Rubens chez lui

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Rubens chez lui
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 651-684).
RUBENS CHEZ LUI

Malgré l’éclat de sa triomphante carrière, et malgré les nombreux déplacemens occasionnés par les missions diplomatiques qu’il eut à remplir, Rubens, on peut l’affirmer, fut avant tout un homme d’intérieur. Dès qu’il l’avait pu, il s’était installé, à Anvers, dans une habitation spacieuse, qu’il avait appropriée à son gré, qu’il ne cessa pas d’habiter et d’orner jusqu’à sa mort. C’est là qu’il goûtait ce bonheur domestique et ces joies du travail qui étaient pour lui les jouissances suprêmes, et c’est dans ce cadre à la fois magnifique et familier qu’on aime à le replacer. En dépit des modifications successives que cette somptueuse demeure a subies à la fin du siècle dernier et du dommage plus funeste encore que sa séparation en deux logis distincts devait amener pour elle vers le milieu de ce siècle, le voyageur en quête des souvenirs du maître ne saurait quitter Anvers sans visiter, dans la petite rue à laquelle on a donné le nom de Rubens, ces lieux qu’il habita. Si changé qu’en soit l’aspect, bien des choses y parlent encore de lui. En entrant dans la cour de la maison, qui porte le numéro 7 de cette rue, le coup d’œil est saisissant. Les façades des bâtimens primitifs et plusieurs de ces bâtimens eux-mêmes ont, il est vrai, disparu. Mais les murailles de l’aile droite subsistent, avec leur toit, orné comme autrefois de la girouette et des petites torches de métal qui le couronnaient ; et, dans un grenier qui surmontait l’ancien atelier de Rubens, on peut voir encore la poulie destinée à hisser dans cet atelier ou à en descendre les grands et lourds panneaux sur lesquels il a peint sas chefs-d’œuvre. Le portique qui ferme la cour est intact, avec sa galerie à balustrades, sa porte centrale flanquée de colonnes massives coupées par des bagues, et son fronton décoré d’aigles aux ailes éployées tenant dans leurs becs des guirlandes. De part et d’autre, deux arcades plus petites sont dominées par des bustes antiques accompagnés d’inscriptions latines. A travers le portique, et dans l’axe de la porte principale, on aperçoit, également intact, vers l’extrémité du jardin, le pavillon d’une architecture si rubénienne, que l’artiste a fidèlement reproduit dans le charmant tableau de la Pinacothèque de Munich, où il s’est représenté lui-même se promenant avec Hélène Fourment, par une belle journée du printemps qui suivit leur mariage.

Parmi tous ces débris ou ces restes encore debout du passé, on songe invinciblement à la noble existence qui, pendant trente années, s’est écoulée dans ce coin tranquille, aux affections et aux œuvres qui l’ont remplie. On pense que ce qu’a fait la ville d’Anvers pour ce curieux musée Plantin, où revit tout un côté intéressant de son activité intellectuelle, elle pourrait à meilleur droit le faire aussi pour la mémoire du plus illustre de ses enfans, et de tout cœur on s’associe à l’appel chaleureux qu’adressait récemment à la vieille cité, M. Max Rooses, l’homme qui, de notre temps, a le plus contribué à remettre en honneur son passé. Avec lui, on voudrait que, dans une pensée de pieuse conservation, la ville d’Anvers s’assurât la propriété de ce qui subsiste encore de l’ancienne demeure de Rubens. Comme l’a si bien dit M. Max Rooses : « Quel témoignage plus naturel et plus frappant de sa reconnaissance et de son admiration pourrait-elle lui offrir que de préserver de toute profanation ultérieure cette demeure, berceau de tant de chefs-d’œuvre, et de la dédier au culte de cet incomparable génie ! » C’est, avec l’espérance de voir exaucés bientôt des vœux si légitimes, qu’à l’aide des œuvres du grand artiste, de ses lettres et des documens que nous ont laissés ses contemporains, je voudrais essayer de faire revivre sa glorieuse figure dans l’intimité de ce foyer qu’il aimait tant et dont il ne s’éloigna jamais qu’à regret.


I

On sait qu’en rentrant d’Italie à Anvers vers la fin de 1608, Rubens, malgré la hâte qu’il avait mise à son voyage, n’avait plus retrouvé sa mère. Au moment même où il recevait à Rome la nouvelle de l’aggravation de sa maladie, cette femme admirable, dont le dévouement et la tendre affection avaient entouré sa jeunesse, venait de succomber. Tout entier à sa douleur, son fils pouvait du moins retrouver son souvenir dans l’humble réduit de la Kloosterstraat où s’étaient écoulés ses derniers jours. En admettant qu’il eût conservé vaguement la pensée de retourner à Mantoue, les marques de sympathie et, bientôt après, les commandes qu’il recevait de ses concitoyens, la place à laquelle son talent lui donnait le droit de prétendre à la tête de l’école flamande, bien d’autres considérations encore d’un ordre plus intime tendaient à le retenir à Anvers. Il aimait cette ville, où le voisinage de son frère Philippe, autant que les utiles relations et les sûres amitiés qu’il s’était acquises, contribuaient à le fixer. Aussi, lorsque, désireux de le conserver auprès d’eux, les archiducs, dès le 23 novembre 1609, l’avaient nommé « peintre de leur hôtel », aux gages annuels de 500 livres de Flandres, il sollicitait d’eux avec tant d’instance la faveur de ne pas résider à Bruxelles et de demeurer à Anvers, que cette demande lui fut accordée.

Pourvu de ce poste et des avantages qu’il lui conférait, Rubens était désormais en situation de réaliser un projet d’établissement cher à son cœur. L’exemple du bonheur domestique dont jouissait son frère et la présence fréquente chez ce dernier d’une nièce de sa femme qui, au charme de son gracieux visage, joignait celui d’une nature aimante et simple, avaient décidé son choix, et le 13 octobre 1609, il épousait Isabelle Brant, une jeune fille appartenant à une des familles les plus honorables de la ville. Les rares qualités et le dévouement de cette fidèle compagne devaient, pendant toute la durée de leur union, assurer à Rubens la tranquillité morale nécessaire à la production des grandes œuvres qui allaient illustrer sa carrière. Au milieu du bonheur et de la paix profonde de cette union, il pouvait librement écouter et suivre la voix intérieure de son génie. Après les lentes initiations de sa jeunesse, il s’était peu à peu affranchi de ces influences italiennes qu’il avait au début si ardemment recherchées, pour manifester enfin de la manière la plus éclatante sa pleine et subite maturité. Les commandes, dès lors, devenaient pour lui de plus en plus abondantes, et, avec leur nombre, croissaient aussi leur importance et les prix qu’elles lui étaient payées. En même temps, de toute la contrée, des élèves avides de profiler de ses enseignemens cherchaient à être admis dans son atelier. Il était donc nécessaire qu’il se procurât une installation en rapport avec la situation qu’il avait conquise, assez grande pour lui fournir à la fois un logement pour les siens, des ateliers pour ses élèves et pour lui-même, et des pièces assez vastes où il installerait convenablement les collections que déjà pendant son séjour en Italie il avait commencé de réunir.

L’occasion se présenta bientôt pour lui d’acquérir, au centre même de la ville, au Wapper, dans un quartier où logeaient plusieurs de ses confrères, une propriété assez considérable, qu’il achetait, le 4 janvier 1611, au docteur André Backaert et à sa femme Madeleine Thys, pour une somme de 7 600 florins. C’était, ainsi que nous l’indique le contrat de vente, une maison avec une grande porte, cour, galerie, cuisine, chambres, terrains et dépendances, ainsi qu’une blanchisserie sise à côté et touchant du côté de l’est au mur de la Gilde des Coulevriniers. La blanchisserie avait autrefois servi de tendoir (Raamhof) pour les foulons qui y faisaient sécher leurs draps. Rubens s’était aussitôt établi dans sa nouvelle habitation, mais, en homme d’ordre qu’il était, afin de ne pas trop grever son budget, il se contenta de ne faire d’abord que les aménagemens les plus indispensables. Une grande pièce située à l’étage supérieur fut disposée en atelier et c’est là que, dès son entrée en possession, il peignit le triptyque de la Descente de Croix destiné à décorer la chapelle du Serment des Coulevriniers à la Cathédrale d’Anvers. Nous voyons, en effet, d’après le livre des comptes de cette Confrérie, qu’après que les doyens se furent assurés, par trois visites successives, que le bois employé pour cette peinture était de bonne qualité « et dépourvu d’aubier » le panneau central, et, deux ans après, les volets, avaient été descendus de l’atelier au rez-de-chaussée (12 septembre 1612 et 13 janvier 1614). À chaque fois, des pourboires étaient donnés aux serviteurs, sans préjudice des libations habituelles.

D’année en année la situation de Rubens devenant plus prospère, il avait graduellement modifié et complété à sa guise les constructions de sa demeure. Le 25 juillet 1615, il concluait un accord avec le maître maçon François de Crayer au sujet de la réfection du mur mitoyen qui séparait sa propriété de celle des Coulevriniers, et il faisait, en 1617, sculpter les rampes de son escalier par Jean van Mildert. Comme il avait ses idées en architecture, il fournissait lui-même ses plans aux ouvriers qu’il employait et, grâce aux sommes plus importantes que successivement il consacrait à ces accroissemens, Rubens avait fini par avoir un véritable palais, tout à fait approprié à ses besoins et à ses goûts. L’aspect trahissait sa prédilection pour ces monumens italiens qu’il avait tant admirés pendant son séjour au delà des monts et dont l’étude qu’il publiait en 1622 sur les Palais de Gênes atteste chez lui la vivace préoccupation. Dans les quelques lignes qu’en guise de préface il met en tête de cette publication, il se réjouit, en effet, « de voir peu à peu dans les Flandres l’ancien style dit barbare ou gothique passer de mode et disparaître pour faire place à des ordonnances symétriques, conformes aux règles de l’antiquité grecque ou romaine, que des hommes d’un goût supérieur avaient mises en pratique pour le plus grand honneur de ce pays. » En tirant de ses cartons les dessins et les plans qu’il avait réunis en Italie, Rubens pensait contribuer à une œuvre utile. Si, avec son esprit judicieux et pénétrant, il proclame la vérité de ce principe que « l’exacte accommodation des édifices à leur destination concourt presque toujours à leur beauté, » il faut cependant avouer que le style de sa maison s’écarte beaucoup de la pureté de formes et de proportions qu’il vante dans l’architecture classique. Deux planches gravées par Harrewyn, en 1684 et 1692, nous permettent d’apprécier ce que cette maison était encore à cette époque, alors qu’elle n’avait pas subi de changemens bien notables. Au lieu de la correction et de la sobriété que préconise Rubens, il est plus juste d’y reconnaître ce mélange pompeux de style flamand et de style italien qui était chez lui la résultante de son goût natif et des influences multiples qu’il avait subies. Les lignes parfois tourmentées et les proportions un peu massives présentent plus de force que d’élégance. Mais si les détails semblent exubérans, du moins, dans leur profusion, ces vases, ces bas-reliefs, ces pilastres, ces termes et ces bustes placés entre les fenêtres sont agréables à voir. L’édifice a son caractère propre et la richesse de ces inventions décoratives manifeste bien la facile abondance de ce génie à la fois si original et si complexe, chez lequel les profits d’une longue éducation et d’une étude continue s’ajoutent et s’allient d’une manière très intime aux dons d’une nature très puissante. A défaut de proportions bien harmonieuses, les franches découpures du portique, l’heureuse perspective du pavillon placé dans son axe à l’extrémité du jardin, les nuances variées des matériaux, les peintures même qui décoraient les façades et où l’on retrouve sinon des copies, du moins des réminiscences de tableaux du maître : Persée et Andromède, la Marche de Silène, le Jugement de Pâris, l’Enlèvement de Proserpine, etc., tout cela révèle bien la présence et les prédilections du grand coloriste.

Telle qu’elle était, cette habitation était bien faite à son usage, construite en vue de sa vie d’intérieur et de travail. Grande, bien aérée, elle offrait pour lui et pour sa famille des appartemens assez vastes. Les trois enfans, — une fille, Clara, et deux garçons, Albert et Nicolas, — qui étaient venus successivement animer cette grande maison (1611, 1614 et 1618) et fournir à l’artiste de gracieux modèles, pouvaient s’ébattre à l’aise sous l’œil des païens, dans le jardin que Rubens avait planté d’arbres de toutes les essences qu’il avait pu rassembler, parmi les fleurs et les animaux domestiques dont il aimait à s’entourer. Des études faites par lui nous montrent, en effet, des chiens de diverses espèces, des lévriers, des matins, des épagneuls, qu’on retrouve du reste dans un grand nombre de ses tableaux. Il avait sous la main, à l’écurie, un beau cheval de selle andalou que chaque jour il montait et dont il pouvait, sans sortir de chez lui, étudier les formes et les allures. Des fenêtres. les plus élevées, au-dessus de la silhouette accidentée des pignons et des clochers, il découvrait une grande étendue de ciel, de ce beau ciel d’Anvers semé de grands nuages toujours en mouvement et dont les formes et les nuances mobiles étaient bien faites pour réjouir ses yeux. C’était là pour cet observateur attentif un spectacle sans cesse renouvelé, plein de vie et de contrastes, tel qu’il pouvait le souhaiter.

Cependant, si grand que fût son désir d’orner sa demeure, Rubens ne s’était jamais départi de ses habitudes de sage économie. Les dépenses de construction, les achats de tableaux, de sculptures, de gemmes, de gravures et de livres avaient donc été échelonnés d’année en année, suivant les ressources disponibles. Mais, avec le temps, tous les objets précieux qu’il collectionnait ainsi avaient fini par encombrer son logis et s’y trouvaient exposés pêle-mêle, sans agrément pour le regard. Pour mieux en jouir, dès qu’il l’avait pu, il s’était fait construire un grand bâtiment en forme de rotonde, où il avait rangé en bon ordre tous ses trésors. Une des planches de Harrewyn nous offre une vue de l’intérieur de cette rotonde dans l’état où elle était en 1692, alors que le chanoine Hillwerve l’avait transformée en chapelle. De Piles, qui tenait ses informations du propre neveu de Rubens, nous en a laissé une description assez détaillée. « Entre sa cour et son jardin, dit-il, il fit bâtir une salle de forme ronde comme le Temple du Panthéon qui est à Rome et dont le jour n’entre que par le haut et par une seule ouverture qui est le centre du Dôme. Cette salle était pleine de bustes, de statues antiques, de tableaux précieux qu’il avait rapportés d’Italie et d’autres choses fort rares et fort curieuses. Tout y était par ordre et en symétrie et c’est pour cela que tout ce qui méritait d’y être, n’y pouvant trouver place, servait à orner d’autres chambres dans les appartemens de sa maison. »

Vers 1618, le gros des constructions étant terminé, l’artiste y avait de son mieux disposé tous ses trésors, quand une occasion inattendue se présenta pour lui de les accroître, en achetant l’importante collection d’antiquités formée par l’ambassadeur d’Angleterre dans les Pays-Bas, sir Dudley Carleton. Nous n’avons pas à entrer ici dans le détail des négociations nouées par Rubens à cet égard et qu’il mena jusqu’au bout avec une entente des affaires tout à fait remarquable. Bien que son désir d’acquérir la collection de sir Dudley fût très vif, il n’en laisse rien paraître. Il ne veut pas se laisser entraîner par sa passion, et, le diplomate ayant manifesté l’intention d’être payé partie en argent, partie en tableaux de l’artiste, celui-ci lui propose à son tour toutes les combinaisons qui lui permettraient à lui-même de se libérer entièrement en tableaux, sans avoir rien à débourser. « La raison en est bien simple, écrit-il le 16 mai 1618 à sir Dudley, car bien que j’aie coté ces peintures au plus juste prix, cependant elles ne me coûtent rien, et comme chacun est plus disposé à faire des libéralités des fruits de son propre jardin que de ceux qu’il lui faudrait acheter au marché, ayant dépensé cette année quelques milliers de florins dans mes constructions, je ne voudrais pas, pour un simple caprice, dépasser les bornes d’une sage économie. De fait, je ne suis pas un prince, mais un homme qui vit du travail de ses mains. » Dans la lettre qui clôt cette transaction, conduite d’ailleurs très galamment départ et d’autre, l’ambassadeur relève la façon trop modeste à son gré dont l’artiste a parlé de lui-même ; « il a beau se défendre d’être un grand seigneur, » sir Dudley l’assure « qu’il le tient en réalité pour le prince des peintres et des gens bien élevés. »

En même temps qu’elle nous montre l’intelligence avec laquelle Rubens gérait ses affaires, sa correspondance avec sir Dudley nous renseigne sur l’aide qu’il tirait de ses collaborateurs. En dépit de sa prodigieuse activité, et si bien réglée que fût sa vie, il n’aurait pu suffire à tous les travaux qui lui étaient confiés. Dès les premiers temps de son installation à Anvers, ses élèves étaient si nombreux qu’il s’était bientôt trouvé dans l’impossibilité d’accueillir tous ceux qui se présentaient.

Sandrart nous parle de ces nombreux élèves « qu’il dressait avec soin, chacun suivant ses aptitudes » pour utiliser leur concours. « Ils exécutaient souvent pour lui les animaux, les paysages, les terrains, le ciel, l’eau et les bois. Lui-même ébauchait régulièrement ses œuvres dans des esquisses de deux à trois palmes de haut ; puis il faisait transporter par ses élèves sa composition sur une grande toile dont il peignait ou retouchait les parties principales. » Un médecin danois, Otto Sperling, de passage à Anvers en 1621, nous raconte de son côté la visite qu’il fit à Rubens. « Nous le trouvâmes à son chevalet ; mais, tout en poursuivant son travail, il se faisait lire Tacite et dictait une lettre. Comme nous nous taisions, craignant de le déranger, il nous adressa la parole, sans interrompre son travail pendant qu’on continuait la lecture et qu’il achevait de dicter sa lettre, comme pour nous donner la preuve de ses puissantes facultés. » Puis, après qu’un serviteur leur eut fait parcourir le magnifique palais de l’artiste et leur eut montré les antiquités et les statues grecques et romaines qu’il possédait, les visiteurs entrèrent « dans une grande pièce sans fenêtres, mais qui prenait le jour par une large baie pratiquée au milieu du plafond. Là se trouvaient réunis un grand nombre de jeunes peintres, occupés chacun d’une œuvre différente dont M. Rubens leur avait fourni un dessin au crayon qui par endroits était rehaussé de couleurs. Ces jeunes gens devaient exécuter en peinture ces modèles et M. Rubens se réservait d’y mettre la dernière main par ses retouches. » Ainsi que le croit M. Max Rooses, nous pensons que ce grand atelier, éclairé par le haut, où travaillaient les élèves devait être une construction isolée, bâtie d’une façon sommaire, qui disparut sans doute après la mort de Rubens. Elle donnait probablement sur le jardin et avait un accès indépendant. Le témoignage de Sperling est confirmé par Bellori et de Piles et les lignes suivantes empruntées à ce dernier ne sont pas moins explicites : « Comme il était extrêmement sollicité de toutes parts, Rubens faisait faire sur ses dessins coloriés, et par d’habiles disciples, un grand nombre de tableaux qu’il retouchait ensuite avec des yeux frais, avec une intelligence vive et une promptitude de main qui y répandait entièrement son esprit ; ce qui lui acquit beaucoup de bien en peu de temps[1]. »

Pour compléter ces renseignemens, un curieux tableau du musée de Stockholm nous permet de jeter un coup d’œil sur l’intérieur même du grand artiste. Connu depuis longtemps sous le nom de Salon de Rubens, il représente un parloir d’une élégante simplicité dont les grandes fenêtres donnent sur un jardin et laissent pénétrer à flots la lumière. La pièce, tendue de cuir verdâtre avec des ornemens dorés, — des chimères et des enfans groupés autour de vases et de colonnes, — est meublée avec un luxe sévère et d’un goût parfait : haute cheminée en marbre noir soutenue par des colonnes de marbre rougeâtre et garnie de grands chenets dorés ; à droite, un dressoir en chêne clair et verni ; de l’autre côté, sous les fenêtres, une table à pieds massifs recouverte d’un tapis d’Orient ; des chaises de cuir avec des coussins brodés de fleurs ; trois tableaux pendus à la muraille et un autre surmontant la cheminée. Au premier plan, deux dames richement vêtues causent entre elles : ce sont deux amies, car, rapprochées l’une de l’autre, elles se tiennent familièrement par la main. Devant elles, trois enfans jouent avec un petit chien assis sur une chaise, tandis que sa mère, une chienne épagneule blanche tachetée de roux, les regarde d’un air inquiet. Ce tableau d’une harmonie exquise a été autrefois faussement attribué à Van Dyck dont il ne rappelle en rien l’exécution. Peut-être a-t-il été peint par Cornelis de Vos, et bien qu’on n’en puisse citer de cet artiste aucun autre de ce genre, ni de ces dimensions, il est assez dans sa manière. D’autre part, la plus âgée des deux dames ressemble fort à Suzanne Cock, la femme de De Vos, telle qu’il l’a représentée, et presque avec le même costume, dans le beau Portrait de Famille du Musée de Bruxelles. Quant à la dénomination de Salon de Rubens, contredite par plusieurs critiques, elle est, au contraire, proposée comme fort probable par l’aimable et savant directeur du Musée de Stockholm, M. G. Gœthe, et comme lui nous la croyons tout à fait justifiée par un ensemble de prouves qui nous paraissent décisives. Dans un acte de vente de la maison de Rubens, passé en 1701, il est parlé de cuirs dorés garnissant un des salons ; le tapis de table à fond rouge et à dessins noirs et jaunes et la petite chienne épagneule tachetée de roux se retrouvent dans plusieurs œuvres du maître ; et les trois tableaux accrochés aux parois : le Portrait de Charles-Quint (aujourd’hui au Musée de Vienne), Loth et ses Filles (collection du duc de Marlborough) et le Petit Jugement dernier (Pinacothèque de Munich) sont tous trois de sa main. Pour la plus jeune dame, à ses traits gracieux et ingénus, nous sommes également d’accord avec M. Gœthe pour reconnaître en elle Isabelle Brant. Les types des deux garçons répondent aussi à ceux des fils de Rubens, Albert et Nicolas, et leurs âges à l’intervalle de quatre années qui sépare leurs naissances. La présence de la jeune fille pouvait seule faire difficulté, Clara Serena, l’aînée des enfans de Rubens, étant, croyait-on jusqu’à ces derniers temps, morte en bas âge. Mais une lettre de Peiresc, datée du 16 février 1624, et dans laquelle il cherche à consoler son ami de la perte récente de cette fille, nous apprend qu’elle a vécu jusqu’à cette époque. Dès lors, les détails de l’ameublement, les dates des tableaux exposés, les types et les âges des divers personnages, tout s’accorde pour confirmer la désignation adoptée et pour fixer vers 1622 la date de ce précieux ouvrage qui, ainsi que le suppose M. Gœthe, doit représenter une visite de Mme de Vos chez Mme Rubens[2]. Les deux dames, en effet, étaient amies et Rubens faisait grand cas du talent et du caractère de son confrère auquel il procura et fit lui-même plusieurs commandes. On rapporte même que, lorsqu’il était trop absorbé par ses grands travaux pour peindre les portraits des personnes qui s’adressaient à lui, il les renvoyait à De Vos en disant : « Allez chez lui ; il fait aussi bien que moi. »


II

Les richesses d’art de toute sorte que possédait Rubens avaient acquis au dehors un grand renom et attiraient chez lui de nombreux visiteurs. Les curieux, les grands seigneurs, les souverains eux-mêmes, se détournaient de leur chemin pour passer par Anvers et voir toutes ces merveilles. On comprend l’ennui que devait éprouver Rubens quand il lui fallait s’éloigner de cet intérieur où tant de séductions et de si diverses s’unissaient pour le retenir. A la suite de la mort d’Isabelle, sa fidèle compagne, il était resté quelque temps accablé dans cette maison, vide désormais, où les souvenirs de son bonheur détruit, « en se présentant à chaque instant à ses regards, renouvelaient sa douleur[3]. » Puis, croyant trouver dans les voyages et dans la politique une diversion à son chagrin, il avait accepté la mission en Hollande dont l’avait chargé la gouvernante des Pays-Bas. Malheureusement, ainsi qu’il le disait : « C’est avec moi-même que je voyagerai ; ce sont mes pensées que j’emporterai partout avec moi dans mes pérégrinations. » Au retour, il s’était replongé dans le travail, dans la lecture, dans toutes les études qui pouvaient remplir sa vie solitaire et donner satisfaction à ce besoin impérieux d’activité qui était en lui. C’était là le seul refuge efficace qu’il pût espérer contre lui-même et, avec le temps, il avait repris un peu de goût à ses tableaux, à ses sculptures, à ses médailles, à tous les objets précieux dont il était entouré. Mais, tout en cédant à des distractions si légitimes, il entendait bien ne pas se laisser entraîner au delà de ce qu’il jugeait raisonnable et conserver toujours cette possession de soi-même qui lui paraissait le propre d’une âme vraiment libre. Il allait à ce moment même en donner une preuve bien significative en se séparant de ces collections qu’il avait eu tant de plaisir à rassembler. Le duc de Buckingham, en effet, — autant par le désir de les posséder lui-même que pour rendre Rubens favorable à ses visées politiques, — lui en ayant offert le prix très Respectable de 100 000 florins, celui-ci avait consenti à les lui céder. En cette occasion encore, au dire de Michel Le Blond, qui leur avait servi d’intermédiaire, l’artiste montra dans toute la conduite de cette affaire l’intelligence et le sens pratique qu’il avait déjà manifestés dans ses rapports avec sir Dudley. Pour masquer un peu le vide que l’enlèvement de tous ces objets précieux allait causer dans sa demeure. Rubens s’était d’ailleurs réservé le droit de faire exécuter des copies des peintures, des moulages de ses antiques, et des empreintes de ses gemmes, qui prirent la place des œuvres disparues. Sa maison n’avait donc pas été trop dégarnie, et, grâce à la grosse somme qu’il venait de toucher, il put en peu de temps lui rendre par de nouveaux achats sa splendeur première. En France, en Italie, en Allemagne, il avait des agens chargés de lui procurer tout ce qui leur paraissait digne de figurer dans ses collections et Sandrart nous apprend qu’à Augsbourg un certain Petel, bien que Rubens ne se montrât pas envers lui d’une très grande générosité, ne cessait pas de lui adresser des envois. Au bout de quelques années, l’habitation de l’artiste avait repris tout son éclat et il s’y trouvait de nouveau un peu à l’étroit, car, le 28 juillet 1627, il l’agrandissait en se rendant acquéreur de trois maisonnettes contiguës.

Divers documens nous permettent non seulement d’apprécier l’importance des collections que Rubens avait formées, mais de nous rendre compte de ses goûts. Sans parler des treize tableaux de lui qui sont portés sur la liste des objets cédés à Buckingham, nous relevons sur cette liste : 49 peintures de Titien, 17 de Tintoret, 13 de Paul Véronèse, 21 de Bassan, 3 de Léonard et 3 de Raphaël. On le voit, les prédilections du grand coloriste pour l’école vénitienne sont ici très nettement marquées. Leur persistance se trouve confirmée par l’inventaire dressé après sa mort, sur lequel figurent non seulement 11 ouvrages de Titien, 6 de Tintoret et 7 de Paul Véronèse, qu’il avait pu encore se procurer depuis la vente faite à Buckingham, mais jusqu’à 32 copies, dont 21 de portraits, exécutées par lui d’après Titien pour lequel il professa toujours un véritable culte. De ces copies, les unes avaient été faites en Italie pendant sa jeunesse, d’autres dans sa pleine maturité, lors de son second voyage en Espagne en 1628. C’est là un fait significatif et qui atteste la profonde admiration que, durant toute sa vie, Rubens conserva pour les maîtres de Venise et surtout pour Titien, vers lequel il se sentait attiré par de nombreuses affinités. Mais trop intelligent pour être exclusif, il goûtait les talens les plus divers et les noms de Raphaël, de Ribera, de Bronzino, de Van Eyck, Holbein, Lucas de Leyde, Elsheimer, Quintin Massys, Henri de Ries, Scorel, Antonio Moro, Michel Cocxie, W. Key, S. Vrancx, Josse de Momper, Palamedes, Snayers, de Vlieger, Porcellis, Poelenburgh, Heda, van Es, etc., dont les œuvres figurent également sur son inventaire, témoignent de l’éclectisme éclairé qui présidait à ses choix. Signalons à part onze tableaux du vieux Brueghel dont la verdeur et la verve puissante exerçaient sur lui une telle séduction qu’il cherchait à acquérir le plus qu’il pouvait de ses œuvres et les faisait reproduire par les plus habiles graveurs[4]. Adrien Brouwer était aussi un de ses peintres préférés et il ne possédait pas moins de dix-sept ouvrages de sa main. La naïve énumération que nous en donne le catalogue, nous permet de constater combien sont humbles et vulgaires les sujets traités par l’artiste : « Un Combat des Yvrognes, où l’un tire l’autre par les cheveux ; un Combat où un est prins par la gorge ; un Combat de trois où un frappe avec un pot ; un Paysage où un villageois noue ses souliers, » etc., et nous procure en même temps les titres de quelques-unes des meilleures productions de ce fin coloriste et de cet incomparable exécutant.

Dans cette galerie formée avec tant d’impartialité, les maîtres les plus divers de tous les temps et de toutes les écoles ont trouvé place. A côté des plus grands génies, Rubens admet les meilleurs ouvriers de son art. Les uns et les autres l’attirent et à tous il demande quelque enseignement. S’il est peu d’artistes dont l’originalité soit aussi marquée que la sienne, il n’en est pas qui mieux que lui ait profité de ce qu’avaient fait ses devanciers. Mais, tout en les consultant et en leur empruntant à l’occasion l’ordonnance et parfois même quelques figures de leurs compositions, il reste toujours lui-même et transforme à sa manière tous ces élémens étrangers pour les adapter à son idée. Grâce à son insatiable curiosité, il se renouvelle à chaque instant et peut allègrement suffire à une production incessante, sans risquer jamais d’amoindrir ou d’épuiser sa verve.

Ses antiques d’ailleurs lui sont aussi chères que ses tableaux. De bonne heure il a commencé à les réunir et bien que ses ressources fussent alors des plus modiques, dès les premiers temps de son séjour en Italie, il en a consacré une partie à des achats de sculptures et de médailles. Il avait pu à Mantoue étudier de près la collection des Gonzague, une des plus riches de cette époque, accrue encore de celles qu’avaient formées Mantegna et Jules Romain. Mais c’est à Rouie surtout qu’il avait pu satisfaire sa passion pour l’archéologie. La présence de son frère Philippe, qui partageait ses goûts, avait encore stimulé chez lui cette passion. Bon latiniste comme lui, il pouvait compléter par ses lectures les enseignemens qu’il tirait de la vue des monumens du passé et du commerce des érudits. Tout en employant la plus grande partie de ses journées à la peinture, il ne négligeait aucune occasion d’assister aux fouilles qui se faisaient alors et de dessiner les ruines de la Ville éternelle ou les statues, les médailles et les pierres gravées recueillies chez des amateurs tels que le cardinal Farnese, Horace Vittorio et Fulvius Orsini. Lorsqu’il intervient dans les discussions que provoquent tant de trésors récemment exhumés, son talent de dessinateur lui donne sur les lettrés une supériorité manifeste. Les croquis nombreux qu’il accumule dans ses cartons lui permettent bien mieux qu’à eux de comparer, de fixer dans sa mémoire les formes exactes des objets et de déterminer par conséquent avec plus de précision leurs différences ou leurs analogies, leur caractère et leur style. Il arrive ainsi à développer en lui, comme le disait son frère, « une finesse et une sûreté de jugement » qui le rendirent à la longue un connaisseur très expert.

Rubens devait conserver toute sa vie cette ardeur pour l’étude de l’antiquité. Partout où il allait, en France, en Espagne, en Angleterre, il cherchait à se mettre en rapport avec les archéologues et à augmenter ses collections. Lors de la cession qu’il en fit à Buckingham, nous voyons que des bas-reliefs, des statues, des bustes, parmi lesquels ceux de Cicéron, de Chrysippe et de Sénèque, étaient compris dans cette vente, ainsi que douze boîtes remplies d’agates et de pierres gravées. C’est entouré de ces souvenirs du passé qu’il aimait à s’entretenir avec ceux de ses amis qui partageaient ses goûts, comme le bourgmestre d’Anvers Nicolas Rockox et le greffier de la ville G, Gevaert. L’archéologie occupe aussi la plus grande place dans la correspondance qu’il entretient avec ses amis de France : Peiresc, Valavès, les Du Puy. Dans les questions délicates que ceux-ci lui soumettent, ils apprécient la justesse de son esprit, son savoir, sa prudence, et son goût très exercé. Est-il besoin d’ajouter qu’en ces matières si neuves, les solutions qu’il propose sont parfois plus ingénieuses qu’exactes et que bien des erreurs s’y mêlent à des considérations fines et sensées ? C’est en vain, par exemple, qu’on chercherait chez lui quelque trace d’une distinction entre l’art grec et l’art romain. Mais personne à cette époque ne songeait à une pareille distinction ; on confondait alors sous le nom d’antiques des œuvres d’origine et de mérite bien différens et l’antiquité pour ce qui concerne l’étude de ses monumens devait, pendant longtemps encore, être prise en bloc, sans délimitation d’écoles ou de styles. Rubens, d’ailleurs, par son éducation, aussi bien que par son tempérament, était surtout porté vers l’art romain. Ce sont de préférence des épisodes de l’histoire romaine qu’il a traités : l’histoire de Decius Mus, celle de Constantin. La force, l’ampleur décorative, et la magnificence un peu pompeuse qui caractérisent son talent convenaient à de pareils sujets et les détails de costume ou de mobilier, les armes, les objets du culte qui figurent dans ses tableaux nous montrent l’abondance et la sûreté des informations qu’il possédait à cet égard. Sans jamais faire étalage de son érudition, il tire le parti le plus pittoresque de tous ces élémens, et avec une merveilleuse pénétration, il supplée par ses inventions personnelles à l’absence de documens positifs. Plus qu’aucun autre artiste, en tout cas, Rubens a contribué à fixer en nous l’idée que nous nous faisons encore aujourd’hui de la civilisation et de l’histoire romaines et, dans les évocations que nous en pouvons tenter, ce sont les images qu’il en a tracées qui s’offrent naturellement à nous, c’est à travers ses œuvres que nous les voyons.

La pratique et l’étude des textes, nous l’avons dit, venaient sur ce point très utilement en aide à Rubens. Il trouvait plus qu’un passe-temps dans la lecture, et sa bibliothèque était aussi riche que bien composée. Peut-être avait-il, après la mort de son frère, repris une partie de ses livres ; mais il ne cessa pas d’accroître ce premier fonds sans que cependant il lui en coûtât beaucoup et nous retrouvons là une nouvelle preuve de cet esprit d’ordre et de sage économie que déjà nous avons constata chez lui. Désireux de ne satisfaire ses goûts, même les plus élevés, qu’à condition de se créer lui-même les ressources nécessaires pour les contenter, c’est à son talent qu’il demandait les moyens de subvenir aux achats de livres qu’il luisait pour sa bibliothèque. De bonne heure, en effet, il avait été en relations amicales avec Balthasar Moretus, directeur de la célèbre imprimerie fondée à Anvers par Plantin. C’est pour lui que de 1608 jusqu’à la fin de sa vie, il dessina de très nombreuses compositions destinées à être gravées pour servir de frontispices ou d’illustrations aux livres édités par cette imprimerie. Les prix de ces dessins étaient très variables suivant que Rubens avait dû les livrer dans un délai très rapproché ou qu’on lui avait laissé le temps de s’acquitter de ces commandes à ses momens perdus. Mais, au lieu de toucher les sommes qui lui étaient dues pour ces différens travaux, il s’était entendu avec Moretus pour en appliquer le prix à des emplettes de livres ou à des reliures, et les registres des comptes de la maison Plantin sur lesquels sont portés les détails de ces fournitures successives nous renseignent en même temps sur l’importance de la bibliothèque de Rubens et sur les titres des ouvrages dont elle était formée.

L’examen de cette liste nous montre que la curiosité du maître était universelle. Avec la soif qu’il a de s’instruire, tout l’intéresse ; mais il a horreur du verbiage, de la frivolité, et en envoyant à Du Puy un livre qu’il n’a pas pris la peine de lire, il se défend « de faire d’un temps bien précieux un si mauvais emploi que de le consacrer à ces fadaises (queste poltronerie) pour lesquelles il a une aversion naturelle. » (Lettre du 22 octobre 1626.) Toutes les aptitudes, toutes les aspirations de cet esprit si net et si ouvert sont représentées sur cette liste. La science l’attire tout d’abord et le premier livre qu’il achète, le 17 mars 1613, a trait à l’histoire naturelle : Aldovrandus, de Avibus. La même année, suivent, du même auteur : les Insectes, les Poissons, puis d’autres ouvrages sur les Serpens et les Crustacés. En 1615, il paie 98 florins un in-folio : Hortus Eystettensis, publié à Nuremberg deux ans auparavant, avec de nombreuses planches de plantes et de fleurs. Il aime aussi à se tenir au courant de la géographie et des voyages et il achète pour 96 florins les quatre volumes de De Bry sur les Indes orientales et les Indes occidentales (Francfort ; 1602-1613). Il est particulièrement attentif à tout ce qui concerne les lois de la vision et il a dessiné lui-même le frontispice et six vignettes pour un Traité d’Optique du P. F. Aguilon (Anvers, 1613). Cette science qui touche de si près aux conditions de son art le préoccupe vivement et, dans une lettre qu’il écrit à Du Puy (29 mai 1635), Peiresc regrette l’interruption de sa correspondance avec Rubens au moment où celui-ci « recommençait à se mettre en train de lui écrire de belles curiosités sur l’anatomie des yeux. » En lui soumettant quelques observations qu’il avait faites de son côté sur ce sujet, et « qui l’avaient chatouillé bien avant, » Peiresc lui avait, comme il dit, « donné barres. » Il eût été, en effet, très intéressant de connaître ces réflexions de Rubens sur les rapports de l’optique avec la peinture. Malheureusement les menaces de guerre entre l’Espagne et la France étaient venues interrompre, avant qu’ils fussent achevés, « ces discours sur les couleurs et les images qui se conservent quelque temps dans les yeux, en se transformant par un ordre fort admirable et capable de fournir de l’exercice aux plus curieux naturalistes. » Dans le même ordre d’idées, l’acquisition par Rubens des Raisons des forces mouvantes de Salomon de Caus et des Ephémérides des mouvemens des astres nous fournit une nouvelle preuve de ses préoccupations scientifiques. Il est également sollicité par l’étude de la religion, par celle de la philosophie ou du droit, et les principaux écrivains, poètes, moralistes et historiens de l’antiquité figurent dans sa bibliothèque. A mesure que la diplomatie prendra une plus grande place dans son existence, il recherchera aussi les livres qui peuvent le mieux le tenir au courant de l’état de l’Europe, surtout de la France. C’est ainsi qu’il achète successivement Philippe de Commynes, les Mémoires de Mornay, les Lettres du cardinal d’Ossat, le Mercure français et un grand nombre de pamphlets politiques : Avertissement au roi de France, Charitable remontrance d’un Caton chrétien à Mgr le cardinal de Richelieu, Lettre de la reine-mère au Roi, Satyres d’État, Mars Gallicus, etc. Mais les lectures qu’il prise le plus sont celles qui peuvent lui suggérer des sujets de tableaux, celles de Virgile, de Philostrate, d’Ovide, ou celles qui, ayant un rapport plus direct avec son art, ont pour objet d’étendre ses connaissances en archéologie, en numismatique, en architecture. Il a donc réuni une grande quantité de publications sur les monnaies, sur les médailles et les antiquités de tous les pays, romaines, siciliennes, persanes, germaniques, etc., ainsi que les traités de Vitruve, de Vignole, de V. Scamozzi, de Jacques Francart et de Serlio.

A sa mort, sa bibliothèque était devenue si considérable qu’il avait dû établir un autre dépôt de livres dans une des maisons qui lui appartenaient. Beaucoup de ces livres étaient de grand prix ; mais ce n’est point pour en faire montre qu’il les avait acquis, c’était pour s’en servir, pour ajouter à l’étendue de ses connaissances, pour stimuler la fécondité de son imagination et, ainsi que le dit de Piles, « pour exciter sa verve et pour échauffer son génie. » Il savait par cœur de nombreux passages de Virgile, connaissait à fond l’histoire romaine et les citations des moralistes latins lui venaient naturellement à l’esprit ou sous la plume. Il ne faut donc pas s’étonner, ainsi que le remarque encore de Piles, « s’il avait tant d’abondance dans les pensées, tant de richesse dans les inventions, tant d’érudition et de netteté dans ses tableaux allégoriques et s’il développait si bien ses sujets, n’y faisant entrer que les choses qui y étaient propres et particulières ; d’où vient qu’ayant une parfaite connaissance de l’action qu’il voulait représenter, il y entrait plus avant et l’animait davantage, mais toujours dans le caractère de la nature. » Aussi bien dans la composition de sa galerie de tableaux que dans celle de sa bibliothèque, Rubens, on le voit, était un éclectique. Prenant son bien partout où il le trouvait, il s’attachait à extraire la substance même de ses lectures très variées et à s’en assimiler le bénéfice pour le plus grand profit de son talent.


III

Au milieu des richesses de toutes sortes qu’il avait amassées dans sa demeure, la vie de Rubens était restée simple et frugale. Sans doute, son train de maison avait grandi avec les années et il s’était monté à la hauteur de la situation ; mais toujours un ordre parfait présidait à sa dépense. Elevée à l’école de la pauvreté, sa mère lui avait donné l’exemple du courage et de la modération des désirs. Isabelle, sa première femme, s’était conformée à ces sages habitudes et peu à peu l’aisance, et bientôt après la fortune avaient succédé à la gêne primitive. Le maître était devenu un grand personnage, très riche, comblé d’honneurs. Avec un juste souci des convenances et de sa dignité, il avait transformé sa maison et en avait fait un véritable palais. Dans le magnifique portrait d’Hélène Fourment, qui appartient à M. le baron Alphonse de Rothschild, Rubens nous la montre parée, s’apprêtant à sortir : son page est à côté d’elle et deux beaux chevaux attelés à son carrosse arrivent au grand trot pour la conduire à la promenade. Ses toilettes sont d’une élégance somptueuse et, dans les nombreuses images que son amoureux époux nous a laissées d’elle, elle porte, avec des accoutremens toujours variés, des bijoux de grand prix[5].

D’un autre côté, quand, vers la fin de sa vie, Rubens désire avoir une installation à la campagne, la terre de Steen dont il se rend acquéreur est un domaine seigneurial qui, avec les frais de première appropriation, ne lui a pas coûté moins de cent mille florins, somme très considérable pour cette époque. Tout cela est bien la marque d’une grande existence ; mais, parvenu au faîte de la réputation et de la grandeur, l’artiste a conservé son esprit d’ordre et de sagesse pratique. Si à l’occasion il se montre généreux et sait toujours soutenir son rang, il veille avec le plus grand soin à la gestion de son bien et ne veut rien laisser perdre. La lettre qu’il écrit de Steen à son élève Faydherbe resté à Anvers, et les recommandations minutieuses qu’il lui adresse « de prendre bien garde que tout soit bien fermé, que rien ne traîne dans son atelier », ainsi que la prière ajoutée en post-scriptum de « rappeler à son jardinier de lui envoyer en leur temps des poires de Rosalie et des figues quand il y en aura, » sont significatives à cet égard. Jusqu’au bout, il observera la même vigilance dans l’administration assez compliquée de ses biens, sans jamais se départir de ce principe dont il s’est fait une règle de conduite, que, pour ne pas être importuné par le souci des affaires, il faut s’en occuper en temps utile, et ne jamais les remettre au lendemain.

Il n’est pas moins scrupuleux de bien occuper son temps, et grâce à la discipline qu’il s’est imposée, sans jamais se presser, il vient à bout d’une infinité de tâches. Non seulement son activité est extrême, mais elle est surtout merveilleusement réglée. Les indications que nous fournit de Piles nous permettent de reconstituer l’emploi de ses journées. D’abord il est très matinal. Levé dès quatre heures, « il se fait une loi de commencer par entendre la messe. » C’était là pour lui, avant de reprendre sa vie active, un moment de recueillement, d’aspirations élevées et de bonnes résolutions. Faisant taire en lui ces passions qui germent et grondent au fond de toute âme humaine, même chez les plus nobles, et plus fortement encore chez les plus agissantes, il conquiert, au début de sa journée, cette pleine possession de soi-même que va réclamer son travail. De retour chez lui. il se met aussitôt à l’ouvrage. Quand il peint, ainsi que nous l’apprend de Piles, — et nous avons vu que le récit de la visite du Danois Otto Sperling confirme son témoignage, — « il a toujours auprès de lui un lecteur à ses gages qui lui lit à haute voix quelque bon livre, mais ordinairement Plutarque, Tite-Live ou Sénèque. » Nous doutons fort cependant, non pas qu’on fît ainsi la lecture à Rubens, mais du moins qu’il l’écoutât avec une attention bien soutenue toutes les fois qu’il travaillait. Si certaines tâches lui laissaient assez de liberté d’esprit pour qu’il put, même en s’y livrant, prêter l’oreille à son lecteur, d’autres, comme celle de la composition, par l’effort qu’elles exigeaient de lui, ne comportaient guère une pareille distraction et devaient l’absorber tout entier. Remarquons aussi, en passant, ce mélange de pratiques pieuses et de lectures païennes. Les croyances religieuses de Rubens étaient sincères ; mais, plus encore que chez la plupart des humanistes de son temps, on retrouve chez lui cette disposition alors assez commune qui, ainsi que l’a dit avec raison M. Faguet, permettait aux esprits cultivés « de rester catholiques pour ce qui était de la foi, et d’être dévots à l’antiquité pour ce qui était de la littérature, d’avoir une âme chrétienne et un art païen[6], » Avec un tempérament moins robuste et moins équilibré, de telles confusions se seraient traduites pas des tiraillemens dans la direction de la vie aussi bien que par des incohérences dans le talent. Mais les qualités maîtresses de Rubens, l’intelligence et la volonté, s’accordaient avec son sens pratique pour régler sa conduite. Si complexes que fussent les forces qui s’agitaient en lui, non seulement elles pouvaient co-exister, mais, loin de se neutraliser, elles se soutenaient mutuellement et concouraient à donner à ses œuvres comme à ses actions un caractère très puissant d’originalité et de décision. Peut-être même, à en juger par la prédominance des citations de philosophes et de moralistes de l’antiquité qui abondent dans sa correspondance, se sentait-il plus porté vers eux que vers les Pères de l’Église : Sénèque était un de ses auteurs favoris, un de ceux auxquels il empruntait le plus volontiers les maximes de moralité courante auxquelles il voulait conformer sa vie. Il a d’ailleurs résumé lui-même, sous une forme concise, son sentiment à cet égard dans le passage suivant d’une lettre écrite à Peiresc (4 septembre 1636) à propos d’une publication : Roma sotterranea, qu’il venait de recevoir d’Italie : « C’est un ouvrage plein de dévotion, lui dit-il, et qui nous fait bien connaître la simplicité de l’Église primitive qui, si elle est au-dessus de tout par sa piété et la vérité de ses croyances, le cède cependant et d’une manière infinie à l’antiquité païenne sous le rapport de la grâce et de l’élégance. »

Les heures de la matinée que Rubens s’était réservées constituaient probablement pour lui la plus longue et la meilleure part de son travail. Mais, pour ne pas aller jusqu’à la fatigue et pour maintenir son ardeur sans risquer d’épuiser sa verve, il coupait sans doute cette séance matinale par une visite à l’atelier de ses élèves. Très habile à juger les hommes, il arrivait bien vite à discerner les aptitudes de chacun d’eux et à reconnaître ce qu’il pouvait attendre de leur concours. C’est d’après l’appréciation de leurs diverses aptitudes qu’il avait organisé la division méthodique du travail de collaboration auquel il les associait et qui comportait pour eux tous les degrés de participation. Nous aurions tort de juger suivant nos idées actuelles cette façon de procéder qui était admise par les mœurs du temps. Suivant les conditions de l’apprentissage, en effet, les travaux des élèves, jusqu’au moment où ils étaient eux-mêmes admis à la maîtrise, appartenaient de droit à leurs maîtres. Rubens n’avait garde de négliger les facilités mises ainsi à son service. En homme d’ordre qu’il était, il entendait profiter de tous les moyens qui s’offraient à lui de tirer parti de son talent et il n’aima jamais à renvoyer les mains vides les amateurs désireux d’avoir de ses ouvrages. Si quelquefois leurs propositions étaient trop modiques, il pouvait se faire qu’il les adressât à des confrères moins bien partagés que lui ; mais le plus souvent il acceptait les moindres commandes, quitte à ne leur consacrer qu’un temps proportionné à la rémunération qu’il devait recevoir. Les prix variaient suivant la part plus ou moins grande qu’il avait prise à leur exécution. Sans doute, à ne considérer que le souci exclusif de sa réputation, il eût été préférable que tout ce qui sortait de son atelier fût digne de lui et montrât toute la perfection dont il était capable. Mais alors que la démarcation entre l’artiste et l’artisan n’était pas encore très nettement établie, il n’y avait là, en somme, qu’une question de prix à débattre entre l’amateur et le peintre : chacun n’était lié que dans la mesure où il s’était engagé. Comme Rubens n’a que très exceptionnellement signé ses tableaux, pas plus ceux qui sont entièrement de sa main que ceux à l’exécution desquels il est resté presque étranger, c’est le mérite seul des œuvres qui sortaient de son atelier qui établissait leur valeur.

Mais ce n’étaient pas seulement des peintres, c’étaient aussi des graveurs qui travaillaient sous ses ordres. Ils avaient donc aussi à conférer avec lui, à lui soumettre les épreuves des planches en cours d’exécution d’après ses œuvres. Un grand nombre de ces épreuves corrigées par lui, et qui appartiennent au Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale, nous montrent avec quelle franchise et quelle entente des ressources propres à la gravure ont été faites ces corrections. A l’aide de quelques rehauts de gouache, le maître indique de quelle façon il faut éclaircir ou alléger le travail ; ou bien il se sert du pinceau et de la plume pour accentuer des ombres trop faibles, pour préciser ou pour rectifier des contours indécis ou peu corrects. Dans ces notations nettes et impératives, on sent la promptitude et la justesse du coup d’œil, la vivacité d’un esprit toujours en éveil qui voit vite le meilleur parti à prendre et le prescrit avec l’ascendant d’une autorité supérieure.

Son propre travail et les soins qui s’y rattachaient ont ainsi mené Rubens jusque vers le milieu du jour. À ce moment il prenait avec les siens une frugale collation. Ainsi que le remarque de Piles en son naïf langage, « il vivait de manière à pouvoir travailler facilement et sans incommoder sa santé. C’est pour cela qu’il mangeait fort peu à disner de peur que la vapeur des viandes ne l’empêchast de s’appliquer. » Grâce à cette sobriété, il pouvait presque aussitôt reprendre ses pinceaux et rester jusqu’à cinq heures dans son atelier. Après quoi, il montait quelque beau cheval d’Espagne pour se promener le long des remparts ou hors de la ville. Le reste de la journée appartenait à sa famille, à ses amis qu’il trouvait souvent chez lui à son retour et qu’il gardait à souper. Sa table était convenablement servie, mais sans aucun luxe, « car il avait une grande aversion pour les excès du vin et de la bonne chère, aussi bien que du jeu. » En revanche, un de ses plaisirs les plus vifs était la conversation et, avec un esprit aussi ouvert et aussi cultivé, les sujets d’entretien ne manquaient pas. Sans même parler de son art, il s’intéressait à tout, et il était capable de discourir avec une compétence parfaite sur une infinité de matières. Ainsi que pour ses lectures, il avait horreur du verbiage, des commérages, mais, retenant et classant dans sa mémoire les élémens essentiels des diverses connaissances, il découvrait les liens secrets qui les rattachent entre elles et mettait dans ses jugemens, avec le suprême bon sens qui lui était propre, une élévation et une simplicité qui charmaient tous ses interlocuteurs. C’est encore de Piles qui nous vante « son abord engageant, son humeur commode, sa conversation aisée, son esprit vif et pénétrant, sa manière de parler posée et le ton de sa voix fort agréable ; tout cela le rendait naturel, éloquent et persuasif. » Aussi était-il très recherché et par des gens de conditions très différentes. Il se voyait donc obligé de défendre sa vie. Ceux qu’il admettait dans son intimité, sachant combien son temps était précieux, ne comptaient pas ses visites et connaissaient les heures où, sans craindre d’être indiscrets, ils pouvaient le trouver chez lui. C’étaient d’abord ses confrères qui venaient lui demander des services ou des conseils ou qui désiraient s’entretenir avec lui de leur art. Avec les Romanistes, il évoquait les souvenirs de l’Italie, de ses monumens et de ses chefs-d’œuvre ; avec ses amis, Rockox et Gevaert, il aimait à deviser de littérature, d’archéologie, ou des affaires mêmes de la ville d’Anvers à la gestion desquelles ils étaient associés. La vue de ses collections, le maniement de ses pierres gravées et de ses médailles leur fournissaient l’occasion de commentaires savans ou ingénieux. Avait-il fait quelque nouvel achat, il était heureux de le leur soumettre, d’avoir leur appréciation. Les ecclésiastiques, les érudits, les hommes d’État goûtaient aussi son commerce ; à chacun il parlait son langage et se faisait aimer de tous.

Le maître était-il seul, il profitait des momens de la soirée pour écrire à ses amis absens. Sa correspondance très étendue, très régulière et très suivie avec ceux qui lui étaient chers nous aide singulièrement à le bien connaître[7]. Rubens a été en relations épistolaires avec les souverains, les princes, les savans ou les amateurs les plus distingués de son temps. Il possédait à fond plusieurs langues et les nombreuses lettres de lui qui nous ont été conservées témoignent de l’aisance avec laquelle il maniait le latin, le flamand, l’espagnol et le français. Mais c’est l’italien qui lui était le plus familier et son long séjour au delà des monts lui avait permis d’en bien posséder toutes les ressources. Aussi est-ce l’italien qu’il emploie de préférence quand il écrit à ceux de ses amis qui comprennent cette langue. S’il dit éprouver quelque embarras à s’exprimer dans une autre, en français par exemple, lorsqu’il use de l’italien, sa plume court vive et alerte et bien que parfois dans sa hâte il oublie quelques mots et néglige le plus souvent de mettre les points sur les z, son écriture est très lisible, très élégante. Toujours naturel, son style a du mouvement, de la clarté, une grande propriété dans les termes, avec des tours heureux, des mots plaisans, des images pittoresques. Ce qui domine dans ce style, c’est la spontanéité et la précision. Ainsi que dans la conversation, il peut prendre tous les tons, comme sans y penser, grâce à ce sens délicat de la mesure et des convenances qui semble chez lui instinctif, mais que les habitudes de la vie et le commerce de la meilleure société n’ont fait que développer en lui. A-t-il à rendre compte de ses missions, il acquiert d’emblée toute la gravité, la concision, l’exactitude de la langue diplomatique. Se sent-il plus à l’aise, comme avec Peiresc et les Du Puy, il s’abandonne, se montre lui-même avec son amabilité, sa bonne grâce, son aisance familière. C’est chose délicieuse de lire ces lettres sans apprêt, où tant de sujets sont abordés tour à tour, effleurés ou traités à fond, toujours librement, à cœur ouvert, comme entre gens qui s’aiment et se comprennent à demi mot.

L’écueil de cette vie remplie à l’excès, c’est qu’elle est trop sédentaire. Avec les années, d’ailleurs, l’amour que Rubens a pour son foyer n’a fait que croître. On comprend qu’il n’en veuille plus sortir, car il y trouve réuni tout ce qui lui est cher, tout ce qui fait l’honneur et la joie de son existence. Mais, au milieu de tant de séductions qui s’offrent à son esprit et à son cœur, la part laissée aux exercices corporels est insuffisante. Sauf sa courte promenade à cheval placée à la fin de sa journée, il n’y a rien pour contre-balancer une activité cérébrale aussi continue. Il savait ce- pendant combien un pareil régime est contraire à une hygiène raisonnable, car, dans une notice écrite par lui en latin, Sur l’Imitation des Statues, il s’élève avec force contre le genre de vie et la paresse des hommes de son temps, qui « sans prendre soin d’exercer leur corps n’ont d’autre souci que de boire et de manger. Des ventres ballonnés, des jambes sans vigueur, des bras inertes sont le fruit de cette oisiveté. Les anciens, au contraire, se livraient chaque jour dans les palestres et les gymnases à des exercices d’une violence extrême, jusqu’à être baignés de sueur et épuisés de lassitude. »

En dépit de la forte constitution de Rubens, ce travail sans trêve et cette production à outrance, qui étaient pour lui un plaisir et un besoin, devaient inévitablement amener des désordres assez graves dans sa santé. La goutte, dont il avait de bonne heure éprouvé les atteintes, se fit avec les années sentir d’une façon de plus en plus cruelle. Très jeune encore, son front avait commencé à se dégarnir de cheveux, ainsi que nous le prouvent un de ses deux portraits des Uffizi et celui qui figure dans le tableau connu sous le nom des Philosophes (Palais Pitti). Dans les trois beaux portraits peints un peu plus tard, — l’un est à Windsor, un autre également aux Uffizi, et le troisième, fait pour Peiresc, est aujourd’hui à Aix chez M. Gillibert, — le maître a dissimulé, non sans quelque coquetterie, cette calvitie précoce sons un chapeau à larges bords, crânement relevés. C’est le souvenir de ces dernières images, consacrées par la postérité, qu’évoque naturellement à l’esprit le nom de Rubens et c’est bien ainsi qu’il nous apparaît à l’apogée de sa carrière, au comble de sa gloire et de la fortune, fièrement campé, sans une ride au front bien qu’il ait déjà dépassé la cinquantaine. La peinture, du reste, s’accorde de tout point avec la description de De Piles qui nous vante « sa taille élevée, son maintien plein de dignité, son teint vermeil, ses cheveux d’un brun châtain, ses yeux brillans, pleins de feu, mais d’une expression douce et souriante comme sa physionomie. » Bien qu’un peu postérieures, deux autres œuvres du maître, la Promenade au jardin de la Pinacothèque de Munich et l’admirable tableau : Rubens, Hélène Fourment et leur enfant qui appartient à M. le baron A. de Rothschild, confirment ce double témoignage. En se montrant à nous près de sa jeune femme, il semble que l’artiste ait voulu dans ces deux tableaux se faire à lui-même illusion. À voir ses allures dégagées, sa taille si bien prise, son costume d’une élégance plus recherchée, on ne croirait jamais qu’il existe entre l’âge des deux époux un écart si marqué ; mais en réalité il a plus de cinquante-trois ans, elle n’en a guère plus de seize. Il touche à la vieillesse ; elle n’est qu’une enfant. Quelques années encore et les effets de ce mariage disproportionné vont s’accuser très rapidement. Bientôt même le contraste deviendra si saisissant que désormais Rubens évitera les comparaisons fâcheuses qu’autoriseraient ces rapprochemens. Il continuera à peindre sa jeune femme magnifiquement accoutrée, dans tout l’éclat de sa beauté épanouie, mais il ne fera plus de lui-même qu’un seul portrait, celui du Musée de Vienne qui le représente amoindri, les chairs molles, la physionomie éteinte et attristée, ayant encore grande mine pourtant et gardant jusqu’au bout son air de noblesse et de distinction.

Si violentes que soient les souffrances qui l’ont réduit en cet état, Rubens ne profère jamais une plainte. Tout au plus rencontre-t-on çà et là dans sa correspondance quelque trace de l’ennui auquel le condamne l’inaction causée par ces retours de la maladie. Les voyages qu’il est obligé de faire en Espagne et en Angleterre, la vie qu’il y mène à la cour, si différente de celle qu’il avait à son foyer, n’ont pu qu’aggraver cette situation. En 1635, à la suite des fatigues excessives, occasionnées par les préparatifs de l’entrée triomphale de l’archiduc Ferdinand à Anvers, un accès de goutte plus aigu le cloue à son logis où le prince vient lui-même pour le voir et lui adresser ses remerciemens et ses félicitations. C’est en vain que Rubens essaiera de réagir contre les progrès du mal en prolongeant ses séjours à Steen, car il retrouve en rentrant à Anvers toutes les exigences d’une vie trop en vue et condamnée à un labeur incessant. Il y suffit tant qu’il put avec ce courage stoïque qui se dérobait sous l’aménité constante de son humeur. Quelles inquiétudes d’ailleurs aurait-on pu concevoir au sujet de sa santé ? Jamais son pinceau n’avait été plus vaillant ; jamais il n’avait produit des œuvres plus abondantes, plus animées ; jamais ses colorations n’avaient été plus gaies, ses harmonies plus éclatantes. C’est, en effet, le moment de ces compositions débordantes de vie, enfiévrées de mouvement, qui coup sur coup se succèdent et remplissent ses dernières années : la Kermesse et le Tournoi du Louvre, le Portement de Croix de Bruxelles, l’Offrande à Vénus de Vienne, le Croc-en-jambe de Munich, les Nymphes surprises et le Jardin d’Amour de Madrid. Et cependant sa mort était prochaine. Il la vit venir calme et résigné. Au milieu des enivremens de la gloire et des joies de son bonheur domestique, il y avait toujours pensé ; il avait toujours été prêt. La sérénité de son âme fît bien voir à cette heure suprême que les assurances de détachement et de renoncement absolu qu’à toutes les époques de sa brillante existence il se plaisait à exprimer n’étaient point des protestations de parade, des lieux communs littéraires suggérés par la lecture des moralistes et des philosophes. Elles avaient leur source, au plus profond de son être, dans une âme vraiment chrétienne. Avec cet esprit d’ordre dont il avait déjà donné tant de preuves, le 27 mai 1640, se sentant près de sa fin, « souffrant de corps et alité, » il fait venir un notaire pour revoir minutieusement avec lui les dispositions testamentaires qu’il a déjà prises au lendemain de son second mariage. Malgré l’amour passionné que lui inspire Hélène Fourment, il ne cède à aucun entraînement, et bien qu’il constate les sentimens de concorde et d’union qui, grâce à lui, n’ont pas cessé de régner entre tous les membres de sa famille, il veut tout régler pour éviter les contestations possibles après sa mort. La seule préoccupation de l’équité la plus scrupuleuse préside à cette répartition détaillée de sa fortune, de ses bijoux, de sa bibliothèque, et de ses objets d’art. Il spécifie quels souvenirs seront laissés à des amis ou à ceux de ses confrères qu’il charge de surveiller la vente de sa galerie. Des sommes importantes devront être employées en aumônes, en fondations nombreuses afin que des messes soient dites pour le repos de son âme par les religieux des divers ordres : prêcheurs, augustins, carmes, minimes et capucins, par les membres du clergé régulier, par les curés de Saint-Jacques et d’Ellewyt, ses paroisses d’Anvers et de Steen. Une chapelle sera construite pour sa sépulture dans l’église Saint-Jacques, « pour autant que sa famille le juge digne de ce souvenir, » ajoute-t-il avec sa modestie habituelle ; quant au cérémonial de ses funérailles, il sera conforme à son rang et à sa fortune. Tout a été prévu et le moribond a même songé aux quatre repas qui seront servis le jour de son enterrement : l’un à la maison mortuaire pour ses proches et ses amis ; l’autre à l’hôtel de ville pour le corps des magistrats et les trésoriers de la ville ; un autre à l’auberge du Souci d’Or pour la confrérie des Humanistes ; et le dernier à l’auberge du Cerf pour les membres des Gildes de Saint-Luc et des Violiers.

Trois jours après, Rubens n’était plus. Le soir même de sa mort, le cadavre du grand artiste quittait la chère demeure où s’était écoulée sa vie glorieuse et ses restes étaient provisoirement placés dans la chapelle de la famille Fourment à l’église Saint-Jacques, jusqu’à ce que le monument élevé pour les recevoir fût terminé, au commencement de novembre 1643. C’est là qu’il repose aujourd’hui, et plus éloquemment que les inscriptions pompeuses et les titres nobiliaires qui s’étalent sur sa tombe, l’admirable tableau de la Vierge entourée de Saints, désigné par lui pour en faire l’ornement, proclame les séductions et la puissance de son génie.


IV

Prises dans leur ensemble, les indications qui précèdent nous ont déjà fourni bien des lumières sur le caractère et les goûts de Rubens. En essayant de pénétrer plus avant dans son intimité, sa correspondance aussi bien que les témoignages des contemporains nous donneraient encore bien des preuves de sa bonté, de sa douceur et de sa simplicité. Elles lui gagnaient tous les cœurs et, dans les regrets unanimes qu’avait excités sa mort, les aimables qualités de l’homme avaient autant de part que le mérite éclatant du peintre. Il s’était toujours montré plein de tendresse pour les siens. Élevé par une mère héroïque, il avait honoré sa mémoire en pratiquant ses vertus. Après la mort d’un frère bien-aimé, il reportait sur ses neveux l’affection qu’il avait pour lui et veillait sur eux avec la même sollicitude que s’ils avaient été ses enfans. Quand il s’était marié, la famille d’Isabelle Brant était devenue la sienne propre et les dix-sept années que dura cette union furent pour les deux époux des années de félicité sans mélange. La mort d’Isabelle fut le premier et le seul chagrin que cette épouse chérie eût jamais causé à Rubens. Ainsi qu’il le disait à son ami P. Du Puy, il avait perdu en elle « une compagne excellente qu’il pouvait, qu’il devait aimer à juste titre, car elle n’avait aucun défaut : d’une humeur toujours égale, elle ne montrait en rien cette prétention de commander qui est commune à tant de femmes. Elle était toute bonté, toute honnêteté, aussi aimée pour ses vertus pendant sa vie qu’universellement regrettée après sa mort. »

Les déplacemens nécessités par les missions dont il fut chargé à ce moment, et surtout le travail assidu auquel il s’était remis dès qu’il l’avait pu, apportaient peu à peu quelque diversion à sa peine. Puis, avec le temps, sa solitude commençant à lui peser, il avait trouvé dans le cercle de ses relations familières une jeune fille dont la fraîcheur et la grâce enfantine avaient attiré ses regards et charmé son cœur. Si sensé qu’il fût, en dépit d’une extrême disproportion d’âge, cédant à un sentiment de passion, il l’avait épousée. Dans cette vie jusque-là si bien réglée, un mariage pareil était une faute ; mais, à ne considérer les choses qu’au point de vue de notre égoïsme esthétique, il faut bien reconnaître que cette faute nous a valu de nombreux chefs-d’œuvre. Tous les portraits d’Hélène et les compositions parfois assez libres où elle figure comptent, en effet, parmi les plus brillantes productions de Rubens. D’ailleurs, malgré cette passion qu’il ressentait pour sa jeune femme, les deux fils de son premier mariage ne cessèrent pas d’être l’objet de son affection la plus tendre. Dans les dispositions qu’il prenait à son lit de mort, non seulement il montrait envers eux les sentimens les plus équitables, mais, tenant compte de leurs goûts particuliers, il s’appliquait de son mieux à les satisfaire.

Ce qu’il a été pour les siens, Rubens devait l’être pour ses amis, pour ses confrères. Dans ses relations avec ceux-ci, aucune trace d’orgueil, ni de jalousie. Si précieux que fût son temps, si désireux qu’il fût de le bien employer, il ne manquait pas, suivant de Piles, « d’aller voir les ouvrages des peintres qui l’en avaient prié et il leur disait son sentiment avec une bonté de père, prenant quelquefois la peine de retoucher leurs tableaux. » Loin de les rebuter, il leur prodiguait ses encouragemens. Comme s’il voulait à force d’affabilité se faire pardonner son génie, il se plaisait à découvrir et à vanter les qualités de leurs œuvres et « trouvait du beau dans toutes les manières. »

Félibien confirme le témoignage de De Piles : « J’ai su, nous dit-il, et de personnes qui l’ont connu particulièrement, que, bien loin de s’élever avec vanité et avec orgueil au-dessus des autres peintres à cause de sa grande fortune, il traitait avec eux d’une manière si honnête et si familière qu’il paraissait toujours leur égal ; et comme il était d’un naturel doux et obligeant, il n’avait pas de plus grand plaisir que de rendre service à tout le monde. » Non content d’aider ses confrères de ses conseils, il cherchait à leur procurer des commandes. Sa femme et lui assistaient comme témoins à leur mariage, au baptême de leurs enfans et la plupart de ses collaborateurs étaient devenus ses amis, il servait de secrétaire à Brueghel dans sa correspondance avec le cardinal Borromée et, par une touchante attention, il s’efforçait d’accommoder son exécution à celle de son ami, peignant de sa touche la plus fine et la plus délicate les figures que celui-ci lui demandait d’introduire dans ses compositions. À la mort de Brueghel. il acceptait d’être le tuteur de ses filles, il s’occupait de leur avenir et les mariait à des artistes. Les deux dernières de ses lettres, qui nous aient été conservées, sont écrites très peu de temps avant sa fin (17 avril et 9 mai 1640) aux sculpteurs François Duquesnoy et Lucas Faydherbe. Il félicite affectueusement le premier et lui exprime le regret que l’âge et la goutte le privent du plaisir d’aller admirer ses récentes productions « dont l’éclat rejaillira un jour sur la Flandre, leur très chère patrie. » Malgré la gravité croissante de son mal, il oublie ses souffrances pour envoyer du ton le plus jovial à son élève Faydherbe tous ses vœux à l’occasion du mariage que celui-ci vient de contracter à Matines. Il le charge de ses hommages pour sa mère, « qui a dû bien rire en voyant que le projet d’un voyage en Italie formé par Lucas a avorté et qu’au lieu de perdre son fils, elle vient de gagner une fille qui bientôt, avec l’aide de Dieu, la rendra grand’mère. » Cette absence complète de morgue, et cette franche camaraderie de Rubens avaient produit les plus heureux effets et, grâce à son influence, des relations d’une extrême cordialité régnaient entre les artistes d’Anvers qui, à ce moment, semblaient ne former qu’une grande famille.

Des qualités si rares rendaient Rubens cher à tous ceux qui l’approchaient. Il avait des amis très dévoués auxquels il portait une très vive affection. Habile à juger les hommes, il discernait bien vite ceux à qui il pouvait donner sa confiance ; à ceux-là il la donnait tout entière. Peiresc notamment lui inspirait une complète sûreté. Aussi dans ses lettres, se sachant avec lui en parfaite communauté de sentimens, il se découvre tout entier, aborde tous les sujets et s’exprime sur tous avec une entière indépendance. Dans ses jugemens sur les hommes publics, s’il est naturellement disposé à mettre en relief les qualités qu’il prise en eux, il les voit cependant tels qu’ils sont. Il a assez pratiqué Spinola, pour le bien connaître, et il possède « une centurie de ses lettres. » Il le tient « pour un homme prudent, avisé autant que qui que ce soit au monde, très renfermé dans tous ses projets ; peu éloquent, mais plutôt par crainte d’en dire trop que par manque de facilité et d’esprit. De sa valeur, il n’y a pas à en parler ; elle est assez connue de tous. » Rubens l’avait d’abord assez mal jugé et se défiait de lui « en tant qu’Italien et Génois ; mais il l’a toujours trouvé ferme, résolu et d’une entière bonne foi. » En revanche, il convient « qu’il ne s’intéresse nullement à la peinture et n’y entend pas plus qu’un portefaix ; sur ce point, il va de pair avec la Reyne de France. »

On le voit, avec un esprit plutôt porté à la bienveillance, Rubens s’applique avant tout à être sincère. Il sait ce qu’il peut attendre de chacun de ses amis, quel profit intellectuel et moral il y a à tirer de leur commerce. Il serait d’ailleurs facile de relever dans sa correspondance bien d’autres traits caractéristiques, bien d’autres preuves de sa bonté, de sa curiosité universelle et de la distinction de ses goûts. En littérature, le bon sens, la clarté, la justesse et la concision sont les qualités qu’il apprécie le plus. Sans doute, ainsi que la plupart de ses contemporains, — et il l’a fait assez paraître dans ses allégories, — il est porté à la subtilité, à une ingéniosité excessive. Presque toutes les compositions qu’il a dessinées pour servir de frontispices à des livres sont compliquées, touffues à l’excès ; quelques-unes sont de véritables rébus. Outre que c’étaient là des travers communs aux peintres comme aux écrivains de cette époque, souvent les programmes de ces compositions lui étaient imposés par les auteurs. Mais trop souvent aussi Rubens fait avec eux assaut « de belles inventions ; » il discute avec l’éditeur la signification des personnages symboliques qui doivent figurer dans son œuvre, la convenance des attributs qui détermineront d’une manière précise leur caractère ; il propose ses changemens : en tel endroit, il remplacera Apollon par une Muse, à laquelle il mettra une plume sur la tête pour la bien distinguer du dieu. Mais si, en même temps qu’il donne ainsi carrière à sa facilité exubérante, il fait un peu trop montre de son érudition, il dégage nettement de ce fatras allégorique ce qui est essentiel, ce qu’il importe avant tout de mettre en lumière. De même, dans ses lectures, celles qu’il préfère sont les plus instructives, celles qui peuvent le mieux éclairer ou fortifier son esprit, et stimuler son imagination. Il a horreur de l’enflure qui dénature les choses, de cette manie de se mettre en avant, de ces puériles vanités dont certains auteurs étaient coutumiers, et à des éloges excessifs qui lui sont adressés, il répond en demandant qu’on le ménage, « qu’on ne l’expose pas au sort de Narcisse. »

La correspondance diplomatique de Rubens ne nous renseigne pas moins exactement sur sa nature intime, sur sa façon de comprendre la vie et la politique. On conçoit que ses rares qualités et l’éclat de son talent lui aient mérité de bonne heure la faveur des souverains. Dès son retour d’Italie, les archiducs, désireux de le retenir auprès d’eux, l’avaient attaché à leur personne avec le titre de peintre de leurs cours. S’il avait obtenu d’eux la faveur de résider à Anvers, ils cherchaient le plus qu’ils pouvaient à l’attirer à Bruxelles, non seulement pour y faire leurs portraits et ceux des princes auxquels ils offraient l’hospitalité, mais pour s’entretenir avec lui de tous les sujets qui les intéressaient. Outre le charme de sa conversation, ils avaient de plus en plus, à l’usage, apprécié la droiture de son esprit, sa discrétion, son dévouement. Dans les circonstances difficiles où ils gouvernaient, ils avaient compris de quelle utilité pouvait leur être un tel homme. L’idée de le charger de missions politiques devait naturellement leur venir à l’esprit. A côté des ministres accrédités près des cours étrangères, un agent sans titre officiel, mais intelligent et bien posé dans l’opinion, était à même de leur rendre bien des services. Peut-être Rubens fut-il au début flatté de l’honneur qu’on lui faisait en l’associant ainsi au maniement des affaires de l’État. Il devait bientôt payer cher cet honneur et n’en plus sentir que le poids. Obligé de s’éloigner de son intérieur, perdant en longues attentes et en vaines démarches le temps dont il aurait fait un si bon emploi, le grand artiste sut toujours, avec un tact parfait, maintenir sa dignité dans les délicates négociations auxquelles il fut mêlé et servir ses souverains avec autant de dévouement que de loyauté. Les défiances et même les injures des diplomates de carrière ne lui avaient cependant pas été épargnées lorsqu’il s’était par hasard trouvé en contact avec eux. Ainsi que le disait un de ces ambassadeurs vénitiens dont la perspicacité était si rarement en défaut, ils avaient bien des raisons de voir d’un mauvais œil l’intervention de cet intrus qui sur leur propre terrain montrait des qualités d’intelligence et de pénétration plus grandes que les leurs. Il avait sur eux, du reste, un autre avantage et sa profession de peintre, qui le faisait tenir par eux pour un assez mince personnage, constituait, en réalité, pour lui une supériorité très positive. Elle lui procurait, en effet, un facile accès auprès des souverains auxquels ils étaient eux-mêmes contraints de demander des audiences qu’ils n’obtenaient parfois qu’avec peine, audiences souvent écourtées, toujours limitées à l’objet spécial qui les avait motivées. Rubens, au contraire, pendant les longues séances où ces souverains posaient devant lui, pouvait les questionner ou les renseigner à sa guise, son tact naturel lui permettant, suivant les dispositions où il les trouvait, d’aborder avec les ménagemens voulus telle question, de s’avancer ou de se replier, de pressentir ou de connaître leur pensée, de les incliner même vers les solutions désirables. Homme de bonne compagnie, au courant des usages, plein de sens, très délié et, avec un apparent abandon, toujours maître de lui, il savait à propos attendre ou presser l’occasion, se renseigner en tout cas et d’une manière très précise sur tous les points où il importait d’être exactement informé.

Mais, loin de chez lui, à Paris, à Madrid ou à Londres, le dégoût de cette existence des cours, à la fois vide et agitée, le prend vite. En proie à la nostalgie de son travail et de son foyer, il a lia te de retrouver sa chère maison d’Anvers où, disposant librement de son esprit et de ses journées, il pourra produire les chefs-d’œuvre qui le sollicitent. La vie de famille, ses amis, son atelier, ses collections, c’est là ce qu’il aime par-dessus tout et, loin d’être grisé par la fortune, de plus en plus, avec l’âge, il aspire à la tranquillité. Aussi, dès qu’il le peut, il supplie l’Infante, « pour prix de ses peines, de le décharger désormais de pareilles missions, et de permettre qu’il ne la serve plus que chez lui, en se consacrant tout entier à sa très douce profession. »

C’est pour son art, en effet, que Rubens a toujours vécu. Si, avec les ouvertures de son esprit, la diversité de ses aptitudes et les conditions mêmes de son existence, sa prodigieuse activité aurait pu défrayer plusieurs vies, il est resté jusqu’au bout fidèle à sa vocation. Les hasards de sa destinée conspiraient d’ailleurs avec sa volonté pour tourner au profit même de cet art tous ses dons et tous ses efforts. Instruit déjà par des maîtres flamands, il avait passé huit années de sa jeunesse en Italie ; bien que sa précocité fût extrême, le moment de la pleine production avait été retardé pour lui jusqu’à l’âge de la maturité ; ami de la retraite, il avait dû plus d’une fois quitter son foyer, frayer avec les hommes les plus divers, assister à tous les spectacles, connaître tous les sentimens. Tout ce que la culture des lettres, l’étude des monumens et des écrits des Anciens, tout ce qu’une curiosité toujours en éveil avait pu lui apprendre, il en avait reporté le bénéfice à l’art qu’il aimait par-dessus tout. Doué d’un esprit toujours en mouvement, il ajoutait à ses dons le travail incessant qui les développe. C’est ainsi qu’avec une ardeur toujours égale il a pu suffire à une fécondité sans pareille. Jamais peintre n’a montré plus de spontanéité, plus de fougue, plus de passion ; jamais pourtant on n’en a vu qui procédât avec plus de méthode, qui fût plus maître de lui.

Quand on considère l’ensemble vraiment effrayant de ses œuvres, et l’universalité des sujets qu’il a traités, on est émerveillé de tout ce qu’il montre de qualités qui semblent s’exclure. A l’admiration qu’on éprouve pour le grand artiste, il convient de joindre celle que doit inspirer l’homme excellent, simple, plein d’affabilité et de vaillance qui se révèle si noblement à nous dans ses actes, dans les témoignages unanimes que nous ont laissés sur lui ses contemporains. En revoyant ce qui reste aujourd’hui de la demeure où s’est passée cette glorieuse existence, tant de souvenirs qu’elle évoque naturellement reviennent enfouie à l’esprit. C’est avec une émotion bien légitime que, de chaque côté du portique élevé dans la cour de cette demeure par Rubens lui-même, on peut lire encore les inscriptions empruntées à la dixième satire de Juvénal et qu’il avait fait graver à cette place, bien en vue et pour les avoir toujours sous les yeux. Sans doute, le choix de ces inscriptions l’avait vivement préoccupé et il ne s’y était arrêté qu’après maint débat avec ses doctes amis, Rockox et Gevaert. En tout cas, c’est bien l’expression de sa pensée que nous offre ce programme d’hygiène physique et morale auquel il se proposait de conformer ses actions. La franche acceptation de notre destinée, la soumission absolue à la Providence qui mieux que nous-mêmes sait ce qui nous convient, cette prière pour obtenir la santé du corps et celle de l’esprit, la force d’âme, le courage en face de la mort et cette entière possession de soi-même qui nous garde de la colère aussi bien que de tout désir excessif, telles ont été, en effet, les aspirations constantes, tel a été l’idéal de Rubens. Cet accord exquis d’un grand talent, d’un esprit très libre et d’une âme très haute, il s’est appliqué de son mieux à le réaliser. La volonté a été une de ses qualités maîtresses. Si elle ne suffit pas à expliquer son génie, nous voyons du moins la place qu’elle a tenue dans cette vie si bien conduite, assurément une des plus heureuses et l’une de celles qui honorent le plus l’humanité.


EM. MICHEL.

  1. Roger de Piles, Abrégé de la vie des peintres ; Paris, 1699, I vol., p. 303.
  2. Ce qui complique un peu la question d’attribution, c’est que la peinture semble exécutée par plusieurs artistes différens. La reproduction en petit du Portrait de Charles-Quint, et surtout celle du Jugement dernier sont faites très librement et si bien dans l’esprit des originaux, qu’on les croirait de Rubens lui-même. Les têtes des deux jeunes dames sont modelées avec autant de délicatesse que de sûreté et paraissent bien de C. de Vos ; en revanche, la petite fille est peinte d’une touche molle, timide et menue, qui rappelle F. Franken.
  3. Lettre de Rubens à Dupuy ; 15 juillet 1626.
  4. L. Vorsterman a gravé sous ses yeux la Bâilleur et la Rixe de paysans qui faisaient partie de ses collections.
  5. La liste détaillée de ces bijoux, portée à l’inventaire de la succession de Rubens, arrive à une estimation de plus de 17 000 florins de ce temps.
  6. Le XVIe siècle, par Emile Faguet, 1894.
  7. Cette correspondance a fait l’objet de plusieurs publications successives, dues à MM. Gachet, Carpentier, Sainsbury, Baschet, Cruzada Villaamil, Gachard et Rosenberg. La plus complète, éditée aux frais de la municipalité d’Anvers et confiée d’abord aux soins de M. Rubens, a été interrompue par la mort de ce dernier. Tous les admirateurs de Rubens apprendront, avec la plus vive satisfaction, que M. Max Rooses a été chargé de continuer et de mener à bonne lin ce bel ouvrage, véritable monument élevé à la gloire du maître par la ville d’Anvers. Personne n’était mieux préparé pour une pareille tâche que le savant directeur du musée Plantin, qui a déjà si bien mérité de la critique en nous donnant son grand travail sur l’Œuvre de Rubens, fruit de ses longues et heureuses recherches.