Roxane/20
CHAPITRE XX
UN VILLAGE FLOTTANT
Il était dix heures de l’avant-midi. Sur le lac des Cris, qui miroitait gaiement au soleil, voguait un petit village flottant. Il y avait d’abord un grand yacht de plaisance, et remorqués par ce yacht étaient deux radeaux. Le premier de ces radeaux était fait de forts madriers et de planches, supportant un poêle, deux matelas, des couvertures, une batterie de cuisine, de la vaisselle et quatre châssis. Sur le second radeau étaient deux chevaux, dont l’un, blanc comme la neige, et l’autre noir comme la nuit, entre le yacht et les radeaux, un pont provisoire avait été jeté ; de cette manière, chacun pouvait se promener à sa guise, soit sur le yacht, soit sur le train de bois, soit sur le radeau où étaient les chevaux.
Au moment où nous apercevons ce village flottant pour la première fois, voici ceux que contiennent le yacht et les radeaux : sur le yacht, dont le nom, à l’arrière était L’Ouragan, on voyait, d’abord, le Docteur Philibert, propriétaire de L’Ouragan, puis on voyait Roxane Monthy et sa petite sœur Rita. Il y avait aussi Lucie de St-Éloi et Mme Dussol. Oui, Mme Dussol avait voulu, pour des raisons que nous comprendrons facilement, faire partie de l’excursion à l’Île Rita, et comme elle avait été la bienvenue ! Célestin, le domestique du Docteur Philibert, se tenait à l’engin, car L’Ouragan était un yacht à vapeur.
Sur un des radeaux et muni d’une forte perche, était Armand de Châteauvert, que nous continuerons à nommer Armand Lagrève puisque c’est ainsi qu’il était connu. Tout en surveillant le radeau, les yeux du jeune homme se dirigeaient souvent vers L’Ouragan, car, à côté de Roxane, était Lucie, et Armand avait été victime du coup de foudre proverbial, la veille, dès qu’il s’était trouvé en présence de cette jeune fille. Et Lucie, de son côté, jetait souvent les yeux sur le radeau ; quand le regard des jeunes gens se rencontraient, tous deux rougissaient, puis ils baissaient les yeux, comme s’ils eussent été subitement intimidés.
Sur l’autre radeau était Hugues de Vilnoble et son petit domestique Souple-Échine. Hugues restait auprès de Bianco et Souple-Échine auprès de Netta. Les deux chevaux mangeaient paisiblement leur foin et ils avaient l’air assez à l’aise sur leur radeau ; cependant, il fallait prévenir le cas où ils pourraient être soudainement effrayés pour une raison ou pour une autre. Hugues, lui aussi, jetait souvent les yeux sur le yacht, qui contenait ce qu’il avait de plus cher au monde ; sa Roxane ! Roxane, de son côté, souriait souvent à son fiancé.
Tout à coup, Rita prit sa mandoline et elle joua une jolie ritournelle alors tous, sur le yacht et sur les radeaux, se mirent à chanter ce qui suit :
Sur ce yacht de plaisance,
Naviguons ;
Dans notre joie immense,
Redisons :
Vogue, mon navire,
Sur ce lac charmant ;
À la brise vire
Gracieusement.
Sous le vent qui te pousse,
Sans cesser,
Puisse la vague douce
Nous bercer !
Conduis-nous, je te prie,
Sans effort
Et sans nulle avarie,
Droit au port.
On allait lentement sur le village flottant, si lentement, qu’on était certain de ne pouvoir atteindre l’Île Rita ce soir-là. On n’était pas du tout pressé d’ailleurs, et une nuit passée au beau milieu du lac des Cris n’était pas pour effrayer nos excursionnistes. On arrêterait l’engin, puis on laisserait le yacht aux dames et les hommes coucheraient sur le train de bois, bien enveloppés dans de chaudes couvertures. Il était si agréable ce voyage qu’on ne demandait qu’à le prolonger indéfiniment.
Après le repas du midi, Roxane dit :
— Allons nous promener un peu ! Viens, Lucie ! Mme Dussol, ajouta-t-elle déposez donc Rita sur un banc : elle dormira tout aussi bien que dans vos bras et elle finira par vous fatiguer. Venez donc avec nous, chère Madame !
— Mais, où allez-vous, mes enfants ?… Vous parlez d’aller vous promener comme si nous étions sur la terre ferme plutôt qu’au milieu du lac des Cris ! et Mme Dussol se mit à rire.
— Nous allons faire une promenade sur les radeaux, Mme Dussol, répondit Roxane, en souriant ; venez donc avec nous !
— Merci, répondit Mme Dussol ; mais je suivrai peut-être l’exemple de Rita, car je m’endors vraiment.
— Vous nous accompagnez, Docteur ? demanda Lucie au Docteur Philibert.
— Sans doute ! Sans doute ! fit le médecin, en riant. Pourrais-je vous laisser aller vous promener, sans escorte ? Qui sait quels dangers vous allez rencontrer sur votre route !
Du yacht, Mme Dussol vit le visage de son fils s’éclairer, à l’arrivée de Lucie sur le radeau, et elle soupira. Lucie de St-Éloi était une riche héritière, Armand ne se préparait-il pas des peines, en aimant cette jeune fille ? Pauvre Armand ! N’avait-il pas assez souffert ; fallait-il qu’il souffrit encore !… Et à supposer que Lucie aimât Armand, quand elle connaîtrait son histoire, serait-elle disposée à l’épouser ?… Non, vraiment, l’ère des épreuves n’était pas finie pour son fils, se disait Mme Dussol. Pauvre Armand ! Son premier-né ! Son enfant préféré !
— Pourquoi que vous pleurez, bonne Madame ? demanda Rita tout à coup.
— Petite Rita ! dit Mme Dussol, en pressant l’enfant dans ses bras. Je te croyais endormie, mignonne !
— Je ne fais que de m’éveiller, répondit l’enfant. Mais, est-ce que vous n’aimez pas cela vous promener ainsi sur le lac des Cris, bonne Mme Dussol ? Moi, j’aime cela beaucoup, et j’aime tous ceux avec qui nous voyageons : Roxane, Lucie, M. Hugues, le bon Docteur, vous, Mme Dussol et aussi M. Lagrève… Est-ce que vous l’aimez M. Lagrève ?
— Mais oui, chère petite !
— Et Rollo, c’est un bon chien. Et Souple-Échine, il aime tant M. Hugues ! Et ce pauvre Célestin, qui fait marcher notre village flottant, lui aussi, il est bon… Quand est-ce que nous arriverons à l’Île Rita, Mme Dussol ?
— Demain, dans l’avant-midi, ma chérie, et nous y passerons au moins deux jours, car les deux radeaux seront défaits, aussitôt arrivés sur l’Île et Hugues en construira tout de suite une maison.
— Construire une maison ! Tout de suite, comme cela ?
— Oui. Tu verras, Rita, comme ça se construit vite une maison, quand on s’y met.
— Voyez donc, Mme Dussol : Roxane et le bon Docteur sont sur le second radeau maintenant et ils causent avec M. Hugues. L’aimez-vous Roxane, bonne Madame ?
— Certes oui, je l’aime ! Elle est si bonne, si charmante ; je comprends que Hugues l’adore.
— Lucie est restée sur le premier radeau ; elle cause avec M. Lagrève… Savez-vous, bonne Madame, je crois que Lucie l’aime M. Lagrève.
— Oh ! ne dis pas cela, petite !
— Pourquoi ?… Est-ce que vous n’aimez pas Lucie ?
— On ne peut faire autrement que de l’aimer cette jeune fille, si aimable, si gaie…
— La grand’mère de Lucie, Mme de St-Éloi, je l’aimais tant !… Et c’est parce que vous lui ressemblez beaucoup à Mme de St-Éloi que je vous ai aimée tout de suite… parce que vous êtes bonne aussi et parce que vous êtes la tante de M. Hugues. Et puis, parce que… parce que…
Mais Rita se tut soudain ; la cause de son silence subit c’est qu’elle s’était endormie. Mme Dussol installa l’enfant confortablement sur un banc, puis s’appuyant sur le bord du yacht, elle se livra à ses réflexions, qu’elle n’interrompit qu’au retour des promeneurs.
Il avait été décidé qu’on souperait tous ensemble sur le premier radeau ; ce serait un festin en règle, et vers les cinq heures, Roxane et Lucie, aidées de Hugues et Armand, commencèrent à préparer le repas, après avoir élevé une table : quatre planches sur des chevalets ; des caisses de biscuits serviraient de sièges.
— Mme Dussol, dit le Docteur Philibert, en désignant Lucie et Armand ; ces enfants sympathisent bien ensemble.
— C’est un malheur, Docteur, un grand malheur ! répondit la mère d’Armand.
— Un malheur, dites-vous ? Mais, pas du tout ! Mlle de St-Éloi est une charmante jeune fille et Armand possède grand nombre de qualités ; donc…
— Mais, quand Mlle de St-Éloi apprendra que mon fils…
— Chut ! fit le médecin. Les voilà précisément, tous deux !
En effet, Armand et Lucie franchissaient le pont reliant le radeau au yacht.
— Nous venons chercher de la vaisselle ! dit la rieuse Lucie, à Mme Dussol et au Docteur Philibert.
— Préparez-nous un bon repas, au moins ! s’écria le médecin, en riant.
— Nous ferons de notre mieux, répondit Lucie. M. Lagrève est à confectionner une salade qui… que…
— Vous n’avez pas l’air d’avoir confiance en ma salade, Mlle de St-Éloi, dit Armand, sur le même ton ; pourtant…
— Qui vivra (après en avoir mangé) verra ! fit Lucie, et tous de rire d’un bon cœur.
— Moi aussi je veux aller souper sur le radeau ! s’écria Rita.
— Bien sûr, petite, que tu vas souper avec nous sur le radeau ! affirma le Docteur Philibert.
— Si tu le veux, petite Rita, dit Armand, je vais te porter sur le radeau tout de suite ?
— Vous êtes capable de me porter jusque là ? Bien sur, bien sûr, M. Lagrève ? demanda l’enfant. Je suis bien pesante, vous savez ; M. Hugues dit…
— Malgré ton grand poids, je suis capable de te porter mignonne, assura Armand en souriant. Désires-tu que je transporte L’Ouragan sur mon dos, pour te prouver comme je suis fort ?
Elle fut très amusée de cela, et bientôt, Mme Dussol, le Docteur, Lucie et Armand, ce dernier portant Rita dans ses bras avec grandes précautions, arrivèrent sur le radeau.
Ce fut un gai festin, et malgré les taquineries de Lucie, la salade préparée par Armand eut un grand succès. La veillée se passa sur le radeau, puis vers les dix heures, la machine de L’Ouragan fut arrêtée et tous s’installèrent le plus confortablement possible pour passer la nuit au milieu du lac des Cris.
À sept heures, le lendemain matin, le village flottant se remit en marche, et à onze heures précises, on accosta à l’Île Rita.