Rue Principale/Tome I/00

La bibliothèque libre.
Éditions Bernard Valiquette (Tome I — Les Lortiep. 9-11).


OÙ, EN GUISE DE PRÉFACE,
L’AUTEUR PLANTE UN DÉCOR.


SAINT-ALBERT : 22 000 habitants ; chef-lieu du comté du même nom, sur la rive droite du Saint-Laurent ; 21 milles en aval de Montréal. Industries principales : chaussures, tissages, conserves de légumes. Quatre paroisses : Saint-Albert, Notre-Dame-de-la-Pitié, Saint-Nicolas et Saint-Pierre-et-Paul. Vieux manoir du XVIIIème (en ruines), moulin de la même époque.

Que le lecteur, après avoir lu ces lignes, n’aille pas ouvrir son atlas ou l’une de ces cartes routières que les compagnies distributrices d’essence pour auto offrent à leur clientèle : il ne trouverait nulle part mention d’une ville de vingt-deux mille âmes, à quelque vingt milles en aval de Montréal, et dont les habitants puissent s′appeler des Saint-Albertains, voire des Saint-Albertois.

C’est que Saint-Albert n’existe pas.

Il fallait bien, n’est-ce pas, que l’auteur plantât son décor quelque part ? Il lui fallait bien donner à cette ville, qu’il voulait sœur — et sœur très ressemblante — de nos cités québécoises, un nom qui fut plausible et pas trop laid. Il a choisi Saint-Albert de préférence à Saint-Patrice-des-Engelures ou Sainte-Léontine-du-Pain-Bénit, parce qu’il ne voulait pas donner au lecteur l’illusion d’être au seuil d’un monument humoristique, pas plus qu’il ne désirait coller sur ses personnages, une étiquette de ridicule qui leur serait restée jusqu’au dernier chapitre.

Mais ne vous y trompez pas ! Si Saint-Albert ne se trouve sur aucune carte, dans aucun guide, il aurait fort bien pu y être, car il ne diffère en rien des autres centres québécois de quelque importance.

Il y a d’abord, comme partout, une artère principale, qui n’est en somme que le tronçon municipal d’une grand route provinciale, et qui se distingue surtout des deux rubans de ciment qui vont, l’un au nord-est et l’autre au sud-ouest, se perdre dans la campagne, par une qualité de pavement fortement inférieure. À Saint-Albert, ce tronçon de route s’appelle rue Principale, comme il s’appelle ailleurs rue de l’Église, avenue Wilfrid Laurier ou, personne ne sait pourquoi, place du Marché, sans qu’il y ait pour ça de notable élargissement de la chaussée.

Saint-Albert se distingue encore, ou plutôt ne se distingue pas, par la franche laideur de deux de ses églises, la timide beauté de la troisième et l’étrange cocasserie de la dernière. Quoiqu’il y ait quatre paroisses — et quatre échevins — la ville se divise nettement en trois. Il y a d’abord, pour le voyageur venant de Montréal, le quartier coquet des résidences riveraines du grand fleuve. Maisons d’inégale importance, construites et peintes avec plus ou moins de goût, entourées de pelouses où, deci-delà, se découpe le rectangle noirâtre d’un tennis, et où, l’été, viennent respirer des montréalais que les relents d’asphalte surchauffé et les parfums d’échappement ont chassés de chez eux.

Vient ensuite, entre l’avenue de la Gare et la rue Saint-Nicolas, le quartier des affaires et des petits bourgeois besogneux, le cœur de la cité, comme disent, avec une pointe d’orgueil, ceux qui croient en l’avenir magnifique de leur ville. Puis, vers Sorel, le troisième tiers, plus sombre et il faut bien le dire, moins propre, qui abrite la population industrielle : les ouvriers de l’usine de chaussures et de la manufacture de conserves.

De ces trois tiers, c’est le second surtout qui retiendra notre attention. C’est dans ce quartier des affaires, dans cette rue Principale, où déjà pointent les devantures art-moderne, où le mauvais goût prétentieux et tapageur d’aujourd’hui cherche à prendre le pas sur la sobriété du siècle dernier, qu’évolueront les personnages que, sans plus de préambule, l’auteur va vous présenter.