Rue Principale/Tome I/28

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XXVIII

où monsieur bernard demande au chef de police de ne pas faire trop bien son métier


Cunégonde était à peine partie, emmenant Lanctôt remis en liberté, que le chef Langelier sortit de son tiroir son roman policier et ses bonbons acidulés. Il reprit sa captivante lecture si malencontreusement interrompue. Il en était à l’endroit le plus passionnant du livre. Le meurtrier, traqué de toutes parts, s’apprêtait à plonger, du septième étage, dans les eaux noires du fleuve. Était-ce la mort ou la liberté ? Décidément le chef Langelier n’était pas destiné à le savoir tout de suite, car trois coups énergiquement frappés à sa porte, le forcèrent à cacher, une fois encore, dans les profondeurs ténébreuses de son tiroir, le roman et le sac de friandises.

— Entrez ! cria-t-il d’une voix chargée de ressentiment.

C’était Bob.

— Qu’est-ce qui se passe ? questionna le chef lorsque son subordonné se fut assis devant lui.

— Rien de bien passionnant peut-être, répondit Bob, mais je viens vous annoncer de la visite et vous raconter quelque chose que vous trouverez peut-être intéressant.

— M’annoncer de la visite ?

— Oui. En m’en venant, tout-à-l’heure, j’ai rencontré Marcel Lortie qui s’en allait chez monsieur Bernard. Il allait le chercher parce qu’il paraît qu’ils doivent venir ici tous les deux, vous mettre au courant d’une affaire extrêmement importante.

— Ouais, cimequère ! Qu’est-ce qu’ils peuvent bien me vouloir encore, ces deux-là ?

Au ton du chef, Bob comprit qu’il n’était pas précisément disposé à se faire ennuyer sans motif. Mais il y avait belle lurette que les humeurs de son supérieur ne faisaient plus, sur lui, la moindre impression. Il les savait sans danger. Il alluma posément une cigarette, croisa les jambes comme un monsieur qui s’installe pour un temps assez long, et dit :

— Marcel m’a raconté quelque chose qui vous intéressera, je pense bien, chef.

— Quoi donc ?

— Ben, l’autre soir, il se promenait avec Fernande Lecavalier. Puis comme les amoureux se promènent généralement pas où c’est noir de monde, et que Fernande et Marcel sont pas fait autrement que les autres, ils étaient allés regarder couler le fleuve du côté du vieux moulin.

— Ouais ! fit le chef. Je vas dire comme vous, faut être amoureux en diable pour aller se promener le soir de ce bord-là, à ce temps-ci de l’année.

— À un moment donné, reprit Bob, ils ont entendu des voix. Ils n’étaient pas les seuls à avoir eu l’idée d’aller se cacher là.

— Ben, écoutez-donc, cimequère, ils sont pas les seuls amoureux en ville !

— Je sais bien, chef, seulement le couple qui passait près d’eux n’était pas précisément un couple d’amoureux.

— Qui est-ce que c’était ?

— Suzanne Legault et Léon Sénécal.

Le chef sursauta.

— Hein ? fit-il, votre blonde avec Sénécal !

Bob sursauta à son tour.

— Voyons, chef, ma blonde !… Vous savez aussi bien que moi que… que si je sors avec elle, c’est parce que… parce que ça passe le temps, et puis aussi parce que, surtout depuis l’autre soir, quand j’ai trouvé dans mon char ce billet signé par Jeannette et qui ne pouvait qu’y avoir été perdu par elle, je me suis dit que…

— Correct, correct, interrompit Langelier, protestez pas tant. Dites-moi plutôt ce que Sénécal et la petite Legault pouvaient avoir à se raconter.

— Des choses assez surprenantes, répondit Bob. Et il entreprit de faire le récit de la conversation surprise par Marcel et Suzanne. Langelier l’écouta sans mot dire. Quand il eut terminé, il remarqua simplement :

— Pourquoi est-ce que Marcel vous a pas dit ça plus tôt ?

— Ah ! ça, chef, je n’en sais rien. Il avait peut-être de bonnes raisons pour ne rien dire ; et j’ai comme qui dirait l’idée que ces raisons-là, c’est ce qu’il va venir vous exposer tout-à-l’heure.

À ce moment, la sonnerie du téléphone fit entendre ses aigres vibrations. C’était le planton de service qui annonçait l’arrivée de messieurs Julien Bernard et Marcel Lortie.

Deux minutes plus tard, le chef Langelier avait trois visiteurs installés en face de lui. Quand donc trouverait-il le temps de s’assurer des résultats du plongeon désespéré du triste héros de son roman ?

— Monsieur Langelier, dit monsieur Bernard, lorsqu’il fut évident que chacun avait terminé ses salutations, monsieur Langelier, vous avez toujours été de ceux qui croyaient à l’innocence de Marcel, dans l’affaire Sénécal.

— Certainement.

— Eh bien, aujourd’hui, nous sommes venus, Marcel et moi, vous prouver que vous avez eu raison. Nous sommes venus vous apporter la preuve irréfutable de cette innocence et, mieux encore, le nom du vrai coupable et l’aveu écrit de sa culpabilité.

Langelier n’en croyait pas ses oreilles.

— Cimequère ! répétait-il, cimequère !… Qu’est-ce que vous me racontez là ? Le nom du coupable puis… puis l’aveu de… C’est du beau travail en grand ça !

— Du beau travail ? Non, fit Marcel, nous n’avons eu aucun mérite. Le seul qui ait droit à des félicitations, c’est celui qui a eu le courage de venir nous avouer sa culpabilité, alors que rien ne l’y forçait et que personne ne le soupçonnait.

— Les paroles sont inutiles, dit monsieur Bernard, voici le document.

Bob et le chef tendirent la main en même temps, leurs têtes se rapprochèrent et ils faillirent se heurter réciproquement le front, tant leur impatience était grande.

Il y eut cinq ou six secondes d’un profond silence, puis les deux policiers émirent, en même temps, la même exclamation !

— Quoi ? André Lamarche !

Et Langelier poursuivit :

— Je vas dire comme vous, cimequère ! Personne aurait soupçonné ça ! Mais dites-moi donc, il est parti, André Lamarche ! Il est parti la semaine dernière ! Depuis quand est-ce que vous avez ce papier-là, donc vous autres ?

Ce fut monsieur Bernard qui répondit :

— Depuis le jour de la mort de sa mère.

Langelier bondit.

— Puis c’est aujourd’hui que vous m’apportez ça !

Et comme personne ne répondait :

— Mais, cimequère ! Ce que vous avez fait là, c’était ni plus ni moins que lui donner la chance de saprer son camp !

— Monsieur Langelier, dit Bernard, ce qui importait pour nous, ce n’était pas l’arrestation d’un coupable qui n’en est pas un, mais bien la preuve de l’innocence de Marcel.

— Je comprends, remarqua Bob, mais pour nous, l’arrestation du coupable a une certaine importance quand même, monsieur Bernard.

— Je crois ben, cimequère !

— Peut-être, dit Marcel, mais en autant qu’il y ait véritablement un coupable…

— Mais ce papier-là, rugit Langelier, ce papier-là dit en toutes lettres que…

— Qu’André est l’auteur du hold-up. Oui chef. Seulement, ce que le papier ne dit pas, c’est la raison pour laquelle André s’en est rendu coupable.

Le chef avait repoussé son fauteuil et arpentait la pièce à grandes enjambées.

— La raison, la raison ! dit-il. Vous essayerez pas de me dire qu’un gars peut avoir une bonne excuse pour commettre un vol de même !

— Certainement nous essayerons de vous le dire, répliqua Bernard ; et je suis même sûr que vous partagerez notre opinion. Vous savez qu’André Lamarche est le neveu de Léon Sénécal.

— Petites pétates, c’est ben vrai !

— Puis vous n’êtes pas sans savoir que quand le grand-père est mort, on n’a jamais retrouvé le testament.

Pour Bob, le voile se déchira d’un seul coup.

— Ainsi, s’écria-t-il, le testament dont il était question dans la conversation que tu as surprise entre Sénécal et Suzanne, c’était celui-là ?…

— Sans aucun doute, répondit Marcel. Et c’est elle qui l’a.

— Ouais, ouais, ouais, marmonna le chef qui, lui aussi, venait de comprendre.

— Je n’ai pas besoin de vous en dire beaucoup plus, poursuivit Bernard, pour que vous compreniez que Sénécal avait gardé la part d’héritage qui revenait à la mère d’André.

— Ce qui fait, conclut Bob, que l’argent qu’André a pris était véritablement son argent à lui.

— Possible, grogna Langelier, mais la loi c’est la loi !

— En effet, dit Bernard, et je sais bien que ce que je suis venu vous demander ce matin n’est pas très légal.

— Vous êtes venu me demander quelque chose ? Et quelque chose d’illégal, par dessus le marché, cimequère ?

— Oui, chef, je suis venu vous demander de ne pas faire trop bien votre métier. Je suis venu vous demander de laisser André Lamarche en paix, là où il est, pour qu’il ait la chance de s’y refaire une vie.

— Où est-il ?

C’était Bob qui avait posé brusquement cette brève question. Monsieur Bernard eut un geste d’ignorance.

— Je n’en sais ma foi rien, répondit-il. Je doute d’ailleurs beaucoup qu’il se soit déjà fixé quelque part. Mais où qu’il soit, je vous demande, chef, de ne pas faire de recherches pour le retrouver.

— Mais cimequère de cimequère ! rugit Langelier au comble de l’indignation, vous ne vous rendez pas compte que vous me demandez l’impossible, monsieur Bernard ! Mon devoir c’est mon devoir !

— Oui, dit Marcel, mais André n’est pas un voleur.

— Je sais bien, poursuivit Bernard, que si vous mettez en marche les rouages compliqués de la formidable machine policière, vous finirez certainement par mettre la main sur ce pauvre garçon.

— Naturellement !

— D’un autre côté, je sais tout aussi bien qu’il vous est facile de ne pas la mettre en branle, cette machine-là.