Sébastopol/2/Chapitre16

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 97-102).


XVI

Les drapeaux blancs flottaient sur notre bastion et sur la tranchée française, et dans la vallée fleurie, gisaient en tas, sans chaussures, en capotes grises et bleues, des cadavres mutilés que des hommes portaient et entassaient dans les chariots. L’odeur cadavérique remplissait l’air. De Sébastopol et du camp français une foule de gens venaient regarder ce spectacle et, avec une curiosité avide et bienveillante, se hâtaient les uns vers les autres.

Écoutez ce que disent entre eux ces gens.

Voici un très jeune officier dans un petit cercle de Russes et de Français qui se groupent autour de lui. Il parle mal le français, mais assez pour se faire comprendre. Il examine la giberne d’un soldat de la garde.

— Et ceci, pourquoi cet oiseau lié ?

Parce que c’est une giberne d’un régiment de la garde, monsieur, qui porte l’aigle impérial.

— Et vous, vous êtes de la garde ?

— Pardon, monsieur, du 6e de ligne.

— Et ceci, où acheté ? demande l’officier en désignant un petit porte-cigarette en bois jaune avec quoi le Français fume la cigarette.

À Balaclava, monsieur ! C’est tout simple, en bois de palme.

— Joli — répond l’officier qui se guide dans la conversation, moins par sa volonté que par son vocabulaire.

Si vous voulez bien, gardez cela comme souvenir de cette rencontre, vous m’obligerez.

Et le Français courtois, souffle la cigarette et remet le tuyau à l’officier avec un petit salut. L’officier lui donne le sien et tous les Français et les Russes présents semblent enchantés et sourient.

Voici un brave soldat d’infanterie en chemise rose, la capote rejetée sur l’épaule, il est accompagné par des soldats qui, les mains derrière le dos, avec des visages gais et curieux se tiennent derrière lui. Il s’approche du Français et lui demande du feu pour allumer sa pipe. Le Français allume et donne du feu au Russe.

— Tabac boune, — dit le soldat en chemise rose ; et les spectateurs sourient.

Oui, bon tabac, tabac turc — dit le Français

Et chez vous autres, tabac russe ? bon ?

Rousse boune ! — dit le soldat en chemise rose, et les assistants éclatent de rire. — Français, non boune ; bonjour, monsieur ! — fait le soldat en chemise rose en rejetant d’un coup toute sa provision de mots français, et en riant il tape le Français sur le ventre. Les Français rient aussi.

Ils ne sont pas jolis ces b… de Russes ! — dit un des zouaves du groupe français.

De quoi de ce qu’ils rient donc — dit un brun à l’accent italien en s’approchant des nôtres.

Caftan boune ! — dit le brave soldat en examinant le caftan brodé du zouave. Et de nouveau tout le monde rit.

Ne sors pas de ta ligne ! À vos places, sacré nom ! — crie le caporal français, et les soldats visiblement mécontents se dispersent.

Voilà que dans le cercle des officiers français brille notre jeune officier de cavalerie. Il s’agit d’un certain comte Sazonoff que j’ai beaucoup connu, — dit l’officier français à une épaulette — c’est un de ces vrais comtes russes comme nous les aimons.

Il y a un Sazonoff que j’ai connu, — dit l’officier de cavalerie, — mais il n’est pas comte, du moins que je sache, un petit brun de vôtre âge à peu près.

C’est ça, c’est lui. Oh ! que je voudrais le voir, ce cher comte. Si vous le voyez, je vous prie bien de lui faire mes compliments, capitaine Latour, — répondit-il en saluant.

N’est-ce pas terrible la triste besogne que nous faisons ? Ça chauffait cette nuit, n’est-ce pas ? — dit, en montrant les cadavres, l’officier de cavalerie qui désirait continuer la conversation.

Oh ! monsieur, c’est affreux ! Mais quels gaillards vos soldats, quels gaillards ! C’est un plaisir, que de se battre avec des gaillards comme eux.

Il faut avouer que les vôtres ne se mouchent pas du pied non plus, — dit l’officier de cavalerie en saluant et en s’imaginant qu’il était charmant.

Mais assez.

Regardez plutôt ce gamin de dix ans, coiffé d’une vieille casquette, celle de son père sans doute, les pantalons de coton relevés sur ses jambes nues, retenus par une seule bretelle ; dès l’armistice, il est sorti derrière les remparts et se promène dans les terrains creux, examinant avec une curiosité stupide les Français et les cadavres qui gisent sur la terre, et il ramasse des fleurs champêtres, bleues, dont la vallée abonde. Il retourne à la maison avec un gros bouquet et se bouche le nez à cause de l’odeur qu’apporte le vent. Il s’arrête près du tas de cadavres apportés là et longtemps regarde un terrible cadavre sans tête qui gît près de lui. Il reste assez longtemps, s’approche plus près et touche du pied le bras étendu, raidi, du cadavre. Le bras s’agite un peu. Il pousse de nouveau plus fort, le bras s’agite de nouveau, revient à sa place. Le gamin pousse un cri, cache son visage dans les fleurs, et, en toute hâte, s’enfuit vers la forteresse.

Oui, les drapeaux blancs flottent sur les tranchées et les bastions, la vallée fleurie est jonchée de cadavres, le beau soleil se couche dans la mer bleue, et la mer bleue, en s’agitant, brille dans les rayons dorés du soleil. Des milliers d’hommes se pressent, regardent, parlent, se sourient ; et ces hommes, des chrétiens qui professent la même grande loi d’amour et de sacrifice, en regardant ce qu’ils ont fait, ne tombent pas à genoux, repentants, devant Celui qui, en leur donnant la vie, a mis dans l’âme de chacun, avec la peur de la mort, l’amour du bien et du beau. Ils ne s’embrassent pas avec des larmes de joie et de bonheur comme des frères ! Les drapeaux blancs sont enlevés et de nouveau sifflent les armes de mort et de souffrance, de nouveau coule le sang innocent, et l’on entend les gémissements et les malédictions.


Voilà, j’ai dit ce que je voulais dire cette fois. Mais un doute pénible m’empoigne. Peut-être ne le fallait-il pas. Ce que je dis est peut-être l’une de ces méchantes vérités qui, cachées inconsciemment dans l’âme de chacun, ne doivent pas être exprimées pour ne pas devenir nuisibles, comme la lie qu’il ne faut pas agiter sous peine de gâter le vin.

Où est l’expression du mal qu’il faut éviter ? Où est dans cette nouvelle l’expression du beau qu’il faut imiter ? Qui est le malfaiteur et qui est le héros ? Tous sont bons et tous sont mauvais.

Ni Kalouguine avec son courage brillant — bravoure de gentilhomme — et son ambition, mobile de tous ses actes, ni Praskoukhine, être nul et inoffensif, bien qu’il tombât au champ de bataille pour la religion, le trône et la patrie, ni Mikhaïlov, avec sa timidité, ni Pest, l’enfant sans convictions ni principes fermes, ne peuvent être pris pour les malfaiteurs ou les héros de ce récit.

Le héros de ma nouvelle, que j’aime de toutes les forces de mon âme, que je tâche de montrer dans toute sa beauté, et qui toujours fut, est et sera beau, c’est la vérité.