Rousseau juge de Jean-Jacques/Avertissement

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AVERTISSEMENT
DE L’ÉDITEUR
DU PREMIER DIALOGUE[1].




CEt ouvrage me fut confié par son Auteur dans le mois d’Avril 1776, avec des conditions que je me suis fait un devoir sacré de remplir.

J’ai cru un moment que ce seroit ici la place d’examiner l’effet que le traitement que l’Auteur reçut de son siecle devoit nécessairement produire sur une ame aussi sensible que la sienne[2] : mais après avoir fait quelques progrès dans ce travail, une considération que je n’avois pas prévue, m’obligea a l’abandonner : forcé de citer des faits & d’entrer dans des détails, je voyois que je ne pouvois éviter d’y mettre un air d’apologie ; & le rôle d’apologiste est trop au-dessous des sentimens de vénération que M. Rousseau m’a inspirés, pour que j’aye voulu paroître m’en charger un seul instant. Au reste, l’ouvrage est assez fortement frappé pour pouvoir se passer de commentaire. Les gens sensibles & vertueux, les habitans du monde idéal, reconnoîtront à l’instant leur compatriote, qui parle si bien la langue du pays ; ils pleureront sur les angoisses d’une grande & belle ame, réduite à l’état affreux d’où elle devoit voir toute la terre se liguer contre son repos & son honneur ; & ils commenceront la vengeance qui attend ses lâches persécuteurs dans le mépris & l’exécration de toute la postérité.

Je dois avertir tous ceux à qui le nom célebre de l’Auteur pourroit faire chercher de l’amusement dans ces feuilles, qu’ils n’y trouveront rien, ni pour flatter leur goût, ni pour satisfaire à leur curiosité. Le froid Philosophe daignera peut-être y voir un morceau intéressant pour servir à l’histoire de l’esprit humain.

S’il est une plume capable de peindre les mœurs les plus simples & les plus sublimes, une bienveillance qui partageoit toutes les miseres du genre-humain, un courage toujours prêt à se sacrifier pour la cause de la vérité, & sur-tout ces aspirations continuelles après la plus haute vertu, trop élevée peut-être pour que notre foiblesse puisse y atteindre, mais qui tiennent celui qui les ressent dans une assiette bien au-dessus de celle des ames ordinaires, — que cette plume écrive la Vie de Jean-Jacques Rousseau[3].

  1. L’Éditeur de ce Dialogue est Monsieur Brooke Boothby, qui le fit imprimer à Londres en 1780, & qui en déposa ensuite l’original dans le British Museum
  2. L’histoire des persécutions excitées contre M. Rousseau par les Ecclésiastiques à Geneve, à Motiers, à Berne, à Paris, est entre les mains de tout le monde ; mais j’ai trouvé bien des personnes, sur-tout en Angleterre, où les livres de M. Rousseau sont plus connus que ceux de ses adversaires, qui ont ignoré avec quelle cruauté sa réputation a été déchirée. Pour leur information, je veux bien citer ici deux passages, pris au hasard, dans la quantité prodigieuse de libelles que les Théologiens, les Musiciens, les Partisans du despotisme, les Auteurs, les Dévots, & sur-tout les Philosophes de l’École moderne n’ont pas cessé de vomir contre lui depuis plus de seize ans. Le premier est pris d’une brochure anonyme, qui a pour titre Sentimens des Citoyens, imprimée à Geneve en 1763.

    « Est-ce un Savant qui dispute contre les Savans ? non : c’est l’Auteur d’un opéra, & de deux comédies sifflées. Est-ce un homme de bien qui, trompé par un faux zele, fait des reproches indiscrets à des hommes vertueux ? Nous avouons avec douleur, & en rougissant, que c’est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches, & qui, déguisé en Saltimbanque, traîne avec lui de village en village, & de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mere, & dont il a exposé les enfans à la porte d’un hôpital, en rejettant les soins qu’une personne charitable vouloit avoir d’eux, & en abjurant tous les sentimens de la nature, comme il avoit dépouillé ceux de l’honneur & de la Religion. »

    À ce passage M. Rousseau a répondu de la maniere suivante.

    « Je veux faire, avec simplicité, la déclaration que semble exiger de moi cet article. Jamais aucune maladie de celles dont parle ici l’Auteur, ni petite, ni grande, n’a souillé mon corps. Celle dont je suis affligé, n’y a pas le moindre rapport : elle est née avec moi, comme le savent les personnes encore vivantes qui ont pris soin de mon enfance. Cette maladie est connue de MM. Malouin, Meurent, Thierry, Daran, & du frere Côme. S’il s’y trouve la moindre marque de débauche, je les prie de me confondre, & de me faire honte de ma devise. La personne sage & généralement estimée, qui me soigne dans mes maux & me console dans mes afflictions, n’est malheureuse, que parce qu’elle partage le sort d’un homme fort malheureux ; sa mere est actuellement pleine de vie & en bonne santé malgré sa vieillesse. Je n’ai jamais exposé, ni fait exposer aucun enfant à la porte d’aucun hôpital, ni ailleurs. Une personne qui auroit eu la charité dont on parle, auroit eu celle d’en garder le secret ; & chacun sent que ce n’est pas de Geneve, où je n’ai point vécu, & d’où tant d’animosité se répand contre moi, qu’on doit attendre des informations fidelles sur ma conduite. Je n’ajouterai rien sur ce passage, sinon qu’au meurtre près, j’aimerois mieux avoir fait ce dont son Auteur m’accuse, que d’en avoir écrit un pareil. »

    L’autre se trouve dans une espece de Vie de Séneque, imprimée à Paris depuis la mort de M. Rousseau ; dans laquelle l’Auteur anonyme, avec un zele digne de son école, sous prétexte de défendre la mémoire d’un homme mort depuis 1500 ans, se permet de noircir impitoyablement celle d’un contemporain. Cet écrivain parle d’un Suilius, qu’il qualifie de Délateur par état ; puis il ajoute cette note.

    « Si par une bizarrerie qui n’est pas sans exemple, il paroissoit jamais un ouvrage ou d’honnêtes gens fussent impitoyablement déchirés par un artificieux scélérat, qui pour donner quelque vraisemblance à ses injustes & cruelles imputations, se peindroit lui-même de couleurs odieuses, anticipez sur le moment, & demandez-vous à vous même : si un impudent, un Cardan, qui s’avoueroit coupable de mille méchancetés, seroit un garant bien digne de soi ; ce que la calomnie auroit dû lui coûter, & ce qu’un forfait de plus ou de moins ajouteroit à la turpitude secrète d’une vie cachée pendant plus de cinquante ans sous le masque le plus épais de l’hypocrisie. Jettez loin de vous son infâme libelle, & craignez que, séduit par une éloquence perfide, & entraîné par les exclamations aussi puériles qu’insensées de ses enthousiastes, vous ne finissiez par devenir ses complices. Détestez l’ingrat qui dit du mal de ses bienfaiteurs ; détestez l’homme atroce qui ne balance pas à noircir ses anciens amis ; détestez le lâche qui laisse sur sa tombe la révélation des secrets qui lui ont été confiés, ou qu’il a surpris de son vivant. Pour moi, je jure que mes yeux ne seroient jamais souillés de la lecture de son ouvrage ; je proteste que je préférerois ses invectives à son éloge. »

    Essai sur la vie de Séneque, p. 128.

    Qui peut lire ces deux passages, écrits à la distance de seize ans l’un de l’autre, dont tout l’intervalle a été rempli de pareilles horreurs, sans féliciter leur objet infortuné, d’avoir enfin trouvé le seul asyle où il sera également à l’abri de la rage, du fanatisme & des traits empoisonnés de l’envie !

  3. Socrate vivoit dans un siecle où ses préceptes & son exemple lui attirèrent une foule de disciples, & c’est à quelques-uns d’entr’eux que nous devons tout ce que nous savons de cet homme admirable. Rousseau a été seul dans le sien ; mais ses livres nous restent, & ceux qui savent les lire n’ont pas besoin d’autre histoire, ni de sa vie, ni de ses mœurs.