Rouletabille chez les bohémiens/06/V

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V. — Il vint, celui qu’elle n’attendait pas !

Hubert arriva au camp des bohémiens, sans dissimulation, à franc étrier.

Il fut entouré tout de suite par la horde, hommes et femmes, qui lui posèrent cent questions à la fois.

Il dit qu’il voulait parler au chef ; alors Suco, le forgeron, le conduisit à Sumbalo que le cavalier salua à la mode cigaine. Puis Hubert se jeta à bas de sa bête qu’il retint par la bride et annonça alors qu’il venait de Sever-Turn, envoyé par le patriarche pour parler à la queyra !

Tous ceux qui l’entouraient firent entendre des cris d’allégresse et demandèrent des détails sur ce qui se passait dans la cité sainte.

Il fit la description de la joie qui y régnait et de l’attente impatiente de tous ! Le Temple était en fête, les maisons avaient sorti tous leurs tapis, les cloches ne cessaient de carillonner ; le grand Coesre (celui qui porte le fouet en sautoir pour flageller le monde) s’était fait faire un costume magnifique ; le patriarche envoyait des courriers dans toutes les capitales d’alentour ; quant à lui, il était chargé de la parole du grand prêtre auprès de la queyra !… Après quoi, il devait continuer sa course vers l’occident pour porter la bonne nouvelle au peuple de la route.

Sumbalo le conduisit lui-même à Odette…

Odette, depuis qu’elle avait chassé Zina, était restée prostrée au fond de sa roulotte. Elle avait bien entendu toute la rumeur qui s’était élevée dans le camp depuis l’arrivée du messager de Sever-Turn, mais depuis quelques jours elle était tellement habituée à ces bruits et à ces cris insolites qu’elle n’y prenait plus garde. C’étaient toujours de nouveaux groupes de cigains qui accouraient à sa rencontre pour lui faire cortège, et demandaient tout de suite à la voir…

Aussi, quand elle entendit ouvrir la porte derrière elle, se prépara-t-elle à recevoir les nouveaux venus avec la même grâce qu’elle avait reçu, tout à l’heure, la vieille Zina…

Elle se retourna d’un mouvement rageur et resta stupéfaite devant un homme qui, certainement, ne lui était pas inconnu. La petite lampe éclairait en plein ce nouveau visage…

— Vous ne me reconnaissez pas, mademoiselle ? Je suis Hubert de Lauriac !

D’un bond, elle fut sur ses petites pattes…

— Vous… vous ici !…

Lauriac avait déclaré à Sumbalo, en invoquant l’autorité du patriarche, qu’il lui fallait parler en particulier à la petite reine, et le chef de tribu n’avait vu aucun inconvénient à le laisser seul un instant avec elle…

— Oui ! moi ! fit-il… N’avez-vous pas confiance en moi ?…

Elle ne répondit pas tout d’abord ! Cependant, elle savait qu’Hubert l’adorait et qu’il ne pouvait être venu là que dans le dessein de l’enlever aux bohémiens… Après on verrait !… Très émue, haletante, elle demanda des nouvelles de son père…

— C’est lui qui m’envoie ! fit Hubert, profitant immédiatement de l’ignorance d’Odette…

— Et Jean ! et Rouletabille !… Rouletabille est venu à New-Wachter, je le sais !…

— Jean est resté en France, déclara Hubert… Quant à Rouletabille, il a été grièvement blessé à New-Wachter en voulant arracher son domestique Olajaï à la vengeance de la bande qui vous entoure !

Cette dernière déclaration répondait si bien aux faits qui étaient à sa connaissance qu’elle ne put mettre en doute la parole d’Hubert… Mais comme son pauvre cœur s’était glacé en apprenant que Jean était resté en France et n’avait rien tenté pour la sauver !… En somme, elle ne pouvait compter que sur Hubert qui, malgré tous les obstacles et au péril de sa vie, était parvenu jusqu’à elle… Elle n’avait plus d’espoir qu’en lui ! et cela aussi la faisait atrocement souffrir !… Elle se taisait…

Hubert dit :

— L’évasion sera difficile… Il faudra payer d’audace !…

Mais la résolution d’Odette était prise ; elle déclara, d’une voix qu’elle essayait d’affermir vainement :

— Monsieur, je ne manquerai pas de courage !

— Merci, Odette ! murmura Hubert, très ému… je serai digne de votre confiance !… Vous savez que ma vie vous appartient !… Je jure maintenant de réussir !…

Ces dernières paroles sonnèrent mal aux oreilles d’Odette… Elle leur attribua tout de suite un sens sur lequel elle ne pouvait se méprendre…

— Monsieur, fit-elle, pas d’équivoque !… ma vie, à moi, ne vous appartient pas !…

Hubert devint très pâle, s’inclina et dit :

— Mademoiselle, je ne demande rien, rien, que la faveur de vous rendre à votre père !

Odette lui tendit la main… Il la lui baisa avec un respect infini qui finit de la rassurer.

— Quand je vais être parti, voici ce que vous allez faire, commença Hubert, après avoir regardé derrière la porte si on ne les écoutait point.

Mais il n’y avait, pour le surveiller, ni Callista, ni Andréa…

Quand Hubert était arrivé au camp, Callista et Andréa ne s’y trouvaient pas. Ils venaient de s’éloigner… Certes, Callista n’avait point invité Andréa à la suivre et c’était, au contraire, dans le dessein d’échapper à la surveillance insupportable du bohémien qu’elle s’était enfoncée sous bois, d’un pas de promenade, choisissant le moment où Andréa venait d’être accaparé par la vieille Zina qui lui racontait ses malheurs avec Odette…

Callista ne vivait que de l’âpre jouissance de sa vengeance. Au temps où elle était Parisienne, jamais elle n’eût pensé qu’elle pourrait aussi facilement revivre l’ancienne vie de la route avec toutes les promiscuités de la horde. Elle s’était soumise à nouveau aux coutumes cigaines sans révolte et même sans répugnance, comme si elle n’avait jamais goûté aux joies délicates de la civilisation. Par moments, elle s’en étonnait elle-même, mais elle expliquait tant de docilité par la prodigieuse satisfaction où elle était de se savoir vengée. La vue du malheur d’Odette la payait de tout. Elle ne se rassasiait point de la voir pleurer et la pensée du désespoir de Jean lui faisait bondir le cœur.

— Ah ! celui-là, comme il l’avait trompée ! comme il s’était moqué d’elle ! Comme elle avait compté pour peu de chose à ses yeux !

Au fond, il ne l’avait jamais aimée… Elle n’avait jamais été qu’un jouet voluptueux entre ses bras, et il s’était détourné d’elle comme si cela avait été l’événement le plus naturel du monde, auquel elle devait bien s’attendre !… Pour Jean, elle n’avait pas cessé d’être la vagabonde de la route à qui on a la grâce de sourire un instant et qu’on laisse retomber dans la poussière…

Sans doute ! mais elle avait entraîné Odette avec elle ! Qu’il vienne donc la lui reprendre !… Il aurait les cigains du monde entier contre lui !… Le singulier destin qui faisait toute la horde complice de sa vengeance l’enchantait comme un sourire des dieux ! c’était écrit !…

Elle s’avançait dans la forêt, le front caressé par le vent frais qui soufflait de la montagne lointaine.

Elle s’avançait, pressant de ses sandales d’osier les tiges fines et sèches des hautes herbes parsemées de fleurs sauvages… C’était l’heure où une vapeur monte de la terre, où chaque plante exhale son parfum… Tout là-haut, vers l’orient traînaient encore de larges bandes dorées et roses qui semblaient tracées négligemment par un pinceau gigantesque. La sombre obscurité du ciel vers l’occident s’éclairait soudain par l’incendie des joncs secs qui croissent au bord des rivières et des étangs… Et puis ce fut la nuit.

Le vent gronda plus fort, les branches au-dessus de sa tête se tordirent avec des gestes de menace… Callista se dit qu’il était temps de retourner au camp ; elle aussi, comme tant d’autres, n’avait peur au fond que des choses mystérieuses qui se passent dans les ténèbres, auxquelles on ne peut donner un nom, et qui sont toujours prêtes à vous envelopper de malheur !…

Elle se retourna et se trouva en face d’une ombre immobile…

Mais elle reconnut que ce n’était qu’une ombre d’homme et elle se remit tout de suite de son émoi…

— Ah ! c’est toi, Andréa ! fit-elle de sa voix de colère… que me veux-tu encore ?… Ne me laisseras-tu donc pas une seconde en paix ?…

— Écoute, Callista, fit Andréa avec douceur et d’une voix qui tremblait… Tu sais ce qui est convenu entre nous et tu sais que je t’aime !… J’ai fait tout ce que tu as voulu !… Il faut avoir pitié de moi !… Je te dis que je t’aime !…

— Et moi, je ne t’aime pas !…

Il y eut un silence. Elle l’entendit souffler dans l’ombre… un souffle rauque de bête prête à bondir sur sa proie… Elle se jeta de côté et voulut fuir dans la direction du camp, dont on apercevait là-bas les feux éclairant les troncs, au ras de leurs racines gigantesques…

Mais il la raccrocha d’une poigne terrible et la ramena brutalement devant lui…

— Assez d’histoires !… Si tu ne m’aimes pas, tu m’aimeras !… Tu t’es assez joué d’Andréa !

Elle voulut l’écarter :

— À Sever-Turn !… lui jeta-t-elle. Tu sais bien ce que je t’ai dit : à Sever-Turn !…

— Tu ne reverras jamais Sever-Turn si tu ne m’appartiens pas ce soir !

Il était comme un sauvage… Elle se débattait farouchement. Elle vit dans sa main briller un couteau…

Ce n’était plus un jeu !… Elle comprit… Elle tenait à la vie. Elle cessa de se débattre.

Alors, quand il la vit sans résistance, dans ses bras, il la fit asseoir tout doucement près de lui… Il se mit à la caresser, à l’embrasser, à jouer avec ses cheveux… Il lui dit des choses ardentes et douces, à la mode cigaine…

Elle ferma les yeux pour ne pas le voir… Elle était docile en apparence. Il lui imprima un baiser sur ses lèvres glacées…

Tout à coup des clameurs s’élevèrent du camp, il y eut des courses éperdues sous bois… Des cris désespérés les firent se redresser. Quelqu’un passa qui leur cria dans la nuit :

— On a enlevé la queyra !