Rouletabille chez les bohémiens/03/III

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III. — Le Livre des Ancêtres continue à parler

À la date de ce jour, carnet de Rouletabille : Rencontré Jean, qui vient d’apprendre que j’ai fait mettre Hubert en liberté ! Je ne m’attendais pas à des compliments, mais s’il ne m’a pas battu, c’est tout juste !

» — Tu t’occupes de cette brute et pendant ce temps tu ne te demandes même pas ce que devient Odette !

» — À propos d’Odette, fis-je, es-tu sûr qu’elle n’avait pas un signe sur l’épaule ?

» Il montra à cette question le même ahurissement qu’Estève… et, comme je ne peux pas lui expliquer en ce moment pourquoi je lui demande cela, il me reproche avec la dernière amertume ma façon d’agir depuis mon arrivée en Camargue. D’étranges soupçons lui montent au cerveau :

» — Tu ne veux donc pas qu’on la retrouve !… s’écrie-t-il.

» Je suis tellement effaré à cette « sortie » que je ne trouve d’abord rien à lui répondre. Décidément, il va être bien difficile de continuer à travailler avec ce garçon-là. Il passe son temps à m’embrasser ou à me maudire, et ça ne fait pas avancer la besogne !… Je lui demande de préciser sa pensée et de me dire une fois pour toutes ce qu’il a sur le cœur, mais il réplique à côté :

» — Puisque tu étais absolument sûr qu’elle eût été enlevée par les bohémiens, ne devais-tu pas donner son signalement à la haute police ? Je comprends que tu te sois garé de ce maladroit de Crousillat, mais tout de même, il y a des gens en France qui eussent pu nous aider à la retrouver.

» — Parfaitement, fis-je… la douane !…

» — La douane ?

» — Mais oui, la douane !… Je suis sûr que les bohémiens vont tout tenter pour faire franchir à Odette la frontière…

» — Et alors ?

» — Et alors, comme je suis au mieux avec un haut fonctionnaire de l’administration centrale, je l’ai prié de donner par téléphone des ordres en conséquence, en lui recommandant bien que ces ordres soient exécutés avec la plus grande discrétion, de façon à ne pas donner l’éveil aux bohémiens autant que possible…

» — Voilà la première parole qui me tranquillise un peu, Rouletabille…

» — De telle sorte que depuis quatre jours on arrête aux frontières toutes les roulottes qui se présentent pour passer.

» — Et l’on n’a rien trouvé ?

» — Et l’on ne trouvera rien !…

» — Ah ! je te retrouve bien là, toi !… tête à gifles (textuel) alors pourquoi as-tu fait donner ces ordres ?

» — Pour te faire plaisir !… pour pouvoir te répondre quelque chose quand tu m’accuses de ne rien faire pour retrouver Odette… Enfin pour que les imbéciles n’aient rien à me reprocher !…

» — Merci ! fit Jean.

» — Il n’y a pas de quoi ! mais comprends donc que si l’on ne trouve pas Odette, c’est pour la raison simple que les bohémiens ne la cacheront pas !… Ils n’ont pourtant pas lu Edgard Poë, mais ils sont au moins aussi forts que l’auteur de la Lettre volée, cette lettre que l’on cherchait partout et qui était exposée à tous les regards… Avec quelques oripeaux, des médailles sur le front et de larges anneaux aux oreilles, Odette aura tout ce qu’il faut de la cigaine pour n’éveiller l’attention de personne…

» — Mais enfin ! elle n’aura qu’un cri à pousser ! qu’un geste à faire !…

» — Elle ne criera point et ne remuera point… elle dormira… ou tout au moins elle somnolera… elle rêvera… peut-être à toi, Jean !… car sache bien que ces gens disposent de tous les maléfices qui engourdissent la volonté, de tous les baumes qui apaisent la douleur… Douaniers et gendarmes ne verront point Odette de Lavardens, ils verront une gitane qui peut-être leur sourira !…

» — Mais c’est plus épouvantable que tout, ce que tu me dis là !… je ne reverrai donc jamais Odette !…

» — Si ! tu la reverras !… Seulement, vois-tu, Jean, il faut me laisser faire !…

L’après-midi de ce jour, Jean n’avait tout de même pas lâché Rouletabille, car nous retrouvons les deux jeunes gens à Arles, se glissant derrière Hubert dont ils avaient épié tous les pas et démarches depuis sa sortie de prison… Hubert s’était d’abord rencontré avec lou Rousso Fiamo qui semblait l’attendre et avec lequel il eut une longue conversation dans un cabaret non loin du forum. Rouletabille put entendre les derniers mots qu’Hubert adressa à son ancien guardian avant de le quitter : « Je compte bien sur toi ! » et l’autre lui avait fait signe que c’était une chose entendue… Le jeune homme s’était rendu ensuite chez plusieurs dépositaires de journaux où il s’était muni des principales feuilles qui avaient paru depuis son arrestation.

Lesté de ce paquet, il reprit immédiatement le chemin de Lavardens, arriva devant lou Cabanou, sauta par-dessus le petit mur dans sa hâte de rentrer chez lui et s’en fut s’enfermer dans son bureau…

Déjà Rouletabille avait cessé de le suivre.

— Viens ! avait-il fait à Jean, il ne faut pas déranger ce garçon dans la lecture des journaux.

— Il est de fait, dit Jean, qu’ils ont pour lui un attrait bien immédiat !…

— Un bon point pour lui ! déclara Rouletabille.

— Pourquoi un bon point ?…

— Dame ! du moment qu’il est si curieux de savoir ce qui s’est passé concernant Odette, pendant qu’il était en prison, je puis imaginer qu’il l’ignore… et s’il l’ignore, il y a des chances pour qu’il ne soit pas complice !…

— C’est étrange comme tu es porté à innocenter ce garçon-là ! exprima Jean…

— Oh ! pas si vite ! Je te dirai définitivement ce que j’en pense avant ce soir…

En devisant de la sorte, Rouletabille avait fait entrer Jean dans un petit bistro à deux pas de la gare d’Arles-Trinquet. Il sortit sa blague à tabac de sa poche :

— Et maintenant, nous pouvons fumer une bonne pipe !…

— Mais qu’est-ce que nous attendons ici ?

— Des nouvelles d’Hubert !…

Deux heures plus tard, ils en attendaient encore… Rouletabille, après sa troisième pipe, s’était tranquillement endormi. Quant à Jean, il était sorti trois fois, et trois fois il était revenu. Son impatience et son exaspération étaient à leur comble… Enfin une silhouette se montra dans la poussière de la route. Rouletabille ouvrit immédiatement les yeux comme si son instinct l’avait averti que ce qu’il attendait arrivait.

Le père Tavan était devant lui.

Le reporter lui fit signe qu’il pouvait s’expliquer devant Jean.

— Eh bien, fit le père Tavan, il est parti !

— Raconte-moi tout en détail.

— Ça ne sera point long. Il n’est pas resté plus d’une couple d’heures chez lui. Son domestique est sorti et est revenu avec une petite auto et est rentré pour l’avertir ; alors j’ai vu notre homme réapparaître avec un havresac où il avait dû mettre des effets, il a sauté dans l’auto et a démarré en vitesse.

— Tu n’as pas questionné le domestique ?

— Que si !… Si dans huit jours notre homme n’est pas revenu, ils doivent mettre la clef sur la porte et la donner à lou Rousso Fiamo.

— C’est tout ?

— C’est tout.

Rouletabille sortit un billet de son portefeuille et le donna au père Tavan, qui se confondit en remerciements et disparut…

— Ta police est bien faite, dit Jean… mais où veux-tu en venir avec Hubert ?… Il est sûrement parti sur les traces d’Odette… Le laisserons-nous la rejoindre avant nous ?

Ce disant il ne tenait pas en place et toute l’impassibilité de Rouletabille ne faisait, comme toujours, que l’exaspérer. L’autre ralluma sa pipe :

— Tu dis qu’il est sûrement sur les traces d’Odette… mais je n’en suis pas aussi sûr que cela ! Nous en reparlerons ce soir… en attendant, rentrons !…

— Où ?

— Au Viei Castou Nou… Maintenant nous ne gênons plus Hubert !… s’il nous avait su près de lui il ne serait jamais parti.

— Pourquoi ?

— Dans la crainte que nous le suivions !…

— Donc, tu le crois complice ?

— Je te dis que je n’en sais rien.

Ce soir-là, à l’heure du dîner, Rouletabille pénétrait dans la villa d’Hubert par un chemin qui lui était coutumier… Il avait attendu vainement que les domestiques quittassent lou Cabanou ; au contraire, profitant de l’absence du maître et sans doute pour fêter sa libération, ils y donnaient, à la valetaille des environs, un repas de gala. « Quand le chat n’est pas là les souris dansent »… Rouletabille, quoi qu’en pensât Jean de Santierne, était pressé… pressé de savoir ce qu’il lui importait de connaître… Malgré le bruit de fête qui lui venait de l’office, il risqua le coup et fut assez heureux de se retrouver dans le cabinet d’Hubert sans avoir dérangé les gens dans leur ripaille.

Près du bureau d’Hubert, un journal, parmi beaucoup d’autres, gisait froissé… Rouletabille le ramassa… Il était plein du drame de Lavardens et il y lut ces lignes qui terminaient une dépêche expédiée d’Arles par un correspondant :

« Ces deux bohémiens n’ont fait aucune difficulté pour avouer qu’ils étaient les auteurs de l’enlèvement de Mlle Odette de Lavardens, mais ils se refusent farouchement à indiquer l’endroit où la malheureuse jeune fille peut être séquestrée… Callista déclare qu’elle se venge ainsi de la soi-disant trahison de son amant, M. J. de S… »

Rouletabille rejeta le journal et courut au secrétaire, regarda sur la tablette… Le Livre des Ancêtres avait disparu !

Aussitôt il poussa un profond soupir, une joie intense sembla illuminer tout son être, et c’est sans prendre de précautions qu’il effectua sa sortie de la maison… tant est que cette sortie ne passa point inaperçue et que les domestiques, en poussant des cris, se mirent à courir derrière lui.

Il avait de l’avance. Il sauta le mur, mais cette fois, il jouait de malchance. Une main l’agrippait :

— Où diable courez-vous ?

C’était l’énorme M. Crousillat qui se reposait de ses travaux exceptionnels en pêchant à la ligne.

— Après Hubert !

— Ah ! ça, mais il est donc coupable ?

— Non, mais il le sera !…

Et d’un bond il reprenait sa course, rentrait par un détour au Viei Castou Nou, se heurtait cette fois à Jean :

— Mon cher, lui disait-il… non seulement Hubert n’est pas coupable, ce dont j’étais sûr, mais il n’est même pas complice, comme je le craignais… Ah ! cela simplifie singulièrement notre besogne… Heureusement, le livre a parlé !…

— Quel livre ?

— C’est vrai ! tu ne sais pas ! Ce serait trop long à te raconter !… Je t’expliquerai cela plus tard !…

— Et maintenant, où cours-tu si vite ?

— Réfléchir !…