Ruskin et la vie/04

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Ruskin et la vie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 564-590).
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RUSKIN ET LA VIE

III. LA SOCIÉTÉ[1]


VI

Cette prédication s’achève par un rêve : celui de la cité nouvelle, de l’idéale cité qu’il ne faut pas vouloir construire tout d’un coup, mais dont on peut esquisser le plan, et même, comme l’a fait Ruskin en fondant la corporation de Saint-George, tenter en petit, en partie, dans la mesure du possible, l’expérience.

À cette utopie de Ruskin il faut s’arrêter, parce que le fonds de l’homme s’y révèle, comme il arrive dans les rêves. Là seulement toute sa tendance profonde se déploie, conduisant sa pensée, indépendante maintenant du réel, jusqu’à son terme chimérique. Là surtout s’attestent les deux idées directrices de cette pensée — antagonistes, semble-t-il à des Français — mais dont Carlyle, avant lui Coleridge, ont, dès le premier tiers du siècle, conclu l’alliance en Angleterre : l’idée de justice sociale et celle d’autorité traditionnelle.

Brièvement voici la structure de cette république modèle, à la fois chrétienne, féodale, romantique et socialiste.

Un gouvernement très fort, ayant pour chef et pour officiers un roi, juge suprême au tribunal suprême du royaume, des princes ou grands juges nommés à l’élection, des lords, juges héréditaires, des ducs pour conduire et diriger les grandes affaires publiques[2]. Au-dessous, « des évêques ou episcopi, » inspecteurs du peuple, pasteurs des âmes et des corps, chacun d’eux ayant charge de cent familles, « rendant compte à l’Etat de la vie menée par les individus de ces familles, en sorte qu’il soit impossible de vivre caché dans le crime ou dans la misère, et que l’État, sachant les besoins, les fautes et les mérites de chacun, puisse aider, punir ou récompenser, utiliser au profit de tous, la valeur et les aptitudes de chacun[3]. »

Voilà les chefs et l’aristocratie, celle-ci non point nouvelle mais composée de « ces vieilles grandes familles qui toujours devraient être et, quelle que soit leur décadence, qui sont encore la plus noble architecture monumentale du royaume, temples vivans de la tradition sacrée et de la religion des héros. À ces familles assez de terre sera donnée à perpétuité pour qu’elles y puissent vivre comme il sied, en toute grandeur et noblesse. Mais ce n’est pas du loyer de ces terres qu’elles vivront. Faire rentrer des fermages n’est point œuvre d’hommes nobles. Un traitement fixe leur sera payé par l’Etat, comme au roi[4]. » Et tous les fermiers seront les fermiers de l’Etat.

Et le commerce ne sera plus une forme hypocrite du combat primitif et des rapines ancestrales, une survivance dissimulée des temps où l’homme était un loup pour l’homme. Toutes les industries appartiendront à des corporations dont chacune s’étendra par tout le royaume, et pour chaque produit, chaque métier, fixera les prix et les salaires. Ceux-ci seront les mêmes pour les mêmes quantités de travail ou énergie vitale dépensée, l’énergie humaine étant la seule valeur économique absolue et servant de base à toutes les autres. Mais compte sera tenu des arriérés du travail nécessaire à la formation de chaque sorte de travailleurs. Les chefs ou « capitaines d’industries, » véritables gouverneurs, rois en petit, seront responsables de la conduite et du bien-être de leurs hommes. À cette condition, une part des bénéfices étant mise de côté pour les maladies et la vieillesse des ouvriers, les maîtres auront droit au surplus des profits, car le fait d’être un maître atteste une supériorité d’intelligence ou d’énergie. Jamais, pourtant, leurs fortunes ne passeront une certaine limite légale ; Quelle incohérence, s’écrie Ruskin, de blâmer l’ouvrier mécontent des vingt-cinq shillings par semaine qui lui permettent tout juste de donner à manger à ses enfans, et qu’il ne gagnera peut-être pas demain, et, comme le fait la morale anglaise moderne, de louer le chef d’industrie qui besogne et s’ingénie encore pour ajouter à son million ! Les cruautés de l’argent supprimées, brisée la meurtrière loi d’airain, l’ouvrier ne sera plus un révolté. Assuré d’un salaire juste, qui ne baissera ni ne montera suivant les cours des marchés, il ne connaîtra ni la peur de la faim, ni l’anxieuse ambition de devenir à son tour un maître. Se parfaire chaque jour en adresse et savoir de métier, réserver de ses gains ce qu’il faut pour achever, peu à peu, le bien-être et l’agrément d’une maison qui sera vraiment sienne et portera sa marque personnelle, mettre aussi de côté pour le bonheur et la sérénité de sa vieillesse, voir entrer ses enfans dans la vie, au même rang social que le sien : à cet horizon modéré, son horizon natal, se borneront ses rêves ; dans ces limites sa vie se développera, suivant des harmonies naturelles et certaines Il ignorera « cet aigre mépris de soi-même et de sa condition dont nul succès matériel ne saurait compenser la honte et la tristesse[5]. » Respecté de son maître et le respectant, lié à lui par des sentimens humains et non plus seulement par la relation mathématique du capital et du salaire, il le servira d’un effort cordial, courageux, efficace, parce que procédant de l’âme, parce que les sources spirituelles de la vie, — foi, amour, espérance, — jailliront à nouveau pour lui comme pour les hommes d’autrefois.

Et si le rêve ruskinien s’achève, les sources physiques de la vie s’ouvriront aussi pour le travailleur : verdure des bois et des champs, libre ciel qu’empourpre la passion des aurores et des couchans, allégresse des jeunes printemps, divine pureté de l’air et des eaux. La terre refleurira pour ses enfans, guérie des lèpres dont ils l’ont couverte, ces amas de brique fumeuse et proliférante, couleur de suie et de mâchefer, qui déshonorent la campagne anglaise. L’homme aura fini de s’emprisonner et de se déprimer dans un décor noir, géométrique et sans vie, au milieu de multitudes où chacun est seul pour lutter et, le plus souvent, désespérer, sombrer et mourir. Les lugubres villes manufacturières rendront à la paix des collines et des plaines les foules qu’elles aspirent aujourd’hui par des tentacules toujours plus longues et ramifiées, tous ces millions d’hommes venus là pour se livrer, dans une atmosphère empoisonnée, un combat à mort pour l’existence, et qui deviennent méchans au jeu haineux de l’argent, ou bien se dégradent dans le vice et la misère, dégénèrent en deux générations. On n’appellera plus city ce que l’on entend à Londres aujourd’hui par ce mot : « un repaire de spéculateurs à la Bourse et d’industriels rusés qui n’y habitent même pas, et n’y viennent chaque matin que pour combiner leurs coups. » Des cités plus petites, à la mesure de l’imagination humaine, non plus informes, mais organiques, aimées, parées par des citoyens véritables, s’animeront d’une vie civique, fraternelle, heureuse, qui se traduira aux murs des maisons, sur les places publiques, en floraison de pierre ciselée. Là des parcs, réservoirs d’air pur, des pelouses pour les jeux des jeunes gens, des écoles, des bibliothèques, des musées révéleront à tous le miracle éternel et quotidien de la nature avec les plus nobles œuvres de l’art et de la vraie industrie humaine.

Surtout le travail redeviendra vivant : plus de ces tâches spécialisées, sans âme, désolées comme celles du cheval aveugle qui fait tourner des engrenages, — l’ouvrier cessant de vouloir, de penser, de comprendre, d’espérer, d’être un homme, se changeant si bien en machine semblable à celles dont il est l’esclave, que son maître le traite exactement en machine, en machine que l’on fait marcher avec de l’argent comme l’autre avec de la houille, dont on ne s’occupe que pour en tirer le maximum de rendement, et puis que l’on jette au rebut dès qu’elle a cessé de rapporter. Plus de besognes où l’ouvrier ne puisse trouver quelque intérêt, connaître quelque fierté, où les doigts et les yeux ne jouent leur rôle humain, inventeur, artiste, créateur de beauté. Travail à la main le plus possible et, sauf pour les pesans et rebutans efforts, sans le secours de la vapeur, laquelle veut dire les troupeaux de misérables rampant, pioche en main, dans les délétères boyaux de la mine à mille pieds sous terre, l’enfer des fournaises que les chauffeurs demi-nus, ruisselans de sueur, menacés de phtisie, chargent d’un geste invariable tout le jour, tous les jours, — les cheminées de briques qui déshonorent les villes, la fumée qui les endeuille, éteignant partout la joie de la couleur. Travail à la main, rythmé non par des trépidations de pistons et des sifflemens de tuyaux, mais par des chants heureux, aidé par les seules forces élémentaires, celles qui depuis les temps anciens collaborent en beauté aux œuvres des hommes : eaux courantes qui rient de faire tourner des meules, libres vents qui font les blanches voiles pareilles à des ailes. Et pour tous, alentour, la calmante et vivifiante beauté des paysages. Car avec sa nécessaire production en grand, avec ses besoins de houille, de gaz, d’acier, de chemins de fer, c’est la machinerie à vapeur qui veut les vastes usines agglomérées, leurs états-majors compliqués, leurs multitudes ouvrières, leur peuple de scribes, par suite la grande ville d’affaires avec sa Bourse, ses quartiers de banques et de bureaux, ses palais de riches, ses tristes rangs de pauvres logis suburbains, ses files pullulantes de corons noirs où, çà et là, flamboie quelque palais de gin. Le petit atelier renaîtra, familial, au village, près des labours et des semailles ; avec lui les simples métiers du fileur de chanvre et de laine, du tisseur de toile et de drap, du forgeron, du potier, du brodeur, de l’émailleur, ces vieux métiers humains où l’ouvrier façonne de ses doigts les éternelles matières naturelles, leur communique quelque chose qu’il tient à la fois de son humanité générale et de sa personne propre, de son rêve et de ses rythmes individuels, trouvant dans un tel labeur à dégager la puissance mystérieuse de son âme au lieu de l’y étouffer. Après ces joies actives, celles du loisir honorable, de la lecture, du rêve, celles du home, d’un home véritable, non pas chambre sordide où se vicie une famille d’ouvriers, ni logis modèle, anonyme et glacé comme une cellule pénitentiaire dans un rang de compartimens symétriques, mais cottage possédé, attentivement tenu, avec ses meubles en bois du pays, sa vaisselle gaiement décorée, son petit jardin, ses roses, ses abeilles, ses oiseaux chanteurs, son champ, son petit ruisseau voisin, — un simple et naturel décor où petits et grands reçoivent en silence la divine leçon de beauté que leur répéteront à l’école ou dans la maison commune du village quelques objets d’art amoureusement rassemblés, quelque collection de papillons ou de cristaux. En ce temps-là de l’évangile ruskinien, la terre anglaise ne sera plus, entre des agglomérations industrielles, la solitude coupée de murs qui nourrit seulement le gibier des riches. L’Angleterre sera comme jadis, nourricière à nouveau d’un peuple vigoureux, adroit et beau de yeomen, joyeuse de travaux, de danses et de chants, riche en moissons et vergers, en humbles toits paisibles autour des grands toits seigneuriaux qui protègent et des clochers qui sonnent pour la prière.

Ainsi tomberont les fers dont s’est chargée la vie. Elle aura cessé de gémir de tout ce qui la paralyse et la mutile aujourd’hui : inflexibles mécanismes de l’argent qui seuls construisent et gouvernent la société moderne, — dégradans mécanismes du travail qui vident l’homme de son essence humaine. Tout se pénétrera d’âme : la société, mue et organisée par l’amour charitable et l’impératif du devoir ; le travail, spiritualisé de pensée et d’énergie. Alors s’attestera par son triomphe l’éternel principe que les Grecs appelaient Athéné, celui dont l’idéaliste perçoit d’une vision directe la présence au fond de la matière et d’où procède dans l’univers et dans l’homme tout ce qui est allégresse, musique, enthousiasme, amour, héroïsme, désir et création de beauté. Victoire, enfin, de la vie : victoire sur le serpent qui est la mort, de l’esprit laissé par Dieu en chaque chose pour l’ordre, l’harmonie et le développement du monde. « Et ce ne sera plus une moquerie, mais une prière, quand les hommes diront à ce Dieu : Que ton règne arrive ; que ta volonté soit faite sur la terre comme aux cieux ! »


VII

Telle est cette pensée[6]dont un Français a du mal à comprendre l’action profonde et prolongée sur tant d’âmes anglaises. Anti-libérale, anti-égalitaire, hostile à la grande industrie, niant le progrès moral et matériel accompli au cours du siècle, ennemie des idées de science et de démocratie, contraire par conséquent à toutes les tendances qui nous paraissent diriger l’Europe moderne, comment a-t-elle pu trouver le terrain où enfoncer ses racines et pousser au loin ses rejets ? Comment, du fait de son excentricité, ne s’est-elle pas éliminée d’elle-même ?

C’est qu’elle n’est aucunement excentrique en Angleterre. Hors sa théorie mystique de la beauté et ses idées sur le rôle social de l’art, Ruskin ne dit rien, que, dès 1830, vingt penseurs anglais n’aient dit avant lui. Protestation du sentiment et de la vie contre les formules et les chiffres des « hacheurs de logique, » misères et menaces du prolétariat nouveau, confusions et cruautés de la concurrence, crimes du « mammonisme, » culte idolâtre de la déesse du Getting on, remords social, apologie du principe d’autorité, réduction de toute réforme à la réforme morale des âmes, idéal aristocratique, héroïque et stoïque, devoirs de la vieille caste gouvernante, organisation du travail, capitaines d’industrie, regrets du passé patriarcal et rural, torysme romantique, socialisme réactionnaire, — tous ces thèmes, après Carlyle, le prodigieux et soucieux génie qui, le premier, comprend l’âge nouveau et porte en soi tous les problèmes de l’avenir, tous ces thèmes, Disraeli, Manners, Ashley, Kingsley, Dickens, Mrs Gaskell, Mrs Craik, bien d’autres, philosophes, romanciers, poètes, orateurs, les ont déjà fait entendre[7]. Ils signifient la réaction propre du XIXe siècle anglais, imaginatif et mystique, contre le XVIIIe siècle raisonneur et matérialiste, qui, par les Bentham, les Jeffrey, les Brougham, les Sydney Smith, s’était prolongé en Angleterre jusqu’en 1830, — le réveil au moment où la nation entre en crise et commence un travail de métamorphose qui l’adaptera au milieu moderne, de toutes les puissances de rêve et d’émotion, du lyrique et visionnaire esprit qui s’était révélé déjà dans les véhémentes poésies profanes et religieuses de la Renaissance et de la Réforme.

Tout est anglais dans ces thèses ruskiniennes : le profond sentiment moral, l’enthousiasme puritain, nourri de Bible, la fervente intuition spiritualiste qui, par-dessous les formes matérielles, perçoit l’invisible, — la conception religieuse de la nature, de cette nature plus ardemment aimée et désirée depuis que l’homme, quittant les antiques travaux des champs, s’est enfermé dans des villes de briques, de fer et de fumée, pour un morne et fiévreux labeur industriel. Non moins anglais, le sens pratique de la vie et de ses conditions de santé, l’admiration de tout ce qui est équilibre, force joyeuse de l’âme et du corps, résistance à l’émoi des nerfs, discipline pour l’action en commun et le service social. Et de même, la faculté et le besoin de vénérer, le goût de l’ordre, la croyance à des hiérarchies nécessaires de caste, le culte du passé traditionnel, le respect de ces « vieilles grandes familles » où la culture ancienne d’une race trouve sa fleur suprême, et dont les nobles demeures historiques, the stately halls of England, — parcs séculaires, bibliothèques vénérables, portraits d’ancêtres, et toute l’atmosphère ancienne qui flotte là, — semblent garder à la fois l’essence et le plus précieux acquis d’une civilisation. Voilà le profond dessous sentimental qui porte et pénètre toute la pensée ruskinienne. L’élément individuel y émerge d’un fond ethnique et national. D’avance elle s’accorde ainsi à beaucoup d’âmes anglaises, en sorte que, même révolutionnaire, hostile aux idées qui dirigent l’Angleterre au moment du siècle où elle se produit, elle est capable d’émouvoir ces âmes et d’y prolonger son lyrisme en résonances infinies.

La pensée de Ruskin n’est pas excentrique en Angleterre. Au milieu du XIXe siècle, c’est l’Angleterre qui est excentrique en Europe. Tandis que, pour les nations du continent, l’événement central de notre époque est un fait d’ordre politique : la Révolution française, — le grand événement moderne de l’Angleterre est d’ordre purement économique. C’est l’apparition de la grande industrie qui la transforme ; il commande toute sa métamorphose. A quel point ce fait fut décisif et dominateur en Angleterre, à quel point la transformation fut profonde, nous avons du mal à l’imaginer. C’est qu’entre les modes anciens de la vie et ceux du présent, le contraste est moins fort, ou plutôt moins visible chez nous qu’en Angleterre. En France, dès le XVIIIe siècle, la vie politique et sociale se centralisant dans les bureaux et salons de Paris, la civilisation semblait déjà de type citadin[8], et pourtant aujourd’hui, sur cent Français, quarante ou cinquante sont encore des ruraux. Or, il y a cent vingt ans, la société anglaise, gouvernée par la squirearchie de ses campagnes était encore, au moins officiellement, de type agricole et patriarcal ; c’est le manoir qui produisait le personnage régnant, celui dont l’autorité s’affirme par son prestige et dont s’occupe la littérature ; — et cependant, dès 1830, la population ayant presque doublé, soixante-douze Anglais sur cent vivaient de commerce et d’industrie[9], et, quelques années plus tard, par le retrait des lois sur les blés, le peuple anglais renonçait à cultiver sa terre. En une génération, la verdure, les moissons, les cottages ont presque disparu de certains comtés. Pendant des dix et vingt lieues de suite, sur un sol charbonneux, excavé, bouleversé, semé de briques et de ferrailles, sous un couvercle de fumée, c’est la tristesse et la laideur des mornes bâtisses rectangulaires, le hérissement des cheminées d’usines, les lignes infinies de petits logis noirs dont la continuité monotone s’évanouit au loin dans une vapeur de plomb. De Birmingham à Liverpool, quand on voyage par l’express de nuit, pendant plusieurs heures on croit traverser un cercle de l’enfer : de tous côtés par groupes énormes et symétriques, des flammes de hauts fourneaux rougeoient et s’agrandissent spectralement dans le brouillard. Impressions analogues quand, de la mer, on remonte la Clyde, la Mersey, l’Humber, la Tamise. Voilà le grand paysage industriel où règne seule l’œuvre énorme et sombre dont l’homme s’est accablé, un monde de silhouettes monstrueuses et rigides, demi-fondues dans l’espace terne, — docks, magasins, cloches à gaz, carcasses de fer des bateaux sur leurs chantiers, tuyaux fumans, grues géantes suspendues dans un geste étrange, rien ne subsistant de la nature que de la brume, de la vase, un soleil malade et sans rayons, dont le reflet, couleur de sang ou de cuivre, traîne sur une eau d’égout.

Dans une si rapide métamorphose d’un peuple, dans un si brusque changement de ses conditions de vie, les équilibres sont rompus, et l’on peut douter si des confusions présentes sortiront de nouveaux équilibres. Tout est fièvre, d’abord, langueur, sourde anxiété : rien d’étonnant si tant d’âmes pensantes, qui n’ont pas eu le temps de s’adapter aux nouvelles conditions de vie, regrettent de toute la force des instincts héréditaires le vieux monde qui fut celui de tous les ancêtres, les harmonies séculaires et tranquilles qu’elles ont aimées dans l’enfance et qu’elles ont vues si rapidement disparaître pour toujours. De cette nostalgie l’Angleterre souffre encore. Le vieux village, — toits de chaume et fenêtres fleuries, — le calme clocher qui veille sur le jardin du cimetière, ses notes lentes qui tombent une à une, en gouttes engourdies, sur le silence de la campagne, le petit peuple assemblé, famille pacifique, pour le service anglican, le clergyman et le squire que l’on salue, le rude fermier rougeaud qui monte à cheval, boit de l’aie et fume sa « pipe de marguillier, » le simple laboureur à figure de pleine lune, qui peut une heure durant, « avec l’immobilité d’une mare, » regarder une vache, les vieilles grand’mères qui savent les légendes du pays, les jeux rustiques, feux de la Saint-Jean, danses de la Noël au manoir : tout cela est resté populaire et, pour les gens de la ville, sujet d’un rêve entretenu par un art et une littérature qui vont des romans de Dickens, d’Eliot et de Hardy jusqu’aux nursery rhymes, depuis les tableaux de maîtres jusqu’aux cartes de Noël. Être squire résidant dans tel village, tout au moins y aller passer le samedi et le dimanche, s’y retirer plus tard, être né près des bois et des champs, en garder un profond et merveilleux souvenir d’enfance, pouvoir préparer à ses enfans de tels souvenirs, tout cela fait encore en Angleterre partie de l’idée du bonheur. La ville est triste et laide : on y habite par nécessité ; c’est une grande usine, un immense business building, pour le travail et les affaires. Les affaires faites, on veut vivre, et nulle vie ne paraît heureuse et digne que dans la paix, les jeux et la beauté de la campagne. C’est pourquoi tout grand industriel anglais peut comprendre la prédication de Ruskin. Sa propre usine ne fume contre le ciel que pour lui gagner un manoir sous un ciel sans fumée.

Plus ardemment sensibles à cette prédication seront ceux-là qui n’ont rien à rêver ni espérer, tous ces scribes et commis chargés de famille et condamnés jusqu’à la mort à leurs bureaux et leurs paperasses. Pour un Mark Rutherford[10]élevé aux champs, et qui, de dix heures du matin à six heures du soir, copie des comptes et des lettres dans un sous-sol de Londres, la sagesse acquise, après des années de désespérance, c’est la résignation. Toute nostalgie de la campagne est hostile à cette sagesse. De parti pris, il ne lit plus les poètes de la nature. Wordsworth lui ferait mal. « Je ne puis m’empêcher de dire que la poésie d’aujourd’hui est malfaisante d’une façon que savent bien les êtres sensitifs qui sont condamnés à vivre toute leur existence dans les grandes cités. Cette littérature nous enseigne que l’humanité véritable, la foi en Dieu, ne sont possibles qu’au milieu des montagnes ou devant l’Océan. Les longs poèmes qui n’ont pour sujets que les paysages et l’amour passionné du paysage, peuvent être utiles s’ils inspirent aux hommes la volonté de garder la pureté de l’air, de la terre et des eaux. Mais mon expérience d’habitant de Londres m’affirme qu’ils dépriment ; je conseillerais à tous ceux dont la position ressemble à la mienne de les éviter. » Mais cette sensibilité anglaise à la nature s’exalte de ses privations. Même à Londres, certains aspects des choses, « les étoiles, une nuit dans Oxford-Street, un coucher de soleil en été sur la Tamise, un matin dans Piccadilly, » à l’heure, sans doute, où les hommes dorment encore, quand la rue est vide et que Saint-James Park fume de rosée dans la jeune lumière : voilà les visions qui, par delà l’opprimante monotonie d’un travail inévitable et détesté, par delà l’affreuse laideur des réalités immédiates et quotidiennes, subitement lui ouvrent le divin.

Il faut lire toute cette autobiographie de Rutherford pour comprendre contre quelle espèce de mal a lutté Ruskin, de quels nécessaires élémens de vie l’âme anglaise avait mortellement faim au plus critique moment du grand développement industriel. A la fin du livre, il est copiste dans un sous-sol où dix autres employés travaillent, courbés sous la surveillance d’un patron sans âme qui les paie au plus bas prix possible, et dont chaque parole, toujours de colère et de mépris, est le coup de fouet du cocher qui veut faire rendre davantage à ses chevaux. Rutherford est marié ; au bout de chaque semaine, il lui faut les trente shillings qui le sauvent, lui et les siens, de la mendicité dans l’énorme ville impitoyable. Voilà ce qu’il se répète tout bas, en se mordant les lèvres, pour étouffer sa révolte chaque fois qu’une parole trop insultante du maître le fait sursauter. Quel sort que le sien ! Onze heures par jour, — il habite une lointaine suburb, — il est hors de chez lui. Il se dit que sa vie n’est faite que des intervalles brefs qui rompent sa triste corvée, et de ces intervalles il ne jouit pas, car il en passe le temps à méditer leur brièveté. « Nul travail plus inhumain, plus vide de tout intérêt que le mien. Toute la journée j’écrivais, mais nulle faculté de l’esprit n’entrait en jeu dans cette écriture. Il faut avoir fait un métier de ce genre-là pour imaginer les habitudes, les manies, les rêves, les maladies de l’esprit qu’il engendre. Il y avait une horloge à cent mètres de ma fenêtre qui sonnait l’heure, la demie et le quart. Comme je la guettais, cette horloge ! L’espoir et la vie me quittaient ou me revenaient suivant la position de l’aiguille sur le cadran. De dix heures à midi, tout m’était ombre et désolation. Vers midi et demie, je commençais à voir venir mon moment de répit ; quelque lumière renaissait en moi. Après le dîner, rien à faire qu’à patienter résolument jusqu’à cinq heures. Alors je commençais à voir, par delà toute la distance qui m’en séparait encore, le terme de ma journée. » C’est le jour au bout d’un tunnel, jour d’un instant, après quoi l’obscurité ne cesse pas de se refaire. De toutes ces heures mortes, le malheureux paie les quelques minutes de vie qu’il trouve le soir, entre le souper et le sommeil, dans son petit logis d’un populaire faubourg, auprès de sa femme et de ses livres. Comme il est jaloux de ces minutes-là ! Quel soin il prend, au bureau, de se borner rigoureusement et silencieusement à sa tache abominée, de ne rien révéler de lui-même, pour que la coupure soit absolue entre toutes ses heures servîtes et son heure de liberté ! Remarquez qu’il a cessé de se plaindre. Au commencement, Londres, son immensité, l’indifférence des multitudes mouvantes où l’individu se sent plus seul et plus ignoré qu’au milieu de la mer, sa fumée spectrale, les paysages de faubourgs, les usines, les terrains vagues, les mornes rangs de maisons identiques, le dédale des rues, la confusion, la nuit, de leurs lignes entre-croisées de réverbères, la rouge lueur de la ville qui monte au loin dans l’espace comme une aube surnaturelle, tout cela le jetait dans de brusques déroutes inexpliquées de mélancolie. Puis vinrent des crises de terreur, terreur spéciale à Londres et qu’a décrite Kipling, celle de l’homme sensitif et pauvre qui brusquement craint de manquer de pain et de sombrer là, dans des bas-fonds plus noirs et plus désespérés qu’ailleurs. « Si je tombais malade ? si mon patron me renvoyait tout d’un coup ? — qu’est-ce que je deviendrais ? Cette pensée me tenait éveillé nuit sur nuit, quand l’hypocondrie me déprimait. » Mais peu à peu il apprend la leçon bénie qu’enseigne le chagrin familier, à savoir que « le pire de son épouvante est imagination. La vraie tête de Gorgone apparaît rarement. La vie pour tous est une planche étroite sur un abîme : à chaque, pas, on risque la catastrophe, mais au bout d’un certain temps, on ne pense plus aux risques, et l’on cesse de regarder en bas. » L’homme arrive à l’oubli et à la résignation. Aussi bien il finit par s’accoutumer à sa tâche inévitable, au hard labour quotidien, sans lequel il ne reçoit pas de quoi manger. « A force de s’y poser, le pied finit par user la pointe du silex qui le blessait jadis : du moins un cal miséricordieux finit par empêcher de la sentir. »

Mais sous la surface placide de cette triste sagesse quelles puissances refoulées d’amour et de sensibilité se concentrent ! Ce pauvre homme, sans foi ni espérance, et qui ne met plus son effort qu’à silencieusement subir et supporter, comme il écouterait, s’il pouvait l’entendre, l’évangile du prophète anglais de la nature et de la vie ! « Celui-là seul est capable de comprendre les puissances de l’amour qui est un inférieur et un demi-serf. Qu’il rentre chez lui après avoir souffert ce qui est pire que la haine : le mépris d’un chef qui se permet d’être méprisant parce qu’il peut remplacer son esclave à la minute. Vingt fois son tyran lui a fait comprendre qu’il appartient à la vaste foule de ces gens qui, à Londres, ne comptent pas et sont presque inutiles, en sorte que c’est une charité de leur offrir du travail. Il sait que rien en lui n’est d’une valeur quelconque à qui que ce soit, mais il comprend la divine efficacité de l’amour de la femme qui est sienne. La miséricorde de Dieu en soit à jamais bénie ! Bien souvent, en y pensant, j’ai senti mon cœur se gonfler d’une ardeur irrésistible. » A celui dont la vie est sans but et sans raison, à ce misérable dont la société se détourne parce qu’elle ne connaît plus qu’une devise : chacun pour soi, et qu’un principe : la concurrence libre, c’est-à-dire la survivance des forts et l’élimination des faibles, à celui-là qui a désespéré dans sa solitude, un tel amour est une révélation de Dieu, la seule qu’il ait jamais connue, un mystérieux rayon qui perce le jour de cave où il languit, pour lui apprendre qu’un merveilleux au-delà de lumière enveloppe les murs de sa prison. Mais ce rayon vacille comme pour s’éteindre. La femme de Rutherford est tombée malade, et il désespère de la sauver. Quelle angoisse de l’homme qui a connu l’absolue solitude au cœur des foules affairées ! « J’étais comme, dans une contrée de glaces, un naufragé sans compagnon, et dont l’existence dépend de la suprême étincelle du feu qu’il essaye de ranimer, et qui brille encore, seule dans une poignée de cendres. Oh, ces jours-là qui s’allongeaient en semaines ! — jours où rien n’était plus que mon désir unique, intense, obsédant, de sa guérison, — jours que remplissait l’idée de la totale nuit, du désespoir qui m’attendaient si elle ne guérissait pas ! J’essayai d’obtenir de mon patron quelques jours de liberté. On me répondit qu’on ne pouvait pas m’empêcher de m’en aller, mais qu’il n’était pas d’usage de laisser un commis s’absenter simplement parce que sa femme était malade. Il ajouta qu’une femme est un luxe, et qu’il n’aurait pas pensé que je pouvais me l’offrir.[11]. »

Un dimanche, à la fin de sa vie, quand il s’inquiète moins de l’avenir, Rutherford se décide à profiter d’un train de plaisir pour revoir quelque chose de cette nature dont il s’est efforcé de perdre l’idée. Quel étrange et profond émoi de tout l’être ! Comme l’invincible faculté de rêve qu’il a si longtemps comprimée jaillit et se déploie d’un seul coup ! Avec une intuition de grand poète anglais, ce pauvre scribe en chapeau rond perçoit mieux encore que la beauté sensuelle des choses : l’âme secrète et profonde qui fait la vie et l’unité d’un paysage. « Nous arrivâmes à Hastings vers onze heures, et nous allâmes en flânant jusqu’à Bexhill. Plaisir exquis ! Seul le citadin emprisonné, l’habitant de Londres peut dire la joie de fouler le sable pur de la mer. Ne plus voir l’ordure et les déchets qui traînent dans une rue de faubourg, les briques, les haies souillées et rompues, les affiches déchirées, l’herbe fatiguée et jaunie des champs où l’entrepreneur a déjà mis sa marque ; marcher sur un rivage où souffle un vent qui n’est pas chargé de suie ; au lieu d’un suaire obscur et terne de fumée contempler des lointains si lucides que des vaisseaux situés au-dessous de l’horizon y dessinent leurs mâts : tout cela nous fut une félicité parfaite. Peut-être pas une félicité très poétique, mais c’est un fait que, de tout ce que nous étions venus voir, rien ne nous touchait plus que la pureté, la simple propreté de la mer et de l’air. Nous fûmes heureux. C’est à la campagne seulement qu’il est possible de voir le matin devenir le milieu du jour, l’après-midi se changer en soir, une journée s’espacer dans toute sa longueur. Nous avions apporté notre repas ; nous pûmes rester assis sur le sable à l’ombre de la falaise. De blancs cumulus reposaient à l’horizon, sans bouger ni changer, tout éblouissans et cernés par en haut de soleil. L’étendue opaline des eaux semblait une glace, sauf une sorte de respiration infiniment faible qui venait mourir à nos pieds en ondes imperceptibles. Telle était la placidité du vaste Océan que les vaguelettes qui caressaient la plage étaient pures et riantes autant que l’eau du large et des profondeurs. Vers une heure, à la distance d’un mille environ, une longue file de marsouins se montra, qui pendant quelque temps se poursuivirent en courbes gracieuses pour disparaître du côté de Fairlight. Quelques bateaux de pêche, juste en face de nous, étaient immobilisés par le calme. Leurs ombres dormaient ou plutôt somnolaient sur la mer, un très léger frisson montrant seul que leur sommeil n’était pas absolu, ou du moins que c’était un sommeil traversé de rêves. L’intensité de la lumière avivait les contours de chaque rocher, de chaque galet, d’une façon étrange pour nous autres citadins. A Londres nous connaissons ta chaleur du soleil ; nous ignorons sa lumière. Cela était parfait, parfait dans sa beauté, parfait parce que, depuis le soleil au fond du ciel, jusqu’à la mouche luisante, aux ailes de métal sur le rocher chauffé, tout s’harmonisait, tout respirait une seule âme. L’enfant jouait à côté de nous. Ellen et moi ne bougions pas, ne faisions rien ; nous ne désirions rien, nous n’avions rien à faire, rien de spécial avoir. Londres était oubliée. Elle était là-bas, derrière nous dans le Nord-Ouest, et la falaise où nous étions adossés nous en masquait jusqu’à l’idée. Nul souvenir de la veille, nulle pensée du lendemain. Le présent nous suffisait et nous prenait tout entiers… »

Quelques semaines plus tard, ajoute l’éditeur de l’autobiographie, Rutherford était mort et enterré. Il souffrait sans qu’on s’en doutât d’une maladie de cœur. Un jour que le chef qu’il nous a décrit, lui parlait plus violemment que de coutume, Mark, suivant son habitude, garda le silence ; mais visiblement son émotion était grande. « Son tyran quitta la chambre, et quelques minutes après, on vit Mark blêmir et tomber en avant sur son pupitre. C’était fini. Son corps fut porté à l’hôpital, et de là chez lui. Le lendemain matin une enveloppe fermée, contenant son salaire jusqu’au jour de sa mort, fut remise à sa veuve, sans un mot de ses chefs, sauf une demande de reçu. Vers midi sa vareuse de travail et un livre qu’il avait laissé dans son pupitre arrivèrent en port dû, enveloppés dans du papier brun. »

Cette vie et cette mort nous montrent le type de tout ce que Ruskin a combattu. Rutherford meurt d’une longue asphyxie morale : dans le monde où il a vécu les fibres vivantes ont été coupées qui unissaient l’homme à l’homme et l’homme à la nature. Chez un Rutherford, la faculté de comprendre et de sentir, par suite de souffrir, est d’espèce supérieure. Chez le vulgaire, rien de conscient ni d’aigu ; le trouble, la nostalgie profonde de tous les anciens modes de vie restent vagues. Mais le mal se manifeste pourtant. C’est la tristesse atone, les moutonnières routines, l’indifférence et parfois l’hostilité à toute joie et à toute beauté de la petite middle class, cantonnée dans les rues indiscernables des faubourgs, absorbée à la fois par le souci des shillings et des pence et par le rêve religieux de secte où elle cherche un alibi à ses mornes réalités, un excitant, et ne trouve qu’un déprimant : menaces de l’enfer, exhortations à la vie sans plaisir, la secte étant presque toujours teintée de calvinisme. Chez la plèbe, dans les slums, c’est surtout la dégénérescence visible, l’impuissance à s’aider soi-même, la stagnation dans l’alcoolisme et l’aboulie. Au cœur de ce monde, ainsi glacé, vicié, qui se déforme, les idéalistes ont voulu ressusciter les énergies spirituelles, cette volonté d’ordre et de vie dont Ruskin a senti, comme Schopenhauer, l’action jusque dans le règne inorganique, jusque dans la molécule du cristal, et qui, chez l’homme, se traduit en amour, enthousiasme, sacrifice, art et religion. Par leurs analyses qui procèdent de la pure raison raisonnante, les sensualistes et les utilitaires logiciens du XVIIIe siècle n’avaient aperçu dans l’âme et la société que du mécanisme : appliquant leurs théories, ils réduisaient l’âme et la société à des mécanismes, et c’est pourquoi l’âme et la société languissaient. Par leurs intuitions les grands mystiques anglais du XIXe siècle entrevoient les principes d’une énergétique morale et sociale, les puissances et les lois qui assemblent dans une âme les élémens, dans une société les individus, et les animent d’un même mouvement pour les intégrer en une vie totale.


VIII

Leur prédication fut-elle efficace ? Leurs idées ont-elles agi comme des forces ? La vie d’un peuple est chose trop vaste et complexe pour qu’on puisse toujours y distinguer les causes des effets : généralement, comme en tout processus vivant, les effets y reproduisent ou entretiennent leurs causes. Si grand qu’il soit, nul individu n’impose à un peuple ses idées. On a vu à quels anciens et profonds instincts de l’âme anglaise correspondent celles d’un Ruskin. Il n’a rien déterminé ; mais sur le courant général qui le porte, il est, précédé par Carlyle, le flot le plus magnifique et le plus haut, celui dont la véhémence et la décision, en même temps qu’elles influencent les autres flots, montrent le mieux la force, la profondeur, et la tendance du courant.

Une chose est sûre, c’est que l’Angleterre a marché dans le sens désiré par Ruskin. Non seulement on a vu s’affirmer de plus en plus, par mille œuvres privées et par une active législation interventionniste, dans l’individu le souci du groupe, et dans le groupe le souci de l’individu, non seulement le sentiment de l’obligation sociale s’est étendu et fortifié, mais on peut dire que l’Angleterre s’est enrichie de la seule richesse que reconnaissait le maître, et qu’elle a gagné en quantité de vie. Du moins le ton (tonus) de la vie s’y est singulièrement relevé. Il est sûr qu’il y a cinquante ans l’âme anglaise apparaissait aux observateurs venus du continent, morose, voilée des brumes qu’elle reflète, éprise de la solitude à laquelle aspirent toutes les mélancolies, bornée à des horizons de sectes, contrainte à des altitudes de cant, raidie dans la poursuite de l’argent, dans l’effort, les servitudes et les routines du plus monotone travail de fabrique et de bureau, maintenue dans sa tristesse par la laideur noire du décor industriel et le paupérisme chronique des foules. Cette impression des étrangers, l’idée que les Anglais se font d’eux-mêmes, à cette époque, la vérifie. Se comparant aux Français (our livehj neighbour the Gaul), ils se jugent ternes, mélancoliques, insociables. Pour Matthew Arnold, l’Angleterre a besoin de se détendre, de s’humaniser, de se libérer un peu de l’obstiné labeur matériel où elle s’ankylose, afin de se civiliser spirituellement. Il lui présente un idéal qui ressemble à celui de Ruskin : plus de douceur[12], plus de lumière, plus de vie, plus de sympathie, c’est-à-dire plus de loisir, de bonheur et de beauté. Qu’elle cesse de vivre au jour le jour, dans une confusion de croyances et d’œuvres antagonistes et particulières qui ne dépassent jamais le point de vue égoïste et borné de la secte, de la corporation et de l’individu ! Qu’elle répudie sa foi aux vertus du hasard[13], ses anarchies de laisser faire, son désordre individualiste, pour s’organiser suivant des idées générales, nationales, humaines, en prenant conscience de sa personne collective dont l’expression visible est l’Etat !

Certes aujourd’hui l’idée de l’État est bien plus familière aux Anglais qu’il y a cinquante ans. La relation de l’individu à l’Etat s’est modifiée au profit de celui-ci : bien plus qu’autrefois, il contrôle, limite, agit. Par ses inspecteurs, ses commissaires, il entre à présent dans les écoles, les ateliers, l’usine, les magasins, les banques. Les bousculades de la concurrence ne sont plus tout à fait libres ; ses plus choquantes cruautés sont réprimées. Avec plus de décision encore, les villes, invoquant l’intérêt public, empiètent sur les domaines réservés jusque-là aux initiatives privées, et se posent, par des entreprises qu’on a pu qualifier de socialistes, en communautés véritables, en petites républiques, en cités au sens ruskinien du mot. Elles n’étaient que nombre, agglomération anonyme et confuse : par les tentatives d’une architecture municipale qui renaît, par leurs hôtels de ville et leurs musées, tente de se produire aux yeux leur vie nouvelle, à la fois personnelle et collective, le nouvel esprit public qui anime et associe leurs citoyens. Ainsi, local ou national, partout le groupe semble chercher sa forme organique, personnelle et son unité, et le progrès se fait dans le sens indiqué par Ruskin.

Aussi clairement que par les institutions politiques et la législation, la même tendance à la cohésion s’atteste par l’uniformité croissante des modes de vie, de pensée et de sentiment. L’Anglais, que les observateurs psychologues, confirmant et précisant le jugement sommaire des peuples, définissaient autrefois par son excentricité d’individu, se révèle aujourd’hui étrangement grégaire et sociable. Par-dessus les barrières des castes, des métiers, des provinces, par-dessus les murailles bien autrement farouches des sectes où l’on s’enfermait obstinément pour condamner à l’enfer tous ceux qui restaient au dehors, et refuser de rien connaître du dehors, quelques idées simples et contagieuses se propagent, imposant à des millions d’hommes mêmes rêves, mêmes gestes, mêmes physionomies, mêmes façons de comprendre et de désirer la vie. C’est là d’ailleurs un trait général à tout le milieu moderne. Par la vitesse, à présent instantanée, des communications, chaque mouvement de pensée qui naît au centre d’une nation la traverse aussitôt, la soumettant tout entière aux mêmes modes, aux mêmes types, aux mêmes prestiges.

Considérons la plus importante de ces idées dont le champ d’activité est un peuple : celle du bien, de la perfection humaine, l’idéal que l’individu, tout appliqué à ses fins égoïstes, ou bien opprimé par ses nécessités immédiates, ne tente guère de réaliser par lui-même, mais que la communauté organisée pour l’action commune, l’État, se charge de plus en plus de poursuivre pour tous. En Angleterre cet idéal est nettement aujourd’hui celui qu’a défini Ruskin, et dont la formule, devenue courante, reparaît tous les jours dans les discours publics et les journaux : augmenter la richesse essentielle de la nation, c’est-à-dire sa quantité de vie, faire la créature saine, belle et joyeuse, constituer les âmes par les disciplines morales, sociales et professionnelles, les dresser au travail, à l’effort cordial et complet, chacune à sa place dans le groupe et bien adaptée à sa fonction, calme et stable, forte de tout ce qui assemble, encadre et soutient. Diminuer partout le déchet humain, le poids mort de la société, régénérer et discipliner la basse plèbe aboulique et anarchique de la grande ville, mener la guerre contre le vice et la misère, contre toutes les influences qui font les déprimés, les irritables. les solitaires, les révoltés, voilà, suivant une conception actuellement courante en Angleterre, l’objet final de toute activité politique, le bien général reconnu par tous les partis, par toutes les Églises, qui, de plus en plus, travaillent ensemble à ces fins civiques et pratiques, leur subordonnant la théologie de leurs anciennes dissidences[14]. Sur le progrès accompli dans cette direction la littérature nous renseigne. Comparez les personnages de Dickens et de Kipling. Rappelez-vous les manies, les tics, les sensibilités excessives et douloureuses, l’ardeur de rêve, les hypocondries et les souffrances, la misère et souvent la solitude de ceux-là, — puis voyez la vitalité joyeuse et magnifique de ceux-ci, leur vigueur, leur optimisme, leur calme intellectuel et nerveux, leur humeur sociable, leur aptitude à vivre et agir en commun, à commander ou obéir, à se soumettre aux consignes et coutumes de leur caste ou de leur métier, à se réduire exactement, à force d’adaptation juste, aux types de castes ou de métiers, à être un gentleman pareil à tous les autres gentlemen, un officier où civil servant de l’Inde pareil à tous les autres officiers et civil servants de l’Inde, un soldat ou un marin pareil à tous les autres soldats et marins, — tous dédaigneux de l’excentricité, de la mélancolie, de l’émotion manifestée, de la parole ou du geste nerveux, tous respectueux d’eux-mêmes et de leur profession, et par leur belle tenue manifestant leur énergie et leur contentement intérieurs : quel témoignage du nouvel idéal de force et d’équilibre, et de sa puissance de prestige ! Évidemment l’art ne nous présente qu’une transposition du réel ; les personnages de Dickens ne sont pas toute l’humanité anglaise de 1845, ni ceux de Kipling toute celle de 1895. Mais de telles différences correspondent à des changemens réels. Ils nous sont un indice et, tout au moins, un symbole.

Il y a certainement moins de tristesse en Angleterre aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. Le « vouloir vivre » y est plus fort ; l’homme y connaît plus d’espoirs et de joies, et cela pour des raisons dont quelques-unes seulement sont de l’ordre rêvé par Ruskin. C’est la législation interventionniste qui soustrait le travailleur aux plus durs automatismes de l’offre et de la demande, et le protège contre lui-même en l’empêchant de signer des contrats où il aliène trop de sa personne. C’est la lutte de l’État, des municipalités, des Églises, des sociétés privées contre le paupérisme, l’alcoolisme et l’ignorance. C’est l’augmentation des salaires, la diminution des heures de travail, tant de réformes dues, bien moins à des menaces populaires, à des grèves et des pressions de syndicats, qu’au sentiment croissant chez tous de leur solidarité civique et, chez les dirigeans, de ce devoir et de cette responsabilité que leur a si fortement répétés Ruskin.

De tout ce progrès moral et social la vie humaine a bénéficié. Mais d’autres efforts plus spécialement anglais traduisent d’une façon plus directe la volonté de la réjouir, de l’embellir et de la tonifier. À l’homme confiné tant d’heures par jour dans une fabrique et un bureau, à l’enfant surtout, — car c’est de la race que l’on se préoccupe, — on tâche à rendre un peu de cette nature où Ruskin a vu la source élémentaire de la vie. Grands parcs, réservoirs d’air pur, plus nombreux chaque année dans les villes populeuses ; vastes pelouses pour les jeux athlétiques, systématiques, « éducateurs, » qui sont aujourd’hui, grâce à tant de sociétés de cricket et de football, ceux de l’ouvrier, du petit commis, du clerk, du peuple, et non plus seulement, comme il y a quarante ans, des fils de gentlemen ; — « cités-jardins » où l’on veut transporter l’usine et poser, dans les roses et le chèvrefeuille, de clairs cottages d’artisans ; écoles primaires des grandes villes, où l’on s’efforce, par des images et des fleurs, par des promenades à la campagne, aux jours de congé, par des excursions de vacances, des baignades en été dans les rivières des grands parcs[15], de rendre à l’enfant quelque chose des paradis perdus, — où tout son être, et non plus seulement son cerveau, trouve sa nourriture, l’objet propre de l’éducation nouvelle étant surtout, en luttant contre les dégénérescences, en surveillant les nerfs, le corps et toute la vitalité de la petite créature, en adaptant l’enseignement à ses instincts de jeu et de mouvement, de préserver, fortifier, entraîner les jeunes énergies qui seront un jour l’énergie de la nation. Ajoutez les settlements, les « maisons du peuple » à la ville, les assembly rooms et clubs de village à la campagne, où les pauvres gens viennent, non se troubler et s’exciter la cervelle à d’ambitieux et incohérens programmes de conférences philosophiques, mais dans un décor net et plaisant, avec des livres, des journaux, des jeux, du thé, parfois un peu de théâtre, des lectures à haute voix de romanciers et de poètes, apprendre ce qu’ils ignoraient hier dans la sombre monotonie de leur misère et de leur solitude : un peu de vie fraternelle, quelque volonté de bien-être et de bonheur.

Dans toutes ces tentatives remarquez la foi dans le rôle éducateur et vivificateur de la beauté. Là, surtout, l’influence de Ruskin s’atteste, indépendante de toutes les autres. Non qu’il ait prêché, en esthète, le culte de la beauté[16] ; jamais il ne l’a présentée comme l’absolu auquel il faut subordonner la vie. Lui-même l’a répété : « Le seul art essentiel est celui qui pose sur la joue de l’homme le rose de l’innocence et de la santé. » C’est la beauté qu’il subordonne à la vie, — pour la réconforter, cette vie, pour l’animer des pures énergies, des divines volontés dont toute perfection d’apparence est, à ses yeux, le signe. Nul doute qu’un effort en ce sens ne soit visible en Angleterre. Effort parfois voulu et réfléchi, et qui fait alors partie de la lutte organisée contre toutes les tristesses sociales, bien plus souvent inconscient, spontané, parallèle à l’universelle tendance vers le bonheur, et la manifestant. Au total, quelle différence entre les impressions d’un Français en Angleterre il y a quarante ans, et celles qu’il y trouve aujourd’hui ! Spleen, ennui, laideur, ces trois mots suffisaient à son jugement. Certes les bas quartiers pauvres des grandes villes anglaises ne sont pas devenus réjouissans : la pauvreté ne l’est jamais ; mais leurs légendaires aspects, la fange, la corruption, les affreux dessous d’abîme dont on nous parlait jadis ont disparu. L’étranger qui les visite, en quête de l’horrible et de l’inconnu, y est désappointé. Au lieu des taudis, des puanteurs, du grouillement, des corruptions étalées, il trouve de nettes et larges avenues que les tramways sillonnent, et, çà et là, dans ce qui n’était jadis qu’agglomération sordide et monotone, étendue inorganique de misère, des églises, des chapelles, des hôpitaux, des écoles, des salles de réunion publique, vingt édifices signalant les entreprises privées de bienfaisance, de groupement et de relèvement, un effort général pour sauver les corps et les âmes, une active vie civique. Mais ce sont là les bas faubourgs où la vie reste au-dessous de l’étiage moyen. Voyez la ville véritable, ses architectures et ses perspectives nouvelles, voyez ses foules, leur décision et rapidité de mouvement, leur pas élastique et joyeux, l’aspect tonique des visages, les toilettes féminines aux tons de fleurs, certaines harmonies et recherches de couleur qui étonnent après la description des violences et des crudités anciennes, — voyez le charmant et délicat décor intérieur de tant de maisons, les récréations raffinées à la campagne, les admirables et savans jardins, les vifs essaims de yoles sur la rivière, aux régions de son cours où le paysage est parfait, — tous les jeux, tous les salubres plaisirs, et concluez à une vitalité qui monte et se manifeste comme toujours par le sens, le désir et la poursuite de la beauté. Ce n’est pas le premier exemple que l’humanité anglaise nous donne d’un tel changement de son caractère. Après l’expansive et splendide Angleterre de la Renaissance, l’Angleterre farouche, rigide et concentrée des puritains, — après l’Angleterre rassise, sensuelle et satisfaite de l’âge suivant, l’Angleterre imaginative, douloureuse, évangélique et mystique du siècle dernier. A celle-ci succède celle que nous voyons apparaître, optimiste et active, éprise d’énergie utile et organisée, d’hygiène et de bonheur. Telles sont les variations d’un peuple, jamais définitives, analogues à celles d’un individu qui, suivant son état de maladie ou de santé, ses difficultés, ses crises, ses réussites anciennes ou récentes, ses circonstances, parmi lesquelles comptent les idées générales ambiantes, tantôt s’attriste, se raidit et se replie sur soi, tantôt se sensibilise, s’attendrit et s’exalte, tantôt s’épanouit dans l’action, l’espoir et la joie communicatives. Variations de tous degrés, le plus souvent éphémères et superficielles, et qui laissent intact le fonds individuel ou ethnique, mais qui peuvent aller jusqu’à la modification profonde de la personnalité.

D’une façon générale on peut dire que la tristesse et l’inquiétude anglaises au XIXe siècle signifiaient la rupture d’équilibres anciens, le désarroi d’un peuple moralement inadapté à ses nouveaux modes et conditions nécessaires d’existence, en sorte que la santé et l’optimisme renaissans annoncent la réussite graduelle du long effort par lequel il a cherché son ordre politique et social, sa morale, les formules de vie qui peuvent l’ajuster à son nouveau milieu. De cet effort on a vu la portion à laquelle a collaboré Ruskin, et, dans cette portion même, ce qu’il a inventé, dirigé, ce qui ne procède que de son génie. Mais il s’en faut que tout ce travail se soit accompli suivant les idées et le plan de Ruskin. Telles tendances qu’il n’a cessé de combattre y ont contribué. Si prudemment que l’Angleterre ait ménagé les étapes de sa révolution politique, elle l’a menée presque jusqu’au terme, aboutissant, de fait, au suffrage universel, à l’encontre de toutes les idées de cet « illibéral, » de ce Tory socialiste qui ne concevait de gouvernement que pour le peuple, mais n’imaginait que compétitions d’égoïsmes, anarchie, folie et hasard dans le gouvernement par le peuple. Autoritaire et puritain, tout son être construit, dès la première enfance, sur les formules hébraïques et chrétiennes qui furent ses assises permanentes, il n’a cessé, même quand la portion intellectuelle de sa croyance a vacillé pour un temps, de proclamer les commandemens bibliques et les fortes disciplines religieuses. Elles seules lui semblaient pouvoir constituer à demeure une âme et un peuple, leur communiquer les énergies de vouloir, d’ordre et de résistance dont le sentiment est la joie. Or une des raisons du relèvement de la vie anglaise vers la joie, c’est une détente et non pas une tension plus grande des contraintes religieuses. Certes, comparée aux autres pays d’Europe, l’Angleterre reste chrétienne et puritaine, mais les sectes y sont de moins en moins sectaires ; elles s’unissent en un commun souci de morale et de morale sociale, où s’effacent leurs anciennes dissidences dogmatiques. Si l’on songe à ce qu’était au milieu du siècle dans la petite bourgeoisie la peur du diable, la méfiance à l’égard de toute beauté comme de tout plaisir, l’ombre calviniste appesantie sur les âmes, toutes les consignes et toutes les défenses religieuses, et si l’on considère la vie anglaise d’aujourd’hui, le goût croissant pour les jeux, les voyages, le théâtre et les excitations de société, le besoin général d’agrément et de vacances, la tendance à prendre le dimanche « à la façon continentale, » il semble bien que l’Angleterre est en train de se libérer plus que ne l’eût approuvé l’impérieux génie que le mot de liberté faisait rire.

Un peuple et son milieu qui change finissent par s’accorder. Dans le fait essentiel des cent cinquante dernières années en Angleterre, — le développement prodigieux par la science des grandes industries mécaniques, — Ruskin a vu le mal essentiel de notre époque. C’est qu’il n’en a connu que les premières conséquences : « mammonisme, » mercantilisme, meurtrières concurrences, misère et dégradation des multitudes ouvrières, honte et noire tristesse du labeur et du décor industriel. Mais d’autres conséquences, bienfaisantes, celles-là, peu à peu apparues et accumulées, ont fini par se retourner contre les premières et les corriger. Par la facilité plus grande de la production et des échanges, le coût de la vie a baissé, et, d’autre part, la moyenne des fortunes et des salaires s’est élevée. On calcule que si l’on tient compte de ces deux élémens, les ressources de chacun se sont accrues de 1837 à 1887 de 70 pour 100[17]. Quelle augmentation pour chacun de puissance, de bonheur et de vie ! Ruskin reprochait aux Anglais de son temps de sacrifier leur être à leur avoir, — mais il n’est pas juste de faire une distinction absolue entre l’être de l’homme et son avoir. Son avoir est souvent une condition, parfois un prolongement de son être. Non seulement tous les salaires ont monté, mais la proportion des salaires du type supérieur est devenue bien plus grande[18].

Ce qui veut dire que le travail industriel devient en général de type supérieur, que l’ouvrier est moins souvent que jadis un simple manœuvre spécialisé, réduit aux gestes automatiques de ses besognes invariables. C’est qu’en effet, aujourd’hui, la machine, infiniment perfectionnée, tantôt se spécialise elle-même et se charge de ces routines, en sorte que l’ouvrier n’a plus qu’à l’entretenir et la surveiller, tantôt généralise sa fonction, se change en outil capable d’applications complexes et variées, analogue en cela à tous les vieux outils humains, mais d’une énergie énorme et délicate qui n’emprunte rien aux forces de l’homme, et que celui-ci n’a plus qu’à régler et diriger. Ainsi par le seul et naturel développement des procédés mécaniques qui commencèrent par dégrader le travail humain, celui-ci se spiritualise et gagne en dignité. A la créature de fer et d’acier la partie matérielle des besognes. A la créature de chair et d’esprit de combiner avec son cerveau, de conduire avec sa main. Autre progrès de même ordre : la substitution graduelle de l’énergie électrique à celle de la vapeur. Empruntée aux libres forces agissantes autour de nous, aujourd’hui aux torrens et chutes d’eau, demain à la chaleur solaire, au mouvement des marées, invisiblement et silencieusement transportée, elle se distribue aux petits ateliers indépendans dont rêvait Ruskin et qu’elle fait renaître, aux grandes fabriques qui peuvent se disperser dans la campagne, sous un ciel impollué. Sans bruit, solitaires dans la salle vaste et claire où un homme suffit à les surveiller, les puissantes dynamos tournent d’une éblouissante rotation, si rapides et lisses qu’elles paraissent immobiles. A dix, à cinquante lieues de là, l’usine, où, d’eux-mêmes, monstres disciplinés et qu’un signe de l’homme suffit à mettre en mouvement, de redoutables engins évoluent à vingt pieds du sol, s’entre-croisent, soulèvent et transportent des tonnes de métal ; et la puissance qui les anime étire ailleurs un fil d’acier qui n’a pas un dixième de millimètre, s’en va jeter partout, et jusque dans les cottages d’ouvriers, la blanche lumière à profusion. Par conséquent, plus de confusions ni de tapage, plus d’air vicié par le gaz, plus de fournaises que des chauffeurs attisent du souffle de leur vie humaine, plus de scories sur la terre, ni de suie dans le ciel et sur toute chose naturelle de beauté.

Ainsi s’éliminent d’eux-mêmes ces méfaits de la grande industrie que Ruskin a le plus passionnément dénoncés : peu à peu elle cesse d’être meurtrière de l’homme et de la nature. Mais ce n’est là qu’une victoire parmi tant d’autres victoires sur la souffrance, la maladie et la mort, de cette Science qui si vite a changé les relations de la pensée et de la puissance humaine avec l’univers. Elle aussi, dont Ruskin a tant combattu le culte, nous indique les voies qu’il nous enseignait. Sur le bien de notre être physique et psychique, elle vérifie par ses enquêtes, analyses, dissections, ce que son instinct et ses intuitions lui montraient : à savoir que notre faculté de joie est fonction de notre énergie de vie, et que celle-ci s’assure et se maintient non seulement par l’hygiène du corps, mais par les disciplines de l’esprit, les fortes synthèses de croyance, de sentiment et de volonté qui construisent l’unité organique d’une âme, et fixant son équilibre, l’empêchant de se fragmenter en caprices, impulsions et velléités, l’orientant une fois pour toutes et tout entière, action et pensée, dans un sens précis, en font une force efficace, harmonique à son milieu, un élément de valeur pour son groupe.

Ce sont là des idées plus actives en Angleterre qu’ailleurs, et si nous la voyons achever avec un bonheur enviable sa métamorphose de nation moderne, c’en est peut-être tout le secret. Tel autre peuple, plus sentimental et plus audacieusement intellectuel, mais bien moins doué du sens de la vie, de ses complexités et de ses développemens, se concentre sur les problèmes de reconstruction sociale, et voit l’absolu dans des formules politiques non moins abstraites et fanatisantes qu’autrefois les dogmes théologiques. Les partis le déchirent ; il vit à l’état latent de guerre civile et religieuse. Les Anglais n’oublient pas que la politique n’est qu’un moyen, que le commencement et la fin de toute société, c’est la qualité de sa matière humaine. Monarchie constitutionnelle ou république, démocratie ou oligarchie, qu’importe, si la créature dégénère ? La première question à propos d’un peuple ne concerne pas son type de gouvernement ni même de société, mais ses statistiques d’alcoolisme, de suicides, de maladies nerveuses, de tuberculose, de paupérisme et de criminalité. Quel y est le niveau moyen et la qualité sociale de l’énergie humaine ? En second lieu, quelle sont ses forces spirituelles ? Que lui enseignent ses églises, ses écoles, sa presse, sa littérature ? N’en reçoit-il qu’excitation et surmenage des nerfs et du cerveau ? Lui disent-elles les idées morales, civiques, — vitales, — qui assembleront ses individus dans l’action commune, en persuadant à chacun de se subordonner aux fins communes ? Sa force est-elle celle de la Venise du haut moyen âge, jeune, pauvre, héroïque et croyante, ou de la Venise érotique et mourante des fastes et des carnavals ? Et s’il s’agit d’un peuple européen de notre siècle, tout se réduit à ceci : s’adapte-t-il vraiment aux grands faits généraux, si rapidement apparus, qui conditionnent aujourd’hui la vie humaine ? — progrès de l’idée scientifique et déterministe, laquelle, minant l’idée religieuse où s’appuyait la vieille morale, commence par détruire les disciplines qui fortifiaient les âmes, — progrès général, aux dépens des automatismes de sentiment et d’action, de la conscience lucide, de la raison raisonnante, lesquelles avertissent l’individu qu’en se dévouant il est dupe, et lui montrant clairement son intérêt particulier, le détournent du sacrifice aux fins du groupe et de l’espèce, — concentration de l’humanité dans les grandes villes où le travail, le plaisir et la douleur, bien plus intenses, fréquens, et cérébraux, les excitations de foule, l’exaltation de tous les appétits de conquête et de jouissance à mesure que s’accroissent nos pouvoirs sur la matière, usent si vite et profondément ce mystérieux tissu nerveux qui correspond le plus complètement à ce que nous appelons nous-même. Tels étant les caractères et les effets immédiats du nouveau milieu, comment un peuple y réagit-il ? Parvient-il à s’inventer une morale, une hygiène qui le mettent, corps et âme, en équilibre avec ce milieu ? En leur enseignant cette divinité de la vie, qu’il avait apprise, d’abord, de la beauté des formes, Ruskin a persuadé à beaucoup d’hommes en Angleterre que ce point de vue-là commande tous les autres.


ANDRE CHEVRILLON.

  1. Voyez la Revue des 15 février, 15 avril et 1er juillet.
  2. Time and Tide, § 154 et 155.
  3. Sesame and Lilies, § 22 et Time and Tide, § 72.
  4. Time and Tide, § 151.
  5. Time and Tide, § 7 et suiv.
  6. Voyez les trois articles précédens.
  7. Sur tout ce mouvement l’étude la plus complète est celle de M. Louis Cazamian : le Roman social en Angleterre.
  8. Voyez les voyages en France d’Arthur Young, sa surprise devant les raffinemens de la vie sociale dans les grandes villes, la civilisation avancée dont elles témoignent, et, d’autre part, la sauvagerie des campagnes. A la porte de Paris, il trouve le désert et ne s’explique pas ce contraste.
  9. H. Ward, Reign of Queen Victoria.
  10. The Autobiography of Mark Rutherford.
  11. Mark Rutherford’s Deliverance.
  12. Sweetness.
  13. Ce que les Anglais appellent the happy-go-lucky system.
  14. Au mois de juin dernier avait lieu à Londres un congrès pananglican auquel la plupart des églises dissidentes adressèrent des messages de félicitations. On y discuta surtout des questions de morale sociale, criminalité, alcoolisme, baisse du taux de natalité, paupérisme, etc. Le premier ministre du Cabinet radical actuel assista et parla à un banquet d’évêques députés à ce congrès.
  15. En juin et juillet, à Londres, vers cinq heures, on peut voir les bords de la Serpentine, à Hyde Park, couverts d’enfans nus que les maîtres des écoles primaires mènent se baigner là.
  16. «… The Renaissance which was the worship of the god of Pride and Beauty. » (Crown of Wild Olive, § 68.) Ceci pour condamner la Renaissance dont on sait ce que pensait Ruskin.
  17. Humphrey Ward, The Reign of Queen Victoria.
  18. Ibid.