Rue Principale/Tome I/15

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XV

il ne suffit pas toujours d’être acquitté par un juge

« Considérant » : avait dit le juge, « que la preuve de l’accusation portée contre l’inculpé n’a pu être faite par la poursuite ; considérant qu’il ressort des témoignages entendus, que l’arme, qui fait l’objet du délit, n’était pas en la possession de l’accusé avant le soir de son arrestation ; nous déclarons Marcel-Édouard-Joseph Lortie honorablement acquitté, et nous ordonnons sa mise en liberté immédiate ».

Ce verdict avait été chaleureusement applaudi ; et Marcel, à ce moment, avait pu se croire lavé de tout soupçon. Mais il avait dû bien vite se rendre à l’évidence : si l’acquittement avait été très favorablement accueilli par les uns, il n’avait pas convaincu les autres. À certains regards dont on le gratifiait, à la mollesse de certaines poignées de mains, il avait compris que l’accusation formelle de Sénécal avait trouvé un terrain propice dans la crédulité ou dans le goût de la médisance d’une partie du public.

Petit à petit, sourdement, la calomnie avait fait son œuvre. Elle avait porté ses premiers fruits au cours d’une assemblée politique, tenue par Gaston Lecrevier et ses amis, dans la salle des fêtes de l’orphelinat. Le boucher Mathieu, dans un discours plus convaincu qu’académique, y avait triomphalement étalé les turpitudes politiques de l’échevin Blanchard : et en somme, Gaston et ses seconds avaient eu d’excellentes raisons d’être contents, jusqu’au moment où le président de l’assemblée avait présenté l’orateur suivant : monsieur Julien Bernard.

L’impopularité de l’organisateur en chef s’était immédiatement manifestée. Dominant de pauvres applaudissements, de vigoureuses huées s’étaient fait entendre, et une voix de stentor avait hurlé cette question :

— Combien c’est qu’il lui a coûté, à Julien Bernard, son faux témoin pour faire sortir de prison cette petite crapule de Marcel Lortie ?

Et d’autres voix, faisant écho, avaient demandé :

— Combien, oui combien ?

L’ordre avait été rétabli à grand peine : monsieur Bernard avait réussi à prononcer un bref discours, qui avait été poliment applaudi, mais il n’en avait pas moins fallu se rendre à l’évidence : sa présence aux côtés du candidat, et surtout à la tête de son organisation électorale, ne pouvait qu’être nuisible. Le soir même, monsieur Bernard démissionnait.

Lorsque, le lendemain, Marcel avait appris l’incident, il avait eu un moment de profond découragement. Il avait même été jusqu’à confier à sa sœur son intention de quitter la ville.

Le dimanche suivant, à la sortie de la grand messe. Ninette hâta le pas pour rattraper monsieur Bernard, sorti de l’église quelques instants avant elle.

— Êtes-vous pressé, monsieur Bernard ?

— Non, Ninette, non. Pourquoi ?

— Parce que j’aurais voulu vous parler.

— Voulez-vous que nous allions voir les canards du parc ? Nous pourrons jaser tout en marchant.

Et ils se mirent lentement en route, malgré le froid assez vif de ce matin de novembre. Jusqu’à ce qu’ils fussent sortis du flot des fidèles quittant le temple, ils marchèrent en silence.

— Eh bien, dit monsieur Bernard, qu’est-ce que vous avez à me dire de si grave ?

— C’est Marcel qui m’inquiète, répondit Ninette. Il ne vous a parlé de rien ?

— Non. À quel propos ?

— Eh bien à moi, monsieur Bernard, depuis vendredi matin, voilà quatre ou cinq fois qu’il me parle de quitter Saint-Albert.

— De quitter Saint-Albert ?

— Vous savez, bien des gens sont plus portés à croire Sénécal que Marcel. Un peu partout on le regarde de travers. Il y en a même qui lui tournent le dos. Vous comprenez qu’il souffre de cette situation-là.

— Oui, évidemment. Mais il aurait tort de partir. Une fuite dans des circonstances comme celles-ci, ce serait presqu’un aveu.

— C’est ce que je lui ai dit. Je lui ai même dit qu’au contraire, il fallait qu’il s’efforce de ne pas paraître affecté, et qu’un jour la vérité finirait bien par être connue. Seulement, la police n’a plus l’air de s’occuper de l’affaire Sénécal, et il semble bien que jamais on n’arrêtera le coupable. Dans ce cas-là, comment voulez-vous que l’innocence de Marcel soit prouvée ?

— Possible, Ninette, mais ne pourrait-on pas réussir, je ne sais pas exactement comment, à convaincre Sénécal qu’il s’est trompé et à lui faire reconnaître son erreur publiquement ?

— Je ne le pense pas.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il y a une chose que vous ne savez pas, monsieur Bernard. Pendant des mois et des mois, Léon Sénécal m’a fait la cour. Il a tout essayé, et je sais mieux que personne qu’il ne m’a jamais pardonné de ne pas être arrivé à ses fins. J’ai la conviction que Sénécal ne s’est pas trompé : je suis sûre qu’il savait très bien, en accusant Marcel, que ce n’est pas par lui qu’il a été dévalisé.

Bernard parut réfléchir quelques instants.

— Évidemment, dit-il, c’est une autre hypothèse. Mais vous pouvez vous tromper.

一 Je ne le pense pas. Si je me trompais, si Sénécal était vraiment de bonne foi, il ne s’acharnerait pas comme il s’acharne. Il ne passerait pas son temps à courir la ville pour crier à tout le monde son indignation de voir son voleur en liberté. Mais pour en revenir à Marcel, vous seul avez maintenant suffisamment d’influence sur lui pour le convaincre qu’il ne faut pas qu’il se sauve.

— Je vous promets d’essayer, Ninette, mais je doute que cela suffise.

— Vous croyez qu’il partira quand même ?

— Ce n’est pas ce que je veux dire. Pour vous, et peut-être parce que je réussirai à le convaincre qu’en se sauvant il commettrait une petite lâcheté, Marcel restera, j’en suis sûr. Oui il restera, mais tant que nous n’aurons pas réussi à lui rendre l’estime, l’amitié de ceux au milieu desquels il a grandi, de tous ceux qui, avant les malheureux événements de ces derniers temps, étaient contents de se dire ses amis, il ne sera jamais heureux.

— Je sais, monsieur Bernard, mais que pouvons-nous faire ?

— Pour convaincre les gens de l’innocence de quelqu’un, Ninette, il n’y a vraiment qu’un moyen qui soit radical : c’est de leur fournir le véritable coupable.

— Il doit être loin celui-là !

— Pas si loin peut-être qu’on ne puisse aller l’y chercher.