Rutebeuf - Œuvres complètes, 1839/C’est le dit d’Aristotle

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Œuvres complètes de Rutebeuf, Texte établi par Achille JubinalChez Édouard Pannier1 (p. 285-288).

C’est le Dit d’Aristotle[1].


Ms. 7633.
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Aristoles à Alixandre
Enseigne et si li fait entendre
En son livre versié[2],
Enz el premier quaier lié,
Coument il doit el siècle vivre,
Et Rutebues l’a trait dou livre.

« De tes barons croi le consoil :
Ce te loz-je bien et consoil,
Jà serf de .ij. langues n’ameir
Qu’il porte le miel et l’ameir ;
N’essaucier home que ne doies,
Et par cet example le voies
C’uns ruissiaux acréuz de pluie
Sort plus de roit et torne en fuie
Que ne fait l’iaue qui décourt.
Ausi fel essauciez en court
Est plus crueuz et plus vilains

Que n’est ne cuens ne châtelains
Qui sont riche d’anceserie.
Si te pri, por sainte Marie[3],
Se tu voiz home qui le vaille,
Garde qu’à ton bienfait ne faille ;
N’i prent jà garde à parentei :
C’om voit de teux à grant plantei
Qui sont de bone gent estrait
Dont on asseiz de mal retrait.

Jadiz ot en Égypte .i. roi
Sage, large, de grant esfroi,
Liez et joians, haitiez et baux,
Et ces fiz fu povres ribaux,
Et conquist asseiz anemis.
Puis que nature en l’ome a mis
Sens et valour et cortoisie,
Il est quites de vilonie.
Tex est li hons com il se fait :
I. homs son lignage refait
Et uns autres lou sien depièce.
Je ne porroic croire à pièce
Que cil ne fu droiz gentiz hom
Qui fausetei et trahison
Heit et eschive et honeur ainme,
Ou je ne sai pas qui s’en claimme,
Jeutil ne vilain autrement.

Or n’i a plus ; je te demant
En don que tu ainmes preudoume,
Car de tout bien est-ce la some.

Hon puet bien reigneir une pièce
Par faucetei avant c’om chièce,
Et plus qui plus seit de barat ;
Mais il covient qu’il se barat
Li-méismes, que qu’il i mète ;
Ne jamais n’uns ne s’entremète
De bareteir que il ne sache,
Que baraz li rendra la vache.

Se tu iez de querele juge,
Garde que tu si à droit juges
Que tu n’en faces à reprandre :
Juge le droit sans l’autrui prandre.
Juges qui prent n’est pas jugerres,
Ainz est jugiez à estre lerres.

Et se il te covient doneir,
Je ne ti vuel plus sarmoneir :
Au doneir done en teil menière
Que miex vaille la bele chière
Que feras au doneir le don
Que li dons, car ce fait preudom[4].

Qui at les bones mours al cuer,
Les euvres monstrent par defuer :

Seule noblesce franche et sage
Emplit de tout bien le corage
Dou preudoume loiaul et fin.
Ses biens li moinne à boenne fin
Au mauvaiz part sa mauvistiez,
Tout adès fait le deshaitiez
Quant il voit preudoume venir,
Et ce si nos fait retenir
C’on doit connoistre boens et maus,
Et desevreir les boens des faus.
Murs ne arme ne puet desfendre
Roi qu’à doneir ne vuet entendre ;
Rois n’at mestier de forterresce
Qui a le cuer plain de largesce.
Hauz hom ne puet avoir nul vice
Qui tant li griet comme avarice :
A Dieu ce coumant qu’il te gart.
Prent bien à ces chozes regart.



Explicit li Dit d’Aristotes

  1. Cette pièce, qui n’a été jusqu’ici imprimée nulle part, me semble tout simplement une espèce d’apologue que Rutebeuf adresse au roi (peut-être Philippe-le-Hardi, au commencement de son règne) pour exciter sa générosité, car il n’y est pour ainsi dire question que de l’urgence pour un prince de posséder cette qualité.
  2. La fameuse lettre apocryphe, si célèbre au moyen âge, d’Aristote à Alexandre.
  3. Por sainte Marie est une singulière expression dans la bouche d’Aristote. Elle rappelle involontairement nos manuscrits des histoires romaines où les soldats sont représentés vêtus comme au 14e siècle, et l’usage, qui a duré jusqu’à la révolution, de représenter au théâtre les héros grecs en habits à la française.
  4. On retrouve presque textuellement ces vers dans la complainte de Gefroy de Sargines. (Voyez page 67, vers 8e et suivants.)