Sébastopol/3/Chapitre16

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 170-173).
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XVI

Dans la grande salle de la caserne, il y avait foule : des officiers de marine, d’artillerie et d’infanterie. Les uns dormaient, les autres causaient assis sur une caisse quelconque ou sur l’affût d’un canon de rempart, les autres formaient le groupe le plus grand et le plus bruyant. Ils étaient assis sur le parquet, sur deux bourkas[1] étendues à terre. Ils buvaient du porter et jouaient aux cartes.

— Ah ! Kozeltzov ! Kozeltzov ! Tu as bien fait d’arriver ! Bravo !… Comment va ta blessure ?… Entendait-on de divers côtés. Évidemment, là aussi on l’aimait et on était heureux de le revoir.

En serrant la main à ses connaissances, Kozeltzov se joignit au groupe bruyant formé de quelques officiers qui jouaient aux cartes. Parmi eux se trouvaient aussi des connaissances. Un joli brun, maigre, au nez long, sec, avec de longues moustaches qui se continuaient jusqu’aux joues, taillait la banque avec ses doigts blancs, secs aussi, dont l’un était orné d’une bague d’or à blason. Il jetait tout droit, sans précision, évidemment ému, mais affectant la négligence. Près de lui, à droite, un major grisonnant s’appuyait sur le coude, et feignant le sang-froid, jouait par cinquante kopeks et payait aussitôt. À gauche, un officier rouge au visage en sueur était assis sur la pointe des pieds, et s’efforcait de sourire et de plaisanter. Quand on battait ses cartes, il remuait sans cesse la main dans la poche vide de son pantalon. Il jouait gros jeu, mais évidemment il ne jouait déjà plus argent comptant, c’est précisément ce qui ennuyait le joli brun. Dans la salle, tenant à la main une grosse liasse de billets de banque, marchait un officier tout chauve au nez énorme, la bouche grande, maigre et pâle. Il mettait toujours : « Va, banque », argent comptant et gagnait.

Kozeltzov prit de l’eau-de-vie et s’assit près des joueurs.

— Voyons, pontez, Mikhaïl Sémionitch : — lui dit celui qui taillait la banque, — je pense que vous avez apporté une masse d’argent.

— Où l’aurais-je pris ? Au contraire, j’ai dépensé le dernier en ville.

— Ta, ta, on vous croira. Vous avez sûrement tapé quelqu’un à Sinferopol.

— Vraiment, j’ai très peu d’argent, — dit Kozeltzov, qui évidemment, ne désirait pas trop qu’on le crût. Il se déboutonna et prit en mains les vieilles cartes.

— Essayons, que diable ! Je gagnerai peut-être. Ça arrive parfois. Vous savez, même le moucheron fait des merveilles. Seulement il faut boire un peu pour se donner du courage.

Et, en peu de temps, en buvant encore un petit verre d’eau-de-vie et un peu de porter, il perdait ses trois derniers roubles.

Au compte du petit officier en sueur étaient inscrits cent cinquante roubles.

— Non, je n’ai pas de veine ! — dit-il en préparant négligemment une nouvelle carte.

— Ayez l’obligeance de m’envoyer l’argent, — lui dit le banquier en s’arrêtant pour un moment de tailler et en le regardant.

— Permettez-moi de vous l’envoyer demain, — répondit l’officier en sueur, en se levant et en agitant longuement sa main dans sa poche vide.

— Hum ! grogna le banquier, et jetant avec fureur à droite et à gauche, il continua de partager la taille. — Je m’arrête. On ne peut jouer ainsi, Zakhar Ivanovitch, — ajouta-t-il. Nous jouons argent comptant et non à crédit.

— Douteriez-vous de moi ? C’est vraiment étrange ?

— De qui ai-je à recevoir de l’argent ? — murmura le major qui gagnait huit roubles et quelque chose. J’ai perdu et j’ai payé déjà plus de vingt roubles, et quand je gagne, je ne peux rien recevoir.

— Où donc prendrais-je l’argent pour payer, quand il n’y en a pas sur la table, — dit le banquier.

— Je ne veux rien savoir, — s’écria le major en se levant. — J’ai joué avec vous et pas avec eux.

L’officier en sueur tout à coup s’échauffait.

— Je dis que je paierai demain. Comment donc osez-vous m’offenser ?

— Je dis ce que je veux. On n’agit pas ainsi. Voilà ! s’écria le major.

— Voyons, voyons, Fedor Fedorovitch ! dirent-ils tous, en calmant le major.

Mais baissons plus vite le voile sur cette scène. Demain, peut-être même aujourd’hui, chacun de ces hommes ira joyeusement et fièrement à la rencontre de la mort et mourra avec bravoure et fermeté ; mais la seule joie de la vie, dans ces conditions de vie qui terrifient l’imagination la plus froide, qui n’ont rien d’humain et pas même l’espoir d’en sortir, la seule joie c’est l’oubli, l’anéantissement de la conscience du réel. Au fond de l’âme de chacun gît cette noble étincelle qui fera de lui un héros, mais cette étincelle se lasse de briller ; vienne le moment fatal, elle jaillira comme une flamme et éclairera de grandes actions.

  1. Manteau court en peau de mouton, avec les cols et les parements fourrés.