Révolution et contre-révolution en Allemagne/Rémy/VIII

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L’Allemagne en 1848
Traduction par Léon Remy.
L’Allemagne en 1848Schleicher (p. 81-88).

CHAPITRE VIII

POLONAIS, TCHÈQUES ET ALLEMANDS


5 mars 1852.


Ce qui a été dit dans les articles précédents suffit pour démontrer que, à moins d’une nouvelle révolution qui aurait suivi celle de mars 1848, les choses devaient inévitablement retomber en Allemagne dans l’état antérieur. Mais la complexité du sujet historique sur lequel nous essayons de jeter quelque lumière est telle que les événements suivants ne peuvent être bien compris que si l’on tient compte de ce qu’on peut appeler les relations de la révolution allemande avec l’Étranger, — relations aussi embrouillées, d’ailleurs, que les affaires intérieures du pays.

On sait que toute la moitié Est de l’Allemagne, jusqu’à l’Elbe, la Saale et la Forêt de Bohème, avait été reprise, pendant les mille dernières années, aux conquérants d’origine slave. La plus grande partie de ces territoires avait été germanisée, il y a plusieurs centaines d’années, à tel point que toute nationalité et tout langage slave avaient totalement disparu. À l’exception de quelques restes, tout à fait isolés, moins de cent mille âmes au total (les Kassubiens en Poméranie, les Wendes ou Sorbiens en Lusatie), leurs habitants sont Allemands dans tous les sens et sous tous les rapports. Mais il en est autrement tout le long de la frontière de l’ancienne Pologne et dans les pays de langue tchèque, en Bohême et en Moravie. Ici, dans chaque district, les deux nationalités sont mêlées ; les villes sont généralement plus ou moins allemandes, tandis que, dans les campagnes, l’élément slave prédomine, bien que désagrégé et repoussé peu à peu par les progrès constants de l’influence allemande.

La raison de cet état de choses est la suivante : depuis l’époque de Charlemagne, les Allemands ont toujours dirigé leurs efforts les plus constants et les plus persévérants vers la conquête, la colonisation ou, au moins, la civilisation de l’Est de l’Europe. Les conquêtes accomplies par la noblesse féodale entre l’Elbe et l’Oder, et les colonies féodales des chevaliers des ordres militaires en Prusse et en Livonie, n’ont fait que jeter les bases d’un système de germanisation, beaucoup plus étendu et plus effectif, dû aux efforts des classes moyennes, commerçants et manufacturiers, — système qui, depuis le xve siècle, a acquis, aussi bien en Allemagne que dans le reste de l’Europe occidentale, une importance sociale et politique. Les Slaves, surtout les Slaves occidentaux (Polonais et Tchèques), sont une race essentiellement agricole ; le commerce et les manufactures n’ont jamais été en grande faveur parmi eux. Aussi, avec l’accroissement de la population et l’apparition des villes dans cette région, la production de tous les articles de manufacture est-elle tombée entre les mains des Allemands immigrants ; l’échange de ces marchandises contre les produits agricoles est devenu le monopole exclusif des Juifs qui, s’ils appartiennent du moins, à une nationalité quelconque, sont, dans ces régions, certainement plutôt Allemands que Slaves. Tel était, quoiqu’il un moindre degré, le cas dans tout l’Est de l’Europe. Jusqu’à nos jours, l’artisan, le petit boutiquier, le petit manufacturier à Saint-Pétersbourg, à Pesth, à Jassy, ou même à Constantinople, est Allemand, tandis que le prêteur d’argent, le cabaretier, le colporteur — homme très important dans ces pays peu peuplés — est généralement un Juif, dont la langue maternelle consiste en un allemand horriblement corrompu. L’importance de l’élément allemand dans ces localités des frontières slaves, née de la fondation des villes, de l’établissement du commerce et des manufactures, s’est trouvée encore augmentée lorsqu’il a fallu importer d’Allemagne presque tous les éléments d’une culture intellectuelle ; après le marchand et l’artisan allemands, le prêtre allemand, le maître d’école allemand, le savant allemand, vinrent s’établir sur le sol slave. Enfin, la marche de fer des armées conquérantes ou la conquête prudente et bien réfléchie de la diplomatie n’ont pas seulement suivi, mais, dans beaucoup de cas, précédé les progrès, lents, mais sûrs, de la dénationalisation correspondant au développement social. C’est ainsi que de grandes parties de la Prusse occidentale et de la Posnanie ont été germanisées après le premier partage de la Pologne ; on vendit et on loua les domaines publics aux colons allemands, on encouragea les capitalistes allemands à établir des manufactures, etc., dans leur voisinage, et très souvent aussi on prit des mesures excessivement despotiques contre les habitants Polonais du pays.

Ainsi, dans le courant des soixante-dix dernières années, la ligne de démarcation entre les nationalités allemande et polonaise a subi une modification totale. La révolution de 1848 ayant proclamé le droit de toutes les nations opprimées à une existence indépendante et à la liberté de résoudre leurs affaires elles-mêmes, très naturellement les Polonais devaient réclamer aussitôt le rétablissement de leur pays dans les limites de l’ancienne République polonaise d’avant 1772. Il est vrai que, même à cette époque, cette frontière, considérée comme une délimitation des nationalités allemande et polonaise, était déjà surannée, et quelle le devenait tous les ans davantage grâce aux progrès de la germanisation ; mais les Allemands montraient à ce moment un tel enthousiasme pour le rétablissement de la Pologne qu’ils devaient s’attendre à ce qu’on leur demandât, comme première preuve de la réalité de leurs sympathies, de restituer leur part du butin. D’un autre côté devait-on rendre des régions entières habitées principalement par les Allemands et des grandes villes entièrement allemandes à un peuple qui, jusqu’à présent, n’avait donné aucune preuve de sa capacité à dépasser un état féodal basé sur le servage agricole ? La question était assez embrouillée. La seule solution possible était une guerre avec la Russie. La délimitation des différentes nations en révolution serait alors devenue secondaire, le principal aurait été de défendre la frontière contre l’ennemi commun. Les Polonais, qui auraient reçu de vastes territoires à l’est, seraient devenus plus conciliants et plus raisonnables à l’ouest, jugeant qu’après tout Riga et Mitau étaient tout aussi importants que Danzig et Elbing. C’est ainsi que le parti avancé d’Allemagne jugeait la guerre avec la Russie nécessaire pour le maintien du mouvement sur le continent et croyait que le rétablissement, comme nation, ne serait-ce que d’une partie de la Pologne amènerait inévitablement cette guerre. Il soutenait les Polonais, tandis que le parti dominant, celui de la classe moyenne, qui prévoyait clairement qu’une guerre nationale avec la Russie amènerait sa chute, parce qu’il faudrait au pouvoir des hommes plus actifs et plus énergiques, déclarait, en feignant un grand enthousiasme pour l’extension de la nationalité allemande, que la Pologne prussienne, principal foyer de l’agitation révolutionnaire polonaise, devait faire partie de cet Empire allemand qui allait être créé. Les promesses données aux Polonais dans les premiers jours d’excitation furent honteusement violées. Les troupes polonaises, rassemblées avec l’autorisation du Gouvernement, furent dispersées et massacrées par l’artillerie prussienne, et déjà, au mois d’avril 1848, six mois après la révolution de Berlin, le mouvement polonais était écrasé, et l’ancienne hostilité nationale entre Polonais et Allemands rétablie. Cette immense et incalculable service fut rendu à l’autocrate russe par les ministres-marchands libéraux, Camphausen et Hansemann. Il faut ajouter que cette campagne de Pologne était aussi le meilleur moyen de réorganiser, de rassurer cette même armée prussienne, qui, plus tard, devait chasser le parti libéral et écraser le mouvement que MM. Camphausen et Hansemann ont pris tant de peine à mener à bonne fin. « Punis par où ils ont péché », tel fut le sort de tous les parvenus de 1848 et de 1849, de Ledru-Rollin à Changarnier et de Camphausen à Haynau.

La question des nationalités a encore donné lieu à une lutte, en Bohème. Ce pays, habité par deux millions d’Allemands et trois millions de Slaves de langue tchèque, avait de grands souvenirs historiques, se rattachant presque tous à la suprématie possédée autrefois par les Tchèques. Mais la force de cette branche de la famille slave s’est trouvée abattue depuis les guerres des Hussites au xve siècle. Les provinces qui parlaient la langue tchèque furent divisées : une partie forma le royaume de Bohême ; une autre, la principauté de Moravie ; la troisième — le pays des monts Carpathes — devint une partie de la Hongrie. Les Moraves et les Slovaques ont perdu depuis toute trace de sentiment national et de vitalité nationale, tout en conservant pour la plupart leur langage. La Bohême s’est trouvée entourée, par trois côtés sur quatre, de pays entièrement allemands. Sur son propre territoire l’élément allemand a fait de grands progrès : même dans la capitale, à Prague, les deux nationalités se trouvaient mêlées en proportions égales, et partout le capital, le commerce, l’industrie et la culture intellectuelle étaient entre les mains des Allemands. Le principal champion de la nationalité tchèque, le professeur Palacky, n’est lui-même qu’un savant allemand nomade qui, même maintenant, ne peut pas parler le tchèque correctement et sans accent étranger. Mais, comme il arrive souvent, la nationalité tchèque mourante — mourante, d’après tous les faits connus de son histoire, pendant les quatre dernières centaines d’années — a fait, en 1848, un dernier effort pour retrouver son ancienne vitalité ; l’échec a démontré, indépendamment de toutes les considérations révolutionnaires, que la Bohême ne peut exister que comme partie de l’Allemagne, quoique ses habitants puissent parler, pendant plusieurs siècles encore, un langage non allemand.


Londres, février 1852.