Ruy Blas/Note
NOTE.
Il est arrivé à l’auteur de voir représenter Angelo, tyran de Padoue, par des acteurs qui prononçaient Tisbe, Dafne, fort satisfaisants du reste sous d’autres rapports. Il lui paraît donc utile d’indiquer ici, pour ceux qui pourraient l’ignorer, que dans les noms espagnols et italiens, les e doivent se prononcer é. Quand on lit Teve, Camporeal, Onate, il faut dire Tévé, Camporéal, Ognâté. Après cette observation, qui s’adresse particulièrement aux régisseurs des théâtres de province où l’on pourrait monter Ruy Blas, l’auteur croit à propos d’expliquer, pour le lecteur, deux ou trois mots spéciaux employés dans ce drame. Ainsi, almojarifazgo est le mot arabe par lequel on désignait, dans l’ancienne monarchie espagnole, le tribut de cinq pour cent que payaient au roi toutes les marchandises qui allaient d’Espagne aux Indes ; ainsi l’impôt des ports-secs signifie le droit de douane des villes frontières. Du reste, et cela va sans dire, il n’y a pas dans Ruy Blas un détail de vie privée ou publique, d’intérieur, d’ameublement, de blason, d’étiquette, de biographie, de chiffre ou de topographie, qui ne soit scrupuleusement exact. Ainsi, quand le comte de Camporeal dit : La maison de la reine, ordinaire et civile, coûte par an six cent soixante-quatre mille soixante-six ducats, on peut consulter Solo Madrid es corte, on y trouvera cette somme pour le règne de Charles II, sans un maravedi de plus ou de moins. Quand don Salluste dit : Sandoval porte d’or à la bande de sable, on n’a qu’à recourir au registre de la grandesse pour s’assurer que don Salluste ne change rien au blason de Sandoval. Quand le laquais du quatrième acte dit : L’or est en souverains, bons quadruples pesant sept gros trente-six grains, ou bons doublons au marc, on peut ouvrir le livre des monnaies publié sous Philippe IV, en la imprenta real. De même pour le reste. L’auteur pourrait multiplier à l’infini ce genre d’observations, mais on comprendra qu’il s’arrête ici. Toutes ses pièces pourraient être escortées d’un volume de notes dont il se dispense et dont il dispense le lecteur. Il l’a déjà dit ailleurs, et il espère qu’on s’en souvient peut-être, à défaut de talent il a la conscience. Et cette conscience, il veut la porter en tout, dans les petites choses comme dans les grandes, dans la citation d’un chiffre comme dans la peinture des cœurs et des âmes, dans le dessin d’un blason comme dans l’analyse des caractères et des passions. Seulement, il croit devoir maintenir rigoureusement chaque chose dans sa proportion, et ne jamais souffrir que le petit détail sorte de sa place. Les petits détails d’histoire et de vie domestique doivent être scrupuleusement étudiés et reproduits par le poète, mais uniquement comme des moyens d’accroître la réalité de l’ensemble, et de faire pénétrer jusque dans les coins les plus obscurs de l’œuvre cette vie générale et puissante au milieu de laquelle les personnages sont plus vrais, et les catastrophes, par conséquent, plus poignantes. Tout doit être subordonné à ce but. L’homme sur le premier plan, le reste au fond.
Pour en finir avec les observations minutieuses, notons encore en passant que Ruy Blas au théâtre, dit (IIIe acte) : Monsieur de Priego, comme sujet du roi, etc., et que dans le livre il dit : comme noble du roi. Le livre donne l’expression juste. En Espagne, il y avait deux espèces de nobles, les nobles du royaume, c’est-à-dire tous les gentilshommes, et les nobles du roi, c’est-à-dire les grands d’Espagne. Or, M. de Priego est grand d’Espagne, et par conséquent, noble du roi. Mais l’expression aurait pu paraître obscure à quelques spectateurs peu lettrés ; et, comme au théâtre deux ou trois personnes qui ne comprennent pas se croient parfois le droit de troubler deux mille personnes qui comprennent, l’auteur a fait dire à Ruy Blas sujet du roi pour noble du roi, comme il avait déjà fait dire à Angelo Malipieri la croix rouge au lieu de la croix de gueules. Il en offre ici toutes ses excuses aux spectateurs intelligents.
Maintenant qu’on lui permette d’accomplir un devoir qui est pour lui un plaisir, c’est-à-dire d’adresser un remercîment public à cette troupe excellente qui vient de se révéler tout à coup par Ruy Blas au public parisien dans la belle salle Ventadour, et qui a tout à la fois l’éclat des troupes neuves et l’ensemble des troupes anciennes. Il n’est pas un personnage de cette pièce, si petit qu’il soit, qui ne soit remarquablement bien représenté, et plusieurs des rôles secondaires laissent entrevoir aux connaisseurs, par des ouvertures trop étroites à la vérité, des talents fort distingués. Grâce, en grande partie, à cette troupe si intelligente et si bien faite, de hautes destinées attendent, nous n’en doutons pas, ce magnifique théâtre, déjà aussi royal qu’aucun des théâtres royaux, et plus utile aux lettres qu’aucun des théâtres subventionnés.
Quant à nous, pour nous borner aux rôles principaux, félicitons M. Féréol de cette science d’excellent comédien avec laquelle il a reproduit la figure chevaleresque et gravement bouffonne de don Guritan. Au dix-septième siècle, il restait encore en Espagne quelques Don Quichottes malgré Cervantes. M. Féréol s’en est spirituellement souvenu.
M. Alexandre Mauzin a supérieurement compris et composé don Salluste. Don Salluste, c’est Satan, mais c’est Satan grand d’Espagne de première classe ; c’est l’orgueil du démon sous la fierté du marquis ; du bronze sous de l’or ; un personnage poli, sérieux, contenu, sobrement railleur, froid, lettré, homme du monde, avec des éclairs infernaux. Il faut à l’acteur qui aborde ce rôle, et c’est ce que tous les connaisseurs ont trouvé dans M. Alexandre, une manière tranquille, sinistre et grande, avec deux explosions terribles, l’une au commencement, l’autre à la fin.
Le rôle de don César a naturellement eu beaucoup d’aventures dont les journaux et les tribunaux ont entretenu le public. En somme, le résultat a été le plus heureux du monde. Don César a fort cavalièrement pris au boulevard et fort légitimement donné à la comédie un bien qui lui appartenait, c’est-à-dire le talent vrai, fin, souple, charmant, irrésistiblement gai et singulièrement littéraire de M. Saint-Firmin.
La reine est un ange, et la reine est une femme. Le double aspect de cette chaste figure a été reproduit par mademoiselle Louise Beaudouin avec une intelligence rare et exquise. Au cinquième acte, Marie de Neubourg repousse le laquais et s’attendrit sur le mourant ; reine devant la faute, elle redevient femme devant l’expiation. Aucune de ces nuances n’a échappé à mademoiselle Beaudouin qui s’est élevée très-haut dans ce rôle. Elle a eu la pureté, la dignité et le pathétique.
Quant à M. Frédérick Lemaître, qu’en dire ? Les acclamations enthousiastes de la foule le saisissent à son entrée en scène et le suivent jusqu’après le dénoûment. Rêveur et profond au premier acte, mélancolique au deuxième, grand, passionné et sublime au troisième, il s’élève au cinquième acte à l’un de ces prodigieux effets tragiques, du haut des quels l’acteur rayonnant domine tous les souvenirs de son art. Pour les vieillards, c’est Lekain et Garrick mêlés dans un seul homme ; pour nous, contemporains, c’est l’action de Kean combinée avec l’émotion de Talma. Et puis, partout, à travers les éclairs éblouissants de son jeu, M. Frédérick a des larmes, de ces vraies larmes qui font pleurer les autres, de ces larmes dont parle Horace, Si vis me flere, dolendum est primum ipsi tibi. Dans Ruy Blas, M. Frédérick réalise pour nous l’idéal du grand acteur. Il est certain que toute sa vie de théâtre, le passé comme l’avenir, sera illuminée par cette création radieuse. Pour M. Frederick, la soirée du 8 novembre 1858 n’a pas été une représentation, mais une transfiguration.