Sébastopol/3/Chapitre4

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 115-118).
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IV

— Cependant, c’est tout à fait dégoûtant, que déjà si près nous ne puissions arriver, — dit l’un des jeunes officiers. — Aujourd’hui même il peut y avoir une affaire et nous n’y serons pas.

À l’acuité de la voix et à la rougeur juvénile du visage de cet officier pendant qu’il parlait, on voyait cette jeune et charmante timidité d’un homme qui craint sans cesse de ne pas dire ce qu’il faut.

L’officier sans bras le regarda avec un sourire.

— Vous aurez le temps encore, croyez-moi, — dit-il.

Le jeune officier regarda avec respect le visage amaigri de son interlocuteur, qui maintenant s’éclairait d’un sourire.

Il se tut et de nouveau s’occupa du thé. En effet, dans le visage de l’officier sans bras, sa pose et surtout les manches vides de son manteau, s’exprimait beaucoup de cette indifférence tranquille qui semblait dire, à chaque affaire ou à chaque conversation : « Tout cela est fort bien. Je sais tout cela et pourrais le faire si seulement je voulais ».

— Que décidons-nous donc ? — interrogea de nouveau le jeune officier à son camarade en arkhalouk[1] — dormons-nous ici ou allons-nous plus loin avec notre cheval ?

Le camarade refusait de partir.

— Pouvez-vous vous imaginer, capitaine — continua celui qui versait le thé à l’officier sans bras et en soulevant le canif que celui-ci laissait tomber, — on nous a dit que les chevaux sont horriblement chers à Sébastopol, et alors nous avons acheté en commun un cheval à Simferopol.

— Je pense qu’on vous a pris bien cher !

— Vraiment, je ne sais pas, capitaine ; nous avons payé le cheval et la charrette 90 roubles. Est-ce trop cher ? — ajouta-t-il en s’adressant à tous et à Kozeltzov qui le regardait.

— Ce n’est pas cher si le cheval est jeune, — dit Kozeltzov.

— N’est-ce pas ? Et on nous a dit que c’est cher… seulement il est un peu boiteux, mais ça passera. On nous a dit qu’il est très fort.

— De quel corps êtes-vous ? — demanda Kozeltzov qui voulait savoir quelque chose sur son frère.

— Nous sommes maintenant du régiment de la noblesse, nous sommes six qui allons à Sébastopol sur notre propre désir — dit le jeune officier bavard. Seulement nous ne savons pas où sont situées nos batteries. D’aucuns disent à Sébastopol, et voilà que lui, dit à Odessa.

— À Simferopol, ne pouvait-on vous renseigner ? demanda Kozeltzov.

— On ne sait pas… le croiriez-vous, notre camarade est allé là-bas à la Chancellerie et on lui a dit des injures… Vous ne pouvez vous imaginer comme c’est désagréable… Voulez-vous une cigarette toute préparée ? — dit-il en s’adressant en ce moment à l’officier sans bras qui voulait tirer sa tabatière.

Il le servait avec un empressement enthousiaste.

— Et vous êtes aussi de Sébastopol ? — continua-t-il. — Ah ! mon Dieu ! C’est admirable ! C’est étonnant ! Comme nous tous à Pétersbourg avons rêvé de vous, les héros ! — dit-il en s’adressant à Kozeltzov avec respect et tendre bonhomie.

— Comment donc, il vous faudra peut-être revenir ? — demanda le lieutenant.

— Voilà, c’est précisément ce que nous craignons. Pouvez-vous vous imaginer que nous avons acheté le cheval en nous privant même du nécessaire : du café, de l’eau-de-vie et encore de différentes petites choses… et il ne nous reste pas du tout d’argent — dit-il d’une voix basse et en se tournant vers son camarade — de sorte que si nous devons retourner, nous ne saurons déjà plus comment nous arranger.

— N’avez-vous pas reçu l’argent de route ? — demanda Kozeltzov.

— Non, — chuchota-t-il. — On nous a promis de nous le remettre ici.

— Et vous avez le certificat ?

— Je sais que le certificat c’est le principal, mais à Moscou, un sénateur, mon oncle, m’a dit qu’on nous le donnerait ici, autrement, il me l’aurait donné lui-même. Alors, on nous le donnera là-bas ?

— Oui, absolument.

— Moi aussi, je pense qu’on le donnera là-bas — dit-il d’un ton qui prouvait qu’en faisant la même question aux trente relais, il avait reçu chaque fois une réponse différente et ne croyait déjà plus en personne.

  1. Pèlerine longue que portent les officiers au Caucase.