Roxane/06

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Éditions Édouard Garand (13p. 11-12).

CHAPITRE VI

LE TESTAMENT


Quand Roxane revint aux Peupliers, accompagnée du notaire Champvert, Adrien l’attendait dans l’avenue.

— Mademoiselle, dit-il, M. de Vilnoble désire que vous accompagniez le notaire, dans sa chambre.

Aussitôt que la jeune fille et le notaire furent arrivés dans la chambre de M. de Vilnoble, celui-ci s’écria, s’adressant à Champvert :

— Vite ! Vite ! Je veux faire mon testament… Le temps presse ! Vite ! Dépêchez-vous, Notaire Champvert !

— Mais, M. de Vilnoble, dit le notaire, vous ne vous souvenez donc pas de l’avoir fait votre testament, le mois dernier ?

— Celui que je ferai cette nuit sera le seul valable, M. Champvert, répondit M. de Vilnoble. Hâtez-vous !

— C’est bien dit le notaire. Mais Roxane crut voir une expression de colère et de haine sur son visage.

— Vite ! vite ! redit le malade. Je laisse tous mes biens : les Peupliers, mes propriétés sur les bords du lac à l’Ours, et ma fortune entière, évaluée à plus d’un demi-million, à mon fils unique Hugues de Vilnoble…

— Votre fils Hugues de Vilnoble, pourquoi n’est-il pas près de vous, en ce moment ? osa demander le notaire. Vous déshéritez votre nièce Yseult, qui vous a soigné avec tant de dévouement, pour votre fils ingrat, qui vous abandonne !

— Oh ! s’exclama Roxane, extrêmement surprise de tant d’impudence !

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! cria presque le moribond. Écrivez ! Mais écrivez donc !

Le notaire se mit à écrire, sous la dictée de M. de Vilnoble.

— Est-ce tout ? ! demanda-t-il ensuite.

— Non, ce n’est pas tout… Mon fils Hugues devra payer à sa cousine Yseult la somme annuelle de $1.000, jusqu’au mariage de celle-ci. Le jour de son mariage, il devra lui donner en dot, $10,000… (Écrivez ! Écrivez et dépêchez-vous !) À Mme Blanche Dussol, ma sœur et la mère d’Yseult, mon fils devra donner l’hospitalité aux Peupliers sa vie durant, de plus une rente viagère de $500. Les legs à mes domestiques demeurent les mêmes que dans le testament que j’ai fait, le mois dernier.

Quand le notaire eut cessé d’écrire. M. de Vilnoble dit à Adrien :

— Soulève-moi, pour que je puisse signer mon testament. Mlle Monthy, reprit-il, vous voudrez bien signer, comme témoin, et toi aussi. Adrien ? Mais d’abord, Mlle Monthy, veuillez me lire tout haut ce testament : je veux m’assurer qu’il est tel que je l’ai dicté.

— Monsieur ! — s’exclama le notaire. Est-ce que vous vous défiez de moi ?

— Sans doute ! répondit M. de Vilnoble. Mlle Monthy, reprit-il lisez ce document, je vous prie.

Roxane lut le testament tout haut, il était tel que le testateur l’avait dicté. Ensuite, le malade signa le document, d’une main tremblante, puis Roxane et Adrien signèrent, à leur tour, comme témoins.

Mlle Monthy, dit M. de Vilnoble à la jeune fille, vous lui direz à mon fils… que j’ai réparé… l’injustice que j’avais commise à son égard… Vous lui direz aussi que je lui laisse ma bénédiction.

— Je n’y manquerai pas, M. de Vilnoble ! répondit Roxane, d’une voix émue. Je rapporterai fidèlement vos paroles à M. Hugues.

Le notaire se disposait à replier le testament et le mettre dans la poche de son pardessus, mais le malade l’arrêta, du geste.

— Donnez-moi ce testament, M. Champvert ! dit-il.

Quand le papier lui eut été remis, il dit à Adrien :

— Mets ce papier sous mon oreiller… Tu le retrouveras là… quand le temps sera venu de le produire.

— C’est fait, mon maître ! — répondit Adrien, quand il eut glissé le testament entre les oreillers.

— Ce testament est le seul valable, le seul ! dit M. de Vilnoble, d’une voix très-affaiblie, une pâleur mortelle recouvrant ses joues. Le seul valable, reprit-il ; souvenez-vous en tous !

Le notaire prit son chapeau et se dirigea vers la porte de sortie. Son visage, quand il quitta la chambre, était effrayant à voir, tant il exprimait de colère et de haine : cette expression, Roxane seule la vit.

Le malade semblait avoir épuisé ses dernières forces en dictant son testament, car il retomba, haletant, sur ses oreillers, et une respiration très irrégulière s’échappait de sa bouche.

— Mademoiselle, dit Adrien à Roxane, je vais vous conduire à la chambre mauve, que, sur l’ordre de M. de Vilnoble, j’ai préparée pour vous. Vous devez être épuisée de fatigue, Mademoiselle ! Sur un guéridon, près de votre lit, vous trouverez des biscuits et du vin…

— Mais… M. de Vilnoble ?… Allez-vous le laisser seul tandis que vous me conduirez à ma chambre ? s’écria Roxane.

— Pour quelques instants seulement. Il m’a donné l’ordre de pourvoir à votre confort et à vos besoins, Mademoiselle ; je dois lui obéir. Mon pauvre maître, voyez ; il dort profondément en ce moment. Veuillez me suivre s’il vous plait, Mademoiselle !

Comme il quittait Roxane à la porte de la chambre mauve, Adrien dit, parlant bas :

— Mademoiselle, le notaire Champvert est très désappointé, concernant le testament de mon maître : Voyez-vous, il courtise Mlle Yseult, la nièce de M. de Vilnoble, et quoique celle-ci n’ait pas l’air d’aimer beaucoup M. Champvert, le notaire avait espéré, jusqu’à tout à l’heure, se faire agréer de Mlle Yseult, et de devenir possesseur, en même temps, de la fortune de M. de Vilnoble.

— Ah ! fit Roxane. C’est donc pour cela qu’il avait un air si… singulier, ce personnage ! Le notaire Champvert me parait être un assez triste sire, Adrien !

— M. de Vilnoble n’a pas confiance en lui. (vous avez dû vous en apercevoir, Mademoiselle), mais, M. Champvert est le seul notaire des environs.

— C’est un individu d’aspect assez sinistre, je l’admets, approuva Roxane. Chose singulière, la première fois que j’ai entendu la voix de M. Champvert, tout à l’heure, il m’a semblé que je ne l’entendais pas pour la première fois. Pourtant…

— Mademoiselle, dit Adrien, d’une voix émue, je ne suis qu’un humble domestique, il est vrai, mais, de tout cœur je le dis : Dieu vous bénisse pour le bien que vous avez fait cette nuit !… M. Hugues, voyez-vous, Mademoiselle, je l’aime tant… comme s’il était mon fils !… Et des larmes coulèrent sur les joues du fidèle serviteur.

À peine Roxane eut-elle posé la tête sur son oreiller qu’elle s’endormit d’un profond sommeil. Mais elle ne dormit pas longtemps, car il pouvait être trois heures du matin, quand elle s’éveilla subitement : la maison semblait être remplie de bruits de toutes sortes ; la jeune fille entendit des pas pressés, des portes refermées brusquement, des chuchotements, puis une voix de femme qui criait : « Mon Dieu » !