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Rubens, sa vie et ses oeuvres

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Rubens, sa vie et ses oeuvres
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 8 (p. 209-240).
RUBENS


SA VIE ET SES ŒUVRES





Anvers et Cologne se disputent l’honneur d’avoir donné naissance à Rubens. Ce procès durait depuis deux siècles, quand M. Bakhuisen van der Brink est venu le trancher, en réduisant à néant les prétentions de Cologne et d’Anvers. Anvers, il est vrai, n’avait jamais produit d’argumens d’une grande valeur; mais les droits de Cologne semblaient solidement établis, car si Rubens ne dit nulle part : Je suis né à Cologne, il dit formellement : Cologne, où j’ai été élevé jusqu’à l’âge de dix ans. Or on sait d’une manière certaine que son père, Jean Rubens, jugea prudent de quitter Anvers, sa ville natale, où il remplissait les fonctions d’échevin, en 1568, pour aller se fixer à Cologne avec sa femme, Marie Pipeling. Cologne servait alors de refuge aux martinistes, c’est-à-dire aux luthériens et à ceux qu’on soupçonnait d’attachement aux doctrines nouvelles. Comme Rubens est né en 1577, et que sa mère, Marie Pipeling, n’est revenue à Anvers qu’en 1587, après la mort de Jean Rubens, on avait tout lieu de penser que Cologne revendiquait justement l’honneur d’avoir donné naissance à l’un des plus grands peintres dont l’histoire ait gardé le souvenir. Cette revendication semblait si légitime, que Cologne n’avait pas hésité à l’inscrire en lettres d’or sur une plaque de marbre noir. On lit en effet au-dessus de la porte d’une maison de très modeste apparence, rue des Étoiles : Ici naquit Pierre-Paul Rubens, et plus loin : Ici mourut Marie de Médicis; mais les recherches patientes de M. Bakhuisen ont décidé la question en faveur de Siegen, ville du duché de Nassau. Par des, actes juridiques, par la correspondance de Marie Pipeling, il demeure établi qu’en 1577, c’est-à-dire l’année même de la naissance de Pierre-Paul Rubens, Jean Rubens habitait la ville de Siegen, non qu’il eût choisi librement cette résidence, mais parce qu’elle lui avait été assignée par la volonté de Guillaume le Taciturne, après deux ans de captivité dans une forteresse. Quelle était la cause de cette captivité, de cette résidence forcée dans la ville de Siegen ? M. Bakhuisen nous l’apprend pièces en main. Jean Rubens s’était laissé séduire non par la beauté, mais par le rang d’Anne de Saxe, mariée à Guillaume le Taciturne. Il paraît encore démontré que la princesse fit les premières avances à l’échevin d’Anvers. L’intrigue fut découverte, et le mari trompé, d’accord avec la famille de sa femme, résolut d’étouffer le scandale en séparant les deux amans.

Jean Rubens expia durement sa faiblesse, et fut même menacé de la peine capitale. Marie Pipeling, qui demeurait à Cologne lorsqu’il se rendit coupable d’infidélité, intercéda pour lui pendant toute la durée de sa captivité, tantôt près du duc de Nassau, tantôt près de Guillaume le Taciturne, et M. Bakhuisen a publié de nombreux extraits de ces lettres suppliantes, qui demeurèrent toutes inutiles; car Jean Rubens n’aurait pas sauvé sa tête et recouvré sa liberté sans la mort d’Anne de Saxe, dont Guillaume s’était séparé pour se remarier. Les lettres de Marie Pipeling sont remarquables par l’expression du dévouement conjugal; elle pardonne généreusement à son mari en songeant aux années de bonheur qu’elle lui doit et aux enfans nés de leur union. La dernière lettre, qui sollicitait pour Jean Rubens le droit de rentrer dans sa patrie, ne lui appartient sans doute pas tout entière, quoiqu’elle soit signée de son nom. Il est plus que probable que Jean Rubens y mit la main, car le ton des lettres précédentes ne s’accorde pas avec le ton de celle-ci. Toutes les prières adressées par Marie Pipeling à Guillaume le Taciturne se réduisent en effet à une seule : —-Pardonnez-lui comme je lui pardonne. — La dernière lettre, sauf quelques lignes où se retrouve l’accent de la tendresse et du dévouement, n’est qu’un vain étalage d’érudition, plus capable d’irriter que d’apaiser le mari trompé. Pour émouvoir, pour attendrir, pour désarmer Guillaume, Marie Pipeling lui rappelle les noms de tous les hommes illustres qui ont été trompés par leurs femmes et qui ont usé de clémence. L’argument n’est pas heureux, et M. Bakhuisen pense avec raison que Guillaume n’a pas lu cette dernière lettre, si savante et si ridicule.

Après avoir lu les documens dont je viens de parler, il n’est plus permis de placer à Cologne la naissance de Pierre-Paul Rubens, car il est prouvé qu’en 1577 Jean Rubens n’avait pas encore obtenu la faculté de quitter Siegen, et devait, à la première réquisition, se présenter devant les autorités locales. Avant son emprisonnement, il avait déjà cinq enfans; Pierre-Paul Rubens fut le sixième, et sa naissance démontra aux plus incrédules que Marie Pipeling n’avait pas gardé rancune à son mari, car elle ne donna jamais prise au moindre soupçon d’infidélité. Après la mort de Jean Rubens, elle revint à Anvers et fît preuve d’une grande habileté pour récupérer la plus grande partie de ses biens, qui avaient été confisqués.

Pierre-Paul Rubens, à qui sa mère avait donné le nom des deux apôtres, parce qu’il était né le jour où l’église fête leur mémoire, fut placé comme page chez la veuve du comte de Lalaing; mais il s’ennuya bien vite de cette oisiveté, et quitta le service de la comtesse pour suivre son penchant et se livrer à l’étude de la peinture. Son premier maître fut Adam van Noort, qui jouissait alors à Anvers d’une grande célébrité, et dont le nom serait aujourd’hui complètement oublié, s’il n’eût été sauvé par le nom de son élève. Ce que Rubens apprit chez son premier maître, il serait difficile de le déterminer, car nous ne possédons aucun tableau qui se rapporte à cette première période de son éducation. Les biographes nous apprennent qu’il demeura chez son premier maître pendant quatre années, et qu’il sentit, malgré son jeune âge, toute l’insuffisance de cet enseignement.

Rubens abandonna les leçons d’Adam van Noort pour entrer dans l’atelier d’Otto Venius ou van Veen. Il demeura chez ce nouveau maître aussi longtemps que chez le premier, c’est-à-dire pendant quatre ans. Quelques écrivains affirment qu’il prit chez lui le goût de l’allégorie et ajoutent naïvement à ce premier grief une accusation qui se recommande au moins par le mérite de la singularité. Otto Venius, non content d’inspirer à son élève le goût de l’allégorie, lui avait encore inoculé une passion excessive pour les lettres. Si cette accusation était prouvée, le second maître de Rubens serait un grand coupable; heureusement pour sa mémoire, le second grief ne peut être établi sur des preuves décisives. Quant au premier grief porté contre lui, il n’est que trop légitime, et nous tenons le corps du délit, un traité complet de l’allégorie, signé Otto Venius, que Reynolds a dénoncé comme un livre bon tout au plus à distraire les enfans. Ce serait dans ce livre maudit que Rubens aurait puisé les premiers germes de son goût pour l’allégorie. Sa passion excessive pour les lettres, maladie non moins dangereuse à coup sûr, devrait être imputée aux jésuites, qui avaient commencé son éducation. La part d’Otto Venius est déjà bien assez lourde sans qu’on charge sa mémoire de ce nouveau reproche. Laissons donc aux jésuites toute la responsabilité de ce dernier délit.

L’allégorie n’est pourtant pas la seule chose qu’Otto Venius ait enseignée à son élève. Les biographes nous assurent qu’il possédait au suprême degré la connaissance des belles manières, qu’il aimait les splendides vêtemens, et que Rubens prit chez lui la passion du velours et du satin : exemple périlleux, dangereux modèle, qui expliquerait, à les en croire, le luxe des compositions de Rubens. C’est là sans doute un renseignement très digne d’attention. Il en est un pourtant que nous aurions souhaité rencontrer et qui nous manque. Otto Venins, adonné au vice de l’allégorie, au vice des lettres, au vice des belles manières et des beaux vêtemens, avait encore à se reprocher un vice non moins dangereux, et qui d’ordinaire n’est pas moins contagieux que les précédens : il aimait, il imitait Corrége. Comment Rubens s’est-il préservé de ce dernier danger ? C’est une question que les biographes n’ont pas résolue, et qui pourtant méritait d’exercer leur sagacité. Le souvenir de Corrége n’a pas laissé de trace dans les œuvres de Rubens; il est donc probable qu’Otto Venius imitait maladroitement ce maître illustre et justement admiré. Adroite ou maladroite, l’imitation ne pouvait d’ailleurs séduire l’esprit de son élève, qui aspirait à vivre d’une vie indépendante. Rubens se sentait appelé vers l’Italie; il voulait puiser librement à cette source féconde et généreuse, interroger à sa guise toutes les écoles qui assurent à ce beau pays le premier rang dans l’histoire de la peinture. Présenté par Otto Venius à l’archiduc Albert et à l’infante Isabelle comme son élève favori, accueilli avec bienveillance pour son mérite présumé, surtout pour la grâce de ses manières, il partit pour la patrie de Raphaël, de Léonard, de Michel-Ange; l’archiduc et l’infante lui avaient donné des lettres de recommandation pour les principaux souverains de l’Italie. Bellori assure qu’il possédait lui-même la plus puissante des recommandations : l’élégance de sa démarche, la noblesse et l’affabilité de ses manières, l’abondance et la variété de sa conversation, lui conciliaient tous les suffrages. C’est là, si je ne me trompe, une réunion de circonstances atténuantes en faveur d’Otto Venius.

Au lieu de courir à Parme, comme on aurait pu le penser d’après les leçons de son dernier maître, pour étudier à loisir la coupole décorée par Corrége, Rubens se rendit d’abord à Venise, dont les maîtres lui avaient inspiré une vive prédilection. Titien et Paul Véronèse l’attiraient par la splendeur et l’harmonie de leurs compositions. Il les étudiait avec ardeur et s’efforçait de leur dérober leur secret. Un gentilhomme de Mantoue, qui demeurait dans la même hôtellerie, lui demanda la faveur de le voir travailler; admis dans son atelier, il fut séduit tout à la fois par son affabilité et par la rapidité de son travail. De retour à Mantoue, ce gentilhomme recommanda Rubens à son souverain en termes si vifs, que le duc de Mantoue résolut d’attacher le jeune peintre à son service, et lui fit des offres brillantes qui furent acceptées. La galerie du prince renfermait un grand nombre de tableaux de Jules Romain ; aussi les biographes n’ont-ils pas manqué d’attribuer à Jules Romain la hardiesse qui éclate dans les compositions de Rubens, comme ils attribuent à Otto Venius le goût de son élève pour l’allégorie. Pour ma part, je ne crois pas que le maître mantouan ait joué un grand rôle dans le développement du génie de Rubens, et je n’arrive pas à saisir entre eux un trait de parenté. Jules Romain, livré à ses propres forces, ne possède ni une véritable abondance, ni une véritable hardiesse. Le Combat des Géans, qui décore une des salles du palais du T, si vanté par ses contemporains, étonne par sa bizarrerie, sans exciter un seul instant l’admiration. Le spectacle d’une telle œuvre n’était, pour Rubens, ni un sujet d’émulation, ni une source d’enseignement. Pour expliquer la fougue du maître flamand, il n’est pas besoin de recourir à Jules Romain. Venise et Rome nous l’expliqueraient, si les compositions qu’il a prodiguées ne portaient le caractère de la spontanéité. Titien et Paul Véronèse lui offraient la splendeur et l’harmonie, le Tintoret lui montrait la hardiesse poussée jusqu’à la témérité. Plus tard, quand il vit Rome, la chapelle Sixtine lui révéla jusqu’où peut aller la hardiesse justifiée par une science profonde : en présence de Michel-Ange, le souvenir du Tintoret n’était plus un danger. Nous savons, à n’en pouvoir douter, que Rubens étudiait, en Italie, toutes les écoles avec la même ardeur, quoique la nature de son génie l’entraînât vers l’école vénitienne. A Milan, il copiait la Cène de Sainte-Marie des Grâces, et s’il ne dérobait pas à Léonard le secret de la beauté suprême, il n’étudiait pas ses œuvres avec moins d’assiduité que les œuvres de Titien et de Paul Véronèse. Dans l’espace de huit ans, — 1600-1608, — il visita toutes les villes d’Italie qui pouvaient lui offrir des leçons. Il était à Gênes, comblé d’honneurs; la noblesse et la bourgeoisie se disputaient ses œuvres, quand il fut rappelé à Anvers par une lettre qui lui apprenait la maladie de sa mère; il arriva trop tard pour lui fermer les yeux.

La mort de Marie Pipeling fut pour Rubens un coup cruel; il se retira dans le couvent de Saint-Michel, où sa mère avait été ensevelie, et y demeura quatre mois pour se livrer tout entier à sa douleur. Il ne pouvait oublier tout ce qu’il devait à cette excellente femme. C’était elle, en effet, qui avait surveillé les premières années de son éducation, et qui, par l’habileté de ses démarches, avait su réunir les débris du patrimoine confisqué. Quand la douleur du fils reconnaissant fut un peu apaisée, il revint à ses études chéries, aux travaux qui devaient fonder sa renommée. Grâce à la vigilance de sa mère, il se trouvait en mesure d’acheter une maison dans une des plus belles rues de la ville. Il avait rapporté d’Italie des trésors précieux, dignes de faire envie aux plus riches amateurs : tableaux, statues, camées, pierres gravées. Il voulait loger tous ces trésors de façon à pouvoir en jouir librement. Aussi à peine était-il installé dans sa nouvelle demeure, qu’il prit le parti de la démolir pour la reconstruire à l’italienne, car, à l’exemple de tous les grands artistes de la renaissance, il ne séparait pas dans sa pensée les trois arts du dessin, et possédait des notions étendues en architecture. Il avait dessiné les plus beaux palais de Gênes, et ce travail important, publié après sa mort, prouve surabondamment qu’il en avait étudié avec soin toutes les dispositions. Les plans et les coupes de ces édifices, qui jouissent en Europe d’une si légitime renommée, avaient attiré son attention aussi bien que leur aspect pittoresque. Il conçut donc et dessina pour son usage une maison qui devait réunir une habitation élégante et commode, un musée et un atelier. Comme il jetait les fondations de sa nouvelle demeure, il franchit à son insu les limites d’un terrain qu’il avait acheté, et empiéta sur le domaine de la compagnie des arquebusiers, qui s’appelait la compagnie du Serment. Menacé d’un procès qu’il aurait sans doute perdu, il entra en composition par l’entremise de son ami Rockox, et prit l’engagement de peindre pour ses adversaires un tableau tiré de la vie de saint Christophe. C’est à cette menace de procès que nous devons la fameuse Descente de Croix, placée aujourd’hui dans la cathédrale d’Anvers. Comme la vie de saint Christophe ne lui offrait pas de grandes ressources, il eut recours aux études de sa première jeunesse pour tourner la difficulté. Interrogeant l’étymologie, il prit pour sujet principal le Christ descendu de la croix et porté par ses bourreaux, qui le détachent de l’instrument de son supplice, et peignit sur les volets la Vierge-Mère, qui l’a porté dans ses flancs, et saint Christophe, qui l’a porté sur ses épaules. C’était faire de l’étymologie une application large et capricieuse. Les philologues peuvent à bon droit sourire, la postérité ne songera pas à se plaindre.

Bientôt il sentit le besoin d’endormir ses regrets en prenant une compagne; il épousa une belle jeune fille, Isabelle Brandt, et trouva dans sa tendresse tout le bonheur qu’une femme peut donner. Isabelle aimait son mari d’un amour sincère, et les biographes modernes qui ont bien voulu comparer les dates n’ont pas eu de peine à réfuter les méchans propos d’Houbraken et de Weyermann. Il n’est pas vrai, comme ils font dit et comme on s’est plu à le répéter, qu’Isabelle ait été la maîtresse d’Antoine Van Dyck, et que Rubens, doublement jaloux du plus illustre de ses élèves comme mari et comme peintre, lui ait conseillé le voyage d’Italie pour se délivrer d’un amant et d’un rival dans son art. Il n’est pas vrai qu’il lui ait offert sa fille en mariage, et que Van Dyck l’ait refusée par amour pour la mère, car Isabelle Brandt était morte lorsque Van Dyck partit pour l’Italie, et n’avait pas donné de fille à son mari; elle ne laissait que deux fils, Albert et Nicolas, dont Rubens a réuni les portraits sur une seule toile. D’ailleurs l’élève chéri de ce grand maître était amoureux d’Anna van Ophem, qui avait une charge à la cour de l’archiduchesse; sa souveraine lui avait confié des fonctions qui d’ordinaire ne sont pas le partage des femmes, le soin de surveiller ses meutes. Anna van Ophem était alors dans tout l’éclat, dans toute la fraîcheur de sa beauté, et Van Dyck, avant de franchir les Alpes, s’arrêta plusieurs mois dans la résidence de sa maîtresse, au hameau de Saventhem. Rubens apprit bientôt que son élève oubliait la gloire dans les bras d’Anna van Ophem, et ce ne fut pas sans peine qu’il le décida à poursuivre son voyage.

Lors même que ces détails, confirmés par de nombreux témoignages, ne seraient pas parvenus jusqu’à nous, nous n’aurions pas besoin de recourir à la jalousie pour expliquer le conseil donné à Van Dyck par son maître. Après ce séjour de huit ans en Italie dont il avait largement profité, faut-il s’étonner que Rubens l’ait engagé à visiter cette terre si féconde en enseignemens ? Bien que ses compatriotes se plaisent à répéter que ni Rome, ni Florence, ni Venise, ni Milan, n’ont contribué au développement de son génie, il estimait trop haut la moisson qu’il avait recueillie pour ne pas envoyer le plus habile de ses élèves dans la patrie de Léonard et de Michel-Ange. Il est donc avéré aujourd’hui que les mésaventures conjugales de Rubens sont une fable inventée par l’envie. Ses rivaux, pour se venger de sa supériorité, ont imaginé une calomnie que les chroniqueurs ont répétée trop légèrement, et qui se trouve démentie par la comparaison des dates. La mémoire d’Isabelle Brandt est une mémoire sans tache, aussi bien que celle de Marie Pipeling. Elle comprenait toute la valeur de l’homme dont elle portait le nom, et ne rêvait pas d’autre bonheur que l’amour de son mari. On a dit avec raison que la gloire ne préserve pas des infortunes conjugales, et l’infidélité d’Armande Béjart n’est malheureusement pas le seul argument que l’on puisse invoquer : le génie n’est pas une garantie de bonheur domestique; mais il ne faut pas oublier que Rubens avait trente-trois ans lorsqu’il épousa Isabelle Brandt, et que cette fois du moins il ne courait pas les mêmes chances que l’auteur du Misanthrope donnant son nom à une fille dont il aurait pu être le père. Et puis son séjour chez la comtesse de Lalaing n’avait pas été sans profit pour lui; l’artiste applaudi se souvenait à propos des leçons recueillies par le jeune page. Il connaissait le danger des tentations et savait l’art de les écarter sans témoigner aucune défiance. Lorsqu’il perdit Isabelle, après seize ans d’un bonheur sans trouble et sans nuage, il la pleura comme il avait pleuré sa mère, et, dans une lettre écrite quelques jours après sa mort, il lui rendit pleine justice. Il ne la regretta pas seulement parce qu’il l’aimait, parce qu’elle répondait à sa tendresse, mais parce qu’elle était excellente et méritait l’estime et l’admiration de tous par l’élévation de son esprit, par la douceur inaltérable de son caractère, par sa piété sans ostentation. S’il eût été jaloux, s’il eût été trompé, aurait-il ainsi parlé d’Isabelle ? On dira peut-être qu’il imitait la générosité de Marie Pipeling pour Jean Rubens; mais si la conduite de sa mère offre un exemple difficile à suivre, elle n’est pas difficile à comprendre, car il s’agissait de sauver la tête de son mari. Après la mort d’Isabelle, Rubens, soumis à la même épreuve que sa mère, n’avait qu’à se taire : le pardon même ne lui prescrivait pas le mensonge.

Quatre ans après cette perte, qui lui avait semblé irréparable, il ne craignit pas d’épouser une jeune fille de seize ans, Hélène Fourment, qui était sa nièce par alliance; il avait alors cinquante-trois ans : c’était jouer gros jeu. De la part d’un homme qui avait vécu à la cour, qui connaissait le monde et le train des mœurs de son temps, on a peine à concevoir une telle imprudence, et pourtant il ne paraît pas qu’il ait eu à s’en repentir. Le mari d’Armande Béjart avait quarante ans lorsqu’il commit la faute qui devait empoisonner sa vie. Rubens, arrivé à l’âge de cinquante-trois ans, ne recula pas devant l’évidence du danger, et la calomnie, qui avait traité si méchamment la mémoire d’Isabelle Brandt, n’a pas même effleuré celle d’Hélène Fourment. Elle oubliait les rides de son mari en contemplant l’immortelle jeunesse de son génie. Dans l’espace de dix ans, elle lui donna cinq enfans, et les contemporains ne lui reprochent pas un seul jour d’égarement. Toutefois, malgré le bonheur que Rubens trouva dans son second mariage, je n’oserais proposer son exemple à personne, même aux hommes d’un génie avéré. Espérer combler par la gloire un intervalle de trente-sept ans sera toujours une grande témérité. Si l’orgueil joue souvent un grand rôle dans l’amour, le bonheur de porter un nom éclatant suffit bien rarement à contenter pendant dix ans le cœur d’une jeune femme. Le sort de Rubens peut donc être considéré comme un sort privilégié. Son imprudence ne lui a pas coûté un regret. La jeunesse et la beauté d’Hélène Fourment ne lui ont pas suscité un rival. Entouré de ses enfans, il partageait ses journées entre son art et les devoirs de famille. Son génie ne doit rien au malheur. Il s’est rencontré parmi ses biographes des esprits quinteux qui ont cherché à expliquer le caractère de ses compositions par le bonheur constant de sa vie. Peu s’en faut qu’ils ne trouvent un sujet de reproche dans la paix inaltérable dont il a joui jusqu’à son dernier jour. Ils l’accusent de n’avoir pas su exprimer la douleur, et voient dans ses œuvres l’image fidèle de sa vie. Pour peu qu’on ait feuilleté l’histoire de la peinture, on sait à quoi s’en tenir sur la valeur de cette théorie. Sans doute la douleur a souvent hâté le développement du génie; mais l’on peut citer plus d’un artiste éminent qui a su l’exprimer avec une rare éloquence, et qui pourtant n’a pas connu le malheur. Quel peintre a jamais rendu mieux que Fra Angelico les angoisses de la Vierge au pied de la croix ? Et comment s’est écoulée pourtant la vie entière de Fra Angelico ? Toutes ses journées se partageaient entre l’art et la prière; les heures qu’il ne donnait pas à Dieu, il les donnait à la peinture. Giotto, qui par la vérité, par l’énergie de l’expression, ne le cède à personne, et qui souvent même, dans cette partie de son art, s’est montré plus habile que des maîtres venus après lui et qui possédaient une science plus profonde, Giotto n’est pas connu par ses souffrances. La douleur a trouvé en lui un éloquent interprète, quoique ses jours n’aient pas été troublés. Il ne faut donc pas chercher dans la douleur la condition inévitable du génie.

Rubens, livré à toutes les inquiétudes de la pauvreté par l’imprévoyance de sa mère, à tous les tourmens de la jalousie par l’infidélité d’Isabelle Brandt et d’Hélène Fourment, n’aurait pas nécessairement surpassé le Rubens que nous connaissons dans le domaine de l’expression. Si la fréquentation des cours a pu développer en lui le goût de la splendeur, si la richesse qu’il a connue avant la gloire lui a rendu plus facile la pratique de son art, si le bonheur constant qui a rempli toute sa vie a laissé des traces dans quelques-unes de ses compositions, où la nature tout entière semble partager la sérénité des personnages, il ne faut pas croire que la prévoyance de sa mère, la tendresse et la fidélité de ses deux femmes aient appauvri son génie et lui aient dérobé toute une source d’inspiration. Incertain du lendemain, trompé dans ses affections, travaillant entre les murailles nues d’un atelier lézardé, il n’est pas démontré qu’il se fût placé par l’expression au premier rang des maîtres de son art. Ses œuvres, moins nombreuses, auraient sans doute gardé le caractère splendide qui nous étonne aujourd’hui.

Les travaux de Rubens furent souvent interrompus par des missions diplomatiques. Je n’ai rien à dire de la mission qui lui fut confiée par Vincent de Gonzague, duc de Mantoue, son premier protecteur en Italie, car elle est tellement insignifiante, qu’elle mérite à peine une mention. Rubens, au dire de ses biographes, fut chargé de conduire en Espagne de magnifiques présens que le duc destinait au roi, à savoir un très beau carrosse et sept chevaux de race. En vérité, pour accomplir une telle mission, tous les dons que possédait le protégé de Vincent de Gonzague étaient parfaitement inutiles; il n’y a pas là de quoi illustrer une carrière diplomatique. J’aime à penser pourtant que les fonctions de l’ambassadeur allaient un peu au-delà, et qu’il avait quelque chose à dire au roi d’Espagne; mais les biographes ont négligé de nous apprendre de quelle nature étaient les négociations qu’il devait entamer ou terminer. Celles qu’il entreprit pour l’archiduc Albert ou pour Philippe IV ont une importance très réelle, et l’histoire en doit tenir compte. Neuf ans avant la naissance de Rubens, le sang des comtes d’Egmont et de Horn avait rougi l’échafaud sur la place de l’hôtel de ville de Bruxelles. L’impitoyable domination du duc d’Albe avait laissé dans tous les cœurs un ineffaçable souvenir. Rubens ne paraît pas s’être associé aux légitimes ressentimens de ses compatriotes, car il mit sans scrupule ses talens au service de la monarchie espagnole. Il fit plusieurs voyages à Madrid, à La Haye et à Londres, tantôt pour instruire le roi d’Espagne de l’état des esprits dans les Pays-Bas, tantôt pour sonder les dispositions de l’Angleterre en interrogeant Gerbier, son agent diplomatique en Hollande, tantôt enfin pour jeter les bases d’une alliance offensive et défensive entre les cours de Londres et de Madrid. On ne peut nier qu’il n’ait déployé dans ces diverses missions une véritable habileté, car il réussit à réaliser les vœux du souverain qui l’employait. Cependant on ne peut voir sans tristesse un homme de génie se vouer au service des oppresseurs de son pays. Les succès qu’il a obtenus dans ces fonctions délicates, qui exigent toujours de la souplesse, de la dextérité, de la persévérance, et surtout de la pénétration, ne sauraient nous abuser sur le caractère déplorable de son rôle diplomatique. Il est vrai que Jean Rubens, qui s’était condamné volontairement à l’exil comme suspect d’attachement aux doctrines protestantes, avait embrassé publiquement la foi catholique pour rentrer en grâce auprès de l’archiduc, et que le dévoûment à la domination espagnole était pour son fils un héritage de famille; mais Pierre-Paul possédait une intelligence trop étendue pour ne pas comprendre tout ce qu’il y avait d’humiliant dans cette domination, et ses admirateurs les plus sincères, tout en reconnaissant son aptitude singulière pour les fonctions diplomatiques, ne peuvent s’empêcher de déplorer qu’il se soit laissé distraire de ses travaux de prédilection, de ceux qui ont fondé sa renommée, pour servir un gouvernement qui traitait si durement son pays.

Dans sa mission à Madrid, il fut comblé d’honneurs et de prévenances, et l’ambassadeur, fêté par toute la cour, employait les loisirs que lui laissaient ses fonctions à peindre le roi, la reine et les principaux seigneurs, qui se pressaient chaque jour dans son atelier. Un jour, Jean de Bragance, qui fut plus tard roi de Portugal, invita Rubens à venir lui rendre visite à sa maison de plaisance de Villa-Viciosa. Rubens partit avec un nombreux cortège de seigneurs espagnols et flamands. Le futur roi, en apprenant de quelle nombreuse escorte il était accompagné, lui dépêcha un de ses courtisans pour lui témoigner son regret de ne pouvoir l’attendre; il était, disait-il, rappelé à Lisbonne par des affaires de la dernière importance. En réalité, la seule avarice avait dicté ces excuses mensongères; il craignait d’avoir à défrayer trop de monde. Comme le messager de Jean de Bragance offrait à Rubens une bourse de cinquante pistoles pour les dépenses de son voyage : « Remerciez son altesse, répondit en souriant l’ambassadeur, j’ai pris mille pistoles avant de me mettre en route. »

Sa dernière mission à La Haye fut marquée par un épisode fâcheux où son orgueil fut cruellement éprouvé. Comme il se rendait à son poste avec les instructions écrites que l’archiduchesse lui avait confiées, la noblesse flamande réclama énergiquement contre sa nomination, et le duc d’Arschot fut chargé de le remplacer. Rubens devait lui remettre ses instructions. A cette occasion, le duc lui écrivit une lettre qui nous a été conservée, et qui est un véritable modèle d’impertinence, sinon de beau style : « Je m’étonne, lui dit-il, que vous ayez pris la licence de m’écrire, au lieu de venir me trouver en personne à la taverne où je suis allé deux fois pour vous attendre. N’oubliez pas à l’avenir la distance qui sépare les gens de votre sorte des gens de la mienne. » Rubens dévora cet affront et remit ses instructions. Il avait été anobli par Philippe IV, et nous avons ses armoiries; mais il n’était que chevalier, et le duc d’Arschot n’ignorait pas que tous les ancêtres de Rubens, depuis 1350 jusqu’à son aïeul, avaient été tanneurs, que son aïeul était épicier, que son père, Jean Rubens, était le premier qui eût exercé une profession libérale. Un roturier d’une roture si avérée pouvait-il remplir des fonctions diplomatiques ? Le duc d’Arschot était de trop bonne maison pour le croire. Le jour où il reçut cette lettre impertinente, Rubens comprit, mais trop tard, qu’il aurait dû, pour sa gloire et sa dignité, rester peintre et ne pas se mêler de diplomatie, puisque sa capacité reconnue et les titres de noblesse qu’il avait reçus du roi d’Espagne n’effaçaient pas aux yeux du duc d’Arschot sa qualité d’intrus. Son ambassade en Angleterre fut couronnée d’un plein succès : il réussit à nouer une alliance entre les cours de Londres et de Madrid; mais, dans cette occasion même, malgré les honneurs dont il fut comblé, il dut comprendre qu’on ne le trouvait pas d’assez bonne maison, car, lorsqu’il eut posé les bases de l’alliance, un autre ambassadeur, un diplomate de vieille noblesse fut chargé de signer le traité. Son talent même pour la peinture, s’il faut en croire ses biographes, était considéré par les courtisans de Charles Ier, comme une dérogation à ses fonctions diplomatiques. Un bel esprit de la cour, fort entiché de sa race, se trouvant un jour dans son atelier, lui aurait dit : « Monsieur l’ambassadeur, à ce que je vois, se délasse quelquefois de ses graves fonctions en faisant le métier de peintre ? — Non pas, aurait répondu Rubens, je me délasse de la peinture en faisant l’ambassadeur. » Quoi qu’on puisse penser de l’à-propos de cette réplique, il est à croire que le peintre ne fut pas très flatté de se voir ainsi traité.

Revenons aux travaux qu’il n’aurait jamais dû quitter. Les biographes nous apprennent de quelle manière il partageait son temps. Il se levait de très bonne heure et allait toujours entendre la première messe. Était-ce de sa part piété sincère ou acte de courtisan ? La dernière hypothèse est celle qui offre le plus de vraisemblance. La messe entendue, il se mettait à l’ouvrage jusqu’à midi. A midi, il dînait, suivant l’usage de son temps; en quittant la table, il reprenait sa palette, sans éprouver le besoin de se reposer après son repas, car il était très sobre par tempérament et par calcul : il savait qu’une nourriture trop abondante entrave l’exercice de l’intelligence. Il travaillait habituellement jusqu’à cinq heures, puis il choisissait dans ses écuries un des nombreux chevaux qu’il avait achetés du fruit de son travail ou reçus en présent, et allait se promener hors de la ville pendant une heure ou deux. Dans ses promenades solitaires, il méditait à loisir ses œuvres futures ou contemplait le paysage et observait tous les accidens de la lumière décroissante. Ce fut pendant une de ces courtes absences que ses élèves, ayant obtenu, à force de prières, du gardien de son atelier la permission de voir une œuvre inachevée, effacèrent, dans leurs jeux étourdis, la tête et la draperie d’une Vierge. Consternés de leur faute, ils se consultaient pour aviser aux moyens de la réparer. Bientôt ils reprirent courage, et d’une voix unanime ils décidèrent que Van Dyck était seul capable de repeindre la tête et la draperie effacées. Van Dyck se rendit aux vœux de ses camarades et justifia pleinement leur confiance. Le lendemain, Rubens reprit son œuvre inachevée sans se douter qu’Antoine y avait mis la main, et plus tard, lorsqu’il le sut, il oublia de gronder ses élèves.

Parmi les biographes de Rubens, plusieurs, au lieu d’attribuer sa prodigieuse fécondité à l’irrésistible entraînement de son génie, ont voulu expliquer par l’avarice, par la cupidité, le nombre incroyable de ses ouvrages. Sa vie tout entière me semble démentir cette accusation ou du moins la réfuter : il vivait splendidement, menait un train de prince, et sa bourse n’était jamais fermée à ses amis. Ses nombreux traits de générosité envers ses élèves et même envers ses rivaux ne permettent pas d’ajouter foi à la justice de ces reproches. Lorsque Van Dyck, à son retour d’Italie, se plaignait de l’indifférence de ses compatriotes et confiait à son maître son profond découragement, Rubens lui achetait à l’instant même toutes ses œuvres achevées et inachevées. La cupidité qui se révèle par une pareille conduite est à coup sûr une cupidité bien innocente. On a dit qu’il estimait cent florins le travail de ses journées, et qu’il fixait le prix de ses tableaux d’après cette estimation. J’ai peine à croire que ce renseignement soit parfaitement authentique. Si on le rapproche en effet des comptes qui nous ont été conservés, on ne tarde pas à découvrir qu’il ne s’accorde pas avec le bon sens. Ainsi la Descente de Croix, peinte pour la compagnie des arquebusiers, n’a été payée que deux mille quatre cents florins, plus une paire de gants de huit florins pour Isabelle Brandt. Si Rubens estimait sa journée cent florins, il aurait donc achevé en vingt-quatre jours cette œuvre capitale. Quelle que fût sa prestesse, sa dextérité, la chose n’est pas croyable. Un tel prodige ne peut figurer que dans les contes de fées. Ses biographes ne craignent pas d’affirmer qu’il peignit en un seul jour la Kermesse, que nous avons au Louvre. De tels on dit ne méritent pas un seul moment d’attention. La décoration de White-Hall lui fut payée trois mille livres sterling; il aurait donc achevé cette œuvre immense dans l’espace d’une année. Il n’y a pas un juge éclairé qui consente à le croire.

Nous voyons dans une lettre de Rubens adressée à Peiresc, célèbre antiquaire de la Provence, qu’il se plaint de n’avoir pas encore reçu le prix de ses travaux du Luxembourg, exécutés pour Marie de Médicis, et qu’il compare la conduite de la reine-mère envers lui à la générosité de Buckingham. Il reconnaît pourtant que le mariage d’Henriette de France entraîne sa mère à de grandes dépenses, et que sa lenteur à le payer ne doit pas lui attirer le reproche d’avarice. Si c’est dans cette lettre qu’on a puisé les élémens de l’accusation dirigée contre Rubens, si c’est là qu’on prétend trouver les preuves de sa cupidité, il n’a pas besoin d’être défendu. D’ailleurs, quoiqu’il sût administrer avec un ordre parfait son patrimoine et le fruit de ses travaux, il ne thésaurisait pas. Il avait vendu au duc de Buckingham la collection qu’il avait rapportée d’Italie dix mille livres sterling, en se réservant toutefois le moulage des statues, des camées et des pierres gravées aux frais de l’acquéreur, et à sa mort ses héritiers trouvaient chez lui une collection nouvelle dont la vente dépassa cinq cent mille francs. Un avare qui dépense pour ses études, pour le plaisir de ses yeux, pour la joie de son intelligence, les trois quarts d’un million, est un avare d’une espèce nouvelle; dans tous les cas, il n’appartient certainement pas à la famille d’Harpagon. Rubens mourut à l’âge de soixante-trois ans, d’un accès de goutte remontée. Quelques jours avant sa mort, sentant sa fin approcher, il écrivait à son compatriote Duquesnoy, qui a fait pour Saint-Pierre de Rome la statue de saint André : « Vostre gloire et vostre célébrité, monsieur, rejaillissent sur notre nation entière. Si mon âge et la goutte funeste qui me dévore ne me retenaient ici, je partirais à l’instant et irais admirer de mes propres yeux des choses si dignes d’éloges; mais, puisque je ne puis me procurer cette satisfaction, j’espère du moins avoir celle de vous revoir incessamment parmi nous, et je ne doute pas que notre chère patrie ne se glorifie un jour des ouvrages dont vous l’aurez enrichie. Plût au ciel que cela arrive avant que la mort qui va bientôt me fermer les yeux pour jamais me prive du plaisir inexprimable de contempler les merveilles qu’exécute votre main habile, que je baise du plus profond de mon cœur! "(Anvers, 17 avril 1640.) » La crainte exprimée dans cette lettre ne fut que trop tôt justifiée. Rubens expirait le 30 mai 1640; on lui fit de magnifiques funérailles : magistrats, clergé, noblesse, bourgeoisie, la population tout entière suivit son cercueil jusqu’à l’église Saint-Jacques, où il fut placé dans le caveau funèbre de la famille Fourment, et trois jours après on célébra en son honneur un service dont la pompe eût flatté l’orgueil des plus fières familles.

C’est là certes une vie bien remplie. Cet homme prodigieux n’était pas demeuré un seul jour inactif. Il entretenait une correspondance avec les hommes les plus éminens de l’Europe. Comme s’il eût pris pour guide le mot de Charles-Quint sur les hommes qui connaissent à fond plusieurs langues, il avait appris de bonne heure et il parlait familièrement le flamand, l’anglais, l’allemand, le français, l’italien, l’espagnol et le latin. Il avait étudié avec une égale ardeur presque toutes les parties de la science humaine; il était peintre avant tout, mais parlait en homme éclairé sur les questions les plus diverses. Malgré le nombre immense de ses œuvres, il n’est pas vrai qu’il se soit abandonné aux hasards de l’improvisation, comme se plaisent à le répéter tant d’esprits frivoles. La méditation ne lui était pas inconnue, et s’il a savouré toutes les joies de la puissance créatrice, il s’était préparé à cette formidable activité par de longues études, par la solitude et la réflexion. Produire était pour lui un bonheur de tous les instans; mais il avait acheté ce bonheur et ne l’avait pas rencontré sur sa route. S’il avait reçu du ciel le génie, il l’avait fécondé par un travail opiniâtre. Il avait interrogé d’un œil avide tous les maîtres de l’école italienne. Il n’avait rien négligé pour leur dérober leurs secrets, et embrassait dans sa pensée l’histoire entière de l’art, depuis Phidias jusqu’à Michel-Ange. Il ne faut pas d’ailleurs se méprendre sur les limites de sa fécondité. Quelle que fût la puissance de son génie, il n’aurait jamais eu le temps de peindre tous les tableaux qui portent son nom. Quand il avait esquissé une composition, il la confiait à ses élèves, qui l’ébauchaient, qui souvent même l’exécutaient presque entièrement, et comme il savait choisir à propos ses auxiliaires, il pouvait l’achever en quelques jours. Cette méthode, qui peut seule expliquer le nombre de ses œuvres, a plus d’une fois éveillé la défiance des ignorans. Un chanoine qui lui avait demandé un tableau d’église, voyant l’œuvre aux trois quarts faite sans que le maître eût paru, lui écrivit pour se plaindre : « C’est un tableau de votre main que je veux, lui disait-il; notre marché ne peut tenir, si vous abandonnez la besogne à vos élèves. » Rubens eut grand’peine à rassurer le chanoine. L’acheteur ne comprit l’injustice de ses craintes et de ses reproches qu’en voyant l’œuvre terminée sous ses yeux par la main du maître.

Énumérer les tableaux qu’il a signés de son nom, et qui ornent aujourd’hui les principales galeries de l’Europe, serait un travail sans profit pour le lecteur. Le catalogue de Smith, qui a servi de base à toutes les publications du même genre, les porte au-delà de treize cents. Il nous suffira, pour estimer son génie, pour en saisir le caractère, pour en déterminer la portée, de choisir dans ce catalogue immense les compositions qui révèlent d’une manière éclatante les diverses faces de cette vaste intelligence, qui avait embrassé avec un égal bonheur toutes les parties de la peinture.

La première qui se présente à la pensée, la plus célèbre dans l’histoire, est aujourd’hui placée dans la cathédrale d’Anvers; je veux parler de la Descente de Croix. C’est d’ordinaire à cette composition que les admirateurs et les adversaires de Rubens demandent leurs argumens. Cet ouvrage est à coup sûr un des plus importans, un des plus précieux qu’il ait produits. Pour nous servir d’une locution familière aux écrivains italiens, la Descente de Croix est à elle seule une école de peinture. Si elle ne contient pas son génie tout entier, elle nous en montre au moins la meilleure partie; n’eût-il produit que cette œuvre, il compterait parmi les plus grands maîtres de son art. La composition est pleine de grandeur et de simplicité. Deux ouvriers, placés au sommet de la croix, tiennent dans leurs dents le linceul du Christ, et de leur main demeurée libre accompagnent le corps du crucifié. Joseph d’Arimathie et Nicodème le soutiennent dans leurs bras. Saint Jean, debout au pied de la croix, en face de la Vierge-Mère, les aide dans l’accomplissement de ce pieux devoir. Un des pieds du Christ s’appuie sur l’épaule de Madeleine agenouillée. Salomé, accroupie derrière Madeleine, contemple d’un œil éploré ce douloureux spectacle. Il serait difficile d’imaginer une scène plus émouvante et plus simplement rendue. Le corps du Christ, modelé avec une rare élégance, n’a rien de théâtral. La tête s’incline sur la poitrine, le corps tout entier s’affaisse, et tous les membres sont raidis par la mort.

A ne consulter que la réalité, abstraction faite de toute doctrine, il faut bien reconnaître que Rubens, dans cette œuvre, s’est placé à côté des peintres les plus habiles. Quelle que soit la prédilection qui nous entraîne, que notre sympathie appartienne à Florence ou à Rome, à Venise, à Parme ou à Milan, nous sommes éblouis par la hardiesse des attitudes, par la science profonde qui éclate dans toutes les parties de ce tableau; mais ce n’est pas là le seul mérite qui le recommande. N’apercevoir dans la Descente de Croix que l’expression de la réalité, c’est ne pas la comprendre. Il y a dans cette composition quelque chose de plus qu’une exacte imitation de la forme humaine. La douleur de la Vierge est une douleur vraie, une douleur poignante. On peut discuter à loisir l’élégance de son ajustement, on ne pourra jamais nier avec bonne foi le caractère pathétique de la tête. La douleur de Madeleine, aussi vraie que la douleur de la Vierge, est empreinte d’un autre caractère; il y a dans la pécheresse convertie une tristesse passionnée. L’épaule qui reçoit le pied du Christ a soulevé des colères que j’ai peine à comprendre. Les puristes ont crié à la vulgarité. J’ai beau méditer cet étrange reproche, je n’arrive pas à deviner comment on pourrait le justifier. Je vois dans ce mouvement un trait de génie. La piété de Madeleine ne peut ressembler à la piété de Marie; sa douleur ne connaît pas encore la résignation. A genoux aux pieds du crucifié, les cheveux épars, elle s’indigne autant qu’elle s’afflige de la mort du Christ; il y a dans ses larmes presque autant de colère que de désolation. Elle veut toucher le corps du Christ : est-ce donc là un mouvement qui blesse le goût et révolte la piété ? N’en déplaise aux esprits chagrins, je n’y vois rien qui ressemble à une profanation. On accuse saint Jean, le disciple bien-aimé, de se poser devant le spectateur dans une attitude théâtrale : on oublie ou l’on feint d’oublier que son attitude s’explique et se justifie par l’action qu’il accomplit. Il ne se cambre pas pour étaler l’élégance de ses formes; il se renverse en arrière pour soutenir plus sûrement les jambes du Christ. Son regard, attaché sur la Vierge, exprime à la fois l’affliction et l’espérance. Il semble dire à la mère éplorée : « Votre fils n’est pas mort tout entier; résignez-vous, un jour il vous sera rendu.» Joseph d’Arimathie et Nicodème accomplissent leur pieux devoir avec une gravité qui révèle une foi profonde. Le cadavre qu’ils soutiennent dans leurs bras n’est pas pour eux un cadavre que la terre doive garder, une proie livrée à la corruption. Ils croient fermement à la résurrection du crucifié; leur maître n’est pas perdu sans retour. L’expression de leur visage n’a donc rien qui doive nous étonner : leur gravité n’est pas de l’indifférence; ils espèrent, et, s’ils ne sont pas encore consolés, ils ne perdent pas courage. Quant aux ouvriers placés sur le sommet de la croix, faut-il s’étonner que leur visage ne respire pas la douleur ? Pour eux, le Christ n’est qu’un fardeau qu’ils soutiennent; ils ne voient dans ce cadavre qu’un salaire à gagner. Leur parfaite indifférence, que je n’entends pas contester, n’a pas besoin de justification.

Ainsi, parmi les neuf figures dont se compose ce tableau, il n’y en a pas une qui ne se recommande par la vérité : mouvement du corps, expression des têtes, tout est conçu avec sagesse, rendu avec fidélité. Laissons en paix les déclamateurs qui ne veulent voir dans la Descente de Croix qu’une scène païenne. Ne troublons pas le puéril triomphe dont ils semblent si fiers. A les entendre, ils regrettent de ne pas apercevoir dans le corps du Christ les signes évidens d’une prochaine résurrection. Que signifie cet ingénieux reproche, sinon qu’ils souhaiteraient un cadavre d’une nature inconnue jusqu’ici, un cadavre qui ne fût pas tout entier envahi par la mort ? Rubens serait un païen, parce que le corps du Christ s’affaisse entre les bras de Nicodème et de Joseph, parce que ses jambes ne peuvent plus le porter, parce que le sang ne circule plus sous cette chair inanimée ? Le sang recueilli dans un vase, qui est déjà coagulé, révolte leur piété. Je n’essaierai pas d’apaiser leur colère. Qu’ils s’applaudissent de cette merveilleuse découverte, qu’ils se glorifient de leur sagacité : le paganisme de Rubens n’arrive pas jusqu’à mon intelligence; pour pénétrer ce mystère d’iniquité, il faut sans doute posséder un sens qui me manque. Si l’on veut dire que le Stabat Mater du couvent de Saint-Marc à Florence respire une piété plus fervente que la Descente de Croix, je l’accorderai volontiers; mais entre cette concession, que le bon sens, que l’évidence me commandent, et l’accusation que je viens d’énoncer, l’intervalle est trop grand pour qu’il soit possible de le combler. Que Rubens soit constamment préoccupé de son art, que, dans la représentation même d’une scène consacrée par la foi chrétienne, il n’oublie jamais de séduire, d’enchanter les regards, je le reconnais sans hésiter; mais je suis bien forcé d’affirmer en même temps que dans la Descente de Croix il n’a violé aucune convenance religieuse, qu’il a compris toutes les conditions du sujet, qu’il a rendu avec éloquence la douleur de Marie, de Madeleine et de saint Jean. Si la Descente de Croix de la cathédrale d’Anvers n’émeut pas aussi profondément que le Stabat Mater du couvent de Saint-Marc, ce n’est pas la faute de Rubens, c’est la faute de son temps. Philippe II avait compté sur le bourreau pour raffermir du même coup l’autorité de l’église et son autorité. L’histoire démontre assez clairement qu’il se trompait. Son impitoyable cruauté, qui a coûté tant de sang aux Pays-Bas, digne de la réprobation de tous les cœurs généreux, étonne à bon droit tous les esprits éclairés comme une grossière méprise : la terreur ne réveille pas la foi. La piété de Rubens n’était pas la piété d’un anachorète ou d’un croisé; mais il n’y a dans la Descente de Croix rien dont puisse s’alarmer ou s’étonner la piété la plus sincère.

Le Crucifiement de saint Pierre, placé aujourd’hui à Cologne, non pas dans la cathédrale, comme l’a dit récemment un écrivain mal informé, mais dans la modeste église de Saint-Pierre, n’offre pas une étude moins intéressante que la Descente de Croix. Ce fut un des derniers ouvrages, peut-être même le dernier, du maître flamand; mais comme il occupe une place à part parmi ses compositions religieuses, comme il n’a pas moins d’importance que la toile dont se glorifie la cathédrale d’Anvers, et qu’il se recommande à l’attention des connaisseurs par une exécution toute différente, je ne crois pas devoir tenir compte de la chronologie, et je veux essayer dès à présent de le caractériser. La fabrique de Saint-Pierre de Cologne, comprenant l’immense valeur de ce tableau, en a fait un objet de spéculation. Les visiteurs qui entrent dans l’église n’aperçoivent sur le maître-autel qu’une copie de la composition de Rubens ; un avis écrit en trois langues avertit les curieux qu’ils ont à payer un demi-thaler pour voir l’original. M. Cachet a publié récemment deux lettres de Rubens qui se rattachent à l’histoire de ce tableau et qui en expliquent le caractère spécial. Quatre ans avant sa mort, il recevait une lettre signée du nom de George van Geldorp, peintre flamand établi en Angleterre depuis quelques années. Il s’agissait d’un tableau d’autel tiré de la vie de saint Pierre. Rubens, accablé de commandes, ne pouvait pas toujours répondre sur-le-champ à ses nombreux correspondans. Il ne répondit à George van Geldorp que l’année suivante, et lui proposa le Crucifiement de saint Pierre. Il espérait trouver dans le supplice inusité du martyr des effets nouveaux. Cependant, avant de prendre un parti, il demandait quelles seraient les dimensions de la toile, jugeant avec raison que cette condition, toute matérielle, devait déterminer le choix du sujet. Il s’était d’abord étonné de voir une telle commande lui venir de Londres. Il ne comprenait pas qu’une ville protestante voulût avoir un tableau d’autel. Quand il sut que George van Geldorp lui avait écrit de la part de Jabach, célèbre amateur de Cologne, il résolut de se surpasser. Le Crucifiement de saint Pierre avait séduit son imagination; il voulait le traiter à loisir et donner dans cette œuvre la mesure complète de son savoir. Aussi ne se pressait-il pas de l’achever. Malgré la prodigieuse rapidité qui lui était familière, il n’y avait pas encore mis la dernière main en 1638. George van Geldorp pria un de ses amis d’Anvers, Lemens, de voir où en était le tableau promis à Jabach. Rubens cette fois s’empressa de répondre. Il était content de sa nouvelle composition; il croyait avoir réussi, et pensait qu’elle serait comptée parmi ses plus belles œuvres; mais il ne voulait pas être pressé, et demandait qu’on lui laissât le loisir de l’achever à sa guise. A sa mort, ses héritiers trouvèrent l’œuvre achevée dans son atelier, et le Crucifiement de saint Pierre fut acheté pour le compte de Jabach.

Je ne veux pas conclure des lettres publiées par M. Gachet que Rubens ait travaillé quatre ans à ce tableau : ce serait dénaturer le sens de ces documens. Ce n’était certainement pas la seule composition qui l’occupât; mais comme il tenait à se contenter, et que les nécessités de la vie matérielle ne l’obligeaient pas à se séparer de son œuvre avant d’avoir réalisé sa volonté tout entière, il la prenait, la quittait et la reprenait, l’oubliait pendant quelques semaines pour y revenir avec plus d’entrain et de liberté. C’est une méthode excellente; par malheur, il n’est pas donné à tous les artistes de la suivre; la liberté dans le travail est un privilège qui n’appartient qu’au petit nombre. Rubens en profita dignement. Toutes les parties de son tableau sont traitées avec un soin scrupuleux, avec une exactitude, une précision qui étonnent ses plus fervens admirateurs. Sans vouloir placer le Crucifiement de saint Pierre au-dessus de la Descente de Croix, je pense qu’il faut avoir vu le premier de ces deux morceaux pour apprécier justement le savoir de ce puissant maître. A ne considérer que l’invention, il a produit bien des œuvres du même ordre; mais si l’on veut parler de l’exécution, la plupart de ses œuvres, comparées au Crucifiement de saint Pierre, paraîtront inachevées. Pureté des contours, finesse du modelé, justesse des mouvemens, tout se trouve réuni dans cette admirable composition. Je ne parle pas de la splendeur du coloris. Il serait hors de propos de comparer, sous ce rapport, le Crucifiement de saint Pierre et la Descente de Croix, car ce dernier tableau n’est plus aujourd’hui ce qu’il était en sortant des mains de l’auteur. Il a subi, hélas! comme tant d’autres chefs-d’œuvre, les outrages d’une main inhabile qui prétendait le rajeunir et lui rendre son premier éclat. Il a été réparé comme chez nous Lesueur, Nicolas Poussin et André del Sarto. Il n’est donc pas permis aujourd’hui de parler du coloris de la Descente de Croix; nous serions exposé à mettre sur le compte de Rubens les étranges caprices des réparateurs.

Je n’ai pas besoin de rappeler que saint Pierre fut crucifié la tête en bas. voici comment sont disposés les personnages dans le tableau de Cologne : à gauche du martyr, un bourreau agenouillé enfonce la croix en terre; un autre, à droite, soutient la main gauche du supplicié; trois autres lient ses pieds et les clouent à la croix. Cette donnée, on le voit, présente de nombreuses difficultés. Pour ne commettre aucune bévue en la traitant, il faut posséder une science profonde, n’ignorer aucun des secrets de l’anatomie, et se tenir en garde contre l’exagération. Or Rubens n’a rien négligé pour satisfaire à toutes ces conditions. Non-seulement il a su imprimer aux bourreaux la sauvage énergie qui leur appartient, non-seulement il a écrit sur le visage du martyr la résignation et la foi, mais il a rendu avec une merveilleuse fidélité le gonflement des veines et le jeu de la lumière sur le corps de saint Pierre. Il n’y a pas trace d’exagération ; la figure tout entière se distingue par la simplicité. Il est évident pour tous ceux qui ont étudié attentivement ce tableau que Rubens a gardé jusqu’à son dernier jour toute la puissance de ses facultés; Titien, qui a traité le même sujet dans sa vieillesse, ne se montre pas toujours égal à lui-même; il est vrai qu’il peignait encore à quatre-vingt-dix-neuf ans, quand il fut emporté par la peste. Dans un âge si avancé, il est bien difficile de manier le pinceau d’une main sûre; la composition que j’ai vue il y a quelques années à l’académie de Venise, et qui est aujourd’hui replacée dans une église, révèle trop clairement une main défaillante. Entre le Crucifiement de Cologne et la Descente de Croix d’Anvers, il n’y a aucune différence pour la richesse de l’invention; la main du maître sexagénaire est aussi sûre, aussi ferme que la main du jeune maître à son retour d’Italie; son savoir a grandi sans attiédir son imagination.

Faut-il regretter que Rubens n’ait pas traité toutes ses œuvres avec le même soin que le Crucifiement de saint Pierre ? Faut-il déplorer la rapidité avec laquelle il exécutait ses travaux ? Je suis très loin de le penser. S’affliger de cette rapidité si prodigieuse, que plusieurs biographes ont encore exagérée, c’est ne pas comprendre la vraie nature de cet heureux génie. Pour se révéler pleinement, il avait besoin de multiplier ses œuvres, d’exprimer sa puissance sous des formes sans cesse renouvelées. Pour certains esprits, même de l’ordre le plus élevé, la lenteur est une nécessité; pour d’autres esprits d’un ordre égal, la lenteur ne serait le plus souvent qu’une souffrance sans profit, et Rubens était de ces derniers, car il ne faut pas s’abuser sur la véritable durée de son dernier travail : bien qu’il se soit écoulé quatre ans entiers entre le commencement et la fin de ce tableau, il n’est pas probable que l’auteur ait renoncé, en l’exécutant, à ses procédés ordinaires. Chacune des figures dont il se compose a sans doute été modelée rapidement, si l’on ne tient compte que du temps pris pour chaque morceau; mais le peintre les a quittées et reprises plus d’une fois avant de les achever, et tout en travaillant vite, il a l’air d’avoir travaillé lentement. S’il était permis de prendre au sérieux l’éternel reproche adressé à Rubens par ses détracteurs, s’il était nécessaire de prouver par un argument péremptoire l’étendue et la profondeur de son savoir, on trouverait dans le Crucifiement de saint Pierre une réponse victorieuse. On a souvent dit et j’entends dire chaque jour que le plus grand des maîtres flamands ne sait pas dessiner. Cette accusation banale serait facilement réfutée par la Descente de Croix; mais le tableau de Cologne démontre encore mieux que le tableau d’Anvers que l’auteur savait au besoin, et dès qu’il le voulait, arrêter le contour de ses figures, modeler avec finesse les parties les plus délicates sans rien perdre de sa splendeur habituelle. Le Crucifiement de saint Pierre est d’un dessin énergique, élégant et pur; pour le nier, il faut renoncer à la bonne foi. Que les formes choisies par Rubens ne plaisent pas à tous les yeux, je le conçois sans peine; que la force éclate dans ses compositions plus souvent que la grâce, c’est une vérité reconnue depuis longtemps; que plus d’une fois il ait sacrifié le contour au coloris, il n’est pas permis de le nier, mais il n’agissait pas ainsi par ignorance. S’il préférait la splendeur à la précision, il n’avait pas pour le choix des lignes le mépris qu’on lui attribue trop souvent; il savait toute l’importance du dessin et l’avait étudié avec ardeur; seulement il avait une manière de voir et de rendre la nature qui lui appartenait et qui donnait à tous ses personnages un caractère spécial. Parmi ses nombreux détracteurs, il y en a plus d’un qui prend son originalité pour une preuve d’ignorance. Il a prouvé maintes fois qu’il connaissait tous les secrets de la forme humaine, mais jamais il ne l’a prouvé aussi clairement que dans le Crucifiement de saint Pierre. L’élégance de saint Jean et de Salomé, le torse entier du Christ dans la Descente de Croix, peuvent être invoqués comme d’éclatans témoignages de savoir. Il y a dans cette œuvre immortelle un choix de lignes dont le goût le plus sévère ne saurait s’offenser; les jambes mêmes du Christ, dont le mouvement a soulevé tant de colère parmi ceux qui prétendent posséder seuls le secret de l’harmonie linéaire, ne me semblent pas mériter la réprobation dont elles sont frappées, car elles sont vraies dans le sens dramatique et dans le sens anatomique. Toutefois le Crucifiement de saint Pierre prouve encore mieux l’injustice de l’accusation que j’ai rappelée.

La galerie du Louvre édifierait les adversaires de Rubens, s’ils consentaient à regarder, au lieu de déclamer en détournant les yeux avec dédain; Anvers et Cologne achèveraient leur conversion, s’ils n’étaient résolus à nier systématiquement le savoir de ce maître illustre. L’étude des deux tableaux dont je viens de parler ne peut laisser aucun doute aux esprits sincères qui prennent la peine de s’éclairer avant d’affirmer ou de nier; mais cette méthode, enseignée par le bon sens, ne convient pas aux détracteurs de Rubens; ils trouvent plus commode de le condamner comme ignorant, de le maudire comme un fléau, sans aller visiter Anvers et Cologne. Ils ne veulent pas exposer la pureté des doctrines qu’ils professent aux dangers d’une telle épreuve; il est vrai que la logique la plus vulgaire réprouve une telle obstination. Ils déclarent vénéneux le fruit qu’ils refusent de goûter; mais pourquoi le goûteraient-ils, puisqu’ils savent d’avance que c’est un poison ? Et qu’on ne prenne pas nos paroles pour un jeu d’esprit : si je donne à la discussion la forme de la raillerie, c’est qu’il est difficile de garder son sérieux quand on entend dire que Rubens ne sait pas dessiner.

En 1620, Marie de Médicis, s’étant réconciliée avec son fils Louis XIII à Angoulême, voulut consacrer cet heureux événement dans une suite de tableaux destinés à décorer son nouveau palais du Luxembourg. A la recommandation du baron de Vicq, ambassadeur des Pays-Bas à Paris, elle fit choix de Rubens. Cette précieuse collection est aujourd’hui placée dans la galerie du Louvre. A coup sûr, tout n’est pas à louer dans cette série de compositions; il y a plus d’un épisode que le goût ne saurait approuver. Le mélange des idées chrétiennes et des idées païennes est un caprice au moins singulier. Je suis loin pourtant de partager la colère des historiens qui blâment d’une manière absolue l’emploi de l’allégorie. Je doute fort que la représentation littérale des faits eût fourni au peintre vingt compositions d’un puissant intérêt. Si l’allégorie envisagée d’une façon générale offre au pinceau de nombreux dangers, au spectateur plus d’une énigme à deviner, on ne peut nier pourtant qu’elle ne serve à poétiser des faits souvent très prosaïques. Marie de Médicis trouvait dans sa vie le sujet d’une épopée, Rubens n’était pas tout à fait du même avis. Il ne croyait pas pouvoir réaliser le vœu de la reine-mère sans le secours de l’allégorie. S’il s’est parfois laissé entraîner à des inventions bizarres, qui ne se comprennent pas facilement sans la lecture du programme, il faut reconnaître cependant que la biographie de Marie de Médicis, prise dans son ensemble, se recommande par la grandeur, l’éclat et la nouveauté. Je n’essaierai pas de justifier la présence de Neptune à Marseille en face de l’archevêque; mais les admirables sirènes qui se jouent au milieu des flots, dont les épaules et les hanches révèlent tant de puissance et de jeunesse, leur poitrine palpitante où la lumière ruisselle, leurs yeux ardens, leurs narines dilatées et voluptueuses qui appellent le désir, les tritons qui leur font cortège, seront toujours un sujet d’étonnement et d’étude pour ceux qui aiment la peinture. Que Neptune et l’évêque de Marseille soient un peu étonnés de se rencontrer, je ne le conteste pas; mais comment aurais-je le courage de condamner le caprice auquel nous devons ces ravissantes sirènes, ces merveilleux tritons ? Rubens n’a jamais rien créé de plus beau; jamais la peinture n’a mieux exprimé la chair frémissante et la splendeur de la lumière. Que les puristes s’affligent tout à leur aise de cette monstrueuse alliance, qu’ils crient à la profanation, je n’essaierai pas de les apaiser, car le plus simple bon sens m’oblige à leur donner raison dans le domaine des idées. Oui, sans doute, Neptune, les tritons et les sirènes entourant la galère qui amène en France Marie de Médicis seront toujours pour les hommes de goût une étrange fantaisie, et cependant l’Arrivée de la reine est un des plus admirables tableaux dont l’histoire fasse mention. On peut le condamner au nom des convenances que la peinture doit respecter aussi bien que la poésie : si l’on consent à ne tenir compte que de la beauté des figures, il faut l’absoudre et le glorifier.

Je ne serai pas plus indulgent pour la manière dont Rubens a représenté la Ville de Lyon allant au-devant du roi et de la reine. Deux lions attelés et conduits par des amours sont à coup sûr un singulier emblème, le bon sens et le goût pourraient souhaiter quelque chose de mieux; mais Henri IV et Marie de Médicis, sous la figure de Jupiter et de Junon, désarment sans effort les juges les plus sévères. Quelle grâce et quelle majesté! Ne faut-il pas pardonner cet emprunt fait à l’Olympe en voyant le prodigieux parti que l’auteur a su tirer de sa faute ? L’expression martiale de Jupiter ne convient-elle pas au Béarnais ? Le fier visage de Junon ne rend-il pas à merveille la joie de la nouvelle épouse ? Supprimez par la pensée l’emploi de l’allégorie, et voyez à quels élémens se réduit le fait consigné par l’histoire. Sans doute Rubens a usé de l’allégorie avec une liberté qui dégénère trop souvent en licence; mais qu’il est habile à racheter sa faute! Comme il commande, comme il impose le pardon par la hardiesse du dessin, par la splendeur du coloris!

Je ne pousserai pas plus loin cette apologie de l’allégorie, car le lecteur achèvera sans peine ce que j’ai commencé. Dans toutes les compositions où l’auteur a violé les lois du goût, il a pris soin de se justifier par l’énergie de l’expression, par le charme de la couleur. Résolu à poétiser tous les sujets que lui fournit la vie de Marie de Médicis, il ne recule devant aucune témérité : emblèmes païens, emblèmes chrétiens, tout lui est bon, pourvu qu’il trouve moyen de montrer la puissance de son pinceau. Sans doute il vaudrait mieux que le bon sens fût constamment satisfait aussi bien que les yeux, sans doute nous devons regretter que le peintre ait trop souvent compté sur la pénétration du spectateur : Nicolas Poussin n’eût jamais commis de pareilles méprises; mais si Rubens cède le pas à Nicolas Poussin dans le domaine de la philosophie, comme il le dépasse dans le domaine de la peinture ! Il a beau se tromper, multiplier les fautes, outrager le goût : il y a dans ses figures de femmes tant de souplesse et de grâce, dans ses figures d’hommes tant d’énergie et de fierté, qu’on est forcé de l’admirer tout en condamnant ses caprices.

Il y a dans la Vie de Marie de Médicis plusieurs épisodes où le goût ne trouve rien à reprendre. Il me suffira de citer Henri IV confiant à la reine le gouvernement du royaume. Quelle douce et touchante majesté dans le visage, dans l’attitude de la reine ! Quel empressement et quelle sécurité dans le mouvement et dans la physionomie du roi ! Il remet aux mains de la reine le globe, symbole de la puissance ; il lui abandonne les destinées de la France sans inquiétude, sans hésitation, persuadé que ce précieux dépôt sera fidèlement gardé. Peut-on souhaiter, peut-on rêver deux plus beaux portraits ? Est-il possible d’apporter plus de vérité dans l’expression des sentimens, plus de naturel et de vivacité dans les mouvemens ? Et comment louer dignement la figure de femme placée à gauche de la reine ? La beauté de ses épaules, la transparence de ses joues, la fraîcheur de ses lèvres, la sérénité de son regard, éblouissent tous les yeux. En présence de telles merveilles, comment ne pas oublier les fautes que le bon sens relève dans la Vie de Marie de Médicis ?

Cette série de compositions biographiques fut achevée, selon le témoignage de Michel en deux ans, selon Walpole en trois ans. J’ai déjà dit ce qu’il faut penser de cette prodigieuse fécondité, à quelles limites il convient de la réduire. Les esquisses faites à Paris par Rubens, sous les yeux de la reine-mère, qui venait souvent le visiter dans son atelier, ont été mises en œuvre à Anvers par ses élèves. Il suffit de citer leurs noms pour ramener le prodige aux proportions de la vraisemblance : Van Dyck, Jordaens, Gaspard de Crayer, van Egmont, Diepenbeck, Corneille Schut, Erasme Quellyn, Momper, Vilders, Lucas van Uden, François Sneyders, traduisaient fidèlement la pensée du maître. Avec de tels auxiliaires, Rubens pouvait contenter tous les souverains d’Europe et décorer en quelques années les palais du Luxembourg, de l’Escurial et de White-Hall.

Parmi les quatre-vingt-six lettres de Rubens publiées à Bruxelles par M. Cachet, on en trouve plusieurs qui se rapportent à la galerie de Médicis et qui sont adressées soit à Peiresc, soit à Valavès. Le mariage d’Henriette de France avec Charles Ier occupait alors toutes les pensées de la reine-mère, et le protégé du baron de Vicq attendait le prix de ses travaux. Il demande à ses correspondans s’ils peuvent lui donner des nouvelles de l’abbé de Saint-Ambroise, personnage en crédit auprès de la reine-mère, qui devait hâter le paiement de ses tableaux. Il est certain que ces lettres témoignent un peu d’impatience, mais elles ne prouvent pas la cupidité dont parlent quelques biographes. Il est fâcheux que ces nouveaux documens, d’ailleurs si intéressans, puisqu’ils nous montrent l’érudition encyclopédique de Rubens, ne nous apprennent rien sur la composition de la galerie du Luxembourg. A côté d’une dissertation sur les travaux numismatiques de Goltzius, nous aimerions à trouver quelques détails sur la vie de Rubens à Paris, sur ses entretiens avec la reine-mère, avec les dames de la cour. Il serait curieux de savoir si l’allégorie entrait dans les goûts personnels de Marie de Médicis, si le peintre a suivi ou combattu ses conseils, car une reine ne peut guère entrer dans un atelier sans donner son avis. Un tel renseignement aurait pour nous plus d’intérêt que l’anecdote sur la duchesse de Guéménée rapportée par un des biographes de Rubens. Que M. de Bautru ait présenté Rubens au cercle de la cour, que la reine-mère lui ait demandé le nom de la plus belle, et qu’il ait répondu : «Si j’étais Pâris, je donnerais la pomme à )a duchesse de Guéménée, » ce récit prouve que Rubens, bien qu’habile courtisan, ne se croyait pas obligé de préférer la beauté de la reine à la beauté de ses dames d’honneur. Nous aimerions à l’entendre parler de son art, et nous dire pourquoi, en nous retraçant la vie de Marie de Médicis, il ne s’en est pas tenu à l’histoire. Quoiqu’il ne soit pas difficile de deviner le motif qui l’a décidé à prendre ce parti, l’explication donnée par un homme de cette trempe, initié depuis longtemps à la connaissance de l’antiquité, aurait pour nous un charme singulier. Rubens essayant de justifier le mélange des idées païennes et des idées chrétiennes dans un sujet tout moderne nous intéresserait un peu plus qu’un madrigal sur Paris et la duchesse de Guéménée.

A coup sûr, la Vie de Marie de Médicis serait une école dangereuse pour les jeunes peintres qui n’auraient pas encore étudié d’autres modèles : ce n’est pas là en effet qu’ils pourraient puiser les principes d’un goût pur; mais quoi que puissent dire les partisans exclusifs de l’Italie, il y a dans cette biographie, qui a suscité, qui mérite tant de reproches, si l’on ne considère que le côté philosophique de l’art, des leçons sans nombre pour la jeunesse et pour l’âge mûr. Les élèves qui n’ont pas encore quitté les bancs, les peintres qui ont déjà vieilli dans la pratique de leur métier ne consulteront jamais sans profit l’Arrivée de la reine à Marseille et Henri IV lui remettant le gouvernement du royaume. Il y a dans ces deux compositions, pour un homme vraiment épris de la beauté, une source inépuisable d’émulation; mais, pour que l’étude de Rubens porte ses fruits, il faut qu’elle soit commencée de bonne foi, poursuivie avec sincérité; il faut interroger sa peinture et la copier, comme on interroge, comme on copie le modèle vivant, sans acception de système ou d’école. Si l’on se place devant ces œuvres avec la résolution préconçue d’échapper au danger qu’elles présentent, autant vaut ne pas les regarder, car une étude ainsi commencée, ainsi poursuivie, ne sera jamais qu’une étude stérile. Que le peintre qui veut apprendre son métier, en posséder tous les secrets, oublie pour quelques jours le mélange des idées chrétiennes et des idées païennes, et qu’il tâche d’imiter les tritons et les sirènes de Rubens : s’il réussit à les reproduire, il aura fait un pas immense, car il saura exprimer la vie. Maître d’un tel secret, il pourra librement aborder les programmes les plus difficiles. Qu’il engage une lutte courageuse, qu’il s’efforce de transcrire les portraits d’Henri IV et de Marie de Médicis, et s’il n’oublie rien, s’il ne gâte rien dans ces deux admirables figures, il peut prendre confiance en lui-même et songer sans crainte aux tâches les plus délicates. Malheureusement, parmi les jeunes peintres, les uns condamnent Rubens sur parole pour plaire à leurs maîtres, pour faire preuve de docilité; d’autres l’étudient comme le roi de la peinture, comme un homme sans aïeux et sans descendans, comme l’expression complète et suprême de la beauté; ils ne souffrent pas qu’on discute une seule de ses œuvres; leur admiration va jusqu’à l’idolâtrie. Ceux qui l’étudient et permettent pourtant la discussion sont en petit nombre. Il serait à souhaiter que cette dernière catégorie s’accrût de jour en jour, car c’est à elle qu’appartient le vrai sentiment de l’art.

Pour montrer toute la variété de cet heureux génie, il convient d’appeler l’attention sur deux tableaux placés dans la galerie du Louvre, je veux parler de la Kermesse et de l’Arc-en-ciel. Rapprochés de la Descente de Croix et du Crucifiement de saint Pierre, ces deux tableaux prouvent d’une manière victorieuse que Rubens avait embrassé tous les genres, qu’il avait étudié avec la même ardeur tous les aspects de la nature. Jamais la joie populaire n’a été représentée avec plus d’éclat et d’entrain que dans la Kermesse. Le tumulte et la confusion de cette fête sont rendus avec une verve qui n’a jamais été dépassée. Tous les groupes de cette composition expriment l’ivresse de la joie, la rage du plaisir. On se demande avec étonnement comment la main à laquelle nous devons la Descente de Croix a pu exécuter ces danses folles, tumultueuses, effrénées. Il n’y a pas une figure inutile, pas un personnage qui ne prenne part à la fête. Quel immense intervalle entre cette Kermesse et les compositions de David Teniers le fils sur le même sujet! Dans ces dernières, d’ailleurs si dignes d’étude, nous n’avons que la réalité, l’image fidèle, mais prosaïque, de la joie populaire. Rubens, comme en se jouant, sait trouver dans cette donnée un admirable poème. Il ne se contente pas de peindre ce qu’il a vu, il ne s’en tient pas à ses souvenirs, il s’élève au-dessus de la réalité; il agrandit, il transforme, il ennoblit la scène qui a charmé ses yeux. Le spectacle de cette fête rendrait la vigueur au vieillard perclus; on dirait que les danseurs sont frappés de vertige. Les femmes, étreintes d’une main puissante, se laissent emporter par le tourbillon. Plus on étudie ce tableau, et plus on admire la prodigieuse variété des épisodes. La jeunesse et l’âge mûr sont confondus dans une commune ivresse. S’il me fallait désigner dans l’œuvre de Rubens une composition qui se puisse comparer à la Kermesse, je nommerais les Démons précipités dans l’enfer par saint Michel. Ce dernier tableau en effet, qui se voit à Gand, dans la galerie de M. de Scamps, et qu’on appelle vulgairement la Grappe de raisin, est le seul qui révèle la même ardeur d’imagination. Il serait pourtant puéril d’établir un parallèle entre la Kermesse et la Grappe de raisin. La diversité des sujets ne permet pas d’y songer. Si je les rapproche, c’est uniquement parce qu’ils nous donnent, chacun à sa manière, le sentiment de l’infini : damnés et danseurs fourmillent, et l’œil le plus exercé ne saurait les compter.

Le paysage connu sous le nom de l’Arc-en-ciel nous étonne d’abord par sa profondeur ; nous embrassons du regard un espace immense. L’harmonie linéaire qui relie entre elles toutes les parties de ce tableau n’est pas un moindre sujet d’admiration. La forme élégante des arbres placés à la droite du spectateur, les mouvemens ondulés du terrain, la ténuité des fonds et la transparence du ciel seront l’éternel désespoir des paysagistes. Parmi les peintres qui ont consacré leur vie entière à ce genre unique, il n’y en a pas un qui soit allé plus loin. Les personnages et les animaux du premier plan sont distribués habilement, et reposent la vue. Il règne dans toute cette composition un calme, une sérénité qui reportent la pensée vers l’âge d’or. L’homme qui a pu concevoir la Kermesse et l’Arc-en-ciel, n’eût-il exécuté que ces deux tableaux, serait compté parmi les maîtres les plus savans. Que faut-il donc penser de la souplesse et de la fécondité de son génie, quand on passe en revue tous les sujets qu’il a traités, tous les épisodes de l’Ancien et du Nouveau Testament, de l’histoire ancienne et de l’histoire moderne, qui ont tour à tour exercé son imagination, et que son pinceau a su rendre avec un égal bonheur ?

Rubens, pour remplir de son nom l’Europe entière, avait formé dans son atelier une école de graveurs qui travaillaient sous ses yeux, qu’il dirigeait, qu’il animait de ses conseils. Parmi ces interprètes habiles et dévoués qui vulgarisaient sa pensée, il en est trois dont les noms sont associés à la gloire du maître : Paul Dupont, Bolswert et Vostermann. On retrouve dans leurs planches tout le génie de Rubens. Jamais peintre n’a trouvé de burin plus obéissant et plus fidèle. Paul Dupont, Bolswert et Vostermann ne songeaient pas à la régularité symétrique des tailles, qui excite chez les ignorans une si vive admiration; ils s’attachaient avant tout à rendre la manière et le style du maître. Chez eux, nulle ostentation dans le maniement de l’outil. Ils ne tiennent pas à briller, à creuser dans le cuivre des losanges irréprochables; ils n’ont qu’un seul désir, une seule ambition, l’interprétation du modèle; ils vivent de la vie du maître; ils n’ont d’autre pensée, d’autre volonté que la sienne; ils ne discutent pas ce qu’il a fait, ils le copient. Chairs et draperies, ils traduisent tout ce qu’ils voient, sans rien omettre, sans rien ajouter. Ils n’essaient pas d’amollir ce qui leur paraît trop dur, de raffermir ce qui leur parait manquer de solidité. Quoi qu’ils puissent penser de l’œuvre confiée à leur burin, ils s’effacent tout entiers pour ne laisser voir que l’œuvre elle-même. Cette abnégation constante n’est pas un signe de médiocrité; loin de là, c’est la preuve la plus éclatante d’intelligence qu’un graveur puisse donner, car il est chargé de traduire et non de corriger son modèle. La méthode suivie par Bolswert, Paul Dupont et Vostermann est aujourd’hui tombée en discrédit. La plupart des graveurs se croient obligés de modifier le modèle qu’ils sont chargés de traduire; l’infidélité est pour eux une affaire d’honneur. Il n’y a guère qu’Henriquel Dupont, Calamatta et Mercuri qui comprennent aujourd’hui le mérite de la fidélité, et c’est à cette conviction qu’ils doivent la meilleure partie de leur talent. Ils mettent leur orgueil à ne rien exprimer qui ne soit dans le texte original, et les vrais connaisseurs applaudissent à leur modestie. Ils ont mis à profit l’exemple de Bolswert sans essayer de suivre servilement ses traces, car ils savent qu’il y a pour chaque maître un genre de gravure spécial. Le burin de Bolswert, qui convient à Rubens, ne conviendrait pas à Raphaël : le burin de Marc-Antoine Raimondi, qui convient à Raphaël, ne conviendrait pas à Rubens. Également fidèles, également dociles, ces deux interprètes ne parlent pas la même langue, n’ont pas le même accent, et la diversité de leur style est une preuve de leur sincérité.

Il y a trois choses à considérer dans Rubens : les origines de son talent, l’action qu’il a exercée sur le développement de la peinture, les avantages et les dangers que présente l’étude de ses œuvres. C’est la seule manière de déterminer avec précision, avec justice, le rang qui lui appartient, la place qu’il occupe dans l’histoire. Or, malgré les dénégations obstinées de la plupart de ses compatriotes, il est certain qu’il doit beaucoup à l’Italie. Les huit années qu’il a passées au-delà des Alpes ont modifié profondément, je ne dis pas la nature de son génie, mais la forme de sa pensée. Ce n’est assurément ni dans l’atelier d’Adam van Noort, ni dans celui d’Otto Venius qu’il a puisé les élémens de son style; le tableau de ce dernier que nous possédons au Louvre me dispense de toute démonstration. Le peintre éminent qu’Anvers et Cologne se disputaient depuis deux siècles, et que Siegen vient de conquérir par les recherches patientes de M. Bakhuisen, doit à l’Italie la meilleure partie de sa puissance. Je n’ai pas à revenir sur Mantoue : ce n’est pas à Jules Romain que Rubens a pu emprunter son style. Rome et Venise peuvent seules nous expliquer l’audace, l’abondance et la splendeur de ses conceptions. En parlant ainsi, je n’entends pas rayer du problème une donnée capitale, ses facultés primitives; je veux concentrer l’attention sur le développement de ces facultés et sur les maîtres qui les ont agrandies. Pour moi, et je crois n’être pas seul de mon avis, Rubens procède de Rome et de Venise. Florence et Milan ont excité sa curiosité sans prêter à sa pensée des formes nouvelles. Il a connu les œuvres de Léonard, il a même copié la Cène de Sainte-Marie-des-Grâces, et cette copie, vulgarisée par la gravure, nous étonne à bon droit, car il serait difficile d’imaginer une imitation plus infidèle. Il a connu les fresques de Raphaël, mais il ne paraît pas en avoir tiré grand profit, ou du moins le Sanzio n’a laissé aucune trace dans ses œuvres. Paul Véronèse et Michel-Ange sont les vrais maîtres, les aïeux directs de Rubens. Il a consulté, il a étudié Titien et Giorgione; mais il doit à Paul Véronèse le goût des grandes machines, des immenses décorations. Quant à l’audace de son dessin, ne rappelle-t-elle pas l’audace du Jugement dernier ? La Grappe de Raisin n’est-elle pas un souvenir de la chapelle Sixtine ? Sans vouloir contester l’indépendance, l’originalité du maître flamand, je crois pouvoir affirmer qu’il relève de Paul Véronèse et de Michel-Ange. Moins élégant que le premier, moins savant que le second, il a tiré de leurs leçons un prodigieux profit. Pour ceux qui connaissent l’Italie, pour ceux surtout qui ont étudié la chapelle Sixtine et visité à plusieurs reprises l’académie des beaux-arts de Venise, je ne pense pas que cette affirmation ait besoin d’être démontrée. Quant à ceux pour qui l’Italie est lettre close ou qui ne possèdent sur Paul Véronèse et Michel-Ange que des notions incomplètes, il n’est pas facile de les convaincre, car les argumens à produire reposent sur des faits qu’ils ignorent. Cependant les Noces de Cana, que nous avons au Louvre, et la copie du Jugement dernier placée à l’École des Beaux-Arts de Paris seront un commencement de preuve pour tous les hommes de bonne foi. Quoique les Noces de Cana aient subi l’outrage d’une restauration, quoique Sigalon, désespérant de déchiffrer les figures noircies par la fumée des cierges, ait exécuté le tiers inférieur du Jugement dernier plutôt d’après le modèle vivant que d’après la muraille de la Sixtine, ces deux toiles fournissent de précieux renseignemens sur le style de Rubens. Il a dérobé à Paul Véronèse et à Michel-Ange ce qui convenait à la nature de son génie, et se l’est assimilé de façon à le faire sien. Lors même qu’il les imite, il garde toujours un accent qui lui appartient. S’il ne sait pas faire de l’architecture un emploi aussi heureux que l’auteur des Noces de Cana, s’il n’écrit pas la forme avec autant de précision que l’auteur du Jugement dernier, il y a dans ses plus belles œuvres, dans ses compositions les plus éclatantes, quelque chose qui rappelle tour à tour Rome et Venise.

Pour assigner au talent de Rubens cette double origine, il n’est pas nécessaire de posséder une bien vive pénétration; il suffit d’examiner la question avec bonne foi, de ne pas accepter sur parole une opinion toute faite et transmise de main en main comme une monnaie de bon aloi. A Dieu ne plaise que je contredise le sentiment reçu pour le puéril plaisir d’exprimer un sentiment nouveau : le paradoxe n’est à mes yeux qu’une joie d’enfant; mais l’histoire de la peinture nous montre dans Rubens un disciple de Rome et de Venise et ne permet pas de voir en lui un génie sans aïeux et sans maître. Peu importe que l’opinion vulgaire lui attribue une originalité absolue, tant pis pour l’opinion vulgaire si elle ne s’accorde pas avec l’histoire. D’ailleurs, aux yeux des hommes de bon sens, l’avis que j’énonce n’est pas une atteinte portée à la gloire de Rubens. Si le maître flamand relève de Paul Véronèse et de Michel-Ange, les générations venues après lui relèvent à leur tour de son puissant génie. Si la connaissance du passé nous défend de voir en lui un homme entièrement nouveau dans le sens radical du mot, sa part est encore assez belle, assez grande, assez glorieuse, assez digne d’envie. Entrer dans une famille où figurent Michel-Ange et Paul Véronèse, serait-ce par hasard déroger ? Instruit par Venise, par la chapelle Sixtine, fécondé par ce double enseignement, le génie de Rubens a créé des œuvres immortelles. Vouloir qu’il ait tout tiré de lui-même est une prétention que la raison répudie.

L’action de Rubens sur le développement de la peinture n’est pas difficile à déterminer. Il a imprimé à toutes les représentations de la nature humaine un caractère de vie et de réalité que la peinture ne connaissait pas avant lui. Envisagées sous ce point de vue exclusif, ses œuvres nous offrent un caractère tout nouveau. Il n’y a pas dans l’histoire entière de l’art avant le XVIIe siècle un seul tableau qui se puisse comparer aux siens pour la vérité prise dans le sens prosaïque du mot. Rubens, profitant des leçons de ses prédécesseurs, s’est efforcé de nous montrer la chair telle qu’il la voyait, et, quelle que soit la doctrine que l’on veuille défendre, il faut bien reconnaître qu’il a touché le but. Pour marquer son rang dans l’histoire, pour montrer les élémens nouveaux qu’il a introduits dans la peinture, c’est ainsi qu’il faut l’envisager. Comme peintre de la chair, comme interprète de la vie, il n’a pas de rival. Quoi qu’on puisse penser des formes qu’il a choisies et reproduites, l’évidence commande de confesser qu’avant lui personne n’avait exprimé la vie avec autant d’énergie. Ce n’est pas d’ailleurs qu’il transcrive la réalité telle qu’il l’aperçoit, il s’en garde bien; il sait que le pinceau le plus habile ne dispose pas des mêmes ressources que la nature. Aussi n’essaie-t-il pas d’engager une lutte où il serait vaincu; mais, désespérant d’atteindre à la beauté harmonieuse et pure dont les maîtres d’Italie lui ont offert le plus parfait modèle, ou peut-être entraîné par sa propre nature, il s’attache résolument à l’expression de la vie.

Ses deux élèves les plus célèbres, Van Dyck et Jordaens, ont cédé à l’ascendant de son génie et suivi la même voie selon la mesure et le caractère de leurs facultés personnelles. Van Dyck, en appliquant les leçons de son maître, s’est souvent montré plus élégant, plus noble que lui. S’il ne possède pas la même abondance, s’il n’apporte pas dans l’invention autant de vigueur et de spontanéité, — Pour tout dire en un mot, s’il lui cède le pas dans le domaine poétique, — il lui arrive d’imiter la nature avec plus de finesse. Jordaens engage avec la réalité une lutte plus obstinée, mais en même temps plus imprudente. Parfois il échoue, parfois il réussit, et quand le succès couronne ses efforts, il demeure encore bien au-dessous du maître. Plus réel, plus exact, plus littéral, il ne rencontre jamais la splendeur harmonieuse de Rubens. Quelques ignorans pourtant le proclament supérieur à son maître. Ces deux exemples suffisent pour marquer l’action exercée sur le développement de la peinture par le chef de l’école flamande. Tous les noms que je pourrais citer m’obligeraient à répéter ce que je viens de dire. Il faut donc nous en tenir à Van Dyck et à Jordaens.

L’action de Rubens a-t-elle été salutaire ? A-t-elle agrandi, a-t-elle amoindri le domaine de l’art ? Van Dyck et Jordaens se chargent de répondre à cette question. Les esprits fins et délicats ont mis à profit les élémens nouveaux; les esprits d’une nature vulgaire les ont employés sans en comprendre le danger et ont exagéré ce que le maître avait dit : c’est le sort commun de toutes les doctrines. Il se rencontre pour recueillir la parole, pour écouter les enseignemens des hommes illustres, tantôt des auditeurs pénétrans, tantôt des disciples dociles, mais incapables d’interpréter les leçons qu’ils ont entendues. Van Dyck représente le côté salutaire, le côté fécond de l’action exercée par Rubens; Jordaens en représente le côté périlleux. Je ne conçois pas d’autre manière d’exprimer le sens historique de Rubens.

J’arrive maintenant au rang qu’il faut lui assigner. Après les cinq grands maîtres de l’Italie, après Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, Titien et Corrége, le nom de Rubens est le premier qui se présente à la pensée de tous les hommes éclairés. Si je nomme Titien de préférence à Paul Véronèse, bien que ce dernier soit uni au maître flamand par une parenté plus étroite, c’est que les procédés techniques de Titien ont quelque chose de plus personnel, et offrent par conséquent une valeur historique plus facile à déterminer. Rubens appartient à cette grande famille qui s’accroît lentement, dont tous les membres servent à marquer des époques mémorables dans le développement du génie humain. Je ne le mets pas sur la ligne des grands maîtres italiens, je le place immédiatement après eux. Bien qu’il ait passé huit ans en Italie, il n’est pas douteux qu’Anvers n’ait joué un grand rôle dans le choix de ses modèles. Il avait rapporté de nombreux dessins dont il pouvait faire usage; mais comme il tenait avant tout à l’expression de la vie, tout en consultant ses dessins d’Italie, il peignait d’après les modèles qu’il avait sous les yeux. Or, quoiqu’il soit facile de rencontrer à Anvers et surtout à Bruges d’admirables modèles, quoique le mélange du sang espagnol et du sang flamand offre dans ces deux villes des types accomplis de vigueur et de jeunesse, il faut bien reconnaître que les filles d’Albano, de Frascati, de l’Ariccia, de Tivoli, de Genazzano sont très supérieures aux filles de Bruges et d’Anvers. Par la beauté des lignes, par la noblesse de l’expression, par la fierté du regard, elles dominent de très haut les modèles que Rubens avait sous les yeux depuis son retour d’Italie. Engagé dans une lutte de chaque jour avec la nature, obligé de la consulter à toute heure, il a opéré des prodiges. Personne ne l’a surpassé, personne n’est allé aussi loin que lui dans l’expression de la vie. Si les grands maîtres de l’Italie se placent au-dessus de lui par l’expression de la beauté, sa part est encore assez riche pour assurer l’immortalité de son nom.


GUSTAVE PLANCHE.