne santé… je vois avec plaisir que vous aussi vous appréciez les conseils de notre cher père Alexis…

— Ne l’écoutez pas, petit ami, je ne le connais pas ! s’écria encore Alexis Hütch.

Mais le gentleman de la Néva continuait :

— C’est un homme tout près de la première science et par conséquent pas bien loin de la divinité ; c’est un saint homme qu’il est bon de consulter dans les moments où l’avenir paraît difficile. Il sait lire comme pas un — le père Jean de Cronstadt excepté pour être fidèle à la vérité — sur les feuilles de cuir de taureau où des anges maudits ont tracé les mystérieux signes du destin… (ici le gentleman s’empare d’une vieille paire de bottes éculées qu’il jette sur le comptoir au milieu des icônes). Père Alexis ! Ceci n’est peut-être point du cuir de taureau, mais peut-être bien de vache. Peux-tu lire encore sur ce cuir de vache l’avenir de ce jeune homme ?…

Mais ici Rouletabille s’avance vers le gentleman, et lui lance une énorme bouffée de sa pipe en pleine figure.

— Inutile, monsieur, dit Rouletabille, de perdre votre temps et votre salive, je vous attendais !

  1. Historique.