Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/Ci encoumence la complainte dou conte de Poitiers

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 48-54).


CI ENCOUMENCE

La Complainte dou Conte de Poitiers[1].


Ms. 7633.
Séparateur



Qui ainme Dieu et sert et doute
Volentiers sa parole escoute :
Ne crient maladie ne mort
Qu’à lui de cuer ameir s’amort ;
Temptacions li cemble vent,
Qu’il at boen escu par devant :
C’est le costei son criatour
Qui por nos entra en l’estour
De toute tribulacion
Sens douteir persécucion.
De son costei fait-il son hiaume,
Qu’il désirre lou Dieu roiaume,
Et c’en fait escuit et ventaille
Et blanc haubert à double maille ;
Et si met le cors en présent
Por celui qui le fais pésent
Vout soffrir de la mort ameire.
De légier laisse peire et meire,
El fame et enfans et sa terre,
Et met por Dieu le cors en guerre
Tant que Dieux de cest siècle l’oste :

Lors puet savoir qu’il a boen hoste,
Et lors resoit-il son mérite,
Que Dieux et il sunt quite et quite.
Ainsi fut li cuens de Poitiers[2],
Qui toz jors fu boens et entiers :
Chevaucha cest siècle terrestre
Et mena paradix en destre.

Véu aveiz com longuement
At tenu bel et noblement
Li Cuens la contei de Tholeuze,
Que chascuns resembleir goleuze[3]
Par son sanz et par sa largesse,
Par sa vigueur, par sa proesse,
C’onques n’i ot contens ne guerre,
Ainz a tenu en pais sa terre :
Por ce qu’il me fist tant de biens
Vo voel retraire .i. pou des siens.

Vos saveiz et deveiz savoir
Li commencemens de savoir :
Si est c’om doit avoir paour
De correcier son Saveour,
Et li de tout son cuer ameir
Qu’en s’amitié n’a point d’ameir ;
En s’amitié n’a point d’ameir,
En s’amitié n’a fin ne fons :

Tant l’ama li bon cuens Aufons[4]
Que ne croi c’onques en sa vie
Pensast .i. rain de vilonie.
Se por ameir Dieu de cuer fin
Dou bersuel juques en la fin
Et por sainte Églize enoreir,
Et por Jhésu-Crist aoureir
En toutes les temptacions,
Et por ameir religions[5]
Et chevaliers et povre gent
Où il a mis or et argent,
C’onques ne fina en sa vie,
Ce por c’est[6] arme en cielz ravie,
Dont i est jà l’arme le Conte
Où plus ot bien que ne vos conte.
Se que je vi puis-je bien dire :
Onques ne le vi si plain d’ire
C’onques li issist de sa bouche
Choze qui tornast à reprouche ;
Mais biaux moz, boenz enseignemens.
Li plus grans de ces sairemens

Si estoit : Par sainte Garie !
Miraours de chevalerie
Fu-il tant com il a vescu.
Mult orent en li boen escu
Li povre preudome de pris[7].
Sire Dieux ! où estoit ce pris
Qu’il lor donoit sens demandeir ?
Ne’s convenoit pas truandeir
Ne faire parleir à nelui :
Ce qu’il faisoit faisoit de lui,
Et donoit si cortoisement,
Selonc chacun contenement,
Que n’uns ne l’en pooit reprandre.

Hom nos at parlei d’Alixandre,
De sa largesce, de son sans,
Et de se qu’il fist à son tans :
S’en pot chacuns c’il vot mentir,
Nei nos ne l’osons desmentir,
Car nos n’estions pas adonc ;
Mais ce, por bontei ne por don,
A preudons le règne célestre,
Li cuens Aufons i doit bien estre.
Tant ot en son cuer de pitié,
De charitei et d’amistié
Que n’uns ne l’ vos porroit retraire.
Qui porroit toutes ces mours traire
El cuer à .i. riche jone home,
Hon en feroit bien .i. preudome.
Boens fu au boens et boens confors,
Maus au mauvais et terriés[8] fors,
Qu’il lor rendoit cens demorance
Lonc[9] le péchié la pénitance ;
Et il le connurent si bien
C’onques ne li meffirent rien.

Dieux le tanta par maintes fois
Por connoistre queiz est sa fois ;

Si connoist-il et cuer et cors
Et par dedens et par defors.
Job le trouva en paciance
Et saint Abraham en fiance ;
Ainz n’ot fors maladie ou painne :
S’en dut estre s’arme plus sainne.
Outre meir fu en sa venue,
Où mult fist bien sa convenue
Avec son boen frère le Roi.
Plus bel hosteil, plus bel aroi
Ne tint princes emprès son frère.
Ne fist pas honte à son boen père[10],
Ainz montra bien que preudons ière
De foi, de semblanc, de menière.
Or l’a pris Diex en son voiage
Ou plus haut point de son aage,
Que s’on, en ceste région,
Féist roi par élection
Et roi orendroit i fausist,
Ne sai prince qui le vausist[11].

Li vilains dist : « Tost vont noveles :
Voire, les bones et les beles ;

Mais qui male novele porte,
Tout à tang vient-il à la porte,
Et si i vient-il toute voie. »
Tost fu séu que en la voie
De Tunes, en son revenir,
Vout Dieux le Conte detenir.
Tost fu séu, et sà et là,
Partout la renomée ala,
Partout en fu faiz li servizes
En chapeles et en esglizes.
Partiz est li Cuens de cest siècle
Qui tant maintint des boens la riègle.
Je di por voir, non pas devin,
Que Tolozain et Poitevin
N’auront jamais meilleur seigneur :
Ausi boen l’ont-il et greigneur.
Tant fist li Cuens en cestui monde
Qu’avec li l’a Diex net et monde.
Ne croi que priier en conveigne :
Prions-li de nos li soveigne.



Explicit.

  1. Voyez, touchant le comte de Poitiers, la note H, à la fin du volume.
  2. Je ne puis m’empêcher de faire remarquer à quel point tout ce qui précède est une habile entrée en matière, et combien l’éloge du comte de Poitiers est logiquement déduit de l’exorde. On voit qu’il y avait déjà à cette époque un grand art de composition.
  3. Voir ci-dessus, page 20, la note sur golouze.
  4. Li cuens Aufons, le comte Alphonse ; nom du frère de saint Louis.
  5. Alphonse aima beaucoup en effet les religions, c’est-à-dire : les couvents. Nous voyons qu’outre les dons considérables qu’il leur fit durant sa vie, il leur légua encore en mourant, par son testament, l’énorme somme de 10,000 livres, non compris quelques dispositions accessoires.

    De cela nous ne le blâmons point ; mais ce que nous lui reprocherons, c’est d’avoir fait pour l’inquisition, en quelques années, une dépense de plus de 20,000 livres. À côté de ceci se place pourtant un fait curieux à remarquer : c’est que le comte de Toulouse refusa toujours obstinément d’exécuter les legs faits au pape et à diverses corporations religieuses par son prédécesseur Raymond VII.

  6. Il y a ici une élision curieuse. Ce por c’est arme, etc., c’est-à-dire : Si pour cela une âme est transportée au ciel.
  7. Le comte de Poitiers et sa femme firent l’un et l’autre des charités immenses, soit pendant leur vie, soit par leurs dernières dispositions, surtout en faveur des communautés religieuses et des hôpitaux. On peut juger jusqu’où allaient leurs aumônes annuelles par un mémoire qui nous
    reste (Trésor des Chartes de Toulouse, sac 8, no 45), où il est marqué qu’ils distribuèrent, les seuls jours du lundi et du mardi de la semaine sainte de l’an 1267, la somme de 895 livres tournois, qui était pour eux d’autant plus considérable que leurs revenus joints ensemble n’allaient en 1257 qu’à 45,000 livres tournois. De même, en 1268, Alphonse, se préparant à passer en Terre-Sainte, fit distribuer 30 livres tournois à chacun des couvents des Frères Prêcheurs et Mineurs de Toulouse, une somme proportionnée aux Frères Sacs, aux Frères de la Trinité, aux Frères Capistres, aux Frères de Saint-Augustin, aux Sœurs Minorettes, aux Sœurs de la Pouille, etc. Joinville, dans la Chronique qui est relative à la première croisade, dit qu’au moment de quitter la Terre-Sainte le comte de Poitiers emprunta les joyaux de ceux qui partaient avec lui, pour en faire présent à ceux qui restaient. Il raconte aussi le fait suivant, qui prouve que les éloges de Rutebeuf ne sont point exagérés : « En ce point que le Roy estoit en Acre, se prirent les frères le Roy à jouer aus dez, et jouoit le comte de Poitiers si courtoisement que quand il avoit gaaigné il fesoit ouvrir la sale, et fesoit appeler les gentilz homes et les gentilz femmes, se nulz y en avoit, et donnoit à poingnées aussi bien les siens deniers comme il fesoit ceulx qu’il avoit gaignés ; et quant il avoit perdu, il achetoit par esme (par estimation) les deniers à ceulz à qui il avoit joué, et à son frère
    le conte d’Anjou, et aus autres ; et donnoit tout, et le sien et l’autrui. »
  8. Ce mot signifie ici non pas : seigneur terrier, c’est-à-dire : qui a beaucoup de terres, mais : seigneur qui est juge d’un territoire. La phrase de Rutebeuf doit donc être traduite par fort justicier. C’est dans le même sens qu’on lit au vers 330e de la Bible Guiot :

    Li quens Philippes qui refu,
    Diex, quel terrier ! Diex, quel escu !

    Ce mot est pris encore dans le même sens par Rutebeuf au 9e vers, 3e strophe (voyez page 57), de la Complainte ou conte Huede de Nevers qui suit celle-ci.
  9. Lonc, selon ; secundum.
  10. Louis VIII, qui mourut en 1226, au siége d’Avignon.
  11. Voici ce qu’a dit de lui Dom Vaissette dans son Histoire du Languedoc : Alphonse fut un prince débonnaire, chaste, pieu, aumônier, juste et équitable. Il ne manquait d’ailleurs ni de valeur ni de fermeté. Il marcha sur les traces du roi son frère dans la pratique des vertus chrétiennes. » Ajoutons qu’il étendit ou confirma les priviléges des villes et sut donner au commerce, dans ses états, une assez grande impulsion. Il entreprit aussi ou favorisa de grands travaux, témoin la construction du pont Saint-Esprit en 1265, pour laquelle il se montra très-zélé, et qui ne fut terminée, malgré d’incroyables peines et de très-fortes dépenses, qu’en 1309.