Rouletabille chez le Tsar/7

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VII

ARSÉNIATE DE SOUDE


La main mystérieuse tenait une fiole dont elle vida tout le contenu dans la potion. Et puis, comme elle était venue, la main se retira, lentement, prudemment, sournoisement, et la clef tourna dans la serrure et le verrou reprit sa place.

À pas de loup, Rouletabille, après avoir recommandé une dernière fois à Matrena de ne pas bouger, gagnait le palier, bondissait vers l’escalier, descendait en glissant sur la rampe jusque dans la véranda, traversait comme une flèche le grand salon et arrivait, sans avoir bousculé un meuble, au petit salon. Il n’avait rien aperçu, rien vu ; tout, autour de lui, était calme et silencieux.

La première lueur de l’aurore filtrait à travers les volets. Il put constater que la seule porte fermée était celle de la chambre de Natacha. Il s’arrêta devant cette porte, le cœur battant, et écouta. Mais nul bruit ne parvint à son oreille. Il avait glissé, si léger, sur les tapis, qu’il était sûr de n’avoir pas été entendu. Peut-être cette porte allait-elle se rouvrir ? Il attendit. Ce fut en vain. Il lui semblait qu’il n’y avait de vivant dans cette maison que son cœur. Il étouffait de l’horreur qu’il entrevoyait, qu’il touchait presque, bien que cette porte restât close. Il s’appuya au mur pour gagner la fenêtre dont il souleva un rideau. Fenêtre et volets du petit salon donnant sur la Néva étaient fermés. La barre de fer intérieure était à sa place. Alors, il alla à l’office, monta et redescendit le petit escalier de service, s’en fut partout, dans toutes les pièces, glissant partout ses mains silencieuses, s’assurant qu’aucune clôture intérieure n’avait été violée. Revenu à la véranda, et ayant levé la tête, il aperçut au haut de l’escalier une figure blême comme la mort, funèbre apparition qui dans ces demi-ténèbres se penchait sur lui. C’était Matrena Pétrovna. Elle descendit, tel un fantôme et il ne reconnut plus sa voix quand elle lui demanda : Où ? Je veux que vous disiez : Où ?

— J’ai tout visité, fit-il si bas que Matrena dut s’approcher encore pour entendre son souffle. Tout est fermé ici. Et il n’y a personne.

Matrena regarda Rouletabille jusqu’au fond des yeux pour y surprendre toute sa pensée, mais il ne baissa pas son regard clair et elle n’y vit rien qu’il ne voulût montrer. Alors, Matrena lui désigna du doigt la chambre de Natacha :

— Tu n’es pas entré là ? dit-elle.

Il répondit :

— Il ne faut pas entrer là !

— J’y entrerai, moi, cependant, fit-elle… et elle claquait des dents.

Il lui barra le passage de ses deux bras écartés.

— Si vous tenez à la vie de quelqu’un ici, fit-il, ne faites pas un pas de plus !

— Mais on est dans cette chambre… on est là !… c’est là qu’il faut aller ! et elle l’écarta d’un geste d’hallucinée.

Pour la rappeler à la réalité de ce qu’il lui dirait et lui faire comprendre ce qu’il voulait, il dut lui serrer encore le poignet dans l’étau de sa main nerveuse.

On n’est peut-être pas là ! fit-il en secouant la tête. Comprenez-moi donc !…

Mais elle ne le comprenait pas, elle disait :

— Puisqu’on n’est nulle part ailleurs, c’est qu’on est là !

Mais Rouletabille continuait, obstiné :

— Non ! Non !… On est peut-être parti !

— Parti ! Et tout est fermé à l’intérieur !

— Ça n’est pas une raison ! répondit-il.

Mais elle ne le comprenait pas davantage. Elle voulait absolument pénétrer dans la chambre de Natacha.

— Si vous entrez là, fit-il, et si (ce qui est fort possible) ce que vous cherchez ne s’y trouve pas, tout est perdu ! Et quant à moi, je renonce à tout !

Elle se laissa glisser, s’affala sur un siège.

— Pas de désespoir ! murmura-t-il. Nous ne savons encore rien !

Elle secoua lugubrement sa pauvre vieille tête.

— Nous savons qu’il n’y a qu’elle ici, puisque personne n’a pu entrer, puisque personne n’a pu sortir !…

Et cela, en vérité, lui barrait la cervelle, l’empêchait de saisir, par le moindre coin, la pensée de Rouletabille… Alors l’impossible dialogue reprit :

— Je vous répète que nous ne savons pas si l’on n’est pas sorti !… reprenait le reporter en lui demandant ses clefs.

— Folie ! Par où ?

— Cherchons dehors comme nous avons cherché dedans !

— Eh ! tout est fermé dedans !

— Madame, encore une fois, ça n’est pas une raison pour qu’on ne soit pas dehors !

Il mit cinq minutes à ouvrir la porte de la véranda tant il prenait de précautions. Elle le regardait faire, impatiente.

Il lui souffla :

— Je vais sortir, mais ne perdez pas de vue le petit salon. À la moindre alerte, appelez-moi, tirez au besoin, un coup de revolver.

Il descendit dans le jardin toujours avec les mêmes précautions de silence. De l’endroit où elle se trouvait, par la porte laissée ouverte, Matrena pouvait suivre tous les gestes du reporter et surveiller en même temps la chambre de Natacha. L’attitude de Rouletabille continua à l’intriguer au delà de toute expression. Elle le regardait faire, abrutie. De même, un dvornick, qui montait sa garde sur le chemin, regardait le jeune homme à travers les grilles comme il eût considéré un fou, avec consternation. Sur les allées sèches de terre battue ou cimentées qui ne présentaient aucune trace de pas, Rouletabille s’avançait lentement. Autour de lui, il constatait que l’herbe des pelouses n’avait pas été foulée. Et puis il ne regarda plus à ses pieds. Il sembla étudier attentivement la couleur rose du ciel, respirer avec délice le matin des Îles, dans le silence de la terre qui sommeillait encore.

La tête nue, le front haut, les mains derrière le dos, les yeux fixes, il faisait quelques pas, puis soudain s’arrêtait comme s’il avait été touché par une décharge électrique. Aussitôt qu’il semblait avoir ressenti cette secousse, il s’arrêtait encore, puis revenait en arrière et prenait une autre allée où il s’avançait à nouveau, droit devant lui, le front haut, avec le même regard fixe jusqu’au moment où il suspendait sa marche, subitement, comme si quelqu’un ou quelque chose lui conseillait ou lui ordonnait de n’aller pas plus loin. Et toujours il revenait vers la maison… et ainsi il fit toutes les allées qui aboutissaient à la villa ; mais dans tous ces exercices il prenait soin de ne point se placer dans le champ de vision très restreint de la fenêtre de la chambre de Natacha, fenêtre située en retrait, sur le pan coupé du bâtiment. Pour ce qui concernait cette fenêtre, il se glissa à quatre pattes jusqu’à la plate-bande qui longeait le pied du mur et il eut la preuve que nul n’avait sauté par là. Alors, il vint retrouver Matrena dans la véranda.

— Personne n’est venu, ce matin, dans le jardin, dit-il, personne n’est sorti de la villa dans le jardin. Maintenant, je vais voir au dehors. Restez ici, dans cinq minutes je serai de retour.

Il partit, frappa discrètement à la fenêtre de la loge et attendit quelques secondes. Ermolaï bientôt en sortait pour lui ouvrir la grille. Matrena s’avança jusqu’au seuil du petit salon, considéra avec effroi la porte de Natacha. Elle sentait ses jambes qui fléchissaient… elle ne pouvait supporter debout la pensée démoniaque d’un pareil crime… Ah ! ce bras… ce bras qui s’allongeait… s’allongeait, une petite fiole brillante à la main. Misère du Seigneur ! Qu’y avait-il donc dans ces livres maudits sur lesquels se penchaient les jeunes fronts pâles pour que de telles abominations fussent possibles… Ah ! Natacha ! Natacha ! c’est à elle qu’elle aurait voulu le demander, en l’étreignant à l’étouffer sur sa rude poitrine et en l’étranglant de sa propre main pour ne pas entendre la réponse !… Ah ! Natacha ! Natacha ! qu’elle avait tant aimée !… Et elle s’affala sur le parquet, rampa sur le tapis jusqu’à la porte, s’allongea, étendue comme une bête, et elle se mit la tête dans les bras pour pleurer sa fille… Natacha ! Natacha ! qu’elle avait chérie comme sa propre enfant… et qui ne l’entendait pas !… Ah ! qu’est-ce que le petit était allé chercher dehors quand toute la vérité était derrière cette porte !… Songeant à lui, elle eut honte qu’il la trouvât dans cette posture animale, se releva sur ses genoux et se glissa jusqu’à la fenêtre qui donnait sur la Néva. L’inclinaison des lattes des volets lui permettait très bien de voir ce qui se passait dehors, et ce qu’elle vit la fit relever tout à fait. Au-dessous d’elle, le reporter se livrait aux mêmes exercices incompréhensibles qu’elle lui avait vu accomplir dans le jardin. Trois allées conduisaient, du petit chemin qui longeait le mur de la villa à la rive de la Néva. Le jeune homme, toujours les mains derrière le dos, toujours le front haut, les entreprit tour à tour. Dans la première, il s’arrêta dès le premier pas. Il alla jusqu’au deuxième pas dans la seconde. Dans la troisième, qui obliquait vers la droite et semblait vouloir rejoindre les bords les plus proches de Kristowsky Ostrow, elle le vit s’avancer lentement d’abord, puis plus vite entre les petits arbres et les haies. Une fois seulement il s’arrêta et regarda attentivement le tronc d’un arbre contre lequel il sembla ramasser quelque chose d’invisible, et puis il continua jusqu’à la rive. Là, il s’assit sur une pierre et parut réfléchir, et puis soudain il enleva sa veste, ses chaussures, regarda un certain point de la berge en face de lui, et enfin, achevant de se déshabiller, il se laissa glisser dans le fleuve. Elle l’aperçut bientôt qui nageait comme un dauphin, plongeant et montrant de temps à autre sa grosse tête, soufflant et replongeant. Il aborda Kristowsky Ostrow dans une touffe de roseaux. Et là il disparut. Tout là-bas, entourées d’un bouquet d’arbres verts, on apercevait les tuiles rouges de la villa qui abritait Boris et Michel. De cette villa, on pouvait apercevoir la fenêtre du petit salon des Trébassof, mais en aucune façon ce qui se passait entre le pied du mur et la rive. Un isvotchick glissa sur la route lointaine de Kristowsky, traînant dans sa voiture une bande de jeunes officiers et de demoiselles en rupture de souper qui chantaient ; puis tout retomba à un lourd silence. Les yeux de Matrena cherchèrent encore Rouletabille, mais ne le rencontrèrent point. Combien de temps resta-t-elle ainsi, le front appuyé à la vitre glacée ?… Qu’attendait-elle ?… Elle attendait peut-être que l’on bougeât à côté… que la porte s’ouvrît à côté et que la figure traîtresse de l’Autre apparût…

Une main, prudente, la toucha. Elle se retourna.

Rouletabille était là, le visage tout balafré de raies rouges, sans faux col ni cravate, ayant hâtivement repassé ses habits. Il paraissait furieux de la surprendre dans un pareil désarroi. Elle se laissa conduire par lui comme une enfant. Il la mena dans sa chambre et là, la porte close :

— Madame, commença-t-il, cela devient impossible de travailler avec vous !… Qu’est-ce que vous faisiez à pleurer à deux pas de la porte de votre belle-fille !… Vous et votre Koupriane, vous commencez à me faire regretter le faubourg Poissonnière, vous savez !… Votre belle-fille vous a certainement entendue… heureusement qu’elle n’attache aucune importance à toutes vos fantasmagories nocturnes et qu’elle y est habituée depuis longtemps ! Elle est plus raisonnable que vous, Mlle  Natacha ! Elle dort, elle !… ou elle fait semblant de dormir, ce qui donne la paix à tout le monde ! Que lui répondriez-vous si par hasard elle vous demandait aujourd’hui la raison de vos pas et démarches dans le petit salon, si elle se plaignait que vous l’ayez empêchée de dormir ?

Matrena secoua encore sa tête si vieillie, si vieillie… « Non !… Non !… elle ne m’a pas entendue… je suis venue là comme une ombre, comme l’ombre de moi-même… Elle ne m’entend plus !… On n’entend plus une ombre !… »

Rouletabille en eut pitié, lui parla plus doucement.

— Dans tous les cas, il faut, vous entendez bien, il faut qu’elle n’attache pas plus d’importance à ce qui s’est passé cette nuit qu’à ce qui s’est passé les nuits précédentes… Ce n’est pas la première fois, n’est-ce pas, que vous errez dans le petit salon ? Vous m’avez compris ? Et demain, madame, embrassez-la comme toujours !

— Ça, gémit la malheureuse, ça, non !… ça… je ne pourrai pas !

— Et pourquoi donc ?

Matrena ne répondit pas. Elle pleurait. Il la serra dans ses bras comme un enfant qui console sa mère.

— Ne pleurez pas ! Ne pleurez pas ! Tout n’est pas perdu ! On est sorti ce matin de la villa !

— Oh ! petit domovoï ! comment cela ? comment cela ? comment as-tu découvert cela ?

— Puisqu’on n’avait rien trouvé à l’intérieur, il fallait bien trouver quelque chose dehors !

— Et tu as trouvé ?

— Mais oui !…

— La Vierge te protège !

— Elle est avec nous. Elle ne nous quitte pas. Je dirai même qu’elle a une prédilection toute particulière pour les Îles. Elle y file du soir au matin.

— Tu dis ?

— Mais oui ! Vous ne savez pas ce qu’on appelle chez nous « les fils de la Vierge » ?

— Si, si, ce sont ces fils que de chères petites bêtes du bon Dieu tissent entre les arbres et que…

— Parfaitement, vous m’avez enfin compris et vous me comprendrez davantage quand vous saurez que, dans le jardin, la première chose qui m’a frappé… au front, quand je suis descendu, ce sont ces fils de la Vierge tissés par les chères petites bêtes du bon Dieu… Au premier, que j’ai senti glisser sur mon visage, je me suis dit : Tiens, on ne vient pas de passer par là ! et j’ai cherché ailleurs !… Les fils m’ont arrêté partout dans le jardin… mais, hors du jardin, ils m’ont laissé très tranquillement passer dans une allée qui conduisait à la Néva ; si bien que je me disais : Eh ! eh ! est-ce que, par hasard, la Vierge aurait oublié son ouvrage dans cette allée-là !… Mais non !… On le lui avait défait… J’en retrouvai les bribes attachées aux arbustes… Ainsi j’arrivai au fleuve…

— Et tu t’es jeté à l’eau, mon ange chéri. Tu nages comme un petit dieu !

— Et j’ai abordé là où l’autre a abordé… oui… il y avait là-bas des roseaux tout fraîchement brisés… et je me suis glissé dans les herbes.

— Jusqu’où ?

Jusqu’à la villa Kristowsky, madame… où ils habitent tous les deux.

— Ah ! c’est de là qu’on est venu ?…

Il y eut un silence entre eux. Elle questionna :

— Boris ?

— Quelqu’un qui venait de la villa et qui y est retourné. Boris ou Michel, ou un autre. Il y avait l’aller et le retour dans les roseaux. Mais pour venir on s’est servi d’une barque ; le retour a eu lieu à la nage.

Son agitation coutumière l’avait reprise. Elle demanda, ardente :

— Et tu es sûr qu’il est venu ici et qu’il est sorti d’ici ?

— Oui, j’en suis sûr.

— Par où ?

— Par la fenêtre du petit salon.

— C’est impossible, nous l’avons trouvée fermée !

C’est possible, si on l’a refermée derrière lui !

— Ah !

Elle se reprit à frissonner… et, retombée à son cauchemar, elle ne tutoya plus son domovoï comme on tutoie un petit ange chéri qui vient de vous rendre un service dix fois plus précieux que la vie… L’autre attendait ; elle lui dit brutalement :

— Pourquoi m’avez-vous empêchée de me jeter sur lui ? de me ruer sur lui, quand il poussait la porte ?… Ah ! on l’aurait eu… on l’aurait eu… On saurait !…

— Non !… Au moindre bruit, il n’avait qu’à tirer la porte. Un tour de clef, il nous échappait pour toujours… et il était prévenu !

— Petit misérable ! Comment, sachant qu’il allait venir, ne m’avez-vous pas laissée dans la chambre et n’avez-vous pas veillé, vous, en bas !

— Parce que, tant que j’aurais été en bas, il ne serait pas venu ! Il ne vient que lorsqu’il n’y a plus personne en bas.

— Ah ! les saints Pierre et Paul aient pitié d’une pauvre femme !… Qu’est-ce que tu penses donc ?… Qu’est-ce que tu penses donc ?… Moi, je ne pense plus rien !… Alors, dis-moi, dis-moi cela, tu dois le savoir, tu sais tout !… Allons… hein ?… je te demande la vérité… hein ?… Encore un envoyé du comité !… Toujours le comité central !… Toujours les nihilistes !…

S’il n’y avait que cela ! fit tranquillement Rouletabille.

— Tu as juré de me rendre folle ! Que veux-tu dire avec ton « s’il n’y avait que cela » ?

Rouletabille, imperturbable, ne répondit point à cette question.

— Qu’est-ce que vous avez fait de la potion ? dit-il.

— La potion… le verre du crime ! je l’ai enfermé dans ma chambre, dans l’armoire… là… là…

— Eh bien, madame, il faut le reporter, le verre du crime, où vous l’avez pris…

— Hein ?

— Oh ! après avoir versé le poison dans une fiole, avoir nettoyé le verre et l’avoir rempli d’une autre potion.

— Vous avez raison ! Vous pensez à tout ! Si le général se réveille et demande sa potion, il faut qu’il ne se doute de rien et que cependant il puisse boire.

— Il ne faut pas qu’il boive !…

— Eh bien, alors, pourquoi lui porter à boire ?

— Pour qu’on soit sûr, chère madame, que, s’il n’a pas bu, c’est qu’il n’a pas voulu… Un pur hasard, madame, s’il ne s’est pas empoisonné ! M’avez-vous compris, cette fois ?…

— Oui ! oui ! sur le Christ !… Mais, cependant, si le général se réveille et veut boire de son narcotique.

— Vous lui direz que je le lui défends !… Et voilà encore ce que vous ferez : quand on viendra ce matin dans la chambre du général, vous jetterez ostensiblement et naturellement cette potion inutile et éventée… et personne n’aura le droit de s’étonner que le général continue à jouir d’une excellente santé.

— Oui, oui, petit, tu es plus sage que le roi Salomon. Et la fiole au poison, qu’en ferai-je ?

— Vous me l’apporterez !

— Tout de suite…

Elle s’en alla et revint au bout de cinq minutes.

— Il dort toujours. J’ai mis le verre sur la table, hors de sa portée… Il faudrait qu’il m’appelle…

— Très bien !…alors, poussez la porte…fermez…nous avons des choses à nous dire.

Mais si on revenait par l’escalier de service ?

— Allons donc. On croit déjà le général empoisonné. C’est la première minute de tranquillité dont on puisse jouir dans votre chère maison…

— Quand tu auras fini de me faire frissonner d’horreur, petit démon… Tu garderas bien le secret, dis !… Le général en mourrait plus sûrement que s’il avait été réellement empoisonné. Mais que ferons-nous avec Natacha !… J’ose te le demander, à toi, à toi seul.

— Mais rien du tout !

— Comment rien ?

— Nous la regarderons…

— Ah ! oui… oui !…

— Et encore, Matrena, laissez-moi la regarder tout seul.

— Oui, oui, je te le promets… je ne la regarderai plus jamais !… c’est promis… c’est promis… fais ce que tu veux… Pourquoi, tout à l’heure, lisais-tu, quand je te parlais des nihilistes, disais-tu : s’il n’y avait que cela !… Tu crois donc qu’elle n’est pas une nihiliste, elle !… elle lit des choses… des choses de barricades !…

— Madame, madame, vous ne pensez qu’à Natacha… Vous m’avez promis de ne plus trop la regarder, promettez-moi de ne plus trop y penser…

— Pourquoi, pourquoi as-tu dit : s’il n’y avait que cela !

Parce que, s’il n’y avait que les nihilistes dans votre affaire, chère madame, ce serait trop simple ! Ou plutôt, ça aurait été plus simple ! Est-ce que vous croyez, madame, qu’un nihiliste tout pur… un nihiliste qui ne serait qu’un nihiliste, tiendrait beaucoup à ce que sa bombe éclatât dans un bouquet de fleurs, plutôt que n’importe où, n’importe où pourrait être atteint le général ? Est-ce que vous croyez que la bombe aurait produit moins d’effet derrière la porte que devant ? Et la petite cachette dans le plancher, est-ce que vous croyez qu’un vrai révolutionnaire, un peu tel qu’on vous les fabrique par ici, s’amuserait à pénétrer dans la villa pour retirer deux clous d’un plancher quand on lui en laisse le temps entre deux visites dans la salle à manger ? Est-ce que vous croyez qu’un révolutionnaire qui veut venger les morts de Moscou et qui peut parvenir jusqu’à une porte derrière laquelle repose le général Trébassof va s’amuser à faire un petit trou avec une épingle pour tirer le verrou, et s’amuser à verser du poison dans un verre ? Allons donc ! allons donc ! il eût jeté sa bombe quitte à sauter lui-même avec la villa ! ou quitte à être arrêté sur le fait ! quitte à subir le martyr des cachots de la forteresse Pierre et Paul, quitte à être pendu à Schlusselbourg !… N’est-ce point toujours ainsi que ça se passe ?… Voilà comme il eût agi et non point comme un rat d’hôtel !… Or, il y a quelqu’un chez vous (ou qui vient chez vous) qui agit comme un rat d’hôtel, parce qu’il ne faut point qu’il soit vu, parce qu’il ne faut point qu’il soit découvert, parce qu’il ne faut point qu’il soit pris sur le fait ! Or, du moment où il ne redoute rien tant que d’être pris sur le fait et où, pour cela, il déploie une ardeur de prestidigitateur, c’est que son but dépasse le fait, dépasse la bombe, dépasse le poison ! D’où la nécessité des bombes à lente explosion, à mouvement d’horlogerie, déposées dans un endroit où elles peuvent être confondues avec d’autres objets et non sur un palier tout nu, dans un escalier condamné à tous, mais que vous visitez vingt fois par jour…

— Mais cet homme se promène donc ici comme il veut, le jour, la nuit ? Tu ne réponds pas !… Tu le connais peut-être…

— Je le connais peut-être, mais je ne tiens pas à savoir qui c’est maintenant.

— Tu n’es pas curieux, petit domovoï-doukh… Un ami de la maison, certainement… et qui rentre dans la maison comme il veut, la nuit, parce qu’on lui ouvre la fenêtre… Et qui vient de la villa de Kristowsky… Boris ou Michel ! Ah ! misère de la pauvre Matrena ! Pourquoi ne tuent-ils point la pauvre Matrena ?… Leur général… leur général… des soldats… des soldats qui viennent la nuit, pour tuer leur général… aidés par… par qui ?… Tu crois cela ! toi… lumière de mes yeux !… tu crois cela !… non ! non ! ça n’est pas possible !… Savez-vous bien, monsieur le domovoï, que je ne peux pas croire une pareille horreur… non ! non ! par Monseigneur Jésus qui est mort en croix… et qui lit dans le fond des cœurs, je ne crois pas que Boris, qui a cependant des idées très avancées… je l’avoue… il faut ne pas l’oublier… très avancées… et qui fait des vers aussi très avancés, je le lui ai toujours dit… je ne crois pas que Boris soit capable d’un pareil forfait… Quant à Michel, c’est un honnête homme… Et ma fille, ma Natacha, est une honnête fille !… Tout cela se présente mal, en vérité ; mais je ne soupçonne ni Michel, ni Boris, ni ma très pure et très aimée Natacha (bien qu’elle ait fait une traduction en vers français libres, très avancés, indigne certainement de la fille d’un général). Voilà quel est le fond de ma pensée, le fond de mon cœur… tu m’as bien entendue, petit ange du paradis ? Ah ! c’est à toi que le général doit la vie ! que Matrena doit la vie !… Sans toi, cette maison serait déjà un cercueil… comment m’acquitter jamais ?… Tu ne veux rien !… Je t’agace ! Tu ne m’écoutes même pas !… Un cercueil, nous serions dans un cercueil !… Dis-moi ce que tu désires. Tout ce que j’ai t’appartient.

— Je désire fumer une pipe !

— Ah ! une pipe ! Veux-tu du tabac blond parfumé que je reçois tous les mois de Constantinople, un vrai régal de harem… je t’en ferai venir, si tu l’aimes, de quoi fumer dix mille pipes…

— Je préfère le « caporal », répondit Rouletabille… Mais, vous avez raison, c’est la sagesse de ne jamais soupçonner personne…On voit… on constate… on attend… Il est toujours temps, une fois le gibier pris, de dire si c’est du lièvre ou du sanglier… Écoutez-moi donc, ma bonne mama : d’abord, il faut savoir ce qu’il y a dans la fiole ? Où est la fiole ?

— La voici !

Elle la lui glissa dans sa manche. Il la fit disparaître dans sa poche.

— Vous souhaiterez bon appétit au général de ma part. Je sors. Je serai ici dans deux heures au plus tard. Et surtout que le général ne sache rien ! Je vais voir un de mes amis qui habite l’Aptiekarski percoulok[1].

— Comptez sur moi et faites vite pour l’amour de moi. Mon sang fuit mon cœur quand tu n’es pas là, cher envoyé de Dieu.


Elle remonta auprès du général et redescendit dix fois pour voir si Rouletabille n’était pas revenu. Deux heures plus tard, il était de retour à la villa, comme il l’avait promis. Elle ne put s’empêcher de courir au-devant de lui, ce dont elle fut grondée.

— Du calme, du calme ! savez-vous ce qu’il y avait dans la fiole ?

— Non !

— De l’arséniate de soude, assez pour tuer dix personnes.

— Vierge Marie !

— Taisez-vous ! montons près du général.

Féodor Féodorovitch était d’une humeur charmante. C’était sa première bonne nuit depuis la mort de la jeunesse de Moscou. Il l’attribua à ce qu’il n’avait pas touché à sa potion et résolut, une fois de plus, de se passer de narcotique, ce à quoi Rouletabille et Matrena l’encouragèrent. Sur ces entrefaites on frappa à la porte de la chambre de Matrena. Celle-ci courut voir ce qui se passait et revint avec Natacha qui voulait embrasser son père. Le visage de Natacha était fatigué. Certainement, elle n’avait pas passé une aussi bonne nuit que son père ; et le général lui reprocha sa mauvaise mine.

— C’est vrai. J’ai fait de vilains rêves. Mais toi, papa, tu as bien dormi ? As-tu pris de ton narcotique ?

— Non !… Non !… je n’ai pas touché à une goutte de ma potion !

— Oui, je vois… c’est bien cela, très bien !… Il faut revenir au sommeil naturel…

Matrena, comme hypnotisée par Rouletabille, avait saisi le verre sur la table et ostensiblement était allée en jeter le contenu dans le cabinet de toilette où elle s’attarda pour reprendre possession de ses sens. Natacha continuait :

— Tu vas voir, papa, que nous allons vivre comme tout le monde, à la fin… Le tout était d’éloigner la police, l’affreuse police… n’est-ce pas, monsieur Rouletabille ?

— Je l’ai toujours dit, moi, je suis tout à fait de l’avis de Mlle  Natacha… vous pouvez être tout à fait rassurés maintenant… et je vous quitterai rassuré… oui, il faut que je songe à achever vite ma besogne… et à repartir… Eh bien !… je le dis comme je le pense… restez entre vous et vous ne courrez aucun danger… du reste, le général va mieux… et bientôt je vous verrai tous en France, je l’espère… je tiens dès maintenant à vous remercier de votre amicale hospitalité…

— Ah ! mais vous n’allez pas partir !… vous n’allez pas partir !…

Déjà Matrena s’apprêtait à protester de tout son verbiage puissant et de tout son pauvre cœur déchiré… quand un coup d’œil du reporter coupa net son commencement de désespoir… — Je dois rester encore une huitaine de jours en ville… j’ai retenu une chambre à l’Hôtel de France. C’est nécessaire. J’ai beaucoup de monde à voir et à recevoir… Je viendrai vous faire une petite visite… de temps en temps…

— Vous êtes donc bien tranquille, demanda gravement le général, pour me laisser tout seul ?

— Tout à fait tranquille… Et puis, je ne vous laisse pas tout seul… je vous laisse avec la générale et mademoiselle. Je vous répète : Restez tous trois comme je vous vois là… Plus de police… En tous cas, le moins possible…

— Il a raison, il a raison, répéta encore Natacha.

À ce moment, il y eut de nouveaux coups frappés à la porte de la chambre de Natacha. C’était Ermolaï qui annonçait que Son Excellence le maréchal de la cour, le comte Kaltsof désirait voir le général de la part de Sa Majesté.

— Va recevoir le comte, Natacha, et annonce-lui que ton père va descendre dans un instant.


Natacha et Rouletabille descendirent et trouvèrent le comte dans le grand salon. C’était un magnifique gaillard, beau et grand comme un suisse d’église. Il regardait de tous côtés, sur les meubles, et paraissait inquiet. Il s’avança tout de suite au-devant de la jeune fille, demandant des nouvelles.

— Elles sont bonnes, répondit Natacha. Tout le monde ici se porte à merveille. Le général est gai. Mais qu’avez-vous, monsieur le maréchal, vous paraissez préoccupé ?

Le maréchal avait serré la main de Rouletabille :

— Et mon raisin ? demanda-t-il à Natacha.

— Comment, votre raisin, quel raisin ?

— Vous n’y avez pas touché, tant mieux, j’arrivais ici bien anxieux. Je vous ai apporté, hier, de Tsarskoïe-Selo, quelques grappes du raisin de l’empereur, que Féodor Féodorovitch apprécie tant. Or, ce matin, j’apprenais que le fils aîné de Doucet, le maître jardinier français des forceries impériales de Tsarskoïe, était mort en mangeant de ces grappes, parmi lesquelles j’avais choisi les miennes, hier, avant de venir. Jugez de mon angoisse. Je savais pourtant bien que l’on ne mange pas, à la table du général, de raisin qui n’a pas été lavé, et j’avais beau me dire que j’avais pris la précaution de vous faire avertir que Doucet recommandait de le laver soigneusement… n’importe, je n’imaginais point que mon cadeau pût être dangereux ; et, en apprenant la mort du petit Doucet, ce matin, j’ai sauté dans le premier train et n’ai fait qu’un bond jusqu’ici…

— Mais, Excellence, interrompit Natacha, nous n’avons point vu votre raisin..

— Ah ! on ne vous l’a pas encore servi ! tant mieux ! grands dieux

— Le raisin de l’empereur est donc malade ? interrogea Rouletabille. Le phylloxéra envahit donc les forceries ?

— Rien ne l’arrête, m’avait dit Doucet… car il n’aurait point voulu me laisser partir la veille sans avoir lui-même lavé les grappes… malheureusement, j’étais trop pressé et je les emportai telles quelles ; je ne pensais point que l’ingrédient que l’on jetait sur ce raisin pour le préserver fût si redoutable… À ce qu’il paraît que, au pays des vignes, il arrive ainsi des accidents tous les ans. On appelle ça, je crois, de la bouillie…

— De la bouillie bordelaise, fit entendre la voix tremblante de Rouletabille… et savez-vous ce que c’est, Excellence, que la bouillie bordelaise !…

— Ma foi non…

À ce moment, le général descendait l’escalier, s’accrochant à la rampe et soutenu par Matrena Pétrovna.

— Eh bien, continua Rouletabille, en regardant Natacha, la bouillie bordelaise dont était couvert le raisin que vous avez apporté hier au général Trébassof n’est ni plus ni moins que de l’arséniate de soude.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Natacha.

Quant à Matrena Pétrovna elle poussa une sourde exclamation et laissa échapper le général qui faillit descendre tout seul l’escalier. Tous se précipitèrent. Le général riait. Matrena, sous le regard d’acier de Rouletabille, bégayait qu’elle avait eu « comme une faiblesse ». Enfin, tout le monde se trouva réuni dans la véranda. Le général s’allongea sur son fauteuil et demanda :

— Ah çà ! mais !… qu’est-ce que vous racontiez donc tout à l’heure, mon cher maréchal, vous m’avez apporté des raisins ?

— Mais oui, dit Natacha, assez effrayée, et ce que nous raconte M. le maréchal n’est pas gai du tout. Le fils de Doucet, le jardinier de la cour, vient de s’empoisonner avec le même raisin que M. le maréchal nous a, paraît-il, apporté ?

— Où ça ? le raisin ? quel raisin ? je n’ai pas vu de raisin, moi ! s’exclama Matrena. Je vous ai bien aperçu hier, maréchal, dans le jardin, mais vous êtes parti presque aussitôt, et, ma foi, j’en ai été assez étonnée. Quelle est cette histoire ?

— Certes ! il faudrait l’éclaircir ! Il faut absolument savoir où sont passées ces grappes ?

— Certainement, dit Rouletabille, elles pourraient causer un malheur !

— Si ce n’est déjà fait, bégaya le maréchal ?

— Mais enfin ? Où étaient-elles, à qui les avez-vous remises ?

— Je les avais apportées dans une boîte de carton blanc… la première boîte qui m’était tombée sous la main chez Doucet. Je viens ici une première fois, je ne vous trouve pas… Je reviens avec ma boîte. Le général était en train de se coucher. J’étais pressé de prendre mon train. Michel Nikolaïevitch et Boris Alexandrovitch se trouvaient dans le jardin, c’est eux que j’ai chargés de ma commission et j’ai déposé près d’eux la boîte, sur la petite table du jardin, en les priant de ne pas oublier de vous dire qu’il fallait laver ce raisin, que Doucet le recommandait expressément…

— Mais c’est incroyable ! Mais c’est épouvantable ! gémit Matrena ; où donc ce raisin est-il passé ? Il faut le savoir.

— Absolument ! approuva Rouletabille.

— Il faut le demander à Boris et à Michel ! dit Natacha. Mon Dieu ! Ils en ont peut-être mangé ! Ils sont peut-être malades !

— Les voilà ! fit le général.

Tous se retournèrent. Michel et Boris gravissaient les marches du perron. Rouletabille, qui s’était rejeté dans le coin sombre, sous l’escalier, ne perdait pas le jeu d’un muscle sur ces deux visages qui se présentaient à lui comme deux énigmes à déchiffrer. Les deux visages étaient souriants, trop souriants peut-être…

— Michel ! Boris ! Venez ici ! criait Féodor Féodorovitch. Qu’est-ce que vous avez fait des raisins de M. le maréchal ?

Ils se regardèrent tous deux, à cette brusque interrogation, semblèrent ne pas comprendre, et puis, se rappelant tout à coup, ils déclarèrent fort naturellement qu’ils l’avaient laissé sur la table du jardin et qu’ils ne s’en étaient pas autrement préoccupés.

— Vous aviez donc oublié ma recommandation, demanda sévèrement le comte Kaltsof.

— Quelle recommandation ? fit Boris… Ah ! oui ! le lavage des raisins… la recommandation de Doucet.

— Savez-vous ce qui est arrivé à Doucet, avec ce raisin ? Son fils aîné est mort empoisonné… Comprenez-vous maintenant que nous tenions à savoir ce qu’est devenu mon raisin ?

— Mais on a dû le retrouver sur la table ! dit Michel.

— On n’a rien retrouvé du tout, déclara Matrena qui, elle non plus, ne perdait pas un jeu de la physionomie des deux officiers… Comment se fait-il que vous soyez partis, hier soir, sans nous dire adieu, sans nous voir, sans vous être même inquiétés de savoir si le général pouvait avoir besoin de vous ?…

— Madame, dit Michel, froidement, militairement, comme s’il répondait au général lui-même, nous avons toutes nos excuses à vous présenter de ce chef. Il faut que nous vous fassions un aveu et le général nous pardonnera, j’en suis sûr. Boris et moi, au cours de la promenade, nous nous étions pris de querelle. Cette querelle était dans son plein quand nous sommes arrivés ici et nous discutions les moyens de la régler au plus vite quand M. le maréchal a pénétré dans le jardin. Nous nous excusons encore de n’avoir prêté qu’une oreille distraite à ce qu’il nous a dit. Sitôt qu’il fut parti, nous n’avons eu qu’une hâte, c’est de nous échapper d’ici pour vider notre différent les armes à la main.

— Sans m’en avoir parlé à moi ! interrompit Trébassof. Jamais je ne vous pardonnerai cela !

— Vous battre dans un moment pareil, alors que le général est menacé, c’est comme si vous vous battiez entre vous devant l’ennemi… c’est une trahison, surenchérit Matrena.

— Madame, fit Boris, nous ne nous sommes pas battus. Quelqu’un nous a fait toucher du doigt notre faute et j’ai présenté mes excuses à Michel Nikolaïevitch, qui les a acceptées généreusement, n’est-ce pas Michel Nikolaïevitch ?

— Et qui est ce quelqu’un qui vous a fait toucher du doigt votre faute ? demanda le maréchal ?

— Natacha !

— Bravo, Natacha ! Viens m’embrasser, ma fille !

Et le général serra avec effusion sa fille sur sa vaste poitrine…

— Et j’espère qu’on ne se disputera plus, leur cria-t-il, par-dessus l’épaule de Natacha.

— Nous vous le promettons, général, déclara Boris. Notre vie vous appartient !

— Elle se porte bien, ma vie !… Tâchons de nous bien porter tous !… J’ai passé une excellente nuit, messieurs ! Un somme ! je n’ai fait qu’un somme !

— C’est vrai ! dit lentement Matrena, le général n’a plus besoin de narcotique… Il dort comme un enfant, et il n’a pas touché à sa potion !

— Et ma jambe va tout à fait bien !

— Tout de même, il est singulier que ces raisins aient ainsi disparu ! reprit le maréchal suivant son idée fixe.

— Ermolaï ! appela Matrena.

L’intendant parut :

— Hier soir, quand ces messieurs ont quitté la maison, tu n’as pas remarqué une petite boîte blanche sur la table du jardin ?

— Non, barinia…

— Et les domestiques ? Quelqu’un d’entre eux a-t-il été malade ? Les dvornicks ? Le schwitzar ? Dans les cuisines ? Pas de malades ?… Non ? Va voir ! Renseigne-toi !

Il revint disant :

— Pas de malades !

Comme le maréchal, Matrena Pétrovna et Féodor Féodorovitch se regardaient en répétant en français : « Pas de malades ! c’est étrange ! » Rouletabille s’avança et donna la seule explication plausible… pour les autres…

— Mais général, ça n’est pas étrange du tout ! Le raisin a été volé et mangé par quelque domestique gourmand… et, si celui-ci n’en a éprouvé aucun malaise, c’est que les grappes apportées par M. le maréchal avaient échappé à la distribution de la « bouillie bordelaise ». Voilà tout le mystère !

— Ce petit doit avoir raison ! s’écria le maréchal enchanté.

— Il a toujours raison, ce petit ! amplifia Matrena, orgueilleuse comme si elle l’avait mis au monde.

Mais « ce petit », profitant des congratulations auxquelles donna lieu l’arrivée d’Athanase Georgevitch et d’Ivan Pétrovitch, quitta la villa, serrant dans sa poche la petite fiole qui contenait tout ce qu’il fallait pour faire vivre le raisin et faire mourir un général en excellente santé. Comme il avait déjà fait deux ou trois cents mètres, se dirigeant vers les ponts qu’il fallait traverser pour rentrer en ville, il fut rejoint par un dvornick haletant qui lui apportait une lettre arrivée par le courrier. L’écriture qui courait sur l’enveloppe lui était parfaitement inconnue. Il déchira et lut en excellent français : « Prière à M. Joseph Rouletabille de ne point s’occuper de choses qui ne le regardent pas. Ce second avertissement sera le dernier ! » Cela était signé : « Le comité central révolutionnaire ».

« Oh ! oh ! fit Rouletabille, en glissant le papier dans sa poche, ça se corse ! Heureusement que je n’ai plus à m’occuper de rien du tout !… Maintenant, c’est le tour de Koupriane ! Allons chez Koupriane ! »


À cette date, carnet de Rouletabille :

Natacha à son père : « Mais, toi, papa, tu as passé une bonne nuit ? As-tu pris de ton narcotique ? »

Formidable et (à moins de confondre le ciel et l’enfer) je n’ai plus le droit de prendre une note[2].

  1. La petite rue des pharmaciens.
  2. En effet, on ne trouve plus, à partir de ce jour, aucune note sur le carnet de Rouletabille. La dernière est celle-ci, bizarre et romantique, et nécessaire, comme l’indique Sainclair, l’avocat à la cour de Paris et l’ami de Rouletabille, dans les papiers duquel nous avons trouvé tous les éléments de cet ouvrage.