Sébastopol/3/Chapitre19

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 183-187).
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XIX

La table retirée du mur était couverte d’une nappe sale dans cette même chambre où Volodia, la veille, s’était présenté au colonel. Aujourd’hui, le commandant de la batterie lui tendait la main et l’interrogeait sur Pétersbourg et sur son voyage.

— Eh bien ! Messieurs, qui boit de l’eau-de-vie ? Approchez. Les enseignes n’en boivent pas, — ajouta-t-il en souriant.

En général, le commandant de la batterie semblait ce jour-là bien moins sévère que la veille, au contraire, il avait l’air d’un bon maître hospitalier et d’un vieux camarade avec les officiers. Mais malgré cela, tous les officiers, depuis le vieux capitaine jusqu’à l’enseigne Diadenko, à la façon polie dont ils regardaient dans les yeux du commandant et par la timidité qu’ils mettaient à s’approcher l’un après l’autre pour boire de l’eau-devie, lui témoignaient un grand respect.

Le dîner se composait d’une copieuse soupe aux choux dans laquelle nageaient de gras morceaux de bœuf, une énorme quantité de poivre et de feuilles de laurier, ensuite le rôti à la polonaise avec de la moutarde et des aubergines au beurre pas très frais. Ils n’avaient pas de serviettes, les assiettes étaient en étain et en bois. Il n’y avait que deux verres et sur la table était posée une carafe d’eau au goulot cassé. Mais le dîner n’était pas ennuyeux, la conversation ne languissait pas un moment. D’abord, il était question de la bataille d’Inkermann, la batterie y avait participé et chacun racontait ses impressions et ses considérations sur la cause de l’insuccès, et chacun se taisait dès que le commandant de la batterie prenait la parole. Ensuite, la conversation passait tout naturellement à l’insuffisance de calibre des canons légers, aux nouveaux canons perfectionnés, et là, Volodia réussit à montrer sa science de l’artillerie. Mais la conversation ne s’arrêtait point sur la terrible situation actuelle de Sébastopol, comme si chacun pensait trop à ce sujet pour en parler. Il en fut de même des devoirs de service de Volodia. À son étonnement et à son regret, il n’en était pas du tout question, comme s’il était venu à Sébastopol seulement pour parler des canons perfectionnés et dîner chez le commandant de la batterie. Pendant le repas, une bombe tomba non loin de la maison où ils étaient. Les planchers et les murs furent secoués comme par un tremblement de terre et la fenêtre était couverte de la fumée de la poudre.

— Je pense que vous n’avez pas vu cela à Pétersbourg ? Et nous avons souvent de telles surprises, — dit le commandant de la batterie.

— Vlang, regardez où elle a éclaté.

Vlang regarda, dit que c’était sur la place, et il ne fut plus question de la bombe.

Avant la fin du dîner, un petit vieillard, le scribe de la batterie, entra dans la chambre avec trois enveloppes scellées. Il les remit au commandant de la batterie. « Ceci est très urgent. C’est un Cosaque qui vient de l’apporter de la part du chef d’artillerie. » Tous les officiers, avec une attention impatiente, regardaient le commandant, qui d’une main experte, brisait le sceau de l’enveloppe et en tirait un papier très urgent. Qu’est-ce que cela pouvait être ? Question que se posait chacun. La retraite de Sébastopol, le repos, ou l’ordre pour toute la batterie d’aller au bastion ?

— Encore ! — s’écria le commandant de la batterie en jetant avec colère le papier sur la table.

— Qu’y a-t-il, Apollon Sergueïtch ? demanda l’ancien.

— On demande un officier avec le service pour une batterie à mortier, et je n’ai ici que quatre officiers et le service dans les rangs n’est pas complet, murmura le commandant de la batterie. — Et si on m’en demande encore ! Cependant, messieurs, il faut que quelqu’un y aille, — dit-il après un silence.

— Il faut être là-bas à sept heures… Envoyez-moi le sergent-major ! Qui ira, messieurs ? Arrangez-vous, — répéta-t-il.

— Mais, voilà, lui n’a encore été nulle part, dit Tchernovitzkï en désignant Volodia.

Le commandant de la batterie ne répondit rien.

— Oui, j’irai volontiers, — prononça Volodia, qui sentait une sueur froide couler sur son dos et son cou.

— Non, pourquoi ? — interrompit le capitaine, sans doute personne ne refusera, mais se proposer est inutile, et si Apollon Sergueïtch nous laisse choisir, alors il faut tirer au sort comme on a fait autrefois.

Tous y consentirent. Kraut coupa des papiers, les roula et les mit dans une casquette. Le capitaine plaisantait et même, à cette occasion, s’enhardit à demander du vin au colonel, « pour le courage, » comme il dit.

Diadenko était assis, sombre ; Volodia souriait dans le vide. Tchernovitzkï affirmait que le sort tomberait certainement sur lui. Kraut était tout à fait calme.

On laissa Volodia tirer le premier. Il prit un rouleau de papier, le plus long, mais immédiatement il se ravisa et en prit un autre plus petit et plus mince, et l’ouvrant, il lut : « Aller. » — C’est moi, — dit-il en soupirant.

— Eh bien ! Allez et que Dieu vous accompagne ! Voilà, vous vous habituerez au feu dès la première fois, — dit le commandant de la batterie en regardant, avec un bon sourire, le visage confus de l’enseigne. — Seulement, préparez-vous au plus vite. Et pour que ce soit plus gai pour vous, Vlang ira avec vous comme artificier du canon.