Roxane/18

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Éditions Édouard Garand (13p. 31-32).

CHAPITRE XVIII

SOUPLE-ÉCHINE


Deux semaines, ce n’est pas long, mais, que d’évènement dans un si court espace de temps parfois !

Tout d’abord, quand Hugues et Rita retournèrent aux Barrières-de-Péage, en compagnie du Docteur Philibert, après avoir passé trois jours agréables au Valgai, le fiancé de Roxane, en entrant dans la salle, aperçut une jeune fille, étendue sur le canapé, et qui paraissait dormir. La pièce était un peu sombre, car les stores avaient été baissées, à cause du soleil, par trop ardent, qui ne cherchait qu’à pénétrer par les fenêtres. Hugues s’approcha du canapé et se penchant sur celle qui dormait, il murmura :

— Ma Roxane !

Aussitôt, la jeune fille se leva et, avec un éclat de rire, elle dit :

— Je ne suis pas Roxane, Monsieur : je…

Mais Rita, qui venait d’entrer, eut une exclamation d’étonnement et de joie, et aussi vite qu’elle le put, avec l’aide de ses béquilles, elle accourut vers la jeune fille, en s’écriant :

— Lucie ! C’est Lucie !

— Rita ! Chère petite Rita !

— Ô M. Hugues, dit Rita, c’est Lucie… Mlle de St-Éloi, vous savez…

— Je suis fort heureux de faire votre connaissance, Mlle de St-Éloi, dit Hugues, en saluant la jeune fille. Votre nom ne m’est certes pas inconnu, car Roxane… Mais, Rita, reprit-il, en s’adressant à l’enfant, tu as oublié de me présenter à Mlle de St-Éloi.

— Oh ! Lucie, fit Rita, c’est M. Hugues… Je veux dire M. de Vilnoble, vous savez, et je l’aime de tout mon cœur… Roxane, elle aussi, elle l’aime. Et M. Hugues a une île, au milieu du lac des Cris, qu’il va nommer l’Île Rita, et puis…

Lucie rit d’un bon cœur à cette présentation d’un nouveau genre, puis elle tendit la main à Hugues.

— Roxane est sortie en voiture pour quelques instants seulement… Ah ! la voilà, je crois, ajouta-t-elle, en reconnaissant sur le pont le trot menu de Pompon.

Hugues s’excusa et il alla à la rencontre de Roxane.

Lucie de St-Éloi était une charmante jeune fille et une jolie fille ; pas une de ces beautés extraordinaires qu’on ne peut voir sans se retourner deux ou trois fois pour les regarder encore, mais cette mignonne blonde aux yeux bleus foncés, à la bouche mutine, ne passait pas inaperçue dans une foule. D’ailleurs, Lucie était si aimable : d’un caractère si naturellement gai, qu’elle devenait populaire tout de suite. Hugues, qui eut froncé les sourcils à la pensée qu’une amie de Roxane eut été de trop entre lui et sa fiancée, aima Lucie, en l’apercevant ; même il était content de sa présence aux Barrières-de-Péage ; ce serait moins triste pour Roxane ainsi, après son départ à lui, Hugues.

C’est le Docteur Philibert qui annonça à Hugues la nouvelle du mariage de sa cousine Yseult, huit jours plus tard. Yseult était partie en voyage de noces, avec son mari le notaire Champvert ; ils étaient allés à Lloydminster et ne seraient de retour que dans deux semaines, puis ils s’installeraient définitivement aux Peupliers.

— J’ai vu ta tante Dussol, ajouta-t-il ; elle m’a demandé de te rappeler la promesse que tu lui as faite d’aller la voir.

— Je n’y manquerai pas, répondit Hugues. Vous le savez, Docteur, je pars dans six jours.

— Et où vas-tu, Hugues ? demanda le médecin.

— Je vais m’établir sur mon Île Rita, vous savez ! La terre est bonne ; je la cultiverai, avec l’aide de Mathurin et de sa femme, qui ont toujours demeuré sur mon île, depuis qu’elle m’appartient… Et maintenant, Docteur, j’aimerais à retourner au Valgai avec vous ; j’ai des arrangements à faire avant mon départ.

— Tu es le mille fois bienvenu, Hugues, mon garçon ! répondit le médecin. Il y a place dans ma voiture.

— Oh ! Je monterai Bianco, dit Hugues. Je suis parfaitement guéri maintenant. Roxane, ma chérie, ajouta-t-il, en se tournant vers sa fiancée, je serai de retour pour le souper.

— Nous vous attendrons, Hugues ; ne nous désappointez pas !

Tandis que Roxane préparait le souper et qu’elle était en frais de confectionner un mets spécial pour la délectation de Hugues, elle entendit résonner le timbre, dans la salle d’entrée.

— Serait ce déjà Hugues ! se dit-elle.

— Il est près de six heures, tu sais, Roxane, répondit Lucie.

Mais non, ce n’était pas Hugues, car on pouvait entendre Belzimir, en grand colloque avec quelqu’un, sur le pont.

Roxane et Lucie allèrent voir ce qui se passait dehors, et elles aperçurent, monté sur une jument noire comme la nuit, un jeune Sauvage de la tribu des Sioux. Il semblait questionner Belzimir, qui lui répondait par signes négatifs.

À l’arrivée des jeunes filles, le Sauvage (un enfant d’une douzaine d’années) salua et demanda :

— Belles dames, aux Arbres je veux aller.

— Aux Arbres ! s’exclamèrent Roxane et Lucie. Que veut-il dire, Belzimir ?

— Je ne sais pas, Mlle Roxane, répondit le domestique. Il dit…

— T’it maître il est aux Arbres, dit le jeune Sauvage, et…

Mais, à ce moment, on entendit le trot cadencé d’un cheval et aussitôt Roxane aperçut Bianco, arrivant sur le pont, et Hugues qui le montait enleva son chapeau en saluant les jeunes filles.

Le Sauvage, lui aussi, avait aperçu Hugues. Il conduisit son cheval à la rencontre de Bianco, et aussitôt que les deux chevaux furent de front, le petit Sioux fit un saut prodigieux, arrivant sur Bianco et entourant Hugues de ses bras.

— Ah ! dit Roxane à Lucie, je sais qui est ce jeune Sauvage maintenant ; c’est Souple-Échine, le domestique de Hugues. Tu sais, Lucie, l’enfant était malade et Hugues l’avait placé dans un ranch, afin qu’il y reçut des soins.

— Oui, répondit Lucie, et tu lui faisais parvenir des petites douceurs, par l’entremise du père Noé.

Hugues arrivait. Il eut vite sauté par terre, pressé la main de sa fiancée et salué Lucie. Le petit Sauvage, lui aussi, sauta sur le sol, il prit Bianco par la bride afin de le conduire à l’écurie, puis il appela :

— Netta !

Aussitôt, la jument noire accourut en gambadant et vint se ranger côte à côte avec Bianco.

— Souple-Échine, dit Hugues au Sauvage et désignant Roxane, c’est cette demoiselle qui t’a envoyé si souvent de bonnes choses pendant que tu étais malade.

— Merci, belle dame ! dit le Jeune Sauvage. Souple-Échine n’oubliera jamais ce que vous avez fait pour lui ! Quand le père Abraham…

— Le père Noé, Souple-Échine, corrigea Hugues, en riant.

— Ah ! oui, le père Noé, répéta l’enfant.

— Il voulait aller aux Arbres, dit Roxane à Hugues, en désignant le petit Sauvage. Je comprends maintenant ; il voulait dire : aux Peupliers ! et tous rirent d’un bon cœur.

— Oh ! Souple-Échine ne s’embarrasse pas des noms, dit Hugues, en riant. Quand il ne trouve pas le mot juste, il a vite fait d’y suppléer par un autre.

Ce soir-là, Hugues fit connaître à Roxane, à Lucie et à Rita un plan que lui avait suggéré le Docteur Philibert. Ce bon médecin possédait un yacht à vapeur fort confortable, et il avait proposé d’aller tous ensemble conduire Hugues à l’Île Rita. Tous ensemble, c’est-à-dire Roxane, Lucie, Rita et le Docteur Philibert (qui allait prendre trois jours de vacances). Un bac était en construction, pour y transporter Bianco et Netta, car Souple-Échine accompagnerait son maître et demeurerait avec lui sur l’île.

Ce plan parut tout simplement admirable aux deux jeunes filles et à Rita ; ce projet adoucissait, en quelque sorte, les angoisses du départ de Hugues, car on passerait deux jours sur l’Île Rita.

Enfin sonna l’heure de partir. Le Docteur Philibert vint, en voiture, chercher Roxane, Lucie et Rita ; Hugues et son domestique les précéderaient ou les suivraient, montés respectivement sur Bianco et sur Netta. Belzimir resterait donc seul aux Barrières-de-Péage ; mais il garderait avec lui le père Noé, quand celui-ci viendrait, comme c’était son habitude, ce soir-là.

Le trajet se fit gaiement jusqu’au Valgai. Immédiatement après le souper Hugues alla aux Peupliers faire à sa tante Dussol la visite promise, car, le lendemain, dès l’aube, on partirait pour l’Île Rita.