Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/Ci encoumence la complainte ou conte Huede de Nevers

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Pour les autres éditions de ce texte, voir La complainte du conte Huede de Nevers.

Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 55-63).

CI ENCOUMENCE
La Complainte ou Conte Huede de Nevers[1].


Ms. 7633.


La mors, qui toz jors ceulz aproie
Qui plus sunt de bien faire en voie,
Me fait descovrir mon corage
Por l’un de ceulz que plus amoie

Et que mieux recembleir vodroie
C’oume qui soit de nul langage.
Huedes ot non, preudome et sage,
Cuens de Nevers au fier corage,
Que la mors a pris en sa proie.
C’estoit la fleurs de son lignage :
De sa mort est plus granz damage
Que je dire ne vos porroie.

Mors est li Cuens ! Diex en ait l’âme !
Sainz Jorges et la douce Dame
Vuellent prier le sovrain maître
Qu’en cèle joie qui n’entame,
Senz redouteir l’infernal flame,
Mete le boen Conte à sa destre !
Et il i deit par raison estre,
Qu’il laissa son leu et son estre
Por cele glorieuze jame[2]
Qui a non la joie célestre :
Mieudres de li ne porra nestre,
Mien esciant, de cors de fame.

Li Cuens fu tantost chevaliers
Com il en fu poinz et mestiers,
Qu’il pot les armes endureir ;
Puis ne fu voie ne sentiers
Où il n’alast mout volentiers
Se hom s’i pot aventureir.
Si vos puis bien dire et jureir,
C’il péust son droit tenz dureir
C’onques ne fu mieudres terriers[3],
Tant se séust amesureir
Au boenz et les fauz forjureir,
Auz unz dolz et auz autres fiers.

Ce pou qu’auz armes fu en vie,
Tuit li boen avoient envie
De lui resambleir de menière ;
Se Diex n’amast sa compaignie,
N’éust pas Acre desgarnie
De si redoutée banière.
La mors a mis l’afaire arière
D’Acre, dont n’uns mestiers n’en ière :
La terre en remaint esbahie ;
Ci a mort délireuse et fière,
Que n’uns hom n’en fait bele chière,
Fors cele pute gent haïe.

La terre plainne de noblesce,
De charitei et de largesce,
Tant aveiz fait vilainne perte !
Ce morte ne fust gentilesce,

Et vaselages et proesce,
Vos ne fusiez pas si déserte.
Haï ! haï ! genz mal aperte !
La porte des cielz est overte ;
Ne reculeiz pas por peresce :
En brief tanz l’a or Diex offerte
Au boen Conte par sa déserte,
Qu’il l’a conquise en sa jonesce.

Ne fist mie de sa croix pile[4],
Si com font souvent teil .x. mile
Qui la prennent par grant faintize ;
Ainz a fait selonc l’Évuangile,
Qu’il a maint borc et mainte vile
Laissié por morir en servize
Celui Seigneur qui tot justize.
Et Diex li rent en bele guize
(Ne cuidiez pas que se soit guile),
Qu’il fait granz vertuz à devize :
Bien pert que Diex a s’arme prise
Por mettre en son roial concile.

Encor fist li Cuens à sa mort,
Qu’avec les plus povres s’amort :

Des plus povres vot estre el conte.
Quant la mort .i. teil home mort,
Que deit qu’ele ne ce remort
De mordre si tosl .i. teil conte ?
Car qui la véritei nos conte,
Je ne cuit pas que jamais monte
Sor nul cheval fèble ne fort
N’uns hom qui tant ait doutei honte,
Ne mieulz séust que honeurs monte :
N’a ci doleur et desconfort.

Li cuers le Conte est à Citiaux
Et l’arme lasus en sains ciaux,
Et li cors en gist outre meir[5].
Cist départirs est boens et biaux ;
Ci a trois précieulz joiaux
Que tuit li boen doivent ameir :

Lasus elz cielz fait boen semoir,
N’estuet pas la terre femreir
Ne ne c’i puet repaitre oiziaux.
Quant por Dieu se fist entameir,
Que porra Diex sor li clameir,
Quant il jugera boens et maux ?

Ha ! cuens Jehan[6] ! biau très dolz sire !
De vos puisse hon tant de bien dire
Com hon puet dou conte Huede faire,
Qu’en lui a si bele matyre
Que Diex c’en puet joer et rire
Et sainz paradix c’en resclaire !
A iteil fin fait-il bon traire
Que hon n’en puet nul mal retraire !
Teil vie fait-il boen eslire !
Doulz et pitouz et débonaire
Le trovoit-hon en toz afaires :
Sages est qu’en ces faiz ce mire.

Mesire Erart[7], Diex vos maintiegne
Et en bone vie vos tiegne,
Qu’il est bien mestiers en la terre !
Que c’il avient que tost vos preigne,

Je dout li païs ne remeigne
En grant doleur et en grant guerre.
Com li cuers el ventre vos serre,
Quant Diex a mis sitost en serre
Lou Conte à la doutée enseigne !
Où porroiz teil compagnon querre ?
En France ne en Aingleterre
Ne cuit pas c’om le vos enseigne.

Ha ! Rois de France ! Rois de France !
Acre est toute jor en balance :
Secoreiz-la, qu’il est mestiers !
Serveiz Dieu de vostre sustance :
Ne faites plus ci remenance,
Ne vos ne li cuens de Poitiers.
Diex vos i verra volontiers,
Car toz est herbuz li sentiers
C’on suet batre por pénitance.
Qu’à Dieu sera amis entiers,
Voit destorbeir ces charpentiers
Qui destorbent nostre créance.

Chevalier, que faites vos ci ?
Cuens de Blois, sire de Couci,
Cuens de Saint-Pol fiz au boen Hue[8] ?
Bien aveiz avant les cors ci.
Coument querreiz à Dieu merci,
Se la mors en voz liz voz tue ?
Vos véeiz la terre absolue[9]

Qui à voz tenz nos ert tolue,
Dont j’ai le cuer triste et marri.
La mors ne fait nule attendue,
Ainz fiert à massue estandue :
Tost fait nuit de jor esclarci.
Tornoieur, vos, qu’atendeiz,
Qui la terre ne deffendeiz
Qui est à vostre Créatour ?
Vos aveiz bien les yex bandeiz
Quant ver Dieu ne vos deffendeiz
N’en vos ne meteiz nul atour !
Pou douteiz la parfonde tour
Dont li prison n’ont nul retour[10]
Où par peresce descendeiz.
Ci n’a plus ne guanche ne tour :
Quant la mors vos va si entour,
A Dieu cors et arme rendeiz.

Quant la teste est bien avinée,
Au feu, deleiz la cheminée,
Si nos croizons de plain eslaiz ;
Et quant vient à la matinée,
Si est en cette voie finée.
Teil coutume a et clers et lais,
Et quant il muert et fait son lais,
Si lait sales, maisons, palais
A doleur, à fort destinée.
Lai s’en va où n’a nul relais :

De l’avoir r’est-il bone pais
Quant gist mors desus l’échinée !

Or prions au Roi glorieux
Qui par son sanc esprécieulz
Nos osta de destrucion,
Qu’en son règne délicieuz,
Qui tant est doulz et gracieuz,
Faciens la nostre mansion,
Et que par grant dévocion
Ailliens en cele région
Où diex soffri la mort crueulz.
Qui lait en teil confusion
La terre de promission,
Pou est de s’arme curieulz.


Explicit.



  1. Voici ce que dit de ce prince l’Art de vérifier les dates :

    « Mahaut II, née l’an 1234 ou 1235 d’Archambaud X, sire de Bourbon, et d’Yolande, fille de Gui de Châtillon et d’Agnès de Donzi, succéda à Mahaut sa bisaïeule dans les comtés de Nevers, d’Auxerre et de Tonnerre, comme elle avait succédé à son père dans la sirerie de Bourbon et à sa mère dans les baronies de Donzi et du Perche-Gouet. Elle avait épousé, dans le mois de février 1247, Eudes, fils aîné de Hugues IV, duc de Bourgogne, né l’an 1230, et finit ses jours en l’an 1262, cinq ou six ans avant son mari, décédé l’an 1267 ou 1269, suivant Dom Plancher, dans la ville d’Acre.

    « Le trait le plus mémorable du gouvernement d’Eudes est la confirmation qu’il fit l’an 1260, de concert avec sa femme, des franchises accordées, l’an 1223, aux habitants de la ville d’Auxerre. Par cet acte ils quittent les mains-mortes qu’ils avaient à Auxerre, affranchissent leurs autres sujets de cette ville qui n’étaient pas libres, et font plusieurs établissements pour les droits et la police d’Auxerre, promettant d’en faire jurer l’observation par Gui, comte de Saint-pol, et d’autres seigneurs. (Mss. de Béthune, vol. 9420, fol. 3, vo.)

    « Mahaut laissa trois filles : Yolande (voyez page 60, note 1), Marguerite et Alix, qui cédèrent de gré ou de force la sirerie de Bourbon à leur tante maternelle Agnès, et eurent de grands débats entre elles touchant le surplus de la succession de leur mère. »

    Il y a plusieurs remarques à faire à propos de cette notice. D’abord Eudes, qui dans divers actes est aussi nommé Odet ou Odon, n’avait encore que sept ans lorsque son père, au mois de février 1237, fit les conventions de son mariage avec Mahaut de Bourbon, âgée alors de deux ans au plus ; ensuite l’époque de leur mariage n’est pas aussi certaine que le dit l’Art de vérifier les dates. Dom Plancher place la célébration de cette alliance en 1247 ou 1249, et penche même pour cette dernière époque.

    Nous savons également par les continuateurs de Guillaume de Tyr (voyez la note sur Érart de Valéry, à la fin du volume) que le comte Huede alla outre-mer en 1265, et qu’il y mourut la même année au mois d’août, un peu avant la défaite éprouvée par les chrétiens au Carroublier. (Voyez, à la fin du volume, la note sur Geoffroy de Sargines.)

    Le nom du comte Eudes de Nevers est encore cité avec éloge par Rutebeuf dans la Nouvelle Complainte d’outre-mer. Malheureusement il ne nous est presque rien resté touchant le gouvernement de ce prince.

  2. Jame, pierre précieuse ; gemma.
  3. Voyez l’explication de ce mot dans la Complainte dou Conte de Poitiers, ci-dessus, page 52, note 1.
  4. On sait que les croisés portaient, comme marque de leur engagement à aller combattre en Terre-Sainte, une croix d’étoffe sur leurs habits, et que les faces de nos anciennes monnaies s’appelaient d’un côté la croix, parce que souvent le signe de notre rédemption s’y trouvait, de l’autre la pile. C’est par allusion au premier et au dernier de ces usages que le poëte écrit que le comte de Nevers n’a pas fait de sa croix pile ; c’est-à-dire qu’il n’a pas pris la croix par amour du pillage, qu’il n’est pas allé à la croisade par amour du gain. (Voyez, pour compléter cette explication, le commencement de la pièce intitulée Renart le Bestourné.)
  5. Ces vers de Rutebeuf, si nous n’avions pas le testament que fit au moment de partir pour Rome, où il allait poursuivre la canonisation de saint Louis, le duc de Nevers Robert II, nous révéleraient un fait nouveau ; mais comme cet acte existe, ils viennent simplement confirmer une des choses qu’il rapporte, et prouver à quel point Rutebeuf poussait l’exactitude dans ses poésies. Voici ce que dit Dom Plancher : « Le duc Robert, par son testament, élit, en 1297, sa sépulture à Cîteaux, au cas qu’il meure deçà la mer, c’est-à-dire s’il ne meurt pas en la Terre-Sainte, où, selon les apparences, il avait dessein d’aller pour accomplir son vœu, dessein qu’il n’exécuta pas… et s’il meurt au-delà de la mer, il veut être enterré au cimetière de Saint-Nicolas d’Acre, auprès de son frère aîné Eudes, comte de Nevers, et que son cœur soit apporté à Cîteaux et mis avec celui du même Eudes. Par là il nous apprend encore une circonstance qu’on ignorait, savoir que le cœur du prince Eudes, son frère, avait été apporté à Cîteaux. » J’ajouterai que l’abbaye de Cïteaux, qui a fourni à Église quatre papes, plusieurs archevêques et un grand nombre d’évêques, était la sépulture ordinaire des ducs de Nevers, ainsi que celle des seigneurs de Vergi, de Mont-Saint-Jean de Vienne, etc. Elle était située dans le diocèse de Châlons-sur-Saône.
  6. Jean, fils de saint Louis, né à Damiette durant la captivité du roi, en 1250, et qui avait reçu le nom de Tristan à cause des malheureuses circonstances
    dans lesquelles il était venu au monde. Ce prince avait épousé, par traité du mois de mai 1266, Yolande, fille aînée d’Eudes de Bourgogne et de Mahaut II (voyez la note du titre de cette complainte, p. 55), auxquels il succéda dans le comté de Nevers. Il fit en 1268 hommage de la
    terre des Riceis, qu’il tenait de sa femme, à l’évêque de Châlons-sur-Saône, et mourut le 3 août 1270 devant Tunis, où il avait accompagné le roi son père.
  7. Voyez, pour Érart de Valéry, la note G, à la fin du volume.
  8. Voyez pour tous ces noms la note I, à la fin du volume.
  9. La terre absolue, la Terre-Sainte. En vieux français on désigne le jeudi saint sous le nom de jeudi absolu.
  10. Ce vers n’est-il pas l’équivalent en vieux français de la belle inscription du Dante :
    Lasciate ogni speranza ?