Rouletabille chez les bohémiens/02/II

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II. — Explications

Transporté d’une joie qu’il voulait faire aussitôt partager à Jean, Rouletabille courut au château. Il trouva son ami vautré sur un canapé, dormant tout habillé, d’un sommeil agité, plein de cauchemars. Il le réveilla brusquement :

— Odette est vivante ! j’en suis sûr !

L’autre le regardait, hagard :

— Si tu en es aussi sûr que cela, pourquoi ne nous la ramènes-tu pas ?…

Rouletabille reçut la phrase sans broncher ; il s’assit près de Jean, lui prit les deux mains et lui dit :

— Je vois qu’hier soir les paroles d’Hubert t’ont fortement impressionné !… Maintenant, ce n’est plus Hubert qui est le misérable c’est moi !… Allons, Jean, regarde-moi et dis-moi tout ce que tu as sur le cœur !…

Jean ne put retenir ses larmes.

— C’est vrai que je deviens insensé ! fit-il… mais pardonne-moi !… je ne sais plus de quel côté me retourner… le désastre m’environne… je ne crois plus à rien !

— Crois-tu toujours à l’amour ?…

— J’en souffre trop pour ne pas y croire ! répondit le malheureux Jean.

— Mais tu doutes de l’amitié ?… questionna tout bas Rouletabille.

— Je te demande pardon ! répéta Jean en se cachant la tête dans les mains.

— Allons, allons, Jean, je sais que depuis notre dernier voyage à Lavardens, tu as une mauvaise pensée contre moi, une mauvaise pensée que tu as essayé de chasser, mais qui n’est jamais partie tout à fait… Et je vais te dire pourquoi elle n’est pas partie tout à fait… c’était à Paris. Un jour que je prenais congé de toi et de Callista, comme j’ai l’ouïe très fine, ce qui me dispense quelquefois d’écouter aux portes, j’ai entendu Callista qui te disait : « Décidément, tu ne peux plus aller en Camargue sans que Rouletabille t’y accompagne ! Voilà un pays qui a bien du charme pour les jeunes gens… »

— C’est vrai, avoua Jean… Callista ne t’a jamais aimé et elle a tout fait, tout inventé pour me détacher de toi… Je te jure qu’elle n’y est pas parvenue… embrassons-nous !…

Ils s’étreignirent…

— Maintenant, fit Jean avec un soupir, dis-moi ce que tu sais d’Odette…

Rouletabille lui raconta alors la découverte de la grotte, son dernier affût et la conversation qu’il avait surprise entre Callista et la Pieuvre…

— La Pieuvre !… toujours la Pieuvre !… s’écria Jean… Mon Dieu ! t’avais-je assez averti… Et elle connaissait Callista !… Elles devaient s’entendre ensemble contre nous, déjà à Paris !…

— Il y a bien des chances en effet, émit avec calme Rouletabille, pour que Callista, qui s’entend assez bien à éveiller la jalousie…

— Ah ! ne parlons pas de cela ! soupira Jean… Je te demande seulement de détester désormais Mme de Meyrens comme je hais Callista et nous ne nous en trouverons que mieux tous les deux, je t’assure !… Alors ? tu les as suivies ?

— Non !

— Tu n’as pas suivi Callista !… s’écria Jean.

— Parce que je sais où la retrouver ! répondit le reporter… Après avoir entendu de pareilles paroles, n’importait-il pas de savoir avant tout si Odette était morte ou vivante ?…

— Et la grotte t’a appris cela ?

— Cela et beaucoup d’autres choses, mon cher Jean !…

— Mais enfin, si je te comprends bien, la preuve de l’existence d’Odette me paraît bien précaire !… Ils ont pu l’emporter pour la tuer ailleurs !…

— Où ? demanda Rouletabille en faisant rasseoir Jean qui s’était levé, les yeux agrandis par quelque vision d’horreur…

— Où ? mais ne dis-tu pas qu’ils l’ont transportée dans une roulotte ?

— Et je le répète… Ils l’ont tout d’abord, immédiatement après l’attentat, enlevée dans une auto, et cela dans le but de détourner les soupçons ; les bohémiens qui viennent aux Saintes-Maries ne sont point accoutumé à rouler en auto… de l’auto, on a porté Odette dans la grotte et de la grotte on l’a transférée dans une roulotte !…

— J’entends bien !… mais entends-moi à mon tour, Rouletabille !… n’as-tu pas dit que cette roulotte avait rejoint la route d’Arles aux Saintes-Maries et cela dans la nuit où cette race maudite fêtait sainte Sarah ?…

— Un crime rituel ?… fit le reporter très calme. Ne redoute pas cela, Jean !

— N’as-tu pas entendu comme moi le vieil Alari !… On ne sait pas ce qui se passe dans la crypte, en cette nuit abominable !

— Calme-toi, je t’en prie… Dans cet ordre d’idées, j’ai pensé en effet que tout était possible… aussi, la première chose que j’ai faite en Camargue, ça été de m’assurer que nous n’avions pas à envisager une aussi horrible hypothèse !…

— Tu sais ce qui s’est passé dans la crypte, toi ?…

— Oui, je le sais !

— Mais comment ?… Ne m’as-tu pas dit toi-même que tu n’as pu paraître aux Saintes-Maries sans que l’on te mît en demeure d’en sortir ?

— Aussi je n’ai pas paru, mon cher Jean… Mais il suffit souvent que l’on me croie très loin pour que je sois tout près, tout près… Espérons que je serai bientôt près d’Odette !… ajouta-t-il avec un bon sourire et en prenant congé de Jean…

— Mais où vas-tu ? Je t’accompagne !…

— Non ! dors, voilà quarante-huit heures que tu n’as pas dormi !…

— Et toi, pourrais-tu me dire combien de temps tu as dormi depuis trois jours ?…

— Mais, mon cher, j’ai dormi tout mon saoul ! Tantôt un petit quart d’heure ici, tantôt une petite demi-heure là !… Tu sais, moi, j’ai l’habitude !…

— Tu mens, Rouletabille, tu n’as pas fermé l’œil…

— Eh bien, c’est vrai !… Jusqu’à cette heure, je n’en ai pas « mené large » !… Mais maintenant tu vas voir si j’ai retrouvé toute ma bonne humeur !… Ce brave M. Crousillat et son épileptique greffier de Bartholasse n’ont qu’à bien se tenir ! Il va y avoir de quoi rire et s’amuser !…

— Laisse-moi te suivre, Rouletabille !…

— Non, répliqua le reporter… Je veux que tu restes au Viei Castou-Nou ou tout au moins que tu ne t’en éloignes pas… parce que…

— Parce que ?

— Parce qu’il faut que l’on sache où te trouver !…

— Qui ?

— Quelqu’un qui assurément t’apportera des nouvelles d’Odette !…

— Mais tu es sorcier !…

— Peut-être !… Adieu, Jean !…

Jean le retint encore par un pan de son veston :

— Mais enfin, à moi, Rouletabille, à moi, si vraiment tu sais qui est l’assassin… tu peux bien me dire son nom !…

Le reporter, après avoir hésité un instant, se rapprocha de Santierne et lui murmura quelques mots à l’oreille… Après quoi, il s’envola, laissant Jean complètement abruti…