Sébastopol/3/Chapitre12

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 154-158).
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XII

Le logement du commandant de la batterie que lui avait désigné la sentinelle était une petite maison de deux étages, avec l’entrée dans une cour. Par une des fenêtres, close avec du papier, passait la lueur faible d’une bougie. Le brosseur était assis sur le perron et fumait la pipe. Il alla annoncer Volodia au commandant et l’introduisit dans la chambre. Dans la chambre, entre deux fenêtres, sous un miroir brisé, se trouvait une table encombrée de papiers administratifs, quelques chaises, un lit de fer avec du linge propre et une descente de lit.

Près de la porte même se tenait debout un très bel homme à grandes moustaches, le sergent-major, avec l’épée et la capote où pendaient une croix et la médaille de Hongrie. Au milieu de la chambre allait et venait l’officier d’état major, de taille moyenne, d’une quarantaine d’années, avec la joue enflée et bandée, en manteau très léger et vieux.

— J’ai l’honneur de me présenter : l’enseigne Kozeltzov cadet, attaché à la cinquième batterie légère — Volodia prononça cette phrase préparée en entrant dans la chambre.

Le commandant répondit sèchement au salut, et sans lui tendre la main, l’invita à s’asseoir.

Volodia s’assit timidement sur la chaise proche de la table à écrire et se mit à jouer avec une paire de ciseaux qui lui tombait sous la main. Le commandant de batterie, les bras croisés derrière le dos, la tête baissée, en jetant rarement un coup d’œil sur les mains qui tournaient les ciseaux, continuait à marcher dans la chambre de l’air d’un homme qui cherche à se rappeler quelque chose.

Le commandant de la batterie était un homme assez gros, un peu chauve ; il avait de grandes moustaches épaisses qui cachaient la bouche, des yeux bruns agréables, des mains belles, soignées, fortes, des jambes très arquées qui se campaient avec assurance et une certaine élégance et montraient que le commandant de la batterie n’était pas un homme timide.

— Oui — dit-il en s’arrêtant en face du sergent major, — à partir de demain il faudra augmenter la ration des chevaux des caissons, car ils sont très maigres les nôtres, hein ! qu’en penses-tu ?

— Quoi, on peut ajouter, Votre haute Noblesse ! maintenant l’avoine est beaucoup meilleur marché — répondit le sergent-major en remuant les doigts des mains qu’il tenait le long du corps. Il aimait évidemment ce geste pour aider à la conversation. — Et puis notre fourrier Frantchouk, m’a envoyé hier, du train, un petit mot, Votre haute Noblesse, il dit qu’il faudra absolument acheter là-bas des essieux, qu’ils sont très bon marché. Alors que voulez-vous ordonner ?

— Eh bien ! Qu’il achète ! Il a de l’argent maintenant.

Le commandant de la batterie continuait à marcher dans la chambre.

— Où sont vos bagages ? demanda-t-il tout à coup à Volodia, en s’arrêtant en face de lui.

Le pauvre Volodia était si absorbé par l’idée qu’il était un poltron, que dans chaque regard, dans chaque parole, il trouvait du mépris à son adresse, comme à un poltron méprisable. Il lui semblait que le commandant de la batterie avait déjà pénétré son secret et se moquait de lui. Confus, il répondit que ses effets étaient à la batterie Grafskaïa et que son frère lui avait promis de les lui envoyer le lendemain.

Mais le lieutenant-colonel ne l’écoutait pas jusqu’au bout ; déjà il s’adressait au sergent major :

— Où logerons-nous l’enseigne ?

— L’enseigne ? — dit le sergent-major en confondant encore plus Volodia par le regard rapide qu’il jeta sur lui et qui semblait dire : qu’est-ce que c’est que cet enseigne ? — Mais en bas, Votre haute Noblesse, chez le capitaine en second on peut loger leur noblesse — continua-t-il après une courte réflexion. — Maintenant le capitaine en second est au bastion et son lit est vide.

— Alors, c’est bien, n’accepterez-vous pas provisoirement ? — dit le commandant de la batterie. — Je pense que vous êtes fatigué et que demain nous vous installerons mieux.

Volodia se leva et salua.

— Ne voulez-vous pas du thé ? — dit le commandant de la batterie quand Volodia était déjà près de la porte. — On peut préparer le samovar.

Volodia salua et sortit. Le brosseur du colonel le conduisit en bas et le fit pénétrer dans une chambre nue et sale où étaient jetées diverses guenilles et où se trouvait un lit de fer sans draps ni couvertures. Sur le lit, enveloppé d’une grosse capote dormait un homme en chemise rose. Volodia le prit pour un soldat.

— Piotr Nikolaïevitch ! — dit le brosseur en secouant l’épaule du dormeur, — l’enseigne couchera ici… C’est notre junker, — ajouta-t-il en s’adressant à Volodia.

— Ah ! ne vous dérangez pas, s’il vous plaît ! dit Volodia.

Mais le junker, un jeune homme grand et fort, à la physionomie jolie mais très sotte, se leva du lit, jeta sa capote sur ses épaules, et à coup sûr pas encore bien éveillé sortit de la chambre.

— C’est bien, je coucherai dans la cour — murmura-t-il.