Sébastopol/3/Chapitre8

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 132-138).
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VIII

— Est-ce déjà Sébastopol ? — demanda le frère cadet, comme ils gravissaient la montagne.

Devant eux s’ouvrait la baie avec les mâts des vaisseaux, la mer avec la flotte ennemie qu’on apercevait au loin, les batteries blanches près de la mer, les casernes, les aqueducs, les docks, les constructions de la ville, et les nuages blanc-bleuâtre de fumée qui s’élevaient sans cesse au-dessus des montagnes jaunes entourant la ville, et s’arrêtaient sur le ciel bleu, dans les rayons roses du soleil, réfléchi avec éclat par les flots et descendant à l’horizon de la mer sombre.

Volodia voyait sans le moindre frémissement cet endroit terrible, auquel il avait songé si souvent. Au contraire, avec un plaisir esthétique, un sentiment héroïque de satisfaction à la pensée que dans une demi-heure il serait là-bas, il regardait ce spectacle vraiment admirable et original avec une attention concentrée, jusqu’au moment où ils arrivèrent à Severnaïa, où étaient logés les bagages du régiment de son frère, et où ils devaient se renseigner sur l’emplacement du régiment et de la batterie.

L’officier qui commandait le train était près de ce qu’on appelait la nouvelle petite ville composée de baraques en planches construites par les familles des matelots. Il vivait dans une tente adjointe à un hangar assez vaste, fait de branches de chêne feuillées, pas encore fanées.

Les frères trouvèrent l’officier devant une table sale sur laquelle était un verre de thé froid, un plateau avec de l’eau-de-vie, des grains de caviar sec et du pain. L’officier n’était vêtu que d’une chemise jaune et sale. Il comptait, sur un grand abaque, une liasse de billets de banque. Mais avant de parler de la personne de l’officier et de sa conversation, il est nécessaire d’examiner plus attentivement l’intérieur du hangar et de faire connaissance, au moins un peu, avec sa vie et ses occupations. Le hangar était si vaste, si solidement et si commodément bâti, avec des petites tables et des bancs gazonnés, tels qu’on les construit seulement pour les généraux et les chefs de régiments. Pour que les feuilles ne tombent pas, les côtés et le plafond étaient couverts de trois tapis assez laids, mais tout neufs et probablement chers. Sur le lit de fer, placé le long du tapis principal orné d’une amazone, était jetée une couverture en peluche rouge, un coussin sale, déchiré et une pelisse de genette ; sur la table, un miroir encadré d’argent, une brosse en argent horriblement sale, un peigne en corne, cassé et plein de cheveux gras, un bougeoir d’argent, une bouteille de liqueur avec une marque dessinée en or et rouge, une montre d’or embellie du portrait de Pierre Ier, deux plumes d’or, un petit flacon avec des capsules, un petit morceau de pain, de vieilles cartes à jouer, et sous le lit, des bouteilles vides ou pleines. Cet officier s’occupait des convois du régiment et des fourrages. Avec lui vivait son grand ami, un commissionnaire, qui s’occupait des achats. Quand les frères entrèrent, il dormait sous la tente, et l’officier du convoi faisait les comptes de l’argent d’État, pour la fin du mois. L’extérieur de l’officier du train était beau et martial : grande taille, grandes moustaches, belle corpulence. Il n’avait seulement de désagréable que sa transpiration continuelle et le gonflement de tout le visage, qui cachait presque ses petits yeux gris (comme si la figure était toute imprégnée de porter) et une malpropreté extraordinaire, depuis ses cheveux rares et gras jusqu’aux pieds, longs et nus, chaussés de pantoufles fourrées d’hermine.

— Que d’argent ! que d’argent ! — dit Kozeltzov aîné, en entrant dans le hangar, et, avec une avidité involontaire, fixant ses yeux sur la liasse de billets. — Si vous m’en prêtiez au moins la moitié, Vassilï Mikhaïlovitch !

En apercevant le visiteur, l’officier du train fit la grimace, et, ramassant l’argent, salua sans se lever.

— Ah ! si c’était le mien ! C’est de l’argent d’État, mon cher… qui est avec vous ? — dit-il en mettant l’argent dans la cassette, qui était près de lui, et en regardant Volodia.

— C’est mon frère. Il sort de l’École, et voilà : nous sommes venus chez vous pour savoir où est logé le régiment.

— Asseyez-vous, messieurs, — dit-il en se levant, et sans faire attention à ses hôtes, allant dans sa tente. — Ne voulez-vous pas boire ? Peut-être prendrez-vous du porter ?

— Ça ira, Vassilï Mikhaïlovitch.

Volodia était frappé de la majesté de l’officier du train, de ses manières négligées et du respect avec lequel son frère s’adressait à lui.

— « C’est probablement un très bon officier, que tous respectent ; il doit être très simple, très hospitalier et courageux », pensa-t-il en s’asseyant modestement et timidement sur le divan.

— Alors, où est notre régiment ? — demanda en criant vers la tente, le frère aîné.

— Quoi ?

Il répéta la question.

— Zeïfer était chez moi aujourd’hui, il a raconté qu’on a passé au quatrième bastion.

— C’est sûr ?

— Si je le dis, c’est sûr. Et au fait, le diable le sait ! Il ne prend pas cher pour mentir. Eh bien, quoi ! Buvez-vous du porter ? — dit l’officier du train, toujours dans sa tente.

— S’il vous plaît, j’en boirai, — dit Kozeltzov.

— Et vous, boirez-vous, Ossip Ignatievitch, — continua la voix dans la tente, en s’adressant probablement au commissionnaire qui dormait.

— Assez dormir ! Quatre heures sont déjà sonnées.

— Qu’est-ce que vous racontez ? Je ne dors pas — répondit une voix aigre, indolente.

— Eh bien ! Levez-vous. Je m’ennuie sans vous.

L’officier du train rejoignit ses hôtes.

— Apporte le porter de Sinferopol ! cria-t-il.

Le brosseur, avec une mine fière, comme il sembla à Volodia, entra dans le hangar et en poussant Volodia, tira le porter sous le banc. La bouteille de porter était déjà bue et la conversation durait depuis assez longtemps sur le même ton, quand la toile de la tente se souleva, et livra passage à un homme pas très grand, frais, en robe de chambre bleue à cordelière et en bonnet à bord rouge, orné d’une cocarde. Il parut en frisant sa petite moustache noire, et en regardant vers le tapis avec un mouvement à peine remarqué de l’épaule, il répondit au salut des officiers.

— Je boirai aussi un petit verre, — dit-il en s’installant près de la table. — Eh bien ! jeune homme, vous venez de Pétersbourg ? s’adressa-t-il aimablement à Volodia.

— Oui, et je vais à Sébastopol.

— Vous l’avez demandé vous-même ?

— Oui.

— Et quel désir, messieurs ? Je ne comprends pas, — continuait le commissionnaire. — Il me semble que maintenant je serais prêt à partir à pied à Pétersbourg, si on me laissait. Je vous jure que je suis las de cette vie maudite.

— De quoi vous plaignez-vous ici ? — dit l’aîné des Kozeltzov, en s’adressant à lui. — Votre vie est très enviable !

Le commissionnaire le regarda et se détourna.

— Le danger, les privations, on ne peut rien trouver ici, — continua-t-il en s’adressant à Volodia. — Et quel désir avez-vous, messieurs ? Je ne comprends vraiment pas. S’il y avait au moins des avantages, mais comme ça, il n’y en a pas. Eh bien ! Et si à votre âge vous restez infirme pour toute votre vie, vous serez content ?

— Il y en a qui cherchent l’argent, d’autres servent pour l’honneur ! — intervint de nouveau, avec dépit, l’aîné des Kozeltzov.

— Quel honneur quand on a rien à manger ! — fit en riant, avec mépris, le commissionnaire, en s’adressant à l’officier du train, qui rit aussi. — Remonte quelque chose de « Lucie », nous écouterons, — fit-il en désignant la boîte à musique.

— J’aime ça.

— Quoi ! est-ce un homme bon, ce Vassilï Mikhaïlovitch ? — demanda Volodia à son frère quand, déjà au crépuscule, ils sortirent du hangar et se dirigèrent vers Sébastopol.

— Comme ça, seulement horriblement avare ! Et ce commissionnaire, je ne puis pas le voir. Je le battrai un jour.