Résurrection (trad. Bienstock)/Partie II/Chapitre 17

La bibliothèque libre.
Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 37p. 122-127).


XVII

Chez la comtesse Catherine Ivanovna, on dînait à sept heures et demie, et on servait suivant une nouvelle mode inconnue de Nekhludov. Les laquais apportaient les mets sur la table puis se retiraient aussitôt, de sorte que les convives devaient se servir eux-mêmes. Les messieurs ne permettaient pas aux dames de faire un mouvement inutile, et, en leur qualité de représentants du sexe fort, portaient bravement tout le soin de servir les mets et les boissons aux dames et à eux-mêmes. Quand un plat était terminé, la comtesse pressait le bouton de la sonnette incrusté dans la table, les domestiques entraient sans bruit, desservaient rapidement, changeaient les couverts et apportaient la suite. Les mets ainsi que les vins étaient des plus recherchés. Dans une grande cuisine claire travaillaient un chef français et deux aides, tout vêtus de blanc. Six convives étaient assis à la table : le comte, la comtesse, leur fils, jeune officier de la garde, à l’air maussade, qui mettait ses coudes sur la table ; Nekhludov, une lectrice française, et l’intendant principal du comte, arrivé de la campagne.

Là encore on causait du duel. On commentait l’attitude de l’Empereur en cette affaire ; et, sachant que l’Empereur s’apitoyait sur le sort de la mère, tous s’apitoyaient également sur son sort. Mais, comme on savait aussi que si l’Empereur plaignait la mère, il ne voulait pas se montrer sévère pour le meurtrier, qui avait défendu l’honneur de l’uniforme, tout le monde se montrait indulgent pour le meurtrier qui avait défendu l’honneur de l’uniforme. Seule la comtesse Catherine Ivanovna, avec son esprit indépendant et léger, se montrait sévère à son égard.

— On s’enivre, on fait la noce et on tue de braves jeunes gens. Moi, je ne pardonnerai jamais cela ! dit-elle.

— Je ne te comprends pas, fit le comte.

— Je sais. Toi, tu ne comprends jamais ce que je dis, répondit la comtesse ; et, s’adressant à Nekhludov : — Tout le monde me comprend, excepté mon mari. Je dis que je plains la mère ; quant au meurtrier, je n’admets pas qu’il ait tué et qu’il soit satisfait de son acte.

Le fils de la comtesse, qui s’était tu jusqu’alors, prit parti pour le meurtrier et, d’une façon assez grossière, il répliqua aux paroles de sa mère, lui démontrant qu’un officier ne pouvait agir autrement sous peine d’être chassé du régiment par jugement de ses pairs. Nekhludov écoutait, sans prendre part à la discussion. Comme ancien officier, il comprenait, sans toutefois les admettre, les arguments du jeune Tcharsky ; mais, d’un autre côté, le cas de cet officier, meurtrier d’un de ses camarades, lui rappelait involontairement celui d’un beau jeune homme qu’il avait vu en prison, condamné aux travaux forcés pour avoir tué, au cours d’une rixe. Tous deux étaient devenus meurtriers par suite d’ivresse. Le paysan avait tué dans un moment de surexcitation, et il était séparé de sa femme, de sa famille, on lui avait mis des fers, rasé la tête, et on l’envoyait au bagne. L’officier, au contraire, était aux arrêts dans une chambre agréable, mangeait de bons dîners, buvait du bon vin, lisait des livres, et, relâché aujourd’hui ou demain, il continuerait à vivre comme auparavant et même deviendrait par là un objet d’intérêt. Nekhludov exprima alors sa pensée. D’abord la comtesse Catherine Ivanovna fut de l’avis de son neveu, puis elle se tut.

Nekhludov sentit alors, avec les autres, que par son récit, il venait de commettre quelque chose comme une inconvenance.

Le soir, les convives allèrent au salon, où, comme pour une conférence, on avait préparé des rangées de chaises à hauts dossiers sculptés, un fauteuil, et une petite table avec une carafe d’eau pour le conférencier ; et déjà les invités arrivaient à la réunion où devait prêcher Kizeweter.

De riches équipages se rangeaient devant le perron. Dans le salon, splendidement décoré, avaient pris place des dames vêtues de soie, de velours, de dentelles, avec des faux cheveux, et des tailles très serrées par le corset. Parmi elles se trouvaient quelques messieurs, militaires et civils, et cinq hommes du peuple : deux concierges, un boutiquier, un domestique et un cocher.

Kizeweter était un homme corpulent, grisonnant, il parlait en anglais et une maigre jeune fille, en pince-nez, traduisait correctement et rapidement ses paroles.

Il disait que nos péchés sont tellement grands, qu’un châtiment si grand et si inévitable leur est réservé qu’il nous est impossible de vivre en attendant ce châtiment.

« Chers frères et sœurs, disait-il, songeons seulement à nous-mêmes, à notre vie, à nos actes ; demandons-nous comment nous vivons, comment nous évitons la colère de Dieu tout miséricordieux et ajoutons à la souffrance du Christ, et nous comprendrons qu’il n’y a pour nous ni pardon, ni issue, ni salut, que nous tous sommes voués à notre perte. La plus effroyable perdition, les tourments éternels nous attendent ! disait-il d’une voix chevrotante et larmoyante. Comment nous sauver, mes frères ? Comment échapper à ce redoutable incendie ? Déjà notre demeure brûle et il n’y a pas d’issue ! »

Il se tut, de vraies larmes coulèrent sur ses joues. Depuis huit ans déjà, chaque fois qu’il arrivait à ce passage de son discours, qu’il affectionnait particulièrement, un spasme l’étreignait à la gorge, des picotements lui montaient au nez et des larmes coulaient de ses yeux.

Ses propres larmes le rendaient encore plus sensible. Des sanglots se firent entendre dans le salon. La comtesse Catherine Ivanovna, assise auprès de la table de marqueterie, s’y était accoudée, la tête dans les deux mains, ses grosses épaules secouées d’un tremblement. Le cocher regardait l’Allemand avec un mélange d’ahurissement et d’épouvante, comme s’il eût été menacé du choc d’un brancard impossible à éviter. La plupart des assistants avaient pris la même pose que la comtesse Catherine Ivanovna. La fille de Wolff, qui ressemblait à son père, dans sa robe à la mode, s’était mise à genoux, le visage caché dans ses mains.

Enfin l’orateur découvrit sa face, sur laquelle apparut quelque chose qui ressemblait beaucoup à ce sourire par lequel les acteurs expriment la joie ; et il prononça d’une voix douce et tendre :

— « Cependant le salut existe. Le voilà, impalpable, joyeux ! Ce salut, c’est le sang du Fils unique de Dieu qui se sacrifia pour nous sauver. Mes frères, mes sœurs ! ajouta-t-il avec de nouvelles larmes dans la voix, remercions Dieu qui daigna sacrifier son Fils unique à la rédemption du genre humain ! Son sang sacré… »

Nekhludov fut pris d’un tel dégoût, qu’il se leva doucement, et, plissant le front et étouffant des gémissements de honte, il sortit sur la pointe des pieds et monta à sa chambre.