Rue Principale/Tome I/10

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Éditions Bernard Valiquette (Tome I — Les Lortiep. 79-86).

X

petite étude de mœurs électorales

En apprenant qu’il aurait Gaston Lecrevier comme adversaire aux élections, Héliodore Blanchard avait d’abord haussé les épaules avec indifférence.

— Voilà bien, avait-il dit à tous ceux qui voulaient l’entendre, une campagne électorale qui ne me causera pas grandes fatigues. Avec un adversaire comme Lecrevier, je peux me coucher tous les jours à huit heures et attendre patiemment qu’à force de bêtises il dégoûte les deux ou trois douzaines de partisans qu’il peut avoir.

Mais à la réflexion il avait cru prudent d’aller trouver Brasseur, le rachitique propriétaire du Clairon, la nauséabonde feuille de chou qui, chose incompréhensible, était le seul journal de Saint-Albert. Brasseur était, depuis des années, à la solde de Blanchard, comme il était à celle de tous ceux qui desserraient plus ou moins les cordons de leur bourse. L’échevin véreux avait expliqué au journaliste marron ce qu’il attendait de lui, et Le Clairon du samedi suivant avait publié un premier-Saint-Albert virulent, dans lequel ce pauvre Gaston se faisait attraper de la plus belle façon.

L’unique journal de la ville, malgré la piètre estime dans laquelle le tenaient quelques esprits avertis, était une arme politique redoutable ; et monsieur Bernard qui, l’ayant accepté, prenait son rôle d’organisateur politique au sérieux, décida de se l’approprier.

Les chefs politiques, les grands industriels, les financiers en vue vous diront que, pour mettre un journal de son côté, le moyen le plus sûr c’est encore d’en devenir propriétaire. Monsieur Bernard le savait, et comme au surplus il n’ignorait pas que la situation matérielle de Brasseur était de celles dont les avocats, les huissiers et les commissaires-priseurs sont généralement les seuls à profiter, il avait tout simplement acheté l’imprimerie, et le journal par dessus le marché. Cela avait mis Blanchard dans une colère épouvantable mais avait rempli d’aise le dénommé Brasseur qui, ayant été payé comptant, avait pris le premier train pour les États-Unis en oubliant, il va sans dire, de désintéresser ses créanciers.

Et Gaston, qui avait maintenant la presse de son côté, avait tenu une première assemblée dont le succès avait été triomphal. Les chers électeurs du beau quartier centre de la belle ville de Saint-Albert y avaient acclamé des orateurs aussi distingués que le candidat lui-même, le boucher Mathieu et l’épicier Girard. C’est de grand cœur qu’ils avaient conspué le nom de Blanchard chaque fois qu’il était prononcé ; et Dieu sait s’il le fut souvent au cours de cette soirée mémorable, à l’issue de laquelle Mathieu prédisait à tous une victoire éclatante pour son protégé.

Mais la riposte ne s’était pas fait attendre. Blanchard aussi avait tenu une grande assemblée, tout aussi triomphale que celle de Gaston et où, aussi paradoxal que cela puisse paraître, étant donné que le public était sensiblement le même, le nom de Lecrevier avait été conspué avec la même énergie que celui de Blanchard quelques jours auparavant.

Une différence capitale dans la situation des deux candidats avait cependant fortement influé sur la tenue des deux mass meetings. Alors que les lieutenants de Gaston avaient pu fouiller à loisir dans le passé politique de Blanchard, échevin depuis vingt ans, les amis de ce dernier n’avaient pu trouver grand chose à dire contre Lecrevier, qui faisait sa première apparition sur les tréteaux politiques. Ils avaient donc eu recours à la plus haute fantaisie. Et c’est ainsi qu’un jeune avocat, Robert Crèvecœur, qui faisait de la politique par sport, comme d’autres jouent au tennis ou au croquet, avait tenu les propos que voici :

— À Saint-Albert, chers électeurs du quartier centre, dès qu’un chat est beau et gras, c’est bizarre mais il disparaît. Oui il disparaît sans laisser de traces ! Et ce qu’il y a de plus bizarre encore, c’est qu’il n’est jamais le seul. Au cours de la même nuit, dix, quinze, vingt autres félins ne rentrent pas chez eux, ne rentreront pas le lendemain, ne rentreront jamais ! Pourquoi je vous raconte cette histoire de matous ? Pas pour vous faire miauler, soyez tranquilles ! Seulement moi, qui ne me donne pas souvent la peine de faire des déductions savantes, j’en ai fait une et je vous la soumets sans commentaires. Quand des chats disparaissent, le lendemain, chez Gaston, il y a toujours du lapin au menu. Expliquez-ça comme vous voulez !

De toutes les accusations aussi fantaisistes que mensongères portées contre lui, celle de Robert Crèvecœur était la seule qui avait réussi à provoquer l’éruption du volcanique tempérament méridional du cuisinier. Ce n’était plus l’homme qu’on calomniait, c’était l’artiste ! L’homme, Gaston le savait inattaquable : mais l’artiste n’offre-t-il pas toujours un flanc découvert au dard de la critique ? Racine n’a-t-il pas été décrié, Wagner traité de fumiste, Rostand ridiculisé et Rodin accusé de folie ? Qu’on put l’accuser, lui dont le lapin sauté chasseur était la juste fierté, de substituer aux paisibles habitants des clapiers, des félins de gouttières et de ruelles, lui semblait être la plus vile des félonies. Il avait fallu toute l’énergique persuasion de Mathieu, de Girard et de monsieur Bernard, pour l’empêcher de sortir son revolver et d’aller « bonne mère ! transformer ce petit de Crèvecœur en écumoire ! » Il est vrai que si on l’avait laissé faire, il se serait sans doute contenté d’aller jusqu’au coin de la rue et de revenir, apaisé, prendre un dernier café-cognac avant de se mettre au lit.

Toujours est-il que les oracles politiques de Saint-Albert, qui avaient sagement attendu que chacun des candidats eut paru en public pour faire leurs pronostics, déclaraient, au lendemain de l’assemblée de Blanchard, que Gaston avait une chance magnifique de battre son adversaire.

Blanchard lui-même n’était sans doute pas loin d’être de leur avis car, dès dix heures du matin, le jour qui suivit son meeting, il franchissait le seuil du restaurant.

En le voyant entrer, Lecrevier faillit défaillir de surprise et, pour la première fois depuis l’hiver précédant sa première communion, il se sentit incapable de dire un mot. Il faut dire que cette fois-là, s’il avait eu la parole coupée, c’est un ballon ovale de rugby, reçu en plein plexus solaire, qui en avait été la cause.

— Pourriez-vous m’accorder quelques minutes d’entretien ? demanda Blanchard de son air le plus aimable.

Gaston lui montra la porte de son petit bureau, s’effaça pour le laisser passer, entra à sa suite, lui désigna un siège et prit place dans son fauteuil ; tout ça avant d’avoir pu articuler un mot.

— Que… que puis-je pour votre service ? finit-il par émettre tant bien que mal.

— Ce que… ce que je suis venu vous dire est, je l’avoue, plutôt délicat, commença Blanchard.

— Oh ! ça je m’en doute un peu, peuchère ! répliqua Gaston. Pour que vous vous soyez décidé à franchir le seuil de ma porte, il faut que ça soit important ! Cela, je me le devine sans peine.

— J’irai cependant droit au but.

— Je l’espère d’autant plus que ma soupe est au feu et que je ne voudrais pas qu’elle colle.

Blanchard se croisa les jambes, bomba le torse, toussa deux ou trois fois et chercha à se donner un air imposant.

— Ce que je suis venu vous dire, énonça-t-il, c’est que vous avez voulu, cette année, poser votre candidature contre la mienne.

— Oh ! ça, monsieur Blanchard, sauf votre respect, vous n’êtes pas venu me le dire puisque je le savais.

— Évidemment, évidemment. Mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est que depuis vingt ans que je suis échevin, vous êtes mon neuvième adversaire : et que les huit qui vous ont précédé se sont lamentablement fait battre.

— Qu’est-ce que vous voulez que ça me fasse ?

— Vous ne vous rendez donc pas compte que vous aussi, vous êtes voué à un lamentable échec ?

Gaston, revenu de sa surprise, avait repris tout son aplomb.

— Oh ! répliqua-t-il, c’est peut-être bien votre opinion : mais ça ne signifie pas que ce soit aussi celle des électeurs.

— J’avoue sans peine, poursuivit Blanchard, que depuis quatorze ans je n’ai pas eu un adversaire de votre force. Vous avez peut-être des ressources que les autres n’avaient pas. Ainsi, par exemple, personne avant vous n’a eu les moyens d’acheter le journal qui me soutenait.

— C’est du Clairon, sans doute, que monsieur veut parler ?

— Mais… naturellement.

— Eh bien apprenez, si vous ne le savez pas encore, que je n’ai pas le moindre intérêt dans l’administration de ce journal.

— Je veux bien vous croire, mais enfin tout le monde sait que c’est votre organisateur qui en est devenu le propriétaire.

— Dans ce cas, si tout le monde le sait, c’est que ce n’est pas un mystère ! Mais tout ça ne me dit toujours pas où vous voulez en venir !

— Je suis venu ici, monsieur Lecrevier, avec un tas d’arguments, pour la plupart excellents, et destinés à vous convaincre qu’en me faisant la lutte vous perdez votre temps, car je suis imbattable.

— Té ! ce n’est pas la modestie qui vous étouffera jamais, vous alors !

— Je m’aperçois cependant que j’aurai de la misère à vous faire partager mon opinion.

— Ça, vous pouvez le dire !

— Alors voilà ! Je vais aller droit au but !

— Et vous aurez raison, bonne mère ! Ça commence à faire longtemps que vous tournez autour du pot et que vous m’empêchez de surveiller les miens !

Mais aller droit au but semblait assez difficile. Blanchard taquinait nerveusement la breloque d’or de sa chaîne de montre, semblait s’intéresser à la pointe de ses souliers, croisait et décroisait les jambes, ouvrait la bouche et la refermait sans avoir rien dit. Gaston, devant cet embarras, sentait grandir son impatience. Elle était sur le point de faire explosion lorsque Blanchard se décida.

— Monsieur Lecrevier, dit-il, si je suis venu vous voir ce matin, c’est parce que… parce que je voulais vous faire une proposition.

— Eh bien peuchère, faites-là ! Personne ne vous en empêche.

— Monsieur Lecrevier, reprit Blanchard de moins en moins à l’aise, je suis venu vous offrir mille dollars.

— Vous dites ?

— Parfaitement, mille dollars ! Mais à la condition, évidemment, que vous retiriez votre candidature.

— Taisez-vous, malheureux ! Je ne pourrais pas entendre un mot de plus ! Par Notre-Dame-de-la-Garde, ma patronne, vous avez de la chance que je sois particulièrement de bonne humeur, parce qu’autrement…

— Mais voyons, monsieur Lecrevier, réfléchissez ! Vous savez bien que, comme échevin, vous toucherez douze cents piastres par an, si vous êtes élu.

— Mais bien sûr que je le serai !

— Pendant deux ans, ça fait deux-mille quatre-cents ! Si vous déduisez vos frais de campagne électorale et toutes les dépenses que vous aurez à part ça, je vous garantis qu’il ne vous restera pas mille dollars !

— Mais alors, peuchère ! comment se fait-il que vous teniez tant que ça à la garder votre charge d’échevin ? Comment se fait-il que vous offriez mille dollars comptant, rien que pour être sûr de ne pas la perdre ?

— Mais je n’ai pas peur de la perdre : je suis même sûr de la conserver. Seulement je ne suis pas très bien portant actuellement, et mon médecin m’a encore dit aujourd’hui que les fatigues d’une campagne électorale pouvaient avoir pour moi des conséquences désastreuses. Alors, naturellement, ces fatigues-là, j’essaie de les éviter ; c’est tout !

— C’est fort simple dans ce cas. Hé ! oui ; si vous avez peur que la campagne vous fatigue, ne la faites pas, té ! Retirez votre candidature.

— Mais vous êtes fou !  !  !

— Pas plus fou que vous ! Et maintenant, zou ! Fichez-moi le camp ! Ça commence à faire trop longtemps que vous m’imposez votre tête de politicien voleur. La porte est là ; je ne vous retiens pas, paltoquet que vous êtes ! Polichinelle !