Rubis sur l’ongle/10

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La Librairie Illustrée (p. 382-388).

ÉPILOGUE

Six mois ont passé sur cette histoire et Paris l’a oubliée.

Il faut dire que Paris n’en a su qu’une partie.

La disparition de Violette, au milieu d’une première représentation aux Fantaisies Lyriques, a fait beaucoup de bruit et tous les journaux s’en sont occupés pendant huit jours. Mais aucun n’a soupçonné la vérité.

On a cru à une aventure galante ou à un caprice de jolie femme.

Et le directeur, l’infortuné Cochard, a supporté seul les conséquences de cette fugue.

Encore son ex-pensionnaire, devenue millionnaire tout à coup, l’a-t-elle largement indemnisé des pertes d’argent que lui a infligées la brusque fermeture de son théâtre.

Les événements qui ont suivi l’enlèvement de Violette ont porté à ses persécuteurs un coup plus rude.

Herminie et sa mère ont appris en même temps le suicide de Morgan et la résurrection de sa fille légitime.

Plus d’héritage ! Morgan, avant de se tuer, avait brûlé son testament. Et impossibilité absolue de contester la filiation de Simone, Morgan ayant pris soin de remettre sous pli au colonel les pièces qui établissaient cette filiation d’une façon certaine.

Ces dames de la rue du Rocher ont consulté des avocats illustres qui leur ont démontré l’inanité de leurs prétentions. Un enfant non reconnu ne peut recueillir la succession de son père naturel qu’en vertu d’un testament régulier. Et Herminie n’avait pas pris la peine de se faire donner un double du testament détruit. Sur quelles bases auraient-elles pu intenter un procès à Mlle Morgan ?

Elles avaient d’ailleurs de quoi se consoler, car la fausse comtesse tenait des anciennes libéralités de son amant un capital représentant une soixantaine de mille francs de rente.

Et elles se sont en effet consolées. Trop consolées même, car Mme de Malvoisine ne se gêne pas maintenant pour dire confidentiellement à ses amies que sa chère Herminie est la fille d’un grand seigneur espagnol et que la mort subite de son prétendu oncle n’a rien changé à sa situation de fortune.

Elle ne ment qu’à demi. Le véritable père d’Herminie est un acteur qui jouait jadis en province les rôles de Mélingue.

Morgan n’en a jamais rien su et Violette n’a pas le désagrément d’être la sœur consanguine de cette belle personne qui suivra certainement les exemples de sa mère.

Il valait mieux que sa réputation, ce Morgan, quoiqu’il eût fait un peu les mauvais métiers et vécu comme un cynique, méprisant les règles sociales qu’il traitait de préjugés, ne reconnaissant d’autre loi que sa volonté, bravant l’opinion du monde et tyrannisant ceux qui l’entouraient.

Il n’avait peut-être eu dans toute son existence qu’un seul bon sentiment : il aimait sa fille.

Sa femme, Canadienne de naissance, douce et faible créature, épousée au pied levé à New-York, pendant un de ses voyages, n’avait jamais été qu’une victime de son despotisme. Mais, tout en faisant souffrir la mère, il s’était attaché à l’enfant et il ne s’était jamais consolé de l’avoir perdue.

Enfin, sa mort volontaire avait presque racheté sa vie criminelle.

Telle était du moins l’opinion du colonel qui admettait la légitimité du suicide dans certains cas et qui, avec juste raison, s’en prenait à Marcandier des malheurs de Violette.

L’enquête ouverte par M. de Mornac, après la mort tragique de Morgan, l’avait complètement édifié sur l’infâme conduite de ce drôle enrichi par Morgan dont il était devenu le mauvais génie.

Tout dévoué à Joséphine Lureau, qui alors, n’était pas encore comtesse, Marcandier avait profité d’une absence de son bienfaiteur pour lui enlever Simone, avec la complicité d’une coquine à tout faire, la Rembûche, qu’il avait récompensée en la prenant à son service. C’était la Rembûche qui avait conduit l’enfant à Rennes et qui l’avait abandonnée sur une promenade publique. Marcandier avait profité du désarroi où ce malheur avait jeté Morgan pour le persuader de priver de sa liberté la mère à moitié folle de douleur. Il s’était offert de la garder et Dieu sait comme il l’avait traitée.

Ce dossier, rassemblé par le colonel, aurait suffi à faire arrêter, condamner et enfermer ce misérable dans une prison plus légale et moins dure que le grenier où avait gémi si longtemps la mère de Violette.

L’enlèvement remontait à quinze ans et pour ce premier crime, la prescription était acquise à Marcandier, mais la séquestration arbitraire qui venait de prendre fin tombait sous l’application de la loi pénale.

Et cependant, M. de Mornac, après s’être concerté avec son ami de la préfecture, s’était décidé à ne pas recourir à l’intervention de la justice, par égard pour Violette qui aurait été obligée de témoigner devant la cour d’assises appelée à juger le bourreau de sa mère.

C’était le cas ou jamais d’agir par mesure administrative.

Marcandier mandé à comparaître et menacé d’arrestation immédiate, s’est résigné à s’expatrier.

Il est allé exercer en Angleterre, où son industrie de prêteur à usure est tolérée, plantant là Julia Pannetier, la comtesse de Malvoisine, la belle Herminie, et laissant l’affreuse Rembûche garder la maison de la rue Rodier, en attendant qu’il trouve à la vendre.

Il prospèrera peut-être de l’autre côté du détroit, mais en France, personne ne l’a regretté.

Mme de Malvoisine et sa fille disent de lui pis que pendre ; Julia, pour se consoler de la perte des subsides qui lui allouait, vit maritalement avec Florimond, le ténor des Fantaisies Lyriques ; la Rembûche vend pièce à pièce les meubles de son digne maître et, pour anéantir la preuve de ses larcins, elle finira sans doute par mettre le feu à la maison, quand il n’y restera plus que les quatre murs.

De ce côté, tout est pour le mieux : mais le colonel avait à remplir une tâche beaucoup plus difficile.

Il était d’avis maintenant que son jeune ami devait épouser Violette. Comment faire accepter à Mme de Bécherel ce mariage avec la fille d’une folle et d’un ancien négrier ?

Morgan était mort sans laisser de traces, pour ainsi dire. Il était à peine connu en France et l’origine de sa fortune se perdait déjà dans la nuit des temps. Mais la folle vivait et elle n’était pas guérie. Après quelques jours de lucidité incomplète, elle était retombée dans une démence absolue et il avait fallu la placer dans la maison de santé du docteur Blanche.

Heureusement, la Providence a bien fait les choses. Elle s’y est éteinte, au bout d’un mois, dans les bras de Simone.

Restait le passé de Violette, passé irréprochable au point de vue de la conduite, mais entaché d’une apparition sur les planches d’un petit théâtre parisien. On ne badine pas en province avec ces fautes-là, et une femme y est très mal vue, par ce seul fait qu’elle a été actrice, ne fût-ce qu’un seul jour.

Et Mme de Bécherel avait sur ce point les mêmes idées que ses compatriotes les plus timorés.

Le colonel a pris le bon parti ; il est allé à Rennes ; et le bon moyen, car il s’est adressé d’abord à la supérieure du couvent de la Visitation. Cette vénérable dame, qui avait gardé un excellent souvenir de son ancienne pensionnaire, a goûté les raisons qu’il a fait valoir en faveur de ses protégés et elle a consenti à lui servir d’intermédiaire auprès de la mère de Robert. Le consentement a été dur à arracher et il n’a été obtenu qu’après une enquête sévère sur la vie qu’a menée Violette depuis sa sortie de la communauté.

Il serait téméraire d’affirmer que les millions de Mlle Morgan n’ont pas influé sur la décision de Mme de Bécherel ; — en Bretagne, on reconnaît la puissance de l’argent — mais Violette en aurait eu cinquante, avec une tare dans son passé, qu’elle n’aurait pas épousé le dernier rejeton d’une vieille famille de la vieille Armorique.

Elle s’est mariée en automne à Paris et elle a passé l’hiver à Rennes, où chacun lui fait fête.

On rebâtit, à la Prévalaye, le château des Bécherel qui tombait en ruines et les jeunes époux y vivront heureux.

Le groom Jeannic a été promu à la dignité de valet de chambre et raconte aux gars du pays que les filles de Paris sont enjôleuses.

Galimas, ravi d’en avoir été quitte à si bon compte, continue à gagner beaucoup d’argent et à lancer des demoiselles.

Gustave Pitou a eu des hauts et des bas, mais il a tout ce qu’il faut pour se tirer d’affaires dans une ville où les scrupules sont un bagage gênant.

Herminie va épouser, dit-on, un monsieur qui a employé ses derniers billets de mille à acheter un titre étranger. Elle sera comtesse, comme sa mère.

Le colonel a repris son train de vie accoutumée : il monte à cheval tous les matins et il console des veuves. Mais il est convenu que, tous les étés, il passera deux mois chez les nouveaux mariés, et chaque fois qu’il revoit Robert à Paris où le jeune ménage vient assez souvent, il ne manque jamais de lui dire :

— Tu sais que je te dois toujours un coup d’épée.


FIN