Sébastopol/2/Chapitre2

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 29-33).
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II

Sur le boulevard de la ville assiégée, Sébastopol, près du pavillon, jouait la musique du régiment, et une foule endimanchée de militaires et de femmes, allait et venait par les allées. Le soleil clair du printemps qui s’était montré le matin sur les travaux anglais se déplaçait sur les bastions, ensuite sur la ville, sur la caserne de Nicolas et également brillant et joyeux pour tous, descendait maintenant au loin sur la mer bleue qui se mouvait régulièrement et brillait en lames d’argent.

Un officier d’infanterie, de haute taille, un peu voûté, en se gantant de gants pas tout à fait blancs, mais propres, sortit de la porte d’une des petites maisons de matelots bâties du côté gauche de la rue de la Mer. En regardant pensivement sous ses pas, il montait vers le boulevard. Le visage sans beauté de l’officier n’avait pas une expression très intelligente, mais on y voyait la bonhomie, le bon sens, l’honnêteté et le goût du comme il faut. Il était mal fait, pas très dégagé, et ses mouvements semblaient gênés. Il avait une casquette peu portée, une capote légère d’une étrange couleur violette où, sur le côté, se voyait une chaîne de montre en or, des pantalons à sous-pieds et des souliers vernis propres et brillants. On eût pu le prendre pour un Allemand si les traits de son visage n’eussent assuré de son origine vraiment russe, ou pour un aide de camp ou un fourrier mais, dans ce cas, il aurait eu des éperons ; pour un officier qui, pendant la campagne, a permuté de la cavalerie ou peut-être même de la garde. C’était, en effet, un officier de cavalerie ayant permuté, et qui, en ce moment, en allant au boulevard, pensait à la lettre qu’il venait de recevoir de son ancien camarade maintenant en retraite, propriétaire dans le gouvernement de T… et de son épouse aux yeux bleus, sa grande amie, Nathalie. Il se rappelait un des passages de la lettre de son ami :

« Quand on apporte l’Invalide, Poupka (l’officier retraité appelait ainsi sa femme) se jette en toute hâte dans l’antichambre, attrape le journal et court dans le berceau de notre salon (où tu te rappelles, nous avons passé avec toi de si bonnes soirées d’hiver, quand ton régiment était dans notre ville), et elle lit vos actes héroïques avec une chaleur que tu ne saurais t’imaginer. Elle parle souvent de toi : « Mikhaïlov, — dit-elle, — en voilà un cœur d’homme, je suis prête à l’embrasser quand je le verrai. Il se bat sur les bastions, il aura certainement la croix de Saint-Georges et on parlera de lui dans les journaux… » etc., etc. Si bien que je commence à être tout à fait jaloux de toi ».

Ailleurs il écrivait : « Les journaux nous arrivent affreusement tard ; il s’y trouve sans doute beaucoup de récits, mais on ne peut donner foi à tous. Par exemple, les demoiselles à la musique que tu connais, m’ont raconté hier que Napoléon est déjà pris par nos Cosaques et envoyé à Pétersbourg. Mais tu penses comme j’y crois ! Quelqu’un qui arrive de Pétersbourg (c’est un attaché du ministre, un homme très charmant, et maintenant qu’il n’y a personne dans la ville, c’est pour nous une ressource que tu ne peux t’imaginer) raconte comme certain, que les nôtres ont occupé Eupatoria, de sorte que les Français n’ont plus de communication avec Balaclava, et que dans cette affaire, quinze mille Français et deux cents des nôtres ont été tués. Ma femme a été tellement enthousiasmée par cette nouvelle, qu’elle a bamboché toute la nuit ; elle dit qu’elle a le pressentiment que tu étais à cette affaire et t’y es distingué ».

Malgré les paroles et les expressions que j’ai soulignées exprès et tout le ton de la lettre, le capitaine en second Mikhaïlov se rappelait avec un plaisir imprégné de tristesse son ami pâle de province, les soirées passées avec lui dans le berceau, à parler sentiment. Il se rappelait son bon camarade le uhlan, son mécontentement lorsqu’il perdait aux cartes, quand dans son cabinet ils jouaient à un kopek et comment sa femme se moquait de lui. Il se rappelait l’amitié de ces personnes pour lui (il y avait, lui semblait-il, quelque chose de plus du côté de son ami pâle) ; toutes ces personnes revenaient à son imagination dans une lumière douce, agréable, rose.

En souriant à ce souvenir, il touchait de la main la poche où était cette lettre si délicieuse pour lui.

Des souvenirs, involontairement, le capitaine en second Mikhaïlov passe aux rêves et aux espérances. Quels seront l’étonnement et la joie de Nathalie, pense-t-il, en suivant une rue étroite, quand tout à coup elle lira dans l’Invalide comment j’ai monté le premier et reçu la croix de Saint Georges ? Je dois recevoir le titre de capitaine pour l’ancien rapport. Ensuite, il est très possible que la même année je sois lieutenant-colonel parce que beaucoup ont été tués, et que probablement beaucoup d’autres le seront encore dans cette campagne. Après, viendra une autre affaire, je serai connu et l’on me confiera un régiment… Colonel, décoration de Sainte-Anne… Colonel… Et il était déjà général daignant faire visite à Nathalie, veuve de son camarade, — dans ses rêves, celui-ci mourait vers ce temps, — quand les sons de la musique du boulevard arrivèrent plus distincts à son oreille, la foule se montra à ses yeux et il se trouva sur le boulevard, simple capitaine en second d’infanterie.