Roxane/03
CHAPITRE III
L’ACCIDENT
Il y avait trois mois que Philippe Monthy était mort. Roxane, maintenant avait la garde de la barrière de péage, aidée de Belzimir. Roxane gardait la barrière durant le jour et Belzimir, durant la nuit ; couché dans la salle d’entrée, le domestique se tenait prêt à accourir, au passage d’un piéton, d’un cheval ou d’une voiture. Point n’était besoin d’avoir l’œil et l’oreille constamment au guet pour la garde de la barrière, car Philippe Monthy avait installé un timbre, qui résonnait, aussitôt qu’un piéton ou un cheval posait le pied sur les premiers madriers du pont, soit d’un côté, soit de l’autre. Ce timbre, placé dans la salle d’entrée, avertissait fidèlement de toute approche ; de cette manière, le gardien de nuit pouvait dormir, quitte à s’éveiller chaque fois que résonnait le timbre.
La vie s’écoulait douce, mais peut-être un tant soit peu monotone aux Barrières-de-Péage. Sans voisin que l’on pouvait visiter et dont on pouvait recevoir la visite, il n’y avait pas beaucoup de variété. Heureusement, Roxane recevait plusieurs revues et journaux ; ces revues et journaux, c’est le vieux facteur rural qui les lui apportait.
C’était toujours un évènement que l’arrivée du vieux facteur, le père Noé, et plus souvent qu’autrement, on le gardait à souper et à coucher. Le père Noé ressentait une grande reconnaissance envers Roxane et Rita pour leur généreuse hospitalité ; aussi, était-il, avec Belzimir, le meilleur ami qu’eussent cette jeune fille et cette enfant.
L’avant-midi, Roxane vaquait aux soins du ménage, tout en ayant l’œil à la barrière. L’après-midi, durant la belle saison, elle et Rita s’asseyaient dans leur parterre ; elles lisaient, ou bien Roxane brodait, ou bien encore elle montrait à Rita comment confectionner du linge pour ses poupées.
La veillée se passait comme avant la mort de Philippe Monthy, car Roxane n’avait pu se décider à fermer son piano et à obliger Rita d’enfermer sa mandoline dans son étui. C’eut été trop triste, trop lugubre, de longues veillées à ne rien faire, excepté la lecture.
Parfois, quand Belzimir n’était pas occupé dehors, il donnait congé à Roxane et il gardait lui-même la barrière de péage. Alors, les deux sœurs faisaient atteler Pompon à leur voiture à deux roues et elles allaient se promener, tout l’après-midi. Ou bien, à bord de leur chaloupe Le Cygne elles naviguaient sur la rivière des Cris, s’arrêtant aux endroits les plus pittoresques pour faire la pêche, ou bien passant une heure sur leur ferme, dans la hutte que Philippe Monthy y avait construite, et qu’on désignait du nom de Mon Refuge.
Ai-je dit qu’elle était monotone la vie aux Barrières-de-Péage ?… Les jours de pluie et de mauvais temps, ce n’était pas gai assurément ; privées de sortir, Roxane et Rita se voyaient obligées d’inventer des moyens de distractions. Elles y réussissaient, et les jours sombres passaient tout comme ceux qu’égayait le soleil.
Un soir, après le souper, Roxane se mit au piano et Rita prit sa mandoline. Roxane avait composé une mélodie, la veille, et elle désirait vivement l’entendre jouer sur la mandoline tandis qu’elle l’accompagnerait au piano. Mais, tout annonçait la tempête, et Rita, que le vent effrayait beaucoup, ne parvenait pas à jouer.
— Entends-tu le vent, Roxane ? dit-elle. J’ai peur. J’ai bien peur !
— Ne crains rien, ma chérie, répondit Roxane. Ce n’est rien, crois-moi. Le vent c’est le souffle de Dieu, petite sœur ; il ne faut pas le craindre ainsi. Joue plutôt ce…
— J’ai trop peur ! Il vente si fort ; peut-être qu’il va tonner aussi ! pleura l’enfant. Penses-tu qu’il va tonner, Roxane ?
— Je ne le crois pas, mon aimée… Tiens, essaie donc de jouer cette partie de ma mélodie ; tu vas trouver cela joli, joli !
Le vent se mit à hurler, soudain, et tout craqua aux Barrières-de-Péage. Rita pâlit, puis elle se mit à sangloter.
— Si tu veux, Rita, dit Roxane, nous allons monter dans notre chambre toutes deux, et je te mettrai au lit.
— Tu ne me quitteras pas, Roxane ?
— Mais, non ! Quand tu seras endormie, je m’installerai non loin de toi et je lirai, jusqu’à ce que le sommeil me prenne, à mon tour. Viens !
À ce moment, Belzimir entra dans la salle.
— Ô Belzimir, demanda Rita, penses-tu qu’il va tonner ?
— Non ! Non ! Mlle Rita ! répondit Belzimir. Voyez-vous, le vent souffle du nord… et le vent du nord, Mlle Rita… n’est pas favorable au tonnerre.
Pauvre Belzimir ! Inutile de dire qu’il ne s’y connaissait guère en fait de direction du vent ; que lui importait d’ailleurs, d’où soufflait le vent ? Qu’il soufflât du nord, du sud, de l’est ou de l’ouest, ça lui était bien égal. Quant à savoir si le vent du nord — à supposer qu’il vînt du nord — éloignait le tonnerre, eh ! bien s’il parlait ainsi, c’était pour essayer de rassurer la pauvre petite infirme.
Roxane et Rita montèrent dans leur chambre. Belzimir, s’installant dans la cuisine, se mit à fumer sa pipe. Le vent secouait les châssis et les portes des Barrières-de-Péage ; ce serait une épouvantable nuit !
— Si, au moins, la petite peut dormir, malgré tout ce branle-bas ! se dit Belzimir. Pauvre chère Mlle Rita !
Roxane, ayant déshabillé Rita et l’ayant mise au lit, s’assit auprès d’elle et lui raconta des contes, afin de la distraire un peu, si
Pourquoi frémir quand le vent siffle ou pleure ?…
Rita chérie, endors-toi, ne crains rien,
Car cette plainte autour de ta demeure,
C’est bien la voix de ton Ange-Gardien.
Enfant, cet étrange murmure
Nous vient directement des cieux ;
Le vent, vois-tu, chacun l’assure,
Le vent c’est le souffle de Dieu.
Le vent, ce soir, une berceuse entonne…
Ton Ange est là, ses ailes agitant
Pour rafraîchir ton front brûlant, mignonne ;
N’entends-tu pas leur doux bruissement ?
Le vent, encor, c’est la sylphe, chérie ;
Sur la nature on la voit secouant
Ses voiles et sa fine draperie,
Au loin, là-haut, tout près du firmament.
Puis le vent c’est le bruit que font les ailes
De quantité d’oiseaux du paradis,
Lançant soudain comme des étincelles…
Quelle beauté, Rita, quel coloris !
Petite sœur, n’est-ce pas que tu l’aimes
Le vent, chantant son caressant refrain ?…
Ferme tes yeux ; avec l’étoile blême,
Je veillerai sur toi jusqu’au matin.
À peine eut-elle fini de chanter, que sa petite sœur s’endormait d’un sommeil profond et paisible. Alors, Roxane se mit à lire et à prendre des notes dans un petit calepin. Il pouvait être neuf heures. L’obscurité était complète dehors. Le vent continuait à gémir, et c’était assez déprimant.
Tout à coup, Bruno se mit à gronder, et Roxane perçut un bruit singulier sur la route, tout près du pont, comme si quelqu’un y eut roulé un objet pesant. La jeune fille alla porter sa lampe dans la chambre voisine, puis elle s’approcha de sa fenêtre et essaya de distinguer ce qui se passait dehors. Inutilement… Elle ne vit rien, et de plus, tout bruit, si vraiment il y en avait eu tout à l’heure, avait cessé. Bruno s’était tu ; tout était silencieux aux Barrières-de-Péage et aux environs. Seul, le gémissement du vent interrompait le silence.
Roxane alla chercher sa lampe et se remit à lire.
Il y avait à peine dix minutes qu’elle lisait, quand elle entendit le galop d’un cheval. Quelqu’un s’en venait vite, très vite sur la route, et bientôt, le cheval poserait le pied sur le madrier faisant résonner le timbre. Sans s’en rendre tout à fait compte, Roxane suivait les progrès du cheval… qui ne devait plus être qu’à une courte distance du pont maintenant… Le timbre… Mais, soudain, tout bruit cessa, et presqu’aussitôt, Bruno se mit à aboyer avec fureur.
Un accident ?… Ça en avait tout l’air !…
Vite, Roxane descendit dans la salle d’entrée, où Belzimir essayait de faire taire le chien.
— Tais-toi donc, Bruno ! disait Belzimir. Tu finiras par réveiller la chère petite Mlle Rita !
— Belzimir ! appela Roxane.
— Mlle Roxane ! s’écria Belzimir. Qu’y a-t-il ? Mlle Rita ?…
— Vois donc Bruno, Belzimir ! Il est arrivé un accident, je le crains.
— Un accident, Mlle Roxane !
— Oui. J’ai entendu le galop d’un cheval, puis… plus rien… Prends le fanal, Belzimir, et viens !
Il y avait toujours un fanal allumé dans la salle, la nuit ; Belzimir s’en saisit, et précédé de Roxane, qui s’était recouverte à la hâte d’une mante, ils sortirent sur le pont, accompagné de Bruno, qui ne cessait d’aboyer.
Quand on fut parvenu au bout du pont, Roxane aperçut un grand cheval blanc qui se roulait par terre et faisait des efforts pour se relever. Au moment où la jeune fille et son domestique arrivaient près de lui, le cheval parvint à se lever, puis, s’étant secoué, il se mit à trembler.
Ce cheval — une superbe bête — portait une selle… Mais la selle était vide… Où était le maître de ce cheval ?…
Tout à coup, la voix de Belzimir, qui s’était porté vers la droite, se fit entendre :
— Ici, Mlle Roxane ! Ô ciel ! Quel malheur ! Pauvre jeune homme !