Rouletabille chez les bohémiens/03/I

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Chapitre troisième

L’Instruction


I. — M. Crousillat trouve que les journalistes quelquefois « ont du bon »

M. Crousillat était rentré à Arles à pied, suant, soufflant, et l’on devine dans quel état d’esprit. Derrière lui, son greffier, M. Bartholasse, triomphait. Il n’avait point pardonné à son chef sa mansuétude envers Rouletabille.

— On ne gagne rien à ménager cette engeance, avait-il dit (il avait prononcé : injince). Quand on leur donne la manche, ils prennent le bras. Voilà un loustic qui se moque de nous ! Il a commencé par prendre un uniforme de gendarme, vous verrez par où il finira !

Comme on l’a vu, Rouletabille avait fini par prendre la bicyclette du juge d’instruction.

— Je vais le faire coffrer ! déclara M. Crousillat.

— Vous dites ça, répliqua l’autre, et il vous entortillera encore avec ses bonimins !…

Quand M. Crousillat pénétra dans le palais de justice, où il allait chercher son dossier pour y travailler le soir chez lui, car cette affaire le tenait éveillé nuit et jour, la première chose qu’il vit devant la loge du portier fut sa propre bicyclette. Il n’en pouvait croire ses yeux.

— C’est bien elle ! fit Bartholasse.

— Qui a amené ma bicyclette ici ? demanda le juge.

— C’est M. Rouletabille, à l’instant même, répondit le portier. Il prétend que vous la lui avez prêtée et m’a bien recommandé d’en prendre soin. Il m’a prié aussi de vous dire qu’il viendrait vous en remercier lui-même !…

— La farce continue ! grinça M. Bartholasse avec un ricanement qui augmentait l’exaspération du juge… Oh ! nous ne sommes pas au bout !…

Furieux, M. Crousillat monta en hâte dans son cabinet ; M. Bartholasse avait peine à le suivre.

— Ouf ! fit le greffier, on est tout de même mieux ici qu’au café !…

— C’est pour moi que vous dites ça, monsieur Bartholasse ?

— Non, monsieur Crousillat, c’est pour Rouletabille qui nous en fait voir de dures…

À ce moment, le garçon du parquet annonça Monsieur Rouletabille… Les deux hommes sursautèrent.

— Faites entrer !… s’écria sur un ton terrible M. Crousillat.

— C’est que M. Rouletabille n’est pas seul !…

Sur ces entrefaites, Rouletabille fit son apparition.

— Ah ! vous voilà, vous !…

— Oui, monsieur le juge d’instruction, nous voilà !… Je suis bien content de vous rencontrer ici !… comme je sais que c’est l’heure de votre dîner…

— Assez de bonimins ! (Dans sa fureur, M. Crousillat non seulement se servait des mots de M. Bartholasse, mais encore les prononçait avec son assin). Je vais vous apprendre ce qu’il en coûte de se moquer de la justice !…

— Moi ! interrompit Rouletabille de son air le plus candide, je me suis moqué de la justice !…

— De qui donc vous moquiez-vous, monsieur, en me prenant sous le nez ma bicyclette ?…

— Pas de la justice, assurément, car je n’ai emprunté cette bicyclette que pour la servir !…

— Eh bien ! qu’est-ce que je vous avais dit ? s’exclama M. Bartholasse, le revoilà bien avec tous ses bonimins ! Écoutez-le ! mais écoutez-le donc !

— Oui, écoutez-moi !… acquiesça Rouletabille… je vous remercie, monsieur Bartholasse, c’est la première fois que vous dites quelque chose de sensé de la journée !…

— Tenez ! j’aime mieux m’en aller ! déclara celui-ci, car je sens qué jé férai ouné malheur !…

— Laissons cet homme aller prendre sa camomille ! décréta le reporter en se détournant du greffier, mais vous, monsieur Crousillat, vous savez ce que je vous avais promis pour votre dîner ?… L’arrestation des coupables !… Eh bien, ne vous dérangez pas !… Monsieur le juge d’instruction est servi !

Et d’un geste large que lui eût envié un maître d’hôtel du grand siècle, il montrait à M. Crousillat le petit régal qu’il lui avait préparé : Andréa et Callista flanqués de deux gendarmes, dans l’encadrement de la porte que Rouletabille venait d’ouvrir…

Les deux bohémiens, poussés par la Finette, s’avancèrent.

Andréa avait croisé les bras et considérait les personnages qui l’entouraient avec une indifférence tout à fait méprisante… C’était un fier gars. En franchissant le seuil du cabinet, il avait craché cette phrase au visage de Rouletabille : « Quai té fagué, fau l’estoufer ! » (Il faut étouffer qui t’a conçu)… et depuis, il semblait n’attacher aucune importance à ce qui se passait autour de lui. Les épaules à peine couvertes d’un lambeau de chemise qui laissait voir sa poitrine demi-nue, il était beau comme un dieu de bronze.

Quant à Callista, elle s’était assise sans qu’on l’y invitât sur la première chaise à sa portée et se regardait les ongles qui, depuis Paris, avaient perdu un peu de leur lustre.

— Vous cherchiez ceux qui ont enlevé Mlle de Lavardens, prononça Rouletabille, les voilà !…

— Mossieu le juge !… intervint la Finette… ils ne disent pas lé contraire ! Illés ont avoué devant nous !… Les misérables !… Illés s’en vantent !… Ah ! par exemple ! il faut vous dire, entre nous, qué lé petité qué voilà (il montrait Rouletabille) a bien mené l’expéditionne !…

M. Crousillat regardait tour à tour les prisonniers, le reporter et la Finette… L’émotion lui coupait la parole. La Finette insista :

— Cet oun beau coup dé filé, hein ?

— Mais, saprelotte ! finit par éclater M. Crousillat en tapant de sa large main sur l’épaule de Rouletabille… pourquoi, puisque vous alliez faire ce beau coup-là ne me l’avoir pas dit ?… Cela aurait été beaucoup plus simple que de me vo… de… de m’emprunter ma bicyclette !… Je vous aurais donné tous les gendarmes dont vous aviez besoin !…

— Non ! monsieur le juge, vous ne me les eussiez pas donnés ! Ce cher monsieur Bartholasse aurait bien su vous en empêcher… C’était beaucoup plus simple de vous les prendre !… En vous empruntant votre bicyclette, j’étais sûr de les avoir derrière moi.

M. Crousillat n’insista pas. Il se retourna vers les prisonniers.

— Alors, ce sont ces vagabonds-là qui ont fait le coup !… Debout, la petite dame !…

Callista se leva docilement, sans émotion apparente.

— Vous savez, tous les deux, ce dont vous êtes accusés : d’avoir assassiné M. de Lavardens et enlevé sa demoiselle !… Et vous dites qu’ils ont avoué, la Finette ! Écrivez, greffier !

— Nous n’avons assassiné personne ! déclara froidement Callista…

— D’abord, reprit le juge, qui êtes-vous ?… Qu’est-ce que c’est que ces gens-là ? Des bohémiens, naturellement !…

— Monsieur peut vous répondre ! fit Callista, toujours aussi calme, en désignant Rouletabille… il me connaît…

Rouletabille s’avança vers elle, souleva la manche de sa blouse et découvrit sur son bras ambré le cercle d’or qu’elle lui avait montré un jour.

— Oui, je vous connais, fit-il, vous êtes celle qui porte au bras le signe de la vengeance… Vous avez dû avoir à vous venger de M. de Santierne et vous lui avez fait enlever sa fiancée !…

— Ah ça ! mais, qu’est-ce que tout cela veut dire ? s’écria M. Crousillat !… Vous connaissez cette femme-là ?

— Oh !… fit Callista avec un étrange sourire, M. Rouletabille et moi, nous sommes de vieux amis ! Il a souvent dîné chez moi !…

On dîne donc chez vous ? s’exclama le juge en faisant du regard le tour des vêtements misérables qui habillaient, si l’on peut dire, cette singulière beauté.

— Madame, fit Rouletabille, a une excellente cuisinière et habite un luxueux appartement dans un des quartiers les plus « chics » de Paris.

— Comment ! cette femme est Parisienne ?

— Non ! madame est bohémienne, mais grâce à M. Jean de Santierne, qui l’a sauvée un jour des brutalités de cet homme, son complice aujourd’hui, elle était devenue l’une des plus séduisantes Parisiennes que j’aie connues… Et je n’ai garde d’oublier l’hospitalité qui, il y a quelques jours encore, m’était offerte entre son amant, son ourson et son perroquet… et je regrette qu’elle ait quitté la capitale pour reprendre cette défroque… Mais, comme dit l’autre, on retourne toujours à ses premières amours ! Je n’y vois pour ma part aucun inconvénient, seulement elle va nous dire ce qu’elle a fait de Mlle de Lavardens !

— Jamais ! s’écria Callista sur un ton si sauvage que tous ceux qui étaient là en frissonnèrent.

— Madame, reprit Rouletabille, vous oubliez que l’on a assassiné M. de Lavardens.

— Nous ne sommes pour rien dans cet assassinat !

— Il vous plaît de le dire, intervint M. Crousillat qui avait assisté à tout ce colloque sans l’interrompre, car il l’instruisait singulièrement. Mais l’assassinat a été commis en même temps que l’enlèvement.

— Et il ne fera de doute pour personne, argumenta Rouletabille, que vous avez tué M. de Lavardens parce qu’il était accouru au secours de sa fille !… Vous vous prétendez innocents de ce crime-là ! Eh bien ! cette innocence, il n’y a qu’une personne au monde qui puisse l’établir, c’est Mlle de Lavardens.

— Voilà qui est clair comme le jour, appuya M. Crousillat. Si vous ne nous rendez pas Mlle de Lavardens, c’est que vous avez assassiné son père !

— As-tu compris, toi, l’homme ! conclut Rouletabille en s’avançant sur Andréa… Mlle de Lavardens ou la mort !… pour tous les deux !

Andréa ne décroisa même pas les bras. Il regarda Rouletabille par-dessus son épaule, désigna d’un mouvement de tête Callista et dit :

— Mais moi, je ne demande qu’à mourir avec elle !

— Il serait plus désirable de vivre avec elle ! répliqua Rouletabille, tentateur.

Callista lança au reporter un regard à le foudroyer, puis elle se rassit en déclarant tranquillement que ce petit chantage à l’assassinat n’était pas trop mal imaginé, mais qu’il ne servirait à rien ! On pouvait faire d’eux ce que l’on voudrait, on n’en apprendrait pas davantage…

Quant à M. Crousillat, il semblait ne plus exister que par l’intervention de Rouletabille, auquel il abandonna, à partir de ce moment, et sans s’en rendre bien compte, la direction de l’instruction. C’était un rôle que le reporter jouait au naturel, ayant accoutumé de parler quand la justice n’avait plus rien à dire.

— Callista ! fit Rouletabille, usant de douceur et cessant de menacer, je ne saurais trop vous engager à mieux concevoir vos intérêts. Je ne vous ai jamais donné de mauvais conseils. Si vous m’aviez écouté, vous et Jean, nous n’en serions pas où nous en sommes les uns et les autres. Je comprends votre ressentiment, et vous m’aviez annoncé quelque méchante vengeance… Je ne crois pas, quant à moi, que vous soyez allée jusqu’à l’assassinat de M. de Lavardens, mais c’est un fait qui existe et avec lequel vous devez compter. Vous ne vous en tirerez je vous assure, qu’en nous rendant cette enfant qui, elle, ne vous connaît pas et que vous avez suffisamment fait souffrir. À quoi bon s’obstiner ?… Même si vous ne dites rien, je vous reprendrai Odette ! Rendez-la nous tout de suite.

Il n’est en la puissance de personne de vous rendre Odette maintenant !…

— Je sais ce que vous voulez dire ?…

— Non, vous ne le savez pas !

— Pour vous prouver que je sais tout, voulez-vous, par exemple, que je vous dise ce qui s’est passé dans la tanière de la vieille Zina ?…

Callista ne put s’empêcher de tressaillir.

— Ce que vous y avez fait et ce que vous y avez dit ?

— Ah ! ça par exemple, je vous en défie !

— Bon ! fit Rouletabille… Greffier, écrivez que Mlle Callista reconnaît être allée dans la cabane de la vieille Zina !…

— Mais monsieur, protesta M. Bartholasse, outré de la désinvolture du reporter, je ne suis pas ici à vos ordres !

— Non ! mais vous êtes à ceux de M. Crousillat, et M. Crousillat vous ordonne d’écrire !

— Greffier, écrivez ! fit M. Crousillat.

— Oh !… oh !!! râla M. Bartholasse.

— Si vous ne voulez pas écrire, j’écrirai moi-même et madame signera !… déclara Rouletabille.

M. Bartholasse, maté, trempa sa plume dans l’encre d’un geste si brusque qu’il faillit renverser l’écritoire.

Mlle Odette de Lavardens, dicta le reporter, ayant été transportée quasi évanouie dans l’antre d’une vieille sorcière cigaine nommée Zina, je me rendis près d’elle… (C’est madame qui parle, expliqua Rouletabille, et si je me trompe, elle aura la bonté de m’avertir.) Mon complice Andréa était avec moi.

» Aussitôt qu’elle nous eut aperçus, Mlle de Lavardens se prit à trembler, car cet homme qui l’avait enlevée, emportée dans ses bras et en qui elle reconnaissait un tondeur de chiens qui lui avait parlé la veille à la grille du Viei Castou Nou, cet homme l’épouvantait !… Je fis signe à Andréa de sortir et je restai seule avec Mlle de Lavardens. »

Au fur et à mesure que Rouletabille avançait dans son récit, Callista, qui avait d’abord affecté de l’écouter avec mépris, le considérait maintenant avec une sorte d’effroi.

« Seule avec Mlle de Lavardens, continuait le reporter, car pour moi la vieille Zina était une chose qui ne comptait pas… moins qu’une domestique, une esclave…

» — Qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? me demanda Mlle de Lavardens d’une voix agonisante…

» Je lui répondis que je pouvais devenir son amie et la sauver si elle voulait bien m’écouter !… J’ajoutai qu’elle courait les plus grands dangers, que des gens qui n’avaient reculé devant rien pour s’assurer de sa personne n’hésiteraient point à se débarrasser d’elle d’une façon définitive… si elle les y contraignait… Elle ne répondit d’abord à mes propos que par une sorte de gémissement : « Mon Dieu ! dois-je mourir ici ?… » tandis que son pauvre regard faisait le tour de cette horrible demeure sur les parois de laquelle la vieille Zina avait cloué des chouettes et des chauves-souris… Un hibou était perché au-dessus de l’âtre et un ourson ne cessait de se dandiner dans un coin. Je la persuadai que je la sortirais de cet enfer… Elle finit par laisser ses mains brûlantes de fièvre entre les miennes, car, pour lui inspirer confiance, je m’étais servie des mots les plus doux. Elle me dit en frissonnant :

» — Tout cela n’est rien ; mais il y a les rats, la nuit !… »

Callista, de plus en plus effarée, recula brusquement sa chaise de Rouletabille et toute blême murmura :

— C’est le Baka ! (le diable).

Meria schaia ! (ma sœur) intervint d’une voix sourde Andréa.

Et il lui bredouilla rapidement quelques paroles cigaines qui semblèrent réconforter la bohémienne ; mais, ne voulant point perdre son avantage, le reporter reprit avec autorité son récit, en faisant un signe péremptoire à M. Bartholasse.

« Je demandai à Mlle de Lavardens si elle se connaissait des ennemis… Elle me répondit que non.

» — Eh bien, vous en avez une terrible, elle s’appelle Callista !

» Je n’eus pas plutôt prononcé ce nom que Mlle de Lavardens se cacha la tête dans les mains et se prit à sangloter… Alors je résolus de frapper un grand coup…

» — Elle avait décidé d’abord de vous faire mourir, lui dis-je ; mais j’ai pu la fléchir ; seulement c’est à condition : c’est que vous allez faire tout ce que je vais vous dire…

» Elle me regarda, anxieuse, à travers ses larmes.

» — Vous allez écrire ce que je vais vous dicter !

» J’avais apporté des feuilles de papier à lettre, acheté à Arles, et je lui glissai une planchette sur les genoux… » Tout ceci est-il exact ? demanda Rouletabille en ne cessant de fixer Callista.

— Sorcier ! lui jeta la prisonnière en reculant encore sa chaise…

— Greffier, écrivez que l’inculpée a traité le nommé Rouletabille de sorcier, ce qui est un aveu !…

» Sur cette planchette, Zina déposa un sordide encrier dont l’encre avait été renouvelée récemment… et je dictai à Mlle de Lavardens :

» Jean, je ne t’aime pas ! Je sais maintenant que Callista est ta maîtresse. J’ai préféré fuir que t’épouser. Adieu, tu ne me reverras jamais ! »

— Est-ce bien le texte ? insista Rouletabille.

Callista ne lui répondit que par l’éclat froid de son regard.

— Je continue, puisqu’il n’y a pas de protestation… « Mlle de Lavardens, qui, jusqu’à ce moment, paraissait à demi morte et incapable du moindre effort, n’avait pas plutôt entendu ce que j’exigeais d’elle qu’elle se redressait d’un bond, renversant l’écritoire, brisant la plume et m’inondant les pieds d’encre ! »

— Montrez vos pieds !… s’écriait le reporter, montrez vos pieds, madame !… Le peuple de la Route ne se lave pas les pieds tous les jours !… et si vous avez emmené votre ourson, vous avez dû laisser votre pédicure à Paris !… Non ! vous ne voulez pas montrer vos pieds ! Greffier, écrivez !… écrivez que madame refuse de montrer ses pieds au nommé Rouletabille, ce qui est encore un aveu… Je continue : « Mlle de Lavardens, après cet éclat, me déclara toute frémissante qu’elle n’écrirait jamais un mot qui pût faire croire à M. de Santierne qu’elle ne l’aimait pas !… « J’aimerais mieux qu’on me coupe la main ! » et j’ai répondu textuellement en sortant un couteau : « Eh bien, ma petite, on te la coupera ! » Niez-vous les paroles ? Niez-vous le couteau ?… Non ! car les paroles ont été prononcées textuellement, et quant au couteau, le voici !…

Et Rouletabille, jetant un couteau à manche de corne sur la table du juge d’instruction, précisa :

— Vous l’avez acheté le 23 au soir chez Bonnafous, aux Saintes-Maries…

— C’était pour lui faire peur ! laissa entendre Callista haletante comme une bête traquée et qui ne peut concevoir d’où ni comment lui vient l’attaque.

— Peut-être !… Peut-être que si elle avait signé, vous ne l’eussiez point tuée !

— Ils l’ont donc tuée ! s’écria le juge qui semblait n’être plus là qu’un spectateur passant par toutes les angoisses du drame que l’on évoquait devant lui.

— Non !… mais elle a voulu la tuer !…

— Ça n’est pas vrai !…

— Vous dites que ça n’est pas vrai ?… Voici ce qui s’est passé exactement… Voyant l’attitude décidée de Mlle de Lavardens, vous lui avez dit : « Callista, c’est moi… Ton fiancé, c’est mon amant !… Tu vas choisir !… ou tu ne sortiras pas d’ici vivante ou tu renonceras à Jean !… » Il s’en est suivi une scène farouche… d’où, en effet, Mlle de Lavardens ne serait pas sortie vivante si…

— Si ?… interrogea le juge.

— Si, à ce moment, il ne s’était passé quelque chose d’étrange…

À ces derniers mots, Callista avait montré une émotion telle qu’il ne fallut rien de moins qu’une nouvelle intervention d’Andréa pour l’apaiser. Alors, pendant que Rouletabille, qui ne perdait rien de ce qui se passait entre les deux bohémiens, continuait son récit, la jeune femme ne cessa de fixer la figure diabolique du cigain.

— Oui, une chose étrange en vérité, narrait le reporter. On pouvait alors considérer Odette comme perdue, lorsqu’un pauvre être, une pauvre vieille chose à laquelle personne jusqu’alors ne prêtait d’attention que pour la repousser du pied ou la rejeter dans l’ombre où, le plus souvent, elle restait tapie, bref la vieille Zina se jeta entre Callista et l’enfant… Andréa venait de réapparaître, tout prêt à seconder sa complice dans son horrible vengeance… Or, ni l’homme ni la femme n’insistèrent devant un geste de Zina et certaines paroles qu’elle prononça tout bas, si bas, si bas, ajouta Rouletabille, qu’il n’y eut pour les entendre que Callista, Andréa… et Rouletabille !

Callista et Andréa étaient maintenant d’une pâleur blafarde.

— Tu mens, fit-elle… Tu étais trop loin pour entendre ces paroles-là… Si tu avais pu les entendre, tu aurais sauvé ton Odette !…

— Zina, qui est une sorcière, lui répliqua le journaliste, vous dira qu’un sorcier peut entendre des choses qui se disent au bout du monde, et même dans l’autre monde !… Je sais si bien ce que la vieille Zina a dit que vous n’avez qu’une peur tous les deux, c’est que je répète ces paroles… car on pourrait croire que c’est vous qui les avez répétées et cela, il n’y a pas un romané sur la terre qui vous le pardonnerait !

» Ah ! vous baissez la tête ! Eh bien ! rassurez-vous, je ne répéterai point ces paroles qui ont été prononcées dans l’antre de la vieille Zina et je comprends combien maintenant votre situation à tous les deux, dans le cas où vous voudriez nous rendre Odette, est difficile… aussi, je vous propose un marché… Donnez-moi une indication utile et je prends tout sur moi, tout le danger pour moi… quant à vous, on saura que vous avez refusé de parler ! même pour sauver votre tête !… seulement j’aurai sauvé Odette et je vous aurai sauvés en même temps, si vous n’êtes pas coupables de l’assassinat de M. de Lavardens !…

L’argumentation de Rouletabille, en même temps que le sens caché de ses paroles, semblait avoir de nouveau profondément troublé Callista, mais Andréa la regarda d’une certaine façon et aussitôt elle laissa tomber ces mots avec un sourire méchant :

— Puisque tu es sorcier, tu sauras bien trouver Odette sans nous !

— Certes ! s’écria Rouletabille, exaspéré de voir l’inutilité de ses efforts… mais grâce à un mot de toi, fille du diable, j’aurais voulu gagner du temps et pour elle et pour toi ! Tu sais combien les minutes sont précieuses !…

— Tu les perds ici ! répliqua froidement Callista.

Rouletabille se releva :

— Monsieur le juge, vous pouvez faire redescendre ces gens-là dans leur cachot, nous n’avons plus rien à faire avec eux aujourd’hui !…

Le juge avait une trop grande hâte de se trouver seul avec le reporter aux fins de lui poser certaines questions pour qu’il n’obtempérât point immédiatement à son désir. Il fit un signe à la Finette, qui emmena les prisonniers.

— Gardez-les bien ! lui jeta Rouletabille.

La Finette sourit en frisant sa moustache… L’idée que des prisonniers pouvaient lui échapper lui apparaissait évidemment des plus cocasses… Cependant il prit toutes ses précautions pour que, quoi qu’il arrivât, il n’eût rien à se reprocher.

Aussitôt la porte refermée, le juge s’était retourné vers Rouletabille :

— Qu’est-ce qu’elle leur a donc dit, la vieille Zina ?…

— Ah ! ça, monsieur le juge d’instruction, ça, ce n’est point mon secret !…

— Comment, vous ne voulez point me le dire, à moi ?…

— Ni à vous, ni à personne !…

— Vous respectez les secrets de ces bandits !…

— Ceci n’est ni le secret d’Andréa, ni de Callista, ni même de la vieille Zina ! répondit, pensif, le reporter…

— Et c’est le secret de qui donc, monsieur ?… Pourrait-on le savoir ?…

— Oui, monsieur, c’est le secret du mort !…

— Le secret de M. de Lavardens !… Alors ce secret est mort avec lui ?…

— Non, monsieur, et c’est de là que vient…

— Tout le mal ?

— Tout le bien, monsieur, tout le bien !… Songez que si la Zina n’avait point parlé, Mlle de Lavardens serait morte !…

— Ils l’auraient assassinée comme ils ont assassiné le père !…

— Ils n’ont pas assassiné le père !…

— Ils ont enlevé la fille, mais ils n’ont pas assassiné le père !… Mon Dieu, puisque vous le dites, il faut bien le croire…

— Ça a l’air de vous désoler, fit Rouletabille en souriant.

— Ce qui me désole, répondit M. Crousillat avec assez de justesse, c’est qu’ayant l’air de tout savoir, vous ne me disiez rien !… Eh bien, en ce qui me concerne, je serai moins cachottier que vous… Du moment que ce n’est pas Andréa qui a assassiné M. de Lavardens nous sommes obligés de revenir sur ce point à Hubert, et dès lors ce que j’ai à vous dire ne manque point d’importance !… Hubert avait, paraît-il, à l’ordinaire, sur son bureau, une sorte de couteau-poignard très aigu que l’on ne retrouve nulle part !…

— Parce que vous le cherchez mal, monsieur le juge !… Mais, je vous le répète, ce n’est pas Hubert qui a fait le coup !

— Enfin, si ce n’est ni l’un ni l’autre, me diriez-vous qui ?

— Vous le saurez demain matin… Transportez-vous au Cabanou, faites-y amener Hubert et donnez rendez-vous aux médecins légistes !

— Et vous me promettez ?…

— Le nom de l’assassin de M. de Lavardens !