Réflexions sur le divorce/Présentation de l’auteur/II

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Texte établi par Adolphe de LescureLibrairie des bibliophiles (p. 5-13).
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II


Nous ne saurions emprunter à un meilleur juge et à un meilleur peintre que Sainte-Beuve le premier croquis, d’une telle saveur locale et d’une si piquante ressemblance qu’on le croirait fait d’après nature, de Suzanne Curchod, née dans le petit village de Crassier ou Crassy, situé sur la limite de la France et du pays de Vaud, le 2 juin de Louis-Antoine Curchod et de Mlle d’Albert de Nasse, sa femme.

« Pour bien apprécier Mme Necker, qui ne fut jamais à Paris qu’une fleur transplantée, il convient de la voir en sa fraîcheur première et dans sa terre natale. Son père était pasteur ou ministre du saint Évangile ; sa mère, native de France, avait préféré sa religion à son pays. Elle fut élevée et nourrie dans cette vie de campagne et de presbytère où quelques poètes ont placé la scène de leurs plus charmantes idylles, et elle y puisa, avec les vertus du foyer, le principe des études sérieuses. Elle était belle de cette beauté pure, virginale, qui a besoin de la première jeunesse. Sa figure longue et un peu droite s’animait d’une fraîcheur éclatante et s’adoucissait de ses yeux bleus pleins de candeur. Sa taille élancée n’avait encore que de la dignité décente, sans raideur et sans apprêt. Telle elle apparut à Gibbon dans un séjour qu’elle fit à Lausanne[1]. »

Le futur historien de l’Empire romain était, — même en ces années de jeunesse qu’il passa à Lausanne lors de son premier séjour dans cette ville où l’exil lui fut si doux qu’il y revint plusieurs fois et s’y fixa plus tard assez longtemps pour y écrire son chef-d’œuvre, — aussi curieux d’idées que placide de sentiments. Il n’était hardi et actif qu’intellectuellement, et c’est pour lui faire cuver, selon son dire, en un pays rassis et dans un air grave et méthodique, sa première ivresse d’esprit, à la suite de laquelle il avait embrassé précocement le papisme qu’il devait abjurer non moins précocement, que son père l’avait envoyé d’Oxford à Lausanne. Il ne vit pas impunément celle qu’on n’appelait que la belle Curchod, et ressentit à sa vue cette impression enthousiaste que Stendhal a appelée le coup de foudre. Il se rangea du nombre des adorateurs platoniques qui faisaient cercle, dans les assemblées et à la comédie, autour de la jeune et spirituelle enchanteresse, et le soir, en rentrant, il écrivit sur son journal cette note sentimentale et classique : « J’ai vu Mlle Curchod. Omnia vincit amor, et nos cedamus amori. » C’est ainsi que, contrairement à toutes les prévisions de la sagesse humaine qui, dans la personne des pères de la réalité comme dans celle des pères de la comédie, est parfois si malignement contrariée par le hasard, le séjour de pénitence à Lausanne devint un séjour de délices ; c’est ainsi que Gibbon fut récompensé par ce qui devait le punir et qu’il faillit ramener une épouse des lieux où son père l’avait simplement envoyé pour réfléchir à son incartade et reprendre, comme il le fit en effet, la religion protestante, que, dans un accès de fièvre papiste, il avait quittée. Voici le portrait que trace Gibbon, dans ses Mémoires, de celle qui l’initia la première aux plaisirs innocents et aux honnêtes desseins de l’amour platonique. Bien que tracé par un amoureux et un amoureux pour le bon motif (il n’était pas homme à en avoir, ni elle fille à en souffrir un autre), le portrait est, à cette date, aussi fidèle que flatteur.

« Son père, dans la solitude d’un village isolé, s’appliqua à donner une éducation libérale et même savante à sa fille unique. Elle surpassa ses espérances par ses progrès dans les sciences et les langues ; et dans les courtes visites qu’elle fit à quelques-uns de ses parents à Lausanne, l’esprit, la beauté et l’érudition de Mlle Curchod furent le sujet des applaudissements universels. Les récits d’un tel prodige éveillèrent ma curiosité : je vis et j’aimai. Je la trouvai savante sans pédanterie, animée dans la conversation, pure dans les sentiments et élégante dans les manières ; et cette première émotion soudaine ne fit que se fortifier par l’habitude et l’observation d’une connaissance plus familière. Elle me permit de lui faire deux ou trois visites chez son père. Je passai là quelques jours heureux dans les montagnes de Franche-Comté, et ses parents encourageaient honorablement la liaison… »

Cette flirtation, comme disent les Américains, dura assez longtemps, à la façon suisse, c’est-à-dire avec les tranquilles et méthodiques progrès d’une navigation à travers les eaux claires du Tendre, sans incidents, sans accidents, sans orages, et où l’on voyage pour le plaisir de voyager, plutôt que pour celui d’arriver. Comme tout finit pourtant en ce monde, l’idylle devait aborder naturellement, à un moment donné, au port du mariage. Et ce dénouement ne répugnait pas à Gibbon qui, s’il n’était jamais pressé de conclure, était néanmoins trop logique et trop honnête pour ne pas accepter la conséquence de ses principes. Mais les projets d’union qui tinrent cinq ou six ans en suspens la liberté de Mlle Curchod et la sienne, rencontrèrent au jour décisif, si longtemps écarté, l’obstacle du veto paternel, et, après une convenable résistance, Gibbon se résigna philosophiquement à son destin. « Il soupira comme amant et obéit comme fils, » brisant, non sans regret, des liens qui ne furent qu’épistolaires et prenant congé dans la dernière de ces lettres, qu’il terminait presque invariablement par la formule suivante : « J’ai l’honneur d’être, Mademoiselle, avec les sentiments qui font le désespoir de ma vie, votre très humble et très obéissant serviteur[2]. » Cette retraite fut vivement blâmée par Jean-Jacques qui écrivait de Motiers à son ami Moult ou, le 4 juin 1763 :

« Vous me donnez pour Mlle Curchod une commission dont je m’acquitterai mal, précisément à cause de mon estime pour elle. Le refroidissement de M. Gibbon me fait mal penser de lui… M. Gibbon n’est point mon homme, je ne puis croire qu’il soit celui de Mlle Curchod. Qui ne sent pas son prix n’est pas digne d’elle ; mais qui l’a pu sentir et s’en détache est un homme à mépriser… »

Quoique Mlle Curchod eût dû éprouver de cette renonciation un certain dépit et une certaine déception, elle ne s’en montra point trop irritée, et quand, plus tard, devenue Mme Necker, elle goûta dans un mariage selon son esprit et selon son cœur tout le bonheur dont elle était si digne, elle pardonna volontiers à Gibbon de lui en avoir laissé la liberté et se plut même à afficher malicieusement sa clémence en le recevant à Paris, dans son salon, et en le rangeant au nombre des courtisans de sa fortune, rôle auquel il se prêta lui-même de très bonne grâce.

Il n’était pas le seul qu’elle eût charmé et sur lequel elle se fût plu, en attendant d’abdiquer en faveur d’un maître, à exercer son empire. Avant de troubler le cerveau de Gibbon, autant qu’il pouvait l’être, elle avait distrait de ses méditations un homme plus grave encore que Gibbon et avait dérangé l’équilibre que cherchait et perdait parfois après avoir cru le trouver, entre son inspiration et sa raison, entre son esprit et son cœur, l’original bonhomme, le célèbre physicien philosophe de son pays, Georges Le Sage. Il tenta, lui aussi, de nouer avec elle le roman de sa quarantaine et de lui faire agréer, en vue d’un dénouement légitime, ce commerce de coquetterie ingénue, d’un côté, de raisonnable tendresse, de l’autre, ce mélange à dose pondérée d’amour et d’amitié fait pour caresser la tête sans trop chatouiller le cœur, qu’il avait, en raison de ce double ingrédient, baptisé du nom encore plus bizarre que charmant d’amouritié.

Suzanne Curchod, qui n’avait pas été indifférente à l’appât sérieux d’un mariage avec Gibbon, ne parait que s’être amusée de la recherche honorable, mais un peu singulière comme lui, du quadragénaire Le Sage et de ses velléités matrimoniales, qu’elle détournait en souriant sur une de ses amies, Sophie K…, ainsi qu’il résulte du journal du philosophe à la date du 27 décembre 1762[3].

Pourtant elle avait alors déjà vingt-deux ans, et, en 1764, elle allait franchir le cap de la vingt-quatrième année sans avoir pu aborder encore au havre souhaité, et sans avoir pu trouver un sort digne de ses attraits, de son mérite, de ses succès. Elle venait de perdre successivement son père et sa mère, et cette double perte lui faisait d’autant plus sentir le besoin d’un appui. Tout le monde s’intéressait à cette belle orpheline, qui, suivant une jolie expression d’une héroïne de sa compatriote Mme de Charrière, « ne savait que faire de son cœur ni de son esprit », économisant l’un sans objet et dépensant l’autre sans profit dans ces témoignages et ces exercices brillants d’un talent pédagogique qui ne lui permettait d’entrevoir que les sentiers ingrats et les horizons courts de la vie d’institutrice. Pourtant l’occasion favorable et décisive naquit précisément des circonstances où on ne l’attendait pas. Ce n’est pas en vain et pour les seuls applaudissements de la Société du Printemps et des professeurs et étudiants de l’Académie de Lausanne, ses auditeurs charmés, que la fille du pasteur de Crassier débita ces leçons ou présida à ces concours sur les langues anciennes dont le théâtre était le plus souvent le Vallon des Eaux, aux environs de Lausanne, et la chaire une estrade de verdure à l’ombre d’un bouquet d’arbres. Le spectacle tenta une femme du monde parisien, Mme de Vermenoux, que la renommée et la sympathie universelle y avaient attirée. Elle se prit de bienveillance pour celle que Voltaire, plus tard, par allusion à ses triomphes académiques, appelait la nouvelle Hypatie[4] et la ramena avec elle à Paris. Cette riche et jeune veuve, ennuyée de sa liberté, hésitait encore pourtant à la sacrifier aux vœux de M. Necker, déjà riche banquier, membre de la Compagnie des Indes et âgé à ce moment de trente-deux ans. À peine le prétendant eut-il vu à Paris, chez Mme de Vermenoux, Mlle Curchod, qui, en attendant mieux, lui servait de secrétaire et de demoiselle de compagnie, que ses hommages changèrent d’objet. Puis, sans qu’il y ait eu dépit de la bienfaitrice, ni ingratitude de la protégée, ni infidélité de l’amant, les choses tournèrent, dans cette jolie et honnête comédie des variations du sentiment, au dénouement naturel d’un mariage qui ne fit que des heureux (décembre 1764).

  1. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. iv, p. 240, 241
  2. Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, t. viii, p. 354 et 355.
  3. A. Sayous, le Dix-huitième siècle à l’étranger, etc., Paris, Amyot, 1861, t. ii, p. 36.
  4. Sayous, t. ii, p. 82. — Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, iv, p. 244-245.