Rubis sur l’ongle/2

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La Librairie Illustrée (p. 43-94).

CHAPITRE II

À vingt-quatre ans qu’il avait, Robert de Bécherel n’était pas encore revenu des illusions et des enthousiasmes de sa première jeunesse. Il devait cette prolongation d’adolescence à l’éducation qu’il avait reçue.

Fils d’un père qui ne prenait rien au sérieux et d’une mère pieuse jusqu’à l’austérité, tendre jusqu’à la faiblesse, ignorante du mal et ne sachant rien du monde, Robert tenait de tous les deux, par ses défauts et par ses qualités.

De son père, il avait hérité l’insouciance, ou plutôt l’inconscience des devoirs de la vie et une fâcheuse légèreté de conduite.

De sa mère, il avait la bonté du cœur, la délicatesse des sentiments, et aussi une naïveté dangereuse dont il ne s’était pas encore corrigé.

Trois années passées dans l’ancienne capitale de la Bretagne, après son volontariat, lui avaient plutôt nui que servi.

À Rennes, où son nom lui ouvrait toutes les portes, il était devenu promptement une espèce de coq de clocher. Sa figure, sa tournure, ses manières distinguées et son esprit aimable avaient fait de lui le point de mire de toutes les héritières, en dépit de la médiocrité de sa fortune, largement ébréchée par l’auteur de ses jours. On lui pardonnait tout : son goût prononcé pour le jeu et même ses conquêtes en dehors de la haute société Rennaise où il avait ses grandes entrées.

Il n’aurait donc tenu qu’à lui de se marier brillamment dans son pays. Sa mère le désirait beaucoup et il adorait sa mère. Mais il s’était blasé assez vite sur ces succès de province et, un beau jour, il s’était mis en tête d’aller chercher une situation à Paris.

Un ancien ami de son père, M. Labitte, chef d’une importante maison de banque, avait offert de le prendre pour secrétaire particulier. Mme de Bécherel s’était résignée à se séparer de son fils qui, dans sa ville natale, ne faisait rien de bon. Et, depuis un an qu’il l’avait quittée, elle n’avait pas encore eu à regretter son départ.

Robert avait pris goût à ses nouvelles fonctions et les remplissait avec zèle exemplaire.

De plus, il s’était défait d’une certaine pointe de vanité départementale qui n’aurait pas été de mise dans le monde parisien, où on n’accepte les gens que pour leur valeur personnelle.

Il y vivait sagement, sans rigorisme outré. Sa distinction native le préservait des entraînements vulgaires, et, au milieu de ce pêle-mêle de Paris où tous les rangs sont confondus, il se gouvernait en fils de famille qui se respecte.

Sa sagesse, à vrai dire, ne tenait qu’à un fil et son avenir dépendait du hasard d’une première liaison, car il n’avait pas de parti pris.

Aussi s’était-il laissé mener par un ancien camarade dans ce salon de médiocre aloi où il venait de voir et d’apprendre tant de choses bizarres et de perdre dix mille francs qui ne lui appartenaient pas.

Il était rentré chez lui à deux heures du matin, et il avait fort peu dormi, préoccupé qu’il était, des sottises qu’il avait faites chez la soi-disant comtesse de Malvoisine.

Et cependant sa perte de jeu ne le tourmentait pas outre mesure. Il se croyait assuré de trouver à emprunter, le matin même, la somme qui lui manquait et il lui était à peu près indifférent de payer des intérêts usuraires.

Le côté blâmable de la faute qu’il avait commise, en disposant de l’argent de M. Labitte, ne frappait pas beaucoup son esprit et on l’aurait étonné en lui disant que c’était tout bonnement un abus de confiance. À ses yeux, l’important c’était de rendre cet argent, et s’il était trouvé dans l’impossibilité de le restituer immédiatement, il n’aurait éprouvé aucun embarras à confesser ses torts à son patron.

Le côté moral de l’acte lui échappait.

Et, contraste bizarre, il se reprochait amèrement de s’être mis dans le cas d’affliger sa mère qui ne manquerait pas d’apprendre plus tard que son fils hypothéquait ses terres pour rembourser un usurier.

Ainsi était fait ce garçon que la nature avait doué d’excellentes qualités, gâtées plus tard par l’exemple d’un père dévoyé et par trop grande indulgence d’une mère angélique.

Le cœur était resté bon. Le caractère manquait de consistance.

Donc, pendant les heures qui s’écoulèrent entre sa sortie du salon de la rue du Rocher et sa visite forcée au sieur Marcandier, Robert pensa surtout à Violette.

Rien ne manquait à cette ébauche d’aventure.

Violette était charmante et le mystère qui entourait son existence était un attrait de plus pour un homme affligé d’une imagination vive.

D’où venait-elle cette gracieuse jeune fille, cette artiste merveilleuse ? Qu’y avait-il dans son passé et par quelle succession de hasards l’enfant élevée dans un couvent de Rennes était-elle venue échouer, pianiste et chanteuse à gages, chez une comtesse équivoque ? Le colonel Mornac, grand connaisseur en ces matières, ne craignait pas de se porter garant de sa vertu. Et le sceptique Gustave lui-même ne disait que du bien de l’orpheline jalousée par la belle Herminie.

Robert, tout disposé à les en croire, se demandait ce qu’elle allait devenir, maintenant que Mme de Malvoisine l’avait congédiée. Habitait-elle la maison de la rue du Rocher ? Il avait négligé de s’en informer, et, comme il se proposait de n’y plus remettre les pieds, il ne savait pas s’il la reverrait jamais. Elle avait accepté sa carte, mais lui écrirait-elle ? Et, si elle lui écrivait, que pourrait-il faire pour lui venir en aide ? À quoi le mènerait, d’ailleurs, cette amitié que Violette lui offrait, sans lui laisser espérer qu’un sentiment plus tendre pourrait naître plus tard d’une liaison si singulièrement commencée ?

Ces questions et bien d’autres encore qu’il se posa sur le même sujet troublèrent son sommeil beaucoup plus que le souvenir de la partie d’écarté et de sa querelle avec le coulissier Galimas.

Finalement, après avoir envisagé sous toutes ses faces cette situation, nouvelle pour lui, il se promit d’aller très prochainement voir le colonel, qui ne refuserait sans doute pas de le renseigner et même de le conseiller.

Un peu calmé par l’espérance de savoir bientôt à quoi s’en tenir, il se leva avant huit heures et sonna son groom, — car ce secrétaire appointé à cinq cents francs par mois avait un groom et un très joli appartement de garçon, absolument comme s’il eût vécu en ces temps lointains où les héros des romans de Paul de Kock roulaient en cabriolet et entretenaient des danseuses avec six mille livres de rentes.

Le groom était l’enfant d’un de ses fermiers, un jeune gars des environs de la Prévalaye, très attaché à son maître et déjà très déluré.

L’appartement avait été meublé par Mme de Bécherel qui était venue installer son fils à Paris et qui avait fait les choses grandement. Robert avait un salon, une chambre à coucher et un fumoir arrangé avec un goût parfait. Rien n’y manquait, pas même les objets d’art et Robert s’y plaisait fort. Il y déjeunait à peu près tous les jours, Jeannic ayant assez de notions culinaires pour préparer les œufs et la côtelette traditionnels.

Ses fonctions de secrétaire particulier n’occupaient Robert que deux heures le matin et deux heures l’après-midi. Il avait donc beaucoup de temps à lui et il l’employait presque toujours d’une façon intelligente.

Ce jour-là, il commença par écrire à M. Labitte, pour lui demander la permission de ne pas venir au bureau, un billet qu’il lui fit porter par Jeannic et où il ne parlait pas des dix mille francs.

Il pensait que M. Labitte ne s’inquiéterait pas de savoir si la somme était arrivée à sa destination, pas plus qu’il ne s’étonnerait que Bécherel ne la lui rapportât que le lendemain, et il voulait prendre le temps de conclure l’emprunt qui allait lui permettre de rembourser son patron.

Cela fait, l’ancien camarade de Gustave Pitou s’habilla rapidement, plus rapidement que de coutume, car il soignait toujours beaucoup sa toilette, et sortit pour aller voir le personnage que ses clients avaient surnommé Rubis-sur-l’ongle.

La rue Rodier où demeurait Marcandier n’est pas très loin du faubourg Poissonnière et il n’était que huit heures et demie. Robert avait donc tout le temps, puisque le rendez-vous n’était que pour neuf heures, et il éprouvait le besoin de marcher pour se rafraîchir les idées.

Il fit le trajet à pied, sans se hâter et il arriva bientôt au bas de la rue qui s’appelait jadis la rue Neuve-Coquenard.

C’est une voie assez irrégulièrement tracée qui part de la ci-devant rue Coquenard, baptisée rue Lamartine, en 1848.

Toutes les deux ont gagné à changer de nom, mais elles sont restées à peu près aussi laides qu’elles l’étaient autrefois.

Bécherel se mit bravement à grimper cette rude montée où les cochers ne s’aventurent pas volontiers, car elle est si mal pavée qu’ils craignent de briser les ressorts de leurs voitures.

C’est un couloir étroit entre deux rangées de vieilles maisons. Quelques-unes surplombent. Les autres, à peu d’exceptions près, montrent des façades décrépites et des fenêtres disparates qui semblent avoir été percées au hasard.

Avant d’atteindre le point où elle coupe à angle droit la rue de la Tour-d’Auvergne, Robert vit à sa gauche, au-dessus d’une porte de mauvaise apparence, le numéro indiqué par Gustave. Il était averti que Marcandier ne logeait pas dans un palais, et cependant il hésitait à entrer.

— Cette maison a la physionomie d’un coupe-gorge, dit-il entre ses dents. Et, au fait, c’en est un, puisqu’elle abrite un usurier.

Elle avait trois étages, trois fenêtres superposées et hermétiquement closes ; pas de boutiques au rez-de-chaussée et une porte bâtarde ouverte sur une allée d’un aspect peu engageant.

— Et dire qu’un capitaliste habite une telle baraque ! reprit-il. C’est à n’y pas croire. Enfin !… à bon vin pas d’enseigne !… et pourvu qu’il m’allonge, séance tenante, dix billets de mille francs, c’est tout ce que je demande.

Il se décida à franchir le seuil et, au bout d’un corridor obscur, ses pieds heurtèrent le premier degré d’un escalier détraqué. Il s’accrocha d’une main à une rampe toute gluante d’humidité et après avoir monté une dizaine de marches vermoulues, il entrevit une lueur rougeâtre et il entendit une voix enrouée lui crier :

Quoi que vous demandez ?

Cette voix sortait d’une sorte de niche creusée dans le mur, et il s’efforça d’apercevoir la créature qui l’interpellait ainsi. Il n’y réussit pas tout d’abord, mais une âcre odeur de cuisine lui apprit que la clarté douteuse qui tremblotait devant ses yeux venait d’un foyer où cuisait quelque mets à l’usage spécial des portières.

C’est-il vous qui venez pour les serrures ? reprit la voix.

Cette fois, Bécherel reconnut positivement que cet agréable organe était celui d’une femme et il essaya de pénétrer dans l’antre au fond duquel elle se tenait. Il y fut accueilli par un horrible miaulement.

— Faites donc attention ! vous allez écraser Mistigris ! vociféra la préposée à la garde de l’immeuble du sieur Marcandier.

Mistigris était un chat dont les prunelles luisaient dans l’obscurité, pour compléter l’aspect diabolique de cette loge, digne en tout point d’une sorcière.

— Je demande M. Marcandier, dit Robert.

Au lieu de lui répondre, la femelle se pencha sur son foyer, se releva tenant à la main une chandelle allumée et s’avança jusqu’à l’entrée de sa caverne.

Jamais plus hideuse vieille ne se montra sous un plus ignoble accoutrement. Le trait saillant de son visage était un nez recourbé comme un bec d’oiseau de proie, et son costume se composait d’un indescriptible amas de guenilles de toutes les couleurs.

Elle examinait Robert avec ses petits yeux ronds, des yeux de chouette, et elle ne se pressait pas de répondre.

— Êtes-vous sourde ? lui cria Bécherel, en frappant du pied.

La coquine recula et le chat, effarouché, s’enfuit dans l’escalier, où il prit position en grondant sourdement.

Qu’é que vous lui voulez à M. Marcandier ? interrogea la mégère.

— Ça ne vous regarde pas. Et puisque vous ne voulez pas me répondre, je monte. Je sais qu’il demeure au troisième. Je trouverai bien la porte.

Et sans plus s’attarder à parlementer. Robert enfila l’escalier, en bousculant Mistigris qui lança un sifflement sinistre et lui passa entre les jambes, pour aller se réfugier dans la loge.

L’abominable portière y rentra aussi en grommelant des injures et après avoir enjambé quelques marches, Bécherel y vit un peu plus clair.

Les carreaux dépolis d’une fenêtre qui devait prendre jour sur une cour intérieure laissaient passez assez de lumière pour qu’il pût distinguer sur le palier deux portes, fermées toutes les deux et probablement condamnées, car elles n’avaient ni serrures ni boutons.

— Singulier logis ! se dit Robert. Cet usurier ne doit pas tirer un gros revenu de son immeuble, car il ne me paraît pas qu’il ait beaucoup de locataires… et si les autres étages ressemblent à celui-ci, il n’en a pas du tout.

Il constata bientôt que le second n’était pas plus habité que le premier et il ne s’y arrêta point.

Au troisième, il se trouva encore une fois devant deux portes qui ne portaient aucune indication, mais il s’aperçut que l’une des deux était entr’ouverte, et à tout hasard, il la poussa.

Elle donnait sur un couloir, faiblement éclairé, dont il n’apercevait pas le bout.

— C’est un labyrinthe que cette maison, murmura-t-il. Gustave, en m’envoyant ici, aurait bien dû me remettre un plan pour m’aider à m’y reconnaître… Enfin !… M. Rubis sur l’ongle demeure peut-être au fond de ce corridor.

Il s’y engagea à tâtons et il y marcha un certain temps sans en trouver la fin.

— Jamais je n’aurais cru que cette baraque eût tant de profondeur avec une façade si étroite, pensait-il. On dirait vraiment qu’elle s’étend jusqu’à la rue des Martyrs. Mais je n’y vois goutte, et si je continue, je finirai par me casser la tête contre un mur, ou par tomber dans un trou.

Est-ce que Gustave se serait moqué de moi ?

Robert allait rebrousser chemin lorsqu’il entendit un bruit dont il ne devina ni la cause ni le point de départ. En écoutant avec attention, il finit par constater que les sons venaient du fond du couloir, des sons sourds et traînants qui ressemblaient à des plaintes.

— Ah ça, murmura-t-il, est-ce qu’on égorge quelqu’un dans ce repaire ?… ou les gens que cet usurier écorche crient-ils comme si on les mettait à la question ?

Parbleu ! j’en veux avoir le cœur net et je saurai ce qui se passe ici.

Sans plus délibérer, il se remit à marcher en s’appuyant, pour se guider, à la paroi du corridor.

Plus il avançait, plus le bruit devenait distinct. Bientôt, il n’y eut plus à en douter ; c’était la voix de quelqu’un qui se lamentait, et cette voix paraissait être celle d’une femme.

Après avoir fait encore une douzaine de pas dans l’obscurité, Bécherel rencontra un obstacle qui lui barra le passage et en palpant avec ses mains, il sentit que cet obstacle était une porte en fer, garnie de gros clous en saillie, comme une porte de prison.

Et il fallait que les gémissements fussent bien forts pour qu’il les entendît à travers cette clôture cuirassée.

— Bah ! pensa-t-il, c’est peut-être tout simplement une femme qui accouche.

Pour s’assurer qu’il avait deviné, il colla son oreille contre le battant, et il lui sembla entendre, entrecoupées de sanglots, des paroles qui n’avaient pas de sens déterminé.

Il n’en distinguait qu’une, qui revenait sans cesse et qui pouvait être : « mignonne » ou « ma bonne ».

La finale était en : « onne ».

Et ce mot lui parut être plutôt un appel qu’une plainte. À qui s’adressait-il ? Robert ne s’en doutait pas, mais il se dit que lorsqu’on appelle, c’est qu’on a besoin de secours, et il frappa du poing contre la porte blindée en criant le plus haut qu’il put :

— Hé ! là-dedans ! qui êtes-vous ? que demandez-vous ?… que puis-je faire pour vous ?

Non seulement on ne lui répondit pas, mais le bruit cessa immédiatement.

Bécherel frappa encore, à grands coup de pied, cette fois, il cria à tue-tête et sans plus de succès.

La personne qui tout à l’heure gémissait si bruyamment, se taisait maintenant, de même qu’un chien, enfermé dans sa niche, cesse de hurler quand il entend claquer le fouet de son maître. Aux cris avait succédé un silence profond.

— Au diable la geigneuse ! s’écria Bécherel. Je suis bien bon de m’inquiéter des lamentations d’une fille qui se tait quand on l’appelle, et, puisque je me suis trompé de porte, je vais me remettre en quête de Marcandier. C’est égal !… il se passe chez lui d’étranges choses, et je me propose de lui en dire deux mots… si je parviens à le trouver, car sa maison me paraît être machinée comme un théâtre, et j’ai une peur atroce de mettre le pied sur une trappe, dans cet infernal corridor. Il ne me manquerait plus que de tomber dans les bras de cette affreuse vieille de l’entresol.

Il rebroussa chemin et il n’eut pas cette mauvaise chance.

Il sortit sans accident de ce long corridor ; il se retrouva devant l’autre porte, bien fermée celle-là, et il s’aperçut qu’elle était munie d’une sonnette. Il vit aussi que la serrure de celle qu’il avait poussée manquait et il comprit pourquoi la portière lui avait demandé s’il était le serrurier.

Il s’agissait maintenant de pénétrer chez l’usurier et, pour se conformer aux instructions de Gustave, Robert sonna trois fois, coup sur coup.

Une longue minute s’écoula sans que rien bougeât dans l’appartement et il allait recommencer lorsqu’il vit apparaître, derrière un guichet subitement ouvert, deux yeux qui le regardaient, deux yeux jaunes qui brillaient comme de l’or ; des yeux de fauve.

— Monsieur Marcandier ? demanda-t-il.

— C’est moi, répondit une voix de basse. Qui êtes-vous ?

— Je viens de la part de mon ami, Gustave Pitou.

Un verrou grinça ; la porte s’entrouvrit et la voix reprit en se radoucissant :

— Je vous attendais. Entrez, cher monsieur.

Bécherel entra en se disant : voilà un usurier bien familier. Il ne m’a jamais vu et il me donne du : Cher monsieur. Cette onctueuse politesse va sans doute me coûter cher.

D’après ce qu’il avait vu depuis qu’il avait franchi le seuil de cette maison borgne, Robert s’attendait à être introduit dans un cabinet orné de crocodiles empaillés et autres accessoires à l’usage des marchands d’argent du vieux style. Il fut très étonné de trouver un salon élégamment meublé. Il y avait un bureau Louis XVI en acajou massif, des sièges capitonnés, des bibelots japonais et même une bibliothèque pleine de livres richement reliés.

Autre surprise : à neuf heures du matin, ce salon était éclairé par deux lampes.

Il est vrai qu’on ne se serait pas douté qu’au dehors il faisait grand jour, car les fenêtres, s’il en existait, étaient complètement masquées par d’épais rideaux de tapisseries anciennes.

— Veuillez vous asseoir, cher monsieur, reprit Marcandier en prenant place derrière le bureau. Je viens de recevoir la visite de cet excellent Pitou et je sais à quelle circonstance je dois l’honneur de la vôtre.

— Alors, dit Robert en s’asseyant, il est inutile que je vous explique…

— Parfaitement inutile. Gustave m’a tout raconté. Vous êtes allé avec lui passer la soirée chez la comtesse de Malvoisine. On a joué à l’écarté. Vous vous êtes associés, et à vous deux, vous avez perdu mille louis, dont cinq cents sur parole. Il vous les faut ce matin, car vous les devez à ce faquin de Galimas qui ne vous ferait pas crédit de vingt-quatre heures.

Et vous venez me demander de vous les prêter.

— C’est bien cela. Gustave m’a assuré que vous pourriez.

— Il ne vous a pas trompé, cher monsieur. J’aime à obliger les jeunes gens et ma situation de fortune me le permet. Je vais donc vous remettre les dix mille francs dont vous avez besoin. Mais je tiens à vous édifier d’abord sur ma personne. Vous avez cru, je le parierais, que votre ami vous adressait à un usurier. Vous devez voir maintenant que je n’en ai pas l’air.

C’était vrai. Marcandier montrait une figure avenante, il était vêtu comme un gentleman et il ne paraissait pas avoir plus de quarante-cinq ans.

Robert, ébahi de ce préambule, ne put que s’incliner en signe d’acquiescement.

— Ce n’est pas à dire que j’oblige gratis ceux qui s’adressent à moi, reprit Marcandier. En échange des dix mille francs que je vais vous compter, vous allez me souscrire un effet de onze mille francs, à trois mois. Je vous prête donc à un intérêt que les sots appellent usuraire. Moi, j’ai sur ce point des idées particulières. Je soutiens que l’argent est une marchandise dont la valeur varie comme celle d’une maison que son propriétaire loue plus ou moins cher, suivant qu’il trouve plus ou moins facilement des locataires.

Et la preuve que j’ai raison, c’est que la Banque de France élève ou abaisse à son gré le taux de ses escomptes, en se basant sur la rareté ou sur l’abondance du numéraire.

— Ah ! ça, pensait Bécherel, est-ce qu’il va me faire un cours d’économie politique ?

— Et pour finir par un autre exemple, je puis bien vous dire que vous n’auriez pas recours à moi, si vous ne vous trouviez pas dans un embarras momentané. Vous possédez un patrimoine très suffisant pour vous permettre d’emprunter à cinq pour cent chez le premier notaire venue une somme beaucoup plus importante que ces malheureux dix mille.

— C’est Gustave qui vous a dit cela ?

— Ce n’est pas de lui seulement que je tiens mes renseignements. Je vous connais depuis longtemps, sans que vous vous en doutiez, ou plutôt je connais votre situation de fortune. Elle n’est pas énorme, mais elle est solide, puisqu’elle consiste en immeubles non grevés d’hypothèques.

Vous vous demandez comment je suis si bien informé. C’est bien simple. Je suis en relations d’affaires avec M. Labitte, et il m’a quelquefois parlé de vous.

— J’espère que vous ne lui parlerez pas de moi, s’écria Robert.

— Pour qui me prenez-vous ? Je suis discret par état comme un médecin… et je comprends très bien que vous ne teniez pas à passer pour un joueur, aux yeux de votre patron. La négociation que nous allons conclure ne sera connue que de vous et de moi. Je ne compte pas ce cher Pitou. Il est un peu léger, mais il est trop lié avec vous pour se lancer dans des bavardages qui pourraient vous nuire.

— Pas si lié que vous croyez. Je l’ai connu au régiment où j’ai fait mon volontariat et je l’avais complètement perdu de vue, lorsque je l’ai rencontré, hier.

— Il m’a raconté cela. Et, croyez-moi, il a de sérieuses qualités, en dépit des apparences. Il a le tort de jeter l’argent par les fenêtres, mais il sait en gagner beaucoup. C’est un homme à idées. Il arrivera, je n’en doute pas, à faire une grosse fortune et il pourrait vous aider à faire la vôtre.

— C’est à quoi je ne songe guère, dit Bécherel, avec un mouvement d’impatience.

Marcandier vit le geste et reprit sur un autre ton :

— Excusez-moi, monsieur. Lorsque je me trouve en face d’un homme qui me plaît, je me laisse volontiers aller au plaisir de la causerie et j’ai un peu trop oublié l’objet de votre visite. J’y reviens et il ne nous reste plus qu’à échanger votre signature contre dix billets de banque. Les voici. Je paie toujours rubis sur l’ongle.

Tout en parlant il plaçait sur la table un effet à remplir et un paquet de dix billets de mille francs qu’il venait de prendre dans un tiroir de son bureau.

— Vous souriez ? dit-il en regardant Bécherel. Bon ! je devine que Gustave vous a parlé de mon surnom… Rubis sur l’ongle…, c’est une expression qu’il m’arrive souvent d’employer. Elle a du bon, quand elle est suivie d’effet et, avec moi, c’est le cas. Mais elle a attiré sur votre serviteur les plaisanteries de messieurs les remisiers. Ils sont là toute une bande joyeuse qui ne cherchent que des occasions de blaguer les gens sérieux. Je crois même qu’ils m’appellent le père Rubis sur l’ongle, moi qui n’ai jamais eu ni femme ni enfants… car je suis un célibataire endurci et incorrigible.

Mais pardon, cher monsieur, voilà encore que je m’embarque dans des digressions inutiles. Veuillez signer ici et ajouter votre adresse, après votre signature… Ah ! écrivez au-dessous de votre nom : bon pour dix mille francs. Je remplirai moi-même le corps du billet.

L’échéance à trois mois, n’est-ce pas ?

— À trois mois, répéta Robert.

— Cela suffit. Prenez la peine de compter les billets.

— Ils y sont, répondit Bécherel qui se leva, après les avoir empochés. Maintenant, monsieur, il ne me reste qu’à vous complimenter sur la rondeur avec laquelle vous traitez les affaires et à prendre congé de vous.

— Encore un mot, cher monsieur. C’est la première fois que vous me faites l’honneur de venir chez moi, et vous vous étonnez sans doute que j’habite une pareille bicoque.

— J’avoue, dit Robert, que l’apparence extérieure de votre maison m’a un peu surpris.

— Dites donc franchement qu’elle vous a effrayé, reprit en riant Marcandier. Excusez-moi de vous avoir reçu ici. Gustave aurait dû tout simplement vous amener aujourd’hui à la Bourse. J’y vais tous les jours et il sait où m’y trouver. Il est vrai que je n’y arrive guère qu’à une heure et que vous étiez pressé d’avoir les fonds. Or, ce cher Gustave connaît mes habitudes. Je traite ces sortes d’affaires ici, de huit à dix, le matin, mais je vous prie de croire que je n’habite pas cette masure. J’ai mon hôtel à moi, rue Mozart, à Passy. L’immeuble délabré où vous me voyez m’est échu dans l’héritage d’un oncle. J’y ai fait meubler la pièce où nous sommes et j’abandonne le reste à la surveillante d’une concierge aussi vieille et aussi laide que la bâtisse qu’elle garde.

Ce lieu m’est commode pour y donner audience aux gens qui viennent me demander des services et que je ne tiens pas recevoir dans mon véritable domicile.

— Je comprends cela, murmura Bécherel qui ne disait pas ce qu’il pensait, car la vie en partie double de ce capitaliste marron lui semblait au moins bizarre.

Et il se promenait bien de ne pas partir sans lui avoir dit deux mots de ses aventures dans l’escalier.

— Les emprunteurs préfèrent aussi cet arrangement, continua l’intarissable Marcandier, car si on les voyait entrer chez moi, à Passy, on soupçonnait qu’ils viennent me demander de l’argent et leur crédit en souffrirait, tandis que, dans cette rue écartée, ils ne craignent pas de rencontrer des personnes de leur connaissance.

Et ceux qui viennent ci ne s’en vantent pas.

— Cependant, Gustave ne se gêne pas pour dire ce qui s’y passe.

— Gustave m’a de grandes obligations et il n’y a pas de danger qu’il ébruite nos petits secrets. Quant à la vieille que vous avez vue dans sa loge, elle était au service de feu mon oncle et elle m’est dévouée comme un caniche.

— Dites plutôt comme un dogue. Elle a failli me dévorer quand je lui ai demandé si vous étiez chez vous.

— Oui, elle n’est pas commode, mais elle est de bonne garde.

— Elle m’a pris pour un serrurier.

— Pas possible !

— Mais si. Elle m’a demandé si je venais pour les serrures.

— Elle ne vous aura pas vu. Il ne fait pas clair dans l’escalier.

— Si peu clair que j’ai eu beaucoup de peine à monter au troisième étage… et je n’ai rencontré personne pour me renseigner.

— Naturellement. Je n’ai pas cherché à louer les autres logements qui sont de véritables chenils. J’ai même fait condamner les portes. Je ne veux pas de locataires qui me gêneraient. Du reste, je ne laisse jamais d’argent ici. Vous voyez qu’il n’y a pas de coffre-fort. Ma caisse est dans une poche.

— Mais vous n’êtes pas seul sous ce toit ?

— Pardon ! complètement seul… à moins que vous ne comptiez la mère Rembûche.

— Une sage-femme ?

— Comment, une sage-femme ? Je vous parle de ma vieille portière.

— Je suis pourtant sûr que l’appartement dont la porte donne sur le même palier que le vôtre est habité.

— Quel appartement ? La porte que vous avez vue à côté de la mienne masque un couloir sans issue.

— Cette porte, je l’ai trouvée ouverte. La serrure avait été enlevée. Je suis entré…

Marcandier eut un mouvement nerveux qui n’échappa point à l’œil attentif de Bécherel.

— Je suis entré et j’ai poussé jusqu’au bout du corridor.

— Si vous êtes allé jusqu’au bout, vous avez dû vous casser le nez, ricana Marcandier qui avait déjà repris son sang-froid. Je ne suis jamais entré dans ce corridor, mais je sais qu’il aboutit à un mur. Cette maison a été construite jadis en dépit du bon sens. À chaque étage on y trouve un petit appartement comme celui-ci, flanqué d’un couloir que j’ai fait clore, quand je suis devenu propriétaire.

Et je me rappelle maintenant que la mère Rembûche m’a annoncé ce matin qu’elle allait faire remplacer la serrure qui ne tenait plus.

— Ce corridor aboutit en effet à un mur… mais dans ce mur, il y a une porte.

— Bah ! vraiment ?

— Oui… une porte bardée de fer. Il ne tient qu’à vous de vous en assurer.

— À quoi bon ? cette maison est contiguë à une autre dont je ne connais ni le propriétaire ni les habitants. Peut-être appartenaient-elles autrefois à un seul individu. On les aura vendues séparément.

Le mur sera resté mitoyen et mon oncle aura fait fermer la communication. J’ignorais tout cela… Il faudra que je me renseigne auprès de mon notaire.

Mais… cette porte, vous l’avez trouvée fermée, je suppose ?

— Oh ! très solidement. J’y ai heurté à coups de poing et à coups de pied. Elle n’a pas bougé.

— Et pourquoi diable ! cher monsieur, vous êtes-vous amusé à y cogner ?

— Parce que, derrière cette porte, il y avait quelqu’un… Une femme, je crois… qui gémissait et qui appelait. L’idée m’est venue que c’était peut-être une femme en couches.

— Bon ! dit en riant bruyamment Marcandier, c’est pour cela que vous me demandiez tout à l’heure si j’avais pour locataire une sage-femme. J’étais bien sûr que non, mais je ne réponds pas qu’il n’y en ait pas une dans la maison à côté. Je demanderai cela à ma portière qui connaît tout le monde dans le quartier.

— Je crois que je m’étais trompé, car dès que j’ai frappé, les plaintes ont cessé.

— Vous aurez fait à cette malheureuse une peur atroce. Mais, dites-moi, cher monsieur… est-ce que l’aventure en est restée là ?

— Je n’ai eu aucune envie de la pousser plus loin, et je ne vous en aurais pas parlé, si vous ne m’aviez pas dit qu’il n’y avait personne que vous dans cette maison. J’ai pensé que je ferais bien de vous avertir.

— Et je vous remercie de m’avoir renseigné. Tout cela ne serait pas arrivé, si ma stupide portière ne s’était pas avisée d’enlever, sans mon autorisation, cette serrure, et de la donner à raccommoder. Je vais, dès aujourd’hui, prendre des mesures pour me clore. Ce n’est pas une porte qu’il me faut, sur mon palier, c’est un mur. Et je vais écrire à mon architecte de m’envoyer immédiatement des maçons.

Ainsi donc, cher monsieur, si, comme je l’espère bien, vous me faites l’honneur de revenir me voir, vous ne serez plus exposé au désagrément d’entendre gémir une femme en mal d’enfant.

Bécherel s’inclina sans répondre. Il comptait n’avoir plus jamais affaire à M. Marcandier, dit Rubis-sur-l’ongle, et il lui tardait de s’en aller.

Il manœuvrait de façon à gagner la porte, mais l’usurier, qui lui barrait le passage, reprit d’un ton dégagé :

— Oserai-je vous demander si vous avez passé une soirée agréable chez Mme la comtesse de Malvoisine ?

— Pas assez agréable pour me consoler d’y avoir perdu dix mille francs, répondit sèchement Robert.

— C’est juste… mais à part ce léger accident, qui est déjà réparé, vous avez dû vous y plaire… et certainement vous avez remarqué Mlle Herminie Des Andrieux.

— Gustave m’a présenté à elle.

— Elle est charmante, n’est-ce pas ? et elle sera fort riche, ce qui ne gâte rien. Je connais beaucoup son oncle qui a des millions et qui les lui laissera.

C’est un beau parti que cette jeune fille.

— Superbe… mais je ne songe pas à me marier.

— Vous avez tort. Je comprends qu’à votre âge, on aime à s’amuser, mais l’un n’empêche pas l’autre et il faut penser à l’avenir.

— Je vous suis très obligé, monsieur, des conseils que vous voulez bien me donner, mais voici l’heure où je dois me rendre à mon bureau et je…

— Excusez-moi, cher monsieur !… ce que j’en disais c’était dans votre intérêt. Mais je n’ai pas la prétention de vous dicter une règle de conduite.

Et je me reprocherais de vous retenir plus longtemps, puisque M. Labitte vous attend, ajouta Marcandier, en s’effaçant pour laisser passer Bécherel.

Il le reconduisit jusque sur le palier, en lui répétant :

— Toujours à votre service quand vous aurez besoin de moi.

Robert descendait déjà quatre à quatre les marches de l’escalier et il se disait :

— Qu’ont-ils donc tous à me jeter à la tête les charmes et les millions de cette Herminie ? On jurerait qu’ils se sont donné le mot pour me pousser à l’épouser.

À l’étage au-dessous, il se croisa avec la mère Rembûche qui ramenait un serrurier portant sa trousse en bandoulière et il ne s’arrêta point à lui parler, car il lui tardait de sortir de ce sombre logis.

Il revit avec un vif plaisir le jour, assez terne pourtant, qui éclairait la rue Rodier, et il se hâta de regagner des quartiers moins mal habités.

Robert de Bécherel n’avait qu’à se féliciter du résultat de sa visite à Marcandier et il ne pouvait que savoir gré à Gustave Pitou de l’avoir adressé à cet usurier, déguisé en homme du monde, qui venait de lui prêter avec tant de rondeur la bagatelle de dix mille francs.

Et cependant il se demandait s’il se demandait s’il n’était pas tombé en de mauvaises mains. M. Rubis-sur-l’ongle lui était suspect. Il entrevoyait un accord entre ce personnage et Mme de Malvoisine. Il se disait que, dans la vie ordinaire, les affaires d’argent ne se traitent pas si légèrement.

L’incident du corridor lui trottait aussi par la cervelle. Il soupçonnait que les plaintes qu’il avait entendues n’étaient pas celles d’une femme en couches et qu’elles ne partaient pas, comme l’affirmait Marcandier, d’une maison contiguë à la sienne.

Mais les préoccupations tristes ne prenaient jamais racine dans l’esprit de Robert.

— De quoi vais-je m’inquiéter ? murmura-t-il en faisant craquer ses doigts. J’ai l’argent et trois mois devant moi pour le rendre. Que m’importent la belle Herminie et les machinations des gens qui la soutiennent ? J’aime mieux penser à cette adorable Violette, et si je puis la revoir, je me moque du reste.

Il s’agissait maintenant de réintégrer la somme dans la caisse de son patron. Il aurait pu remettre la restitution au lendemain, puisqu’il venait d’écrire à M. Labitte pour lui annoncer qu’il ne viendrait pas au bureau ce jour-là ; mais il crut qu’il valait mieux se débarrasser tout de suite de cet argent.

Gustave ne l’attendait qu’à onze heures pour déjeuner chez Champeaux. Il avait donc largement le temps de passer rue d’Enghien avant d’aller retrouver son ami au restaurant, place de la Bourse.

Ainsi fit-il, mais au lieu de monter dans le cabinet du banquier, il entra chez le caissier, un vieux bonhomme avec lequel il était en excellents termes.

— Mon cher Maingard, lui dit-il, le patron m’a chargé hier soir d’aller remettre dix mille francs à un des clients de la maison, M. de Brangue, rue de l’Arcade. Je n’ai pas trouvé ce monsieur chez lui, et je vous rapporte la somme.

— Il vaut mieux la remettre à M. Labitte lui-même, répondit le caissier. Il l’a prise sans doute sur ses fonds personnels, et je n’ai pas d’ordres pour la recevoir.

— Encaissez-la tout de même. Je ne veux pas voir le patron. Je lui ai écrit pour lui demander congé aujourd’hui.

— Il n’a peut-être pas reçu votre lettre, car il vous attend. Il m’a fait appeler tout à l’heure pour me recommander de vous envoyer chez lui, si je vous voyais ce matin.

— Diable ! il est capable de me garder et j’ai disposé de ma journée. Enfin !… puisqu’il y tient, j’y vais. J’espère que je n’y resterai pas longtemps.

Le cabinet de M. Labitte touchait au bureau du caissier. Robert n’eut qu’une porte à ouvrir.

Il trouva le banquier écrivant une lettre.

— Monsieur, lui dit-il, je vous rapporte les dix mille francs. M. de Brangue était absent et je viens…

— Asseyez-vous, interrompit M. Labitte, sans cesser d’écrire. J’ai à vous parler.

Ce financier était un homme de soixante ans passés, grand, sec et d’un aspect sévère. Rasé de près et vêtu de noir, il avait l’air d’un magistrat et ses employés le redoutaient beaucoup.

Robert qu’il avait toujours traité avec une bonté exceptionnelle, s’étonna d’être accueilli de la sorte, mais il prit un siège et il attendit, tenant à la main le paquet de billets de banque.

M. Labitte acheva sa lettre, la mit sous enveloppe, écrivit l’adresse et, après avoir posé le pli sur la table, dit à son secrétaire :

— Alors, vous avez la somme ?

— La voici, monsieur.

— Où vous l’êtes-vous procurée ?

— Que voulez-vous dire ? balbutia Robert.

— Évidemment, vous ne l’aviez plus, quand vous m’avez écrit, il y a deux heures, pour me demander la permission de ne pas venir aujourd’hui. À qui l’avez-vous empruntée ?

Robert, très pâle, allait protester.

— Épargnez-vous un mensonge, lui dit froidement M. Labitte. Je sais que, cette nuit, vous avez perdu au jeu l’argent que je vous avais confié. Je sais même où et contre qui vous l’avez perdu.

— Qui vous l’a dit ? demanda vivement Bécherel.

— Peu importe. Je le sais et vous ne pouvez pas le nier.

— Pardon, monsieur… j’ai perdu, c’est vrai… et les billets de banque que j’ai perdus étaient à vous, c’est encore vrai. Mais j’avais à moi… chez moi… les dix mille francs… et même davantage. Je n’exposais donc que mon argent, puisque j’étais en mesure de vous les rendre ce matin.

Les voici, ajouta Robert, en les plaçant sur le bureau.

— J’ai beaucoup de peine à croire que vous n’ayez eu qu’à les prendre dans un de vos tiroirs. Je sais fort bien que votre situation de fortune vous aurait permis de me rembourser plus tard. Mais cette fortune est en terres dont votre mère touche la moitié du revenu. Et je doute fort que vous ayez économisé dix mille francs sur les appointements que je vous donne. D’ailleurs, si comme vous le prétendez, vous aviez eu de l’argent chez vous, vous ne m’auriez pas écrit pour me demander congé jusqu’à demain. Vous vouliez vous donner le temps de vous procurer la somme. Vous l’avez trouvée plus vite que vous ne l’espériez, et vous voilà.

En parlant ainsi, le banquier regardait fixement Bécherel. Il aurait voulu lire sur le visage de son jeune secrétaire le repentir ou tout au moins la confusion qui précède un aveu. Mais au lieu de rougir, Bécherel relevait la tête. Son orgueil étouffait la voix de sa conscience et il répliqua d’un ton cassant :

— Je n’ai rien à me reprocher. Vous m’avez remis hier dix mille francs ; je vous les rapporte ce matin. Que demandez-vous de plus ?

— Alors, vous croyez que la restitution suffit pour effacer le souvenir d’un abus de confiance.

— Monsieur ! cria Robert en se levant furieux.

— Oui, monsieur, un abus de confiance, reprit M. Labitte. Je répète ce mot parce que je n’en connais pas d’autre pour qualifier la faute que vous avez commise. Et il faut que vous ayez sur l’honneur des notions bien fausses, si vous pensez qu’il est sauf, lorsqu’on rend le bien d’autrui qu’on a pris, ne l’eût-on gardé qu’un jour ou qu’une heure. Et alors même que vous auriez dit la vérité en affirmant que vous possédiez une somme égale ou supérieure à celle que vous avez perdue, vous n’en seriez pas beaucoup moins coupable d’avoir disposé d’un argent qui aurait dû vous être sacré. J’aurais aimé ne jamais le revoir que d’apprendre que vous vous en êtes servi pour jouer.

Tant pis pour vous, monsieur, si vous ne comprenez pas la gravité d’un pareil acte. Et sachez qu’il n’y a pas deux morales. Il n’y en a qu’une. Est-ce votre père qui vous a enseigné celle que vous me paraissez professer ?

— Je vous défends de parler ainsi de mon père !

— Votre père a été mon ami, et c’est parce qu’il l’a été que j’ai le droit de vous rappeler que, lui aussi, il ne pensait rien au sérieux et qu’il lui en a coûté cher. Il est mort presque ruiné et… presque déconsidéré. Je lui ai pardonné ses erreurs, quoiqu’elles m’aient porté quelque préjudice ; mais je vous déclare qu’il est mort à propos, car s’il avait vécu davantage, Dieu seul sait comment il aurait fini.

Son exemple est une leçon dont vous ferez bien de profiter.

— Assez, monsieur !

— Veuillez m’écouter jusqu’au bout. J’ai encore à vous parler de votre mère. C’est une sainte. Elle a déjà beaucoup souffert. Avez-vous songé au nouveau chagrin que vous allez lui causer ? Cette lettre que je terminais quand vous êtes entré est pour elle. Quand elle apprendra demain que je suis forcé de me séparer de vous, elle recevra le coup le plus douloureux qui l’ait frappée, depuis la mort de votre père. Il y a huit jour, je lui écrivais que j’étais très content de vous et il me faut maintenant lui annoncer un malheur… que, pas plus qu’elle, je n’avais prévu, croyez-le bien.

Le souvenir de sa mère, évoqué par M. Labitte, toucha Robert. Ses nerfs se détendirent et les larmes lui vinrent aux yeux.

Mais son orgueil blessé reprit vite le dessus. Il se raidit contre l’émotion qui le gagnait, et il dit sèchement :

— Alors, vous me renvoyez ? Vous me chassez de chez vous ? reprit-il, en regardant d’un air de défi M. Labitte qui répondit, sans s’émouvoir du ton et de l’attitude de son secrétaire :

— C’est vous qui m’y forcez. Et j’ai la ferme conviction d’agir dans votre intérêt. Je ne méconnais pas vos qualités. J’ai eu depuis un an le temps de les apprécier et je rends pleine justice à votre intelligence et à votre activité. Mais il a suffi d’une occasion pour vous détourner du bon chemin. D’autres occasions se présenteront et vous succomberez encore. Je crois donc que vous devez quitter une situation où vous seriez fréquemment exposé à des tentations nouvelles. Choisissez une carrière où vous n’aurez jamais aucune responsabilité d’argent. Ce sera pour vous le salut. Je souhaite que vous y réussissiez et je vous y aiderai, si je puis.

— Merci ! dit ironiquement Robert. Nos relations prennent fin en ce moment et vous n’entendrez jamais parler de moi. Mais je veux savoir ce que vous avez écrit à ma mère.

— Je lui ai écrit que vous avez joué et que je ne puis plus vous garder chez moi. Je me suis abstenu d’ajouter que vous avez perdu une somme qui ne vous appartenait pas. Si vous ne me l’aviez pas rendue, je n’en aurais pas dit davantage.

Mais ma résolution est irrévocable.

— Je n’essaierai pas de vous en faire changer et il ne me reste qu’à vous demander encore une fois à qui je dois un désagrément dont je me consolerai sans peine.

— Je ne suis pas tenu de vous nommer la personne qui m’a renseigné et je m’étonne que vous cherchiez à me blesser par des paroles amères, car je vous ai parlé avec une modération dont vous devriez me savoir gré. Tout ce que je puis vous dire, c’est que, si vous connaissiez mieux ce Paris où vous me paraissez disposé à vous lancer à l’étourdie, vous sauriez que la maison dans laquelle on vous a entraîné et de celles où l’indiscrétion est à l’ordre du jour. Il y vient toutes sortes de gens qui ne se croient pas obligés de taire ce qui s’y passe. Le hasard a amené ici ce matin quelqu’un qui vous y a rencontré et qui ne m’a rien dit qui ne me fût vrai… vous avez été obligé d’en convenir.

Restons-en là, monsieur. Et comptez sur ma discrétion, à moi. Votre mère seule saura ce qui s’est passé. Rien ne vous empêchera donc de dire à vos amis que vous m’avez quitté volontairement.

Un court salut du banquier clôtura l’entretien. Robert le lui rendit à peine et sortit sans ajouter un seul mot.

Il s’en allait, abasourdi, écrasé, comme un homme qui vient de recevoir un pavé sur la tête. Il descendit l’escalier en chancelant et quand il fut dans la rue, il se mit à marcher devant lui, sans savoir où il allait.

Le coup était d’autant plus rude qu’il le recevait juste au moment où il se réjouissait d’être miraculeusement sorti de l’embarras terrible où son imprudence l’avait jeté.

Il faut dire, à son éloge, qu’il se préoccupait moins de la perte de sa place que la douleur qu’allait éprouver sa mère en recevant la lettre de M. Labitte.

Robert le maudissait ce banquier rigoriste qui ne pardonnait pas une première faute, et il le trouvait ridicule de faire des grandes phrases à propos de si peu de chose, car il ne comprenait pas encore que la probité est comme la réputation d’une femme ; le moindre accroc emporte le reste. Ce garçon, si haut campé sur le point d’honneur, était en ces matières d’une légèreté déplorable qu’il devait à son éducation. Son père lui avait appris à mépriser l’argent et il n’admettait pas qu’on l’accusât d’indélicatesse pour s’être servi de quelques billets de mille francs qu’il était sûr de restituer le lendemain.

— Moi aussi, je lui écrirai à ma mère, murmura-t-il. Je lui dirai que cet homme est un brutal qui pousse tout au tragique et qui me fait un crime d’une peccadille. Je lui dirai que j’en serai quitte pour emprunter sur hypothèque une somme qui n’amoindrira pas beaucoup notre fortune et que je trouverai facilement un emploi pour remplacer celui que je viens de perdre. Le colonel Mornac, qui connaît tout Paris, se chargera volontiers de m’en procurer un. Ma mère, qui le connaît, se rassurera lorsqu’elle saura que je l’ai retrouvé et qu’il s’intéresse à moi.

C’est égal ! ajouta-t-il entre ses dents, je donnerais le peu d’argent comptant qui me reste pour savoir quel est le drôle qui m’a dénoncé… et je ne m’en doute pas. Les habitués du salon Malvoisine ne sont pas des gens d’affaires et ne fréquentent pas les financiers… Mais, si ! il y a ce Galimas qui est coulissier… et les coulissiers vont prendre des ordres dans les maisons de banque… Galimas aura su, par cet animal de Gustave, que j’étais le secrétaire particulier de Labitte, et ce matin il aura régalé le patron de mon histoire de jeu. Parbleu ! ça tombe bien. J’ai déjà un compte à régler avec lui. Il me paiera tout à la fois. Je le souffletterai en pleine Bourse. Justement, Gustave m’a proposé de m’y conduire, après notre déjeuner. Quand j’aurai administré un bon coup d’épée au sieur Galimas, je m’en irai à Rennes, et j’y passerai un mois avec ma mère pour la consoler.

Ce projet le rassérénait déjà. Mais tout à coup, il se frappa le front, en disant :

— Et Mlle Violette ! je ne peux cependant pas l’abandonner.

Robert l’avait fort oubliée, cette pauvre Violette, depuis qu’en franchissant le seuil de la maison de l’usurier, il avait mis le pied dans un engrenage qui l’avait traîné où il en était, c’est-à-dire à se trouver sur le pavé, avec la charge d’une grosse dette, fort peu d’argent disponible, un duel en perspective et ce mécontentement de soi-même qu’on éprouve quand on s’est mis dans un mauvais cas, par sa faute.

Car il avait beau s’évertuer à se justifier à ses propres yeux ; il sentait bien, au fond, que depuis la veille, il n’avait fait que des sottises.

La première de toutes avait été de jouer, la seconde d’emprunter de l’argent à un homme dont il aurait dû se défier et de s’être mis à sa merci en lui souscrivant un billet, sans indication d’échéance ; la troisième d’avoir répondu par des insolences aux très justes reproches de M. Labitte.

Il ne lui en restait plus une seule à commettre, à moins de s’embarquer dans de nouvelles aventures qui pourraient bien se dénouer d’une façon moins anodine.

Mauvaise situation, s’il en fut, pour se constituer le défenseur envers et contre tous d’une jeune fille qu’il connaissait à peine.

Et cependant, il y était décidé, sans trop savoir comment il s’y prendrait pour venir en aide à cette pianiste persécutée.

— Bah ! se dit-il, j’aurai un conseil et un allié en la personne du colonel.

Robert faisait fond, pour toutes choses, sur cet excellent colonel Mornac, qui lui portait un vif intérêt, mais qui n’était peut-être pas disposé à l’appuyer à tort et à travers, ni à soutenir toutes les causes qu’il plairait à son jeune ami de prendre en main.

Robert ne doutait de rien et la leçon qu’il venait de recevoir ne l’avait pas désabusé de ses illusions sur la vie, sur les hommes et même sur les femmes.

Quand il arriva au coin de la rue du Faubourg-Poissonnière, où il demeurait, il se rappela que Gustave l’attendait à déjeuner, et au lieu de rentrer chez lui pour écrire à sa mère, comme il en avait l’intention, il prit le chemin de la place de la Bourse par les boulevards.

— Pourvu que ma lettre soit mise à la poste avant cinq heures, c’est tout ce qu’il faut, pensait-il. Et j’ai absolument besoin de voir Gustave, ce matin, pour lui raconter ce qui m’arrive et pour lui rappeler qu’il m’a promis d’être mon témoin contre le mauvais drôle qui m’a dénoncé, après m’avoir provoqué.

Onze heures venaient de sonner à l’horloge de la Bourse quand il arriva devant la porte du restaurant où il devait trouver son ami.

Il y avait déjà beaucoup de mouvement sur la place et il eut quelque peine à se démêler au milieu des voitures qui la traversaient dans tous les sens.

La salle vitrée où il entra n’était pas beaucoup moins bruyante que la place. Toutes les tables étaient occupées et il lui fallut louvoyer pour arriver à celle où était Gustave qui achevait une douzaine d’huîtres et qui lui dit :

— Mon cher, j’ai commencé sans toi, mais j’ai commandé pour deux… des côtelettes, des œufs brouillés aux truffes, et voici ta douzaine de Marennes. Assieds-toi, attaque-la et verse-toi de ce joli Grave. Je t’engage à mettre les morceaux doubles. Nous n’avons qu’une heure.

— Pourquoi donc es-tu si pressé ?

— Parce que c’est aujourd’hui la veille de la liquidation. Il y a des nouvelles et la journée sera chaude. Mais il ne s’agit pas de ça. As-tu terminé avec Rubis sur l’ongle ?

— Oui. Il m’attendait et l’entrevue n’a pas été longue. Après un quart d’heure de conversation, j’ai eu les dix mille francs.

— Je te l’avais bien dit. N’est-ce pas qu’il est rond en affaires, ce cher Marcandier ?

— Oh oui ! très rond, répondit Bécherel ; si rond que je me défie un peu de lui.

— Et pourquoi ? demanda Gustave.

— Parce qu’on n’a jamais vu un usurier prêter de but en blanc une somme aussi forte à un monsieur qu’il ne connaît pas.

— Tu oublies que je l’avais préalablement renseigné sur toi. Il sait que tu es un fils de famille et qu’il te reste une belle fortune territoriale… indivise avec ta mère, c’est vrai, mais qui te reviendra un jour tout entière. Et puis, ton nom a fait son effet… là, comme ailleurs.

— Mon nom !… Ah ça ! tu te figures donc que je descends des ducs de Bretagne ? Nous sommes d’une bonne vieille noblesse de robe ; rien de plus.

— C’est bien assez pour des gens qui seraient embarrassés de remonter jusqu’à leur grand-père. On voit bien que tu ne connais pas les parvenus. Marcandier est le fils d’un garçon de café, et c’est pour cela qu’il a un faible pour les gens qui ont un titre ou seulement la particule.

— Est-ce que Mme de Malvoisine et Mlle Des Andrieux sont aussi des parvenues ? demanda ironiquement Robert.

— Heu ! il y a de ça, répondit en riant Gustave. Je ne garantirais pas que leurs ancêtres aient figuré aux croisades.

— Ni que la belle Herminie n’est pas la fille de cette comtesse qui la fait passer pour sa pupille, hein ?

— Tiens ! tu sais cela !

— Un ancien ami de mon père qui était à la soirée, me l’a dit, hier soir… le colonel Mornac.

— Alors, il est inutile de te le cacher. C’est vrai. Herminie est une enfant de l’amour. Mais elle aura une dot assez belle pour compenser ce léger inconvénient. Et, je te le répète, si tu daignais l’épouser, tu t’en trouverais bien.

— Marcandier m’a tenu le même langage. C’est une conspiration, à ce qu’il paraît. Je te préviens qu’elle avortera. Ce mariage ne me va pas.

— Oh ! tu n’es pas forcé. Je comprends même que, dans ta situation, tu cherches mieux que la fille naturelle d’un riche capitaliste.

— Oui, parlons-en de ma situation, dit Robert avec humeur ? Sais-tu ce qui m’arrive ?

— Non, ma foi !

— Labitte vient de me congédier comme on congédie un domestique… et sans me donner mes huit jours.

— Ton patron !… et pourquoi ?

— Parce que le misérable coulissier qui t’a décavé à l’écarté est allé ce matin lui dire que j’avais perdu cette nuit dix mille francs.

— Galimas !… ah ! le gredin !

— Oui, mon cher, ce joli monsieur m’a dénoncé. J’espère que maintenant tu ne prendras plus son parti comme tu l’as fait après notre altercation à la table de jeu… et je t’avertis que non intention est d’aller, en sortant d’ici, à la Bourse… à seule fin de lui coller une paire de gifles.

— Ce sera vif… mais il ne les aura pas volées… à moins qu’il n’ait parlé sans mauvaise intention. Il ne savait pas que l’argent que tu m’a passé au commencement de la partie appartenait à ton patron… et en allant voir Labitte pour lui demander ses ordres, comme il le fait tous les matins, il aura bavardé.

— Voilà encore que tu cherches à l’excuser !… Tu ferais mieux de t’excuser toi-même de ne m’avoir pas dit que cet homme connaissait Labitte.

— J’ai eu tort.

La conversation tomba momentanément. Robert pensait à la vengeance qu’il allait tirer de Galimas, et Gustave s’était mis tout à coup à réfléchir, ce qui ne lui arrivait pas souvent.

Il n’en perdait pas un coup de fourchette pour cela et Robert, qui avait faim, mangeait aussi vigoureusement. Les contrariétés ne coupent pas l’appétit à un garçon de vingt-quatre ans.

— Écoute, reprit l’ami Gustave, après un assez long silence, Galimas s’est conduit comme un polisson. Je vais lui payer, tout à l’heure, les dix mille francs que je lui dois et après… je lui dirai ce que je pense de son procédé… Il ne tiendra qu’à lui d’avoir deux duels au lieu d’un. Mais occupons-nous de toi. Que vas-tu faire, maintenant que tu as perdu ta place ?

— Je n’en sais rien. Au pis-aller, je retournerai à Rennes.

— Voilà ce que j’appelle un parti désespéré. Tu t’y abrutiras et tu y mangeras bêtement ton bien. Veux-tu rester à Paris et gagner de mille à deux mille francs par mois pour commencer ?

— Ne te moque pas de moi. Je n’ai pas envie de rire.

— Je ne plaisante pas. Si tu veux travailler avec moi, je te garantis que tu encaisseras de jolis courtages.

— Me faire remiser ? Jamais de la vie ! D’abord, je n’entends rien aux affaires de Bourse.

— Qu’as-tu donc appris chez Labitte ?

— J’étais chargé de sa correspondance, et il ne m’envoyait pas à la Bourse. C’était convenu avec ma mère.

— Ah ! si tu as peur de faire de la peine à maman !…

— Je suis libre de mes actions. Mais, je te le répète, je ne me sens aucune aptitude pour le métier que tu me proposes et je n’en sais pas le premier mot.

— Je te l’apprendrai et après cinq ou six leçons, tu en sauras autant que moi. Admire dès à présent tous les avantages qu’il assure à ceux qui le pratiquent. Regarde les messieurs qui déjeunent près de nous et ces petits jeunes gens qui bourdonnent autour d’eux comme des mouches.

— Ils ont tous la même figure… des yeux noirs, des cheveux frisés, on se croirait dans le pays des Hébreux.

— On y est. Tu sais bien que, si tous les spéculateurs ne sont pas Israélites, tous les Israélites sont plus ou moins spéculateurs. Les déjeûneurs que tu vois sont des capitalistes qui jouent sur les cours. Ceux-là se ruinent quelquefois et s’enrichissent très souvent. Les autres sont des courtiers qui viennent prendre leurs ordres de vente ou d’achat et aucun de ces financiers en herbe ne gagne moins de dix à douze mille francs par an. Ça vaut bien la peine de déroger.

— Je ne dis pas le contraire. Mais je n’ai pas la vocation.

— Elle te viendra. Et d’ailleurs, rien ne t’empêche de jouer pour ton compte, tout en faisant du courtage. C’est même le moyen de ne faire que de bonnes spéculations… quand on est bien conseillé… et je m’en charge de te conseiller. Avec ta situation de propriétaire foncier, tu auras tout le crédit que tu voudras.

— Merci ! dit brusquement Robert. Parle-moi plutôt de ce qui s’est passé chez ta comtesse de Malvoisine après mon départ. Cette jeune fille… Mlle Violette… est-elle restée dans le salon jusqu’à la fin de la soirée ?

— Comment ! s’écria Gustave, tu penses encore à cette petite ! Elle est gentille, je ne dis pas le contraire… mais t’inquiéter d’elle, au moment où tu es dans l’embarras, c’est trop fort. Décidément, mon pauvre ami, tu n’es pas sérieux et tu ne le seras jamais, je le crains.

— Ça me regarde, dit Bécherel avec impatience. Je te demande encore une fois de me dire ce qui s’est passé là-bas, après mon départ.

— Eh bien ! ta pianiste est sortie du salon un peu après toi, et plus tard, la comtesse m’a dit qu’elle venait de lui donner son congé définitif. Mlle Violette se trouve donc logée à la même enseigne que toi. Elle est sans place. Mais, sois tranquille, elle n’aura pas de peine à en trouver une, car elle a beaucoup de talent comme musicienne. Et si elle voulait se lancer dans le monde où on s’amuse, elle y réussirait encore mieux. Galimas ne demande qu’à lui faire un sort.

— Encore cet homme !… Tu as donc juré de m’exaspérer ! cria Robert en frappant du poing sur la table.

— Calme-toi, cher ami. La jeune Violette est de force à se défendre. Galimas en sera pour ses peines. Et d’ailleurs tu la protègeras. Commence par gagner de l’argent. Lorsque tu en auras, tu seras libre de tes mouvements. L’argent, c’est l’indépendance.

Cet axiome frappa l’esprit mobile de Robert. Il comprit qu’en effet, dans la situation précaire où il était, il ne pouvait rien pour la jeune fille qui l’intéressait. Et, à en croire son ami, il ne tenait qu’à lui de s’assurer de beaux revenus en travaillant à la Bourse.

— Je vais t’en faire gagner dès aujourd’hui, reprit Gustave.

— Bien obligé ! Je ne veux pas m’exposer à en perdre… et, s’il agit encore d’une association…

— Je ne te mettrais pas de moitié dans une affaire, si je ne jouais pas à coup sûr. Tiens ! la voilà qui vient à moi, l’affaire. Vois-tu ce grand garçon qui s’avance là-bas ? Eh bien ! laisse-moi causer trois minutes avec lui, et, après, je te dirai si nous pouvons marcher carrément.

Gustave se leva, tendit la main au nouveau venu, l’entraîna derrière un arbre vert, planté dans une caisse, à deux pas de table et entama avec lui une conversation à voix basse.

Robert se mit à examiner le monsieur que son camarade accueillait avec tant d’empressement.

Ce nouveau venu était un blond, assez bien de figure, pas mal tourné et vêtu avec une élégance recherchée. À première vue, on aurait pu le prendre pour un homme du meilleur monde, mais en le regardant plus attentivement, Robert s’aperçut qu’il avait l’œil faux et une physionomie sournoise.

— Il a l’air d’un valet enrichi, pensa-t-il.

Le bellâtre s’éloigna et Robert entendit qu’il disait :

— Allez de l’avant et tapez ferme.

— Comme un sourd, répondit Gustave. Dites à votre patron qu’il peut compter sur moi.

Puis revenant à la table où Bécherel l’attendait :

— Avale vite ton café. Tu finiras ton cigare sous la colonnade. Les minutes valent de l’or, ce matin.

— Pourquoi ?

— Tu le verras tout à l’heure. Garçon, l’addition !

Et tout en réglant la note, Gustave reprit :

— Mon cher, nous allons écraser les cours. Tu ne sais pas ce que c’est. Eh bien ! tu vas l’apprendre et tu reconnaîtras que cet exercice est fatigant, mais lucratif.

Il se dirigea vers la sortie, et Robert qui le suivait de près, vit plusieurs messieurs l’accoster, successivement ; mais Gustave, sans s’arrêter, les éconduisit d’un geste qui signifiait : je ne sais rien ; ou : je ne veux rien dire.

— Ah ! ça, ils te prennent donc pour un oracle ? lui demanda Bécherel, quand ils furent hors du restaurant.

— Pour un sous-oracle, et ils n’ont pas tort. Je viens de recevoir une nouvelle sûre et je la garde pour moi. Quand ils l’apprendront, mon coup sera fait.

— Tu vas donc jouer aujourd’hui ?

— En voilà une question ! Penses-tu que je vais pénétrer dans ce monument pour contempler les peintures en grisailles qui décorent le plafond de la grande salle ?

Bécherel ne souffla plus mot et se laissa entraîner vers le temps grec, où en fait de déesse, on n’adore que la fortune. Il en sortait des clameurs confuses, car l’heure avait sonné et le culte de cette divinité capricieuse était en plein exercice. Les retardataires enjambaient quatre à quatre les marches qui s’étendent devant la façade de l’édifice, et la foule encombrait déjà le péristyle et les colonnades latérales.

Une longue file de voitures s’étendait devant la grille ; d’autres arriveraient à toute minute, jetant sur l’asphalte du trottoir un spéculateur ou un commis d’agent de change qui n’attendaient pas pour sauter à terre que le cheval fût arrêté.

Tout ce monde de l’argent courait, grouillait, s’agitait et vociférait.

— Je n’ai jamais visité Charenton, pensait Bécherel, mais je me figure que les pensionnaires de cet établissement se démènent moins et font moins de tapage que ces messieurs-là.

Gustave ne lui laissai pas le temps de réfléchir.

— Viens avec moi, dit-il en grimpant vivement l’escalier. Et quoi que je dise ou que je fasse, garde un silence prudent. Je ne te demande qu’une chose c’est de ne pas ouvrir la bouche.

Arrivé sous la colonnade, il obliqua à gauche et conduisit Bécherel au point d’intersection du péristyle, auquel aboutit le grand escalier, et de la galerie qui fait face au nord.

— Reste là, lui dit-il. Tu verras une jolie bousculade.

— Pardon ! je suis venu ici pour souffleter Galimas et non pour assister à des batailles de remisiers.

— Tu le souffletteras plus tard… je te l’amènerai… quand j’aurai liquidé notre opération…

— Ton opération, rectifia Bécherel. Moi, je ne veux pas jouer.

Gustave ne l’écoutait plus. Il venait de se lancer dans la mêlée et il se débattait au milieu d’une douzaine de messieurs qui le savaient bien renseigné et qu’il parvint à écarter pour se précipiter dans la salle.

Robert resta planté sur ses jambes et assez embarrassé de sa contenance.

Des jeunes gens passaient devant lui, un carnet à la main, jetaient un chiffre aux clients groupés sous la colonnade et retournaient en courant se plonger dans la fournaise, qui devait être en pleine ébullition, à en juger par le vacarme qu’elle faisait. Bientôt, il en vint qui remarquèrent ce jeune homme de bonne mine, adossé à une colonne et s’arrêtèrent une seconde pour lui annoncer les cours en mettant leur carnet sous ses yeux, à quoi Robert se croyait obligé de répondre par un : merci, monsieur ! qui les étonnait beaucoup, parce qu’ils n’étaient point accoutumés à cette politesse inutile.

— Ils me prennent pour un spéculateur, c’est évident, pensait Bécherel. J’ai bien envie de m’en aller… Mais, non, je ne puis pas partir avant d’avoir revu Gustave, à moins que le Galimas ne vienne à passer par ici.

Il se résigna donc à rester et pour prendre patience ils se mit à écouter les mots qu’échangeaient les courtiers et dont il ne comprenait qu’à demi la signification.

— Que fait-on à la corbeille ?

— On baisse dur. Quatre-vingt-deux vingt-cinq.

— On a ouvert à quatre-vingt-trois. C’est raide.

— À propos de quoi cette dégringolade ?

— Mauvaises nouvelles du Tonkin.

— Est-ce officiel ?

— On n’a encore rien affiché. Mais le gros Gustave est toujours bien informé ; il a un ami du ministre dans sa manche. Et il pousse à la baisse comme un enragé. Il vient de vendre trois cent mille.

— Rien que ça pour commencer ! Il faut qu’il soit bien sûr de son fait. Il est trop malin pour s’enfiler, celui-là. Mais il doit y avoir quelqu’un derrière lui. S’il était seul, il n’aurait pas assez de crédit pour jouer si gros jeu.

Cela dura ainsi vingt minutes. Robert, ahuri, se demandait si son ami était devenu fou. L’idée lui vint de s’informer. Il avisa à quelques pas du coin où il se tenait un jeune homme dont la figure lui plut et qui faisait sa partie dans ce concert de propos ininterrompus.

— Monsieur, lui demanda-t-il en portant la main à son chapeau, pourriez-vous me dire ce qui se passe ?

— Parfaitement, monsieur. On baisse parce que M. de Bismark vend des primes.

— Comment, monsieur ?

— Vous voyez ce gros homme qui a le nez rouge et des favoris taillés en côtelettes ?… Eh bien ! c’est le premier secrétaire du prince de Bismark. Il a été envoyé ici par son maître, tout exprès pour peser sur les cours.

Robert comprit que ce farceur se moquait de lui. Il pâlit de colère et il allait l’apostropher rudement, lorsque survint un autre commis qui prit par la taille le donneur de renseignements facétieux et lui cria :

— Qu’est-ce que tu fais ici ? Le patron te cherche partout. Il y a une dépêche. On vient de l’afficher. La nouvelle du Tonkin n’était qu’un canular. La rente remonte. Avant cinq minutes, on aura rattrapé le cours d’ouverture. On est déjà à quatre vingt-deux cinquante.

Ils partirent tous les deux comme des chiens courants qui ont débusqué un lièvre et ils étaient déjà hors de portée avant que Bécherel eût trouvé l’impertinence qu’il cherchait pour en cingler le polisson auquel il avait eu la fâcheuse idée de s’adresser.

Ils se perdirent dans la foule, si vite que Robert dut renoncer à les poursuivre.

— J’ai donc l’air bien provincial que ce drôle se permet de me faire une charge, dit-il entre ses dents. Si jamais je le retrouve, je le corrigerai de façon à lui ôter l’idée de recommencer. Quel vilain monde ! je ne m’y habituerai jamais, et décidément je m’en vais.

Il allait décamper quand il aperçut Gustave qui arrivait tout essoufflé.

— Enfin, te voilà ! dit Bécherel. J’allais partir. À quoi penses-tu de me laisser me morfondre sous cette colonnade ? Et me feras-tu le plaisir de me dire pourquoi tu m’as amené ici ?

— Pour te faire gagner de l’argent, grand nigaud, répondit Gustave en poussant son ami hors de la foule. Le tour est joué.

— Quel tour ?

— C’est bien simple. En arrivant à la Bourse, nous avons vendu trois cent mille francs de rente au cours de quatre-vingt-deux francs soixante-quinze, et nous venons de les racheter au cours de quatre-vingt-deux vingt-cinq.

— Je ne comprends rien à ce que tu me dis.

— Comment ! tu ne comprends pas que la différence entre le cours de vente et le cours de rachat est de cinquante centimes, à notre profit… ce qui représente un bénéfice à nous partager de cent cinquante mille francs… moins les courtages.

— Tu te moques de moi. D’abord, je ne t’ai pas autorisé à jouer pour mon compte. Et de plus, si j’avais perdu une somme aussi forte, je n’aurais pas pu la payer. Il m’est donc impossible de partager le bénéfice de ton opération. Ce ne serait pas honnête. Je refuse.

— Tu refuses ! s’écria Gustave. Ah tu en as, toi, des scrupules ! Je t’apporte presque une fortune et tu fais la fine bouche ! c’est vraiment par trop bête ! Mais je vais mettre ta conscience en repos. Apprends, cher ami, que sans toi, je n’aurais pas pu opérer sur trois cent mille francs de rente. Je me suis servi de ton nom et de ton crédit.

— Mon crédit ?… tu es fou.

— Mais non. Écoute un peu comment je m’y suis pris. J’ai un ami qui est en situation d’avoir des nouvelles sûres… ou passant pour telles… ce blond que tu as vu au restaurant… il a suffi qu’il s’y montrât et qu’il me parlât pour que le bruit se répandit qu’il venait de me confier un secret du gouvernement. Comme je voulais opérer pour mon compte et que je n’ai pas assez de surface, il me fallait un nom à mettre en avant. J’ai pris le tien. M. Bécherel, gros propriétaire foncier, en Bretagne, a joué à la baisse, par mon intermédiaire. Un fort coulissier qui a toute confiance en moi ne m’en a pas demandé davantage… d’autant que le résultat de l’opération était certain… pourvu qu’elle fût bien menée et je l’ai dirigée… magistralement, j’ose le dire. Nous avons racheté, juste une minute avant qu’on n’affichât la dépêche officielle qui dément la nouvelle d’un désastre au Tonkin. Maintenant, l’affaire est dans le sac. Tu n’as plus qu’à te présenter avec moi chez l’agent de change, le quatre du mois prochain, et sur ta signature tu toucheras les cent cinquante mille. J’en remettrai la moitié à mon donneur de renseignements et nous nous partagerons le reste… soit environ trente-cinq mille pour chacun de nous.

Qu’est-ce que tu dis de ça, hein ? avais-je raison de te dire que le métier avait du bon ?

— Et du mauvais aussi, morbleu ! Cette exploitation d’une fausse nouvelle est une véritable filouterie et, je le répète, je refuse absolument d’en profiter.

— Libre à toi, mon cher. Mais tu ne refuseras pas, j’espère, d’aller toucher chez l’agent. Toi seul as qualité pour recevoir l’argent, puisque l’opération a été faite en ton nom. Et je ne fais pas fi de la somme, moi… ni mon associé non plus.

Si tu veux nous l’abandonner, nous nous en accommoderons, mais il faut que tu signes le reçu. Tu ne voudras pas me faire perdre l’argent que j’ai gagné.

— Eh bien, soit ! je le toucherai pour toi, mais je dirai à l’agent comment les choses se sont passées.

— Ce serait encore pis. Tu ruinerais complètement mon crédit. Si on savait dans le monde des affaires que j’ai opéré en ton nom, sans t’avoir consulté, je ne trouverais plus une maison qui consentît à exécuter un ordre de moi. Je n’aurais plus qu’à me jeter à l’eau, et tu serais cause de ma mort. Ce serait une singulière façon de me remercier d’avoir mis plus de trente mille francs dans ma poche.

— Je n’en veux pas, te dis-je.

— J’ajoute que tu te ferais beaucoup de tort à toi-même, si tu disais la vérité à l’agent. On te reprocherait d’avoir été mon prête-nom. On ne croirait pas que j’ai agi sans te consulter et tu passerais pour avoir, d’accord avec moi, trompé un coulissier sur ta solvabilité.

— Non, si j’abandonne mon bénéfice.

— Tu ne peux pas l’abandonner. L’agent te mettra en demeure de recevoir et si l’argent ne sort pas de sa caisse, on dira que tu l’y as laissé pour servir de couverture à de futures opérations. Donc, tu n’as à choisir qu’entre deux alternatives : ou me remettre de la main à la main la totalité de la somme, ou ce qui serait plus sage, garder ta part et me remettre le reste.

Mais, quoi que tu fasses, ils faut que tu touches.

— Que le diable t’emporte, avec tes inventions, tes initiatives et ta manie de m’associer malgré moi à tes entreprises !… cette nuit, tu m’as mis de moitié dans ton jeu, sans me consulter. Il m’en a coûté dix mille francs et ma place… et voilà que maintenant tu me fourres sans me prévenir dans une opération véreuse !…

— Qui te rapporte plus du triple de ce que tu as perdu chez Mme de Malvoisine et qui te permet dès à présent de te passer de ton emploi chez Labitte. Et au lieu de m’en savoir gré, tu me dis un tas de choses désagréables ! En vérité, tu m’affliges avec ta naïveté. La Bourse n’est pas un salon où on se fait des politesses, et on ne s’y bat pas à armes courtoises. Ici, mon cher, c’est le combat pour la vie. Les forts et les habiles mangent les faibles et les niais… et personne ne plaint les morts qui restent sur le carreau. Tu parles de manœuvres déloyales ?… Ici, elles le sont toutes. T’imagines-tu par hasard que les hauts barons de la finance se privent d’utiliser leurs millions et leurs relations qui les mettent à même d’être mieux informés que les gens comme nous et de faire à leur gré la hausse ou la baisse ? Ils jouent à coup sûr ceux-là… à l’écarté, ça s’appelle tricher.

Robert, étourdi par cette avalanche de sophismes, baissait la tête et ne savait trop que répondre.

— Tiens ! reprit Gustave, ton ex-patron, le vertueux Labitte… crois-tu qu’il s’abstient de profiter des renseignements particuliers qui lui arrivent ?… Je te garantis que s’il avait su tout à l’heure ce que mon homme est venu me dire, il aurait vendu de la rente par brassées et il aurait gagné des millions, lui qui peut opérer sur une grande échelle. Ne sois donc pas enfant. Envisage la vie telle qu’elle est… une lutte perpétuelle où tout ce qui n’est pas défendu est permis.

Et surtout, ajouta en riant le cynique remisier, ne te plains pas que la mariée est trop belle. Ce matin, avant de déjeuner avec moi, tu n’avais que des dettes… tu parlais d’aller t’enterrer à Rennes… et tu déplorais, sans pouvoir y remédier, le malheur de la jeune Violette. Maintenant, la roue de la Fortune a tourné pour toi. Te voilà possesseur d’un joli capital… rien ne te force plus à quitter Paris… et rien ne t’empêche de venir en aide à ta préférée. L’argent, c’est le nerf de la guerre… en amour comme ailleurs…

— Assez là-dessus ! Si je me décide à accepter ma part, ce sera pour rembourser ce Marcandier… et je commencerai par gifler Galimas.

— Encore ! Tu as la rancune tenace. Moi, quand j’ai gagné, je pratique volontiers le pardon des injures. Je viens de le voir, Galimas. Il est en plein coup de feu et c’est à peine s’il a eu le temps d’encaisser les dix mille francs que je lui devais. Je crois, du reste, qu’il est en train de s’enfiler dans les grands prix. Il n’était pas renseigné comme moi et il a pris le mouvement à rebours. Il était à la hausse quand on a commencé à baisser et maintenant qu’on remonte il s’est mis à la baisse. Il pourrait bien recevoir, comme on dit, le flic et le flac.

— Je voudrais qu’il se ruinât.

— Diable ! tu n’es pas tendre. Heureusement pour lui, il a les reins solides. Il ne sautera pas, mais s’il perd, comme je le crains, la forte somme, tu peux être tranquille. Il ne s’amusera pas à courir après Mlle Violette.

— Fais-moi donc le plaisir de ne plus t’occuper d’elle, dit vivement Robert.

— Allons, bon ! voilà encore que je viens de marcher sur tes plates-bandes ! Mais je ne recommencerai pas, car je te quitte pour rentrer dans le sanctuaire. Si tu m’en crois, tu vas laisser Galimas en repos. Il ne songe pas plus à toi ni aux témoins que tu devais lui envoyer qu’à se pendre… et en te dénonçant à Labitte, il t’a rendu service, sans le vouloir, puisque te voilà sur le chemin de l’opulence. Oublie cet olibrius, et rentre chez toi. Tu recevras demain un avis de l’agent de change et tu passeras à la caisse, le jour du règlement. Car j’espère bien que je t’ai converti à des idées plus sages et que tu ne bouderas pas contre la fortune qui te prend par la main. Au revoir !… à bientôt !

Et lâchant le bras de son ami, le triomphant Gustave se mit à fendre les groupes pour retourner à ses courtages.

Robert, resté seul, se demanda s’il avait rêvé. Il ne pouvait pas s’accoutumer à l’idée que sa situation venait de changer d’un coup de baguette et qu’il devait ce miracle de féerie à ce gros garçon que le hasard avait jeté sur son chemin, la veille, et qui tenait déjà tant de place dans sa vie. Il n’en était pas encore à se féliciter de l’avoir rencontré, mais il n’était déjà plus aussi fermement résolu à refuser sa part d’un bénéfice assez mal acquis. Il se disait qu’avec cet argent, il pourrait se libérer d’une dette qui lui pesait et cela sans être obligé d’affliger sa mère, en hypothéquant leur bien.

En attendant qu’il se décidât, il fallait lui écrire, le jour même, afin que sa lettre arrivât en même temps que celle de M. Labitte et Robert n’avait pas de temps à perdre. Il suivit donc le conseil de Gustave et il rentra chez lui par le chemin le plus court.

En y arrivant, il y trouva une lettre qu’on y avait apportée pendant son absence et dont l’écriture lui était inconnue. Il la décacheta sans empressement et il ne fut pas peu surpris d’y lire ceci :

« Il faut absolument que je vous parle. Si vous me portez quelque intérêt, venez demain à deux heures aux Tuileries, sur la terrasse du bord de l’eau, près de l’Orangerie. »

C’était signé : Violette.