Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 5

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 35-39).


V

Quand Nekhludov entra au Palais de Justice, les couloirs offraient déjà une grande animation. Les garçons, portant des papiers, circulaient rapidement, et parfois même allaient et revenaient en courant et glissant le pas sur les parquets. Les huissiers, les avocats, les magistrats se promenaient de long en large ; les demandeurs ou les prévenus se collaient humblement aux murs ou attendaient assis sur des bancs.

— Le tribunal ? demanda Nekhludov à un gardien.

— Quel tribunal ? La Chambre civile ou la Cour d’appel ?

— Je suis juré.

— Alors, c’est la Chambre criminelle. Il fallait le dire. Prenez à droite, puis à gauche, deuxième porte.

Nekhludov suivit les indications.

Devant la porte désignée, deux hommes, debout, attendaient ; l’un d’eux, un grand et gros marchand, qui évidemment avait bu et mangé copieusement, était de l’humeur la plus joyeuse ; le second était un commis, d’origine juive. Ils s’entretenaient du cours des laines quand Nekhludov s’approcha d’eux et leur demanda si c’était bien là le lieu de réunion des jurés.

— Ici, monsieur, ici. Un juré aussi, sans doute, un collègue ? — ajouta le brave marchand avec un sourire et un clignement d’œil joyeux.

— Eh bien, nous allons travailler de compagnie, — reprit-il dès que Nekhludov eut répondu affirmativement. Et il ajouta en tendant au prince sa main large et molle : — Baklachov, de la deuxième guilde. Et à qui ai-je le plaisir de parler ?

Nekhludov se nomma et passa dans la salle du jury.

Dans cette petite salle, une dizaine d’hommes, de toutes conditions, étaient réunis. Ils venaient d’arriver ; les uns s’étaient assis, tandis que les autres marchaient en s’examinant mutuellement et liant connaissance. Il y avait là un retraité en uniforme ; d’autres jurés étaient en redingote, en veston ; un seul était en poddiovka.

Malgré que certains d’entre eux avaient dû abandonner leurs affaires et s’en plaignaient bien haut, tous portaient sur leurs visages un air de satisfaction et la conscience qu’ils avaient de remplir un grand devoir social.

Parmi les jurés, les uns se présentaient mutuellement, d’autres se contentaient de deviner qui ils étaient, et on causait du temps, du printemps précoce et des affaires inscrites au rôle. Beaucoup montraient un grand empressement à faire connaissance avec le prince Nekhludov, estimant que c’était pour eux un grand honneur. Et Nekhludov, comme toujours quand il se rencontrait avec des inconnus trouvait cela tout naturel. Si on lui eût demandé quelle raison il pourrait bien invoquer de sa supériorité sur le commun des hommes, il eût été fort en peine de répondre, sa vie, n’ayant rien de bien méritoire. Il est vrai qu’il savait parler couramment l’anglais, le français et l’allemand, et que son linge, ses vêtements, ses cravates, ses boutons de manchettes venaient toujours de chez les meilleurs fournisseurs ; mais, même à ses yeux, cela ne pouvait être la preuve évidente d’une supériorité marquée. Et pourtant, il avait profondément conscience de cette supériorité, et considérait tous les hommages reçus comme chose due, et il eût tenu pour un affront de ne les point recevoir. Précisément un affront de ce genre l’attendait dans la salle des jurés. Parmi ceux-ci se trouvait une connaissance de Nekhludov. C’était Pierre Guerassimovitch, (Nekhludov n’avait jamais su son nom de famille et même se vantait un peu de l’ignorer), ancien précepteur des enfants de sa sœur. Depuis, Pierre Guerassimovitch avait terminé ses études et était actuellement professeur dans un lycée. Il avait toujours déplu à Nekhludov à cause de sa familiarité, de son rire suffisant, et surtout de sa vulgarité, comme disait la sœur de Nekhludov.

— Ah ! vous voilà pris également, dit Pierre Guerassimovitch avec un rire bruyant en s’avançant vers Nekhludov. — Et vous n’y avez pas échappé ?

— Je n’ai jamais eu l’intention d’y échapper, répliqua sévèrement et tristement Nekhludov.

— Ah ! c’est de la vertu civique. Mais attendez, quand vous aurez faim ou quand vous aurez sommeil sans pouvoir aller dormir, vous chanterez autrement, — reprit Pierre Guerassimovitch, en riant encore plus bruyamment.

« Voilà ce fils de pope qui va me tutoyer bientôt », pensa Nekhludov ; et il donna à son visage une expression si morne, que seule la nouvelle de la mort de tous ses parents aurait pu la rendre naturelle ; puis il s’éloigna de lui, et s’en fut vers un groupe formé autour d’un personnage rasé, de haute taille, très représentatif, qui racontait quelque chose avec animation. Ce personnage racontait un procès qu’on jugeait actuellement à la chambre civile, et il en parlait comme s’il eût connu l’affaire à fond, désignant par leurs prénoms les juges et les avocats célèbres. Il s’évertuait particulièrement à démontrer la merveilleuse direction imprimée aux débats par un avocat fameux, si bien que l’une des parties, une vieille dame, tout en ayant parfaitement raison, devrait payer beaucoup à la partie adverse.

— Un avocat de génie ! s’écria-t-il.

On l’écoutait avec respect, et ceux des jurés qui essayaient de placer un mot étaient vite interrompus, lui seul ayant la prétention de savoir ce qu’il en était.

Bien qu’arrivé en retard au Palais de Justice, Nekhludov dut attendre longtemps. On attendait, pour ouvrir la séance, l’arrivée d’un des membres du tribunal qui manquait encore.